Frédéric le Grand d’après sa correspondance politique/01

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Frédéric le Grand d’après sa correspondance politique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 296-324).
FRÉDÉRIC LE GRAND
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE POLITIQUE

I
LE POLITIQUE

Vingt-sept volumes de lettres politiques, — lettres officielles aux souverains et hommes d’État, instructions aux agens diplomatiques, dépêches et ordres aux ministres, mémoires secrets, papiers confidentiels, j’ajoute enfin lettres familières à des parens ou amis, — ensemble près de seize mille pièces authentiques et souvent autographes signées, avec l’orthographe originale que l’on connaît, Federic, et en allemand Friderich, les plus nombreuses et les plus curieuses écrites en français, dans un style extraordinairement coloré, large et nerveux, toutes ces pièces classées à leur date depuis le 1er juin 1740, jusqu’au 31 décembre 1768, où s’arrête aujourd’hui ce gigantesque monument élevé par la Prusse à la mémoire du plus glorieux de ses rois : voilà la Correspondance de Frédéric le Grand[1].

C’est un document historique de premier ordre que celui-ci, il est à peine besoin de le dire. Au fur et à mesure de son apparition, l’histoire diplomatique du XVIIIe siècle a dû se renouveler de fond en comble. Ce n’est pas aux lecteurs de la Revue qu’il faudrait rappeler combien y a pu puiser l’illustre historien dont la plume brillante a tracé ici même le récit de la guerre de la succession d’Autriche et du renversement des alliances au XVIIIe siècle. C’est aussi un document psychologique d’intérêt exceptionnel : d’autant plus précieux que si Frédéric, en tant que capitaine, a excité parmi ses contemporains l’admiration la plus enthousiaste et la plus aveugle, si comme législateur il a pu inspirer à Mirabeau cette pensée qu’après lui « l’art de gouverner retournerait vers l’enfance, » il apparaît avant tout à la postérité, dans sa qualité maîtresse, comme le Politique, cette qualité que justement son siècle lui contesta le plus. On juge mal le Grand Frédéric d’après les Mémoires de l’époque, peut-être parce que peu de figures historiques ont été de leur temps plus exaltées par les uns et plus décriées par les autres. On le juge mieux sans doute, mais on ne le juge pas bien encore, dans ses œuvres littéraires, où il se montre comme il veut être vu, en scène et sous un jour factice, avec les traits, les gestes, les mots préparés pour l’effet. Il n’en est pas de même pour la correspondance politique. Ici, c’est malgré lui qu’on le voit, jour par jour, le masque tombé et le fard détruit ; ce n’est plus un acteur qui joue, c’est un homme qui vit et qui agit. On le voit travailler, réfléchir : ses lignes les plus secrètes, il les écrit sous nos yeux, dans son cabinet de Potsdam, et dans l’ombre voici que nous croyons apercevoir jusqu’aux traits de son visage mobile, cette bouche « moqueuse et sévère[2], » ces lèvres minces, contractées, ces yeux bleus surtout, ces yeux olympiens et démesurés « qui portent au gré de son âme héroïque la séduction ou la terreur, » et toute cette physionomie impétueuse et impérieuse, essentiellement dominatrice. Ou bien, c’est sur le champ de bataille qu’on se l’imagine, dictant ses ordres, petit de taille, le buste épais dans l’habit bleu taché de tabac, le dos voûté, le tricorne avançant sur le front, et tout le corps lourdement appuyé sur la canne d’invalide... Tel on le voit, tel on le suit, au cours des années, dans la bonne et la mauvaise fortune. D’abord, c’est l’ardeur d’une jeunesse triomphante qui éclate dans chacune de ces tisanes joyeuses, dans cette humeur moqueuse et ces façons de camarade qu’il prend avec ses hommes. Puis à l’épreuve, voici le ton qui se fait grave, et, sous les grandes, les fortes phrases du littérateur, on sent vibrer l’énergie, gronder la violence du tempérament exalté par le devoir et par la lutte. Et vers la fin, lasse, la main s’énerve, la plume trahit le pessimisme du solitaire qui disait mélancoliquement à Darget : « Mon cher, la vie est une f… chose quand on devient vieux. »

Il y a bien des énigmes, aujourd’hui encore, bien des mystères sous cette figure aux yeux troublans au sourire sardonique, qui ne se laisse pas aimer, même quand elle force l’admiration et qui prend comme un plaisir ironique à provoquer l’analyse, sans jamais la satisfaire ! Nulle figure, au XVIIIe siècle, n’est plus complexe ; nulle ne sait se dédoubler comme elle et se faire à sa guise brutale ou aimable, égoïste ou sensible, optimiste ou pessimiste, stoïque ou cynique. Feuilletez les œuvres du philosophe de Sans-Souci et parcourez ensuite un précis du règne de Frédéric II : vous verrez deux personnages très nets, mais très différens, qui n’auront entre eux presque rien de commun. Sur deux points, les contradictions s’accentuent : c’est d’abord dans le caractère personnel de l’homme. Frédéric s’est dit, j’ajoute s’est cru, le « roi philosophe ; » de nos jours, on l’a traité d’« intellectuel » et de « virtuose. » Comment ce dilettantisme est-il conciliable avec l’exubérance de son tempérament d’action, et jusqu’à quel point sa nature a-t-elle subi l’empreinte de cette culture qu’il lui a plu de se donner, non seulement pendant sa jeunesse, mais au cours de sa vie entière ? Autre contraste dans le caractère et les idées du politique. Frédéric s’est dit, et j’ajoute encore ici s’est cru, le « serviteur de l’État : » or, de cette belle formule qu’il donne de la fonction publique du souverain, voilà qu’il tire en fait des conséquences inattendues qui font de son gouvernement le type du régime de la conquête guerrière. Qu’on ne dise pas que ce titre de roi philosophe, que cette formule de serviteur de l’État ne sont que « des instrumens de règne, » faits pour duper le public et dont lui-même n’était pas dupe : il est trop facile, et il est injuste, d’arguer de faux les sentimens qui ne nous paraissent pas cadrer d’abord avec les actions qu’ils engendrent. Il y a du calcul et de la phraséologie, mais aussi de la sincérité dans les paroles de Frédéric, et le contraste entre ses actes et ses écrits est bien trop profond pour n’avoir pas été inconscient. Entre ces écrits littéraires et ces actes royaux, la Correspondance politique nous offre en quelque sorte un moyen terme, un terrain de conciliation. Il n’est pas sans intérêt de mettre aujourd’hui en lumière ce que cette publication nous apporte de nouveau sur la physionomie du roi de Prusse, et il vaut peut-être aussi la peine d’examiner à l’aide de ce document le double problème de psychologie que nous pose le grand Frédéric en tant qu’homme et en tant que politique. Avant d’étudier l’homme, nous étudierons en lui le politique, en regardant d’abord sa méthode de travail, avec ses qualités et ses défauts, puis ses moyens et son but dans l’accomplissement de ce « service public » qu’est pour lui le métier de roi.


I

On sait quel mépris inspiraient au grand Frédéric ces rois en tutelle qui règnent et ne gouvernent pas. Lui-même, il s’est fait un honneur de diriger en personne toute la machine de l’Etat prussien ; mais c’est surtout dans le gouvernement extérieur qu’il veut être le moteur unique de cette machine, et, en feuilletant les pages de la Correspondance politique, on reste étonné de voir comme en effet il sait tout, il voit tout, il fait tout par lui-même, avec un souci jaloux de ne subir ni conseil ni influence, et d’être vraiment, selon sa belle expression, l’âme de la Prusse.

De son cabinet de Potsdam, il tient en main tous les fils de sa politique. Tout part de là et tout aboutit là. Lui-même, il ouvre ses dépêches, souvent il les déchiffre lui-même. Il écrit de main propre à tous ses agens à l’étranger. Ce ne sont pas de brillans personnages que ces agens, mais ils ont pour Frédéric la première des qualités, ils savent obéir au maître qui les dresse, les travaille, et sait en tirer l’effet utile. Parcourez par exemple quelques-unes des instructions diplomatiques dressées par les ministres de Louis XV : ce qui frappe, c’est le vide et le vague de ces longues périodes sans idée directrice, sans fait positif, pompeusement développées sur un ton de vaine philosophie. Voyez au contraire les dépêches, assez courtes en général, de Frédéric à ses agens : tout est concis et concret, chaque mot porte, les ordres sont brefs, les questions se pressent nettes et précises. Ce sont des lettres d’affaires au lieu de rêveries politiques. Pas à pas, avec force « garde à vous, » Frédéric dirige personnellement ses hommes dans leur rôle d’espions officiels. S’il les trompe sur ses secrets desseins, — si, par exemple, en les chargeant d’une négociation, il leur confie non pas ses vues véritables, mais les vues qu’il veut qu’on lui suppose, en quoi il suit les vraies traditions de l’art, — il s’attache, au contraire, à les tenir toujours au courant du gros de ses affaires, en les guidant sur chaque piste intéressante. Il enseigne à l’un à « faire le mystérieux, à ne parler que par si et par mais, » pour intriguer lord Carteret ; à l’autre, qui est aux prises avec les ministres de Marie-Thérèse, « à simuler d’être leur dupe pour leur tirer adroitement les vers du nez. » Ses hommes doivent raisonner, discuter sans contrainte avec lui dans leurs dépêches, en mettant toujours toutes choses au pire, car « on passe plutôt à une sentinelle d’avoir donné une fausse alarme que d’avoir manqué de vigilance et de s’être laissé surprendre. » A lui de rectifier leurs vues, s’il le faut, non sans faire passer parfois sur eux son humeur. « Vos relations sont d’un secrétaire de Pitt, » mande-t-il à Michell, son représentant à Londres, un jour qu’il est mécontent du cabinet de Saint-James, et une autre fois, sur un rapport de Knyphausen où les affaires de France sont fort bien étudiées mais dans un sens qui lui déplaît, il écrit au dos : « Relation d’un jeune homme. Ventus Gallus ! » N’empêche qu’à force de travail, Frédéric fait de bonne besogne avec un outil médiocre, parce qu’il est lui-même tout entier dans la personne de ses agens, parce que c’est lui qui veille et voit par les yeux de ses « sentinelles. »

Et son cabinet est aussi le mieux informé des cabinets européens. Point de bureaux dans ce cabinet de Potsdam : pour la besogne matérielle un seul secrétaire intime, — c’est le vieil Eichel, — qui jamais ne quitte son maître, en paix comme en guerre, et qui lui est si indispensable que, le jour où il se fait prendre par l’ennemi, comme à la bataille de Soor, Frédéric se voit du coup paralysé dans son travail. Il y a bien, à Berlin, un ministre des Affaires étrangères, il y en a même le plus souvent deux à la fois qui se surveillent l’un l’autre, mais ce ne sont que des commis, les chefs d’un bureau auxiliaire, d’une succursale du cabinet. Frédéric leur confie les questions de forme ou de droit, avec les détails de la vie courante ; mais pour toute affaire sérieuse, ils font rapport au roi, et c’est en marge de ces rapports que Frédéric écrit ses ordres, brièvement, nerveusement, d’un style vif, railleur et mordant qui, une fois vu, se reconnaît pour toujours.

Ce n’est pas à dire que le roi ne prenne jamais avis de ses ministres. Il y en a deux, deux amis de sa jeunesse, Podewils et Finckenstein, qui tour à tour ont joui d’une part de sa confiance. L’un et l’autre il les consulte dans les grandes circonstances, par écrit d’ordinaire, tant il craint de se laisser séduire par la parole, et quitte à n’en faire qu’à sa tête, à rompre brusquement la discussion par un rude : « Monsieur, mêlez-vous de vos affaires. » Mais au cours ordinaire des choses, il s’abstient le plus souvent de demander conseil à ses ministres, comme de leur faire part des secrets de sa politique. Mieux encore, il les abuse par de fausses confidences, il excite leur jalousie en cachant à l’un ce qu’il avoue à l’autre, il leur dissimule enfin ses décisions les plus graves : au printemps de 1744, par exemple, Podewils, le ministre préféré, ignore tout des négociations de son maître avec la France ; et ce n’est que le 1er juillet de cette année-là qu’on lui confie deux choses, d’abord qu’une alliance avec Louis XV est signée depuis trois semaines, et ensuite qu’on va faire la guerre à Marie-Thérèse, chose résolue depuis tantôt cinq mois ! Non pas que Frédéric doute le moins du monde de la fidélité du brave Podewils ou de ses collègues : mais par principe, il ne veut point de partage dans les secrets d’Etat. En lui réside la Prusse et la politique de la Prusse, et pour être seul à diriger cette politique, il veut être seul à la connaître. « Je déchirerais ma chemise, dit-il, si ma chemise savait mon secret. »

Par malheur, on le sait, Frédéric n’est pas aussi bon diplomate qu’il est bon politique ; il manque de sang-froid, de tempérance de langage, et il faut avouer qu’en ses mains, son secret n’est rien moins qu’en lieu sûr. A vrai dire, il connaît son défaut, et s’efforce d’y parer. Rien d’amusant comme l’insistance mi-sérieuse, mi-plaisante qu’il met à demander, lorsqu’une cour doit lui envoyer un nouveau ministre, qu’on lui choisisse « un bon sujet, doux et raisonnable, » « une personne traitable qui n’ait pas des manières trop roides, » « un homme d’esprit qui ne soit pas enclin à s’emporter, » lisez : quelqu’un que n’effarouchent pas ses coups de langue et sur qui la faute puisse s’en rejeter si l’un de ses éclats de voix s’est entendu d’un peu loin. Puis, le choix fait, Frédéric ne néglige rien pour s’informer du caractère du « bon sujet, » savoir « s’il a de la vanité, s’il aime à être flatté, et de quelle façon il faut s’y prendre pour gagner sa confiance. » A Potsdam, même aux temps de calme, un diplomate lui fait-il demander audience : « Je lui parlerai, » répond le roi, « mais je veux savoir d’avance de quoi il est question. » Enfin, quand il a trop peur de se laisser deviner, sa ressource dernière, c’est de fermer sa porte et de « faire le malade. » Malgré tout, Frédéric voit beaucoup trop les diplomates étrangers, il leur parle beaucoup trop ; tous à sa cour ils savent qu’il n’est pas très difficile de le pénétrer en le faisant parler beaucoup, chose qu’il adore, et l’un d’eux, lord Tyrconnell, disait un jour de lui, brutalement : « Ce prince est né indiscret. » — Heureusement il y a des ministres à Berlin, qui, bien qu’on n’aime pas à les écouter, bien qu’on leur dise peu de chose des grandes choses, connaissent le roi mieux qu’il ne se connaît, et s’efforcent de le garder contre sa vivacité mieux qu’il ne se garde lui-même. Un jour, Podewils ira trouver Frédéric un peu avant l’audience diplomatique pour bien peser avec le roi les termes de certaine déclaration à faire, « et bien employer toutes les chevilles dont une matière aussi délicate est susceptible. » Une autre fois, sous un prétexte, il empêchera lord Hyndford d’aller parler au roi à un moment où Frédéric « a la bile échauffée et risquerait de le traiter par trop mal. » Contre les écarts de la plume, on prend les mêmes précautions, et les ministres s’entendent en secret avec le secrétaire intime pour surveiller de près la correspondance royale, pour arrêter au passage telle réponse provocante pour l’Angleterre, telle lettre injurieuse à Louis XV qui eût passé pour une déclaration d’hostilités. Sans doute leurs représentations échouent parfois et ne font que leur attirer une averse de gros mots qu’ils reçoivent dignement, la conscience en paix, et qui ne les empêchera pas de recommencer à l’occasion. Mais souvent ils réussissent à prévenir quelque fausse manœuvre, et justice leur est parfois rendue comme le jour où Frédéric, ayant adressé au ministre impérial, le comte de la Puebla, un mémoire fort vif qui froissa les amis comme les ennemis de la Prusse, écrivit alors, un peu penaud, à ses ministres : « Si Jamais il m’arrive de faire un pareil écrit, il faudra fourrer le nez dans les archives, avant de mettre la plume à la main. »

Et dans les cas tout à fait graves, alors que Frédéric, par nature, penche pour les partis extrêmes, que les généraux favoris, Schwérin, Winterfeldt, Fouqué, ne cessent de pousser à la guerre, les ministres sont les seuls qui fassent entendre au roi la voix de la prudence. On connaît cette scène historique du mois de juillet 1736, où Podewils, étant venu voir son maître à Sans-Souci, le supplia solennellement et une dernière fois de renoncer à son dessein d’attaquer l’Autriche, lui montrant les dangers qu’il voyait s’accumuler sur la Prusse ; où, avec une clairvoyance quasi prophétique, il lui prédit que les premiers succès seraient brillans, mais feraient bientôt place à des revers qui rappelleraient au roi les présages du ministre ; où Frédéric, s’énervant peu à peu, se roidissant dans sa volonté belliqueuse, finit par congédier durement son fidèle serviteur avec ces mots fameux : « Adieu, Monsieur de la timide politique ! » La guerre déclarée, Eichel et Podewils, que désespèrent la confiance, l’optimisme endiablé de leur maître, ne manquent pas une occasion pour lui parler négociations, et Frédéric, d’autre part, s’amuse de leur faiblesse et leur reproche amicalement de voir tout en noir : « N’ayez donc pas tant peur, ne faites donc pas toujours les poules mouillées... » Mais, tout en raillant, il sent bien le service que lui rendent ces serviteurs humbles et dévoués, qu’il tient volontairement dans la coulisse, et qui remplissent dans le mécanisme de son gouvernement la fonction essentielle de modérateurs, de contrepoids automatiques. Fonction ingrate, obscure, mais d’autant plus efficace qu’elle est plus réservée, et plus que jamais nécessaire quand le mécanicien a le caractère vif et les mouvemens brusques. Au roi l’action, à eux la précaution : celle-ci est le complément indispensable de celle-là.


II

Entrons maintenant dans ce fameux cabinet de travail de Sans-Souci, où, chaque matin, levé à cinq heures, frileusement assis dans le haut fauteuil de cuir, le roi philosophe ouvre les dépêches de ses diplomates, dépouille les rapports de ses ministres. Voyons-le réfléchir, penser politique : voyons lutter en son esprit les deux formes accouplées et opposées qui font les cerveaux créateurs, l’imagination et la réflexion.

L’étonnante fécondité de l’imagination politique chez le Grand Frédéric, avec sa conséquence naturelle, la promptitude de la conception, voilà ce qui éclate d’abord à chaque page de la Correspondance, à chaque ligne sortie de la plume royale. Chez Frédéric, l’imagination politique est sans cesse en travail ; l’esprit engendre sans cesse, fiévreusement, les plans, les projets pour toutes les éventualités, les uns arrêtés, les autres ébauchés, depuis les plus secrets et les plus précis jusqu’aux projets « croqués » que le roi jette sur le papier pour les faire « digérer » ensuite par ses ministres. De son regard tendu sur l’échiquier d’Europe comme celui d’un général en chef sur le champ de bataille, Frédéric saisit les événemens comme au vol, de manière à y modeler ses desseins exactement, immédiatement. Suivez-le dans sa Correspondance, en 1756, par exemple, peu après cette convention de Westminster, par laquelle il croit avoir acquis, avec l’amitié de l’Angleterre, celle de la Russie : voyez comme, au premier bruit d’armes entendu vers l’Est, il épie anxieusement la politique russe, comme un jour, à la lueur d’un éclair, il perçoit tout à coup « ce nouveau phénomène politique, » cette coalition toute proche de la Russie avec l’Autriche et la France contre la Prusse ; et voyez alors comme, en quelques heures, il a dressé tout un plan d’action, combiné tout un système de résistance, et détaillé tout cela dans une longue dépêche à Finckenstein, de quatre pages toutes vibrantes, qu’il termine ainsi : « Dites à M. Mitchell qu’il ne s’agit pas ici de pommes, mais des intérêts les plus graves de la Prusse et de l’Angleterre. » Vision des événemens, conception des plans adéquats à ces événemens, ces deux opérations sont simultanées et instantanées chez Frédéric, et la richesse de l’imagination n’a chez lui d’égale que sa souplesse. Nul mieux que lui n’est préparé à tout, sûr de n’être jamais pris au dépourvu, parce que nul n’a plus de facilité pour changer de plan quand les circonstances changent, en disant simplement comme en 1756 au roi d’Angleterre : « Les anciens systèmes ne sont plus, ce serait courir après une ombre que de les vouloir rétablir. » Et s’il naît parfois de l’exubérance de cette imagination quelque pensée chimérique, pensée de spéculation plutôt que d’action, on n’en voit pas moins le bon grain se séparer spontanément du mauvais dans l’esprit du roi, par un lent travail d’épuration et de réflexion.

La puissance de cette réflexion, de ce calcul, est en effet la contre-partie de la fécondité de l’imagination politique chez le roi philosophe. Prenez au hasard dans la Correspondance quelques pièces émanées de lui : partout c’est la même puissance d’application au détail, le même calcul scrupuleux des possibilités et des probabilités, le même raisonnement extraordinaire de force et de lucidité, la même obstination à ne vouloir « jouer qu’à jeu sûr. » Telle dépêche est-elle un peu délicate, comme cette réponse à donner au duc de Brunswick, en octobre 1755, au sujet des offres du roi George pour un rapprochement avec l’Angleterre ? Voici pour cette dépêche quatre brouillons successifs de la main du roi, et de l’un à l’autre on suit très nettement les progrès réalisés en prévoyance et en calcul : le style devenu plus concis, les argumens plus insidieux et plus aimables, les violences inutiles supprimées, à l’exception d’une légère menace qui se glisse entre deux complimens, et tout à la fin le venin, l’allusion aux profits réclamés par la Prusse. L’art diplomatique est là dedans tout entier. — Même travail de réflexion patiente et perçante dans le jugement de la politique des adversaires. Chez Frédéric, le soupçon naturel, instinctif, est toujours à l’état actif. Prêtant à tout le monde son propre machiavélisme, derrière chaque parole et chaque action d’autrui, il imagine un mobile suspect, et, d’induction en induction, il se construit ainsi un réseau serré de conjectures et de probabilités qu’il vérifie sans cesse les unes par les autres, éliminant celles-ci et approfondissant celles-là, une sorte de table de transposition qui lui permet de déchiffrer avec la moindre chance d’erreur, sous la lettre des événemens. la réalité de leur signification politique. Contre les erreurs de raisonnement, il a son système de défense : ce sont ces tableaux d’exposition ou d’élection où il énumère, comme en un livre de comptes, des motifs de crainte ou de sécurité, ou, comme en un bilan commercial, tous les élémens comparés de sa situation extérieure. Voyez certaine pièce du mois de février 1744 où il discute avec lui-même la question de savoir s’il faut, oui ou non, recommencer la guerre contre Marie-Thérèse. Article par article, il nous expose ses craintes à l’égard de l’Autriche, avec les argumens qui pourraient le rassurer : c’est la voix du soupçon, avec la voix de la confiance pour lui répondre. « Le cas exposé (et résolu dans le sens d’un danger réel et prochain), s’ensuit la question : que faut-il faire pour prémunir la Prusse contre ce danger ? » Et de nouveau voici qu’il établit son calcul par écrit, dresse une colonne de moyens et une colonne de risques, pèse scrupuleusement ses propres raisons avec les raisons adverses, et s’élève ainsi degré par degré, par des éliminations successives et des solutions partielles, à la conclusion nécessaire et comme mathématique : il faut s’allier à la France et faire la guerre à l’Autriche.

Dans tout cela, qu’il s’agisse de combiner des plans de campagne politique ou de pénétrer ceux de l’ennemi, il n’y a pas de place pour l’intuition ou la spéculation, c’est le raisonnement qui fait tout, le raisonnement méthodique et progressif, sûrement étayé, sagement déductif. Précision et mesure, tels sont les traits déterminans de ses conceptions. Des deux forces divergentes qui se disputent la direction des pensées, il naît une résultante, et cette résultante se développe en une série de conceptions parfaitement précises, positives, mais en même temps restreintes et toujours à court terme. Il y en a pour toutes les éventualités, grâce à cette fécondité d’imagination, mais grâce à cette puissance de calcul, elles restent toujours concrètes, sans rien d’indécis ni d’obscur ; les moyens sont exactement déterminés, et l’objet soigneusement limité, facile d’atteinte. Voyez comme est précis et restreint le but qu’il se fixe à lui-même dans ses deux premières guerres, prendre la Silésie d’abord, prendre ensuite trois petits cercles et deux petites villes du Nord de la Bohême, et comparez cela aux vagues projets de partage de l’Empire auxquels rêvaient dans le même temps les cabinets de Versailles, de Munich et de Dresde ! Jamais, chez Frédéric, on ne trouve de ces systèmes grandioses à vaste échelle, de ces plans gigantesques qu’aimait à composer son frère Henri, par exemple. Son esprit répugne aux rêveries des « visionnaires politiques. « Il les méprise. Il les méprise même un peu trop : quand réussit par hasard l’une de ces combinaisons de haut vol, il se fait prendre au piège, comme en 1756, lors du renversement des alliances, et l’on sait que cette fois-là Frédéric fut bien un peu la dupe de ce « vieux routier » de Kaunitz, sur lequel il devait si brillamment prendre sa revanche quelques années après, au partage de la Pologne. Frédéric s’en tient, quant à lui, à cette vérité d’expérience qu’il énonce dans son Testament de 1752 : « La politique consiste plutôt à profiter des événemens favorables qu’à les préparer d’avance. » L’art suprême est de voir l’occasion, de la saisir quand elle passe, car elle ne passe qu’une fois, mais non pas de la créer. « Nous ne pouvons faire ni détruire les conjonctures, nous autres animaux politiques, nous ne sommes faits que pour en profiter, — si nous sommes sages ! » Rester « toujours en vedette, les oreilles dressées, » à l’affut du coup à faire, et faire vite son coup le moment venu : voilà sa méthode. En politique comme en guerre, Frédéric est beaucoup plus tacticien que stratégiste.

C’est chose très remarquable chez le Grand Frédéric, et très rare, que cet équilibre normal entre les deux forces maîtresses de la pensée politique. C’est chose aussi dont les historiens du roi philosophe n’ont pas toujours tenu assez compte, surtout quand ils ont voulu démontrer l’opposition qui existe, dit-on, entre les deux périodes de sa vie, entre l’extrême témérité d’avant la guerre de Sept ans et l’extrême temporisation d’après la guerre de Sept ans. Nous ne voyons pas, quant à nous, cette distinction aussi tranchée qu’on la fait. Si l’âge, les fatigues de la grande guerre et l’épuisement de la Prusse après 1763 ont pu calmer l’ardeur des audaces royales, on n’en trouve pas moins dans la seconde partie de sa carrière la même fécondité de conception, avec la même puissance de calcul, que dans la première. Nous ne croyons pas que Frédéric ait été d’abord un Charles XII et ensuite un Fabius ; peut-être même n’a-t-il jamais été ni l’un ni l’autre en politique. Par nature, par la violence de son imagination,— et aussi par celle de son tempérament, comme nous essayerons de le montrer en étudiant en lui l’homme, — il aime le risque, il aime à tenter la fortune, et, à soixante-six ans, il aura comme un plaisir de jeune homme à tirer l’épée pour attaquer sa vieille ennemie Marie-Thérèse. Seulement le calcul, chez lui, ne perd jamais ses droits en face de l’imagination, et, s’il risque, ce n’est jamais qu’en connaissance de cause, dans la mesure où il le veut bien, après avoir pesé les chances et jugé que le profit les vaut. Il a, comme les joueurs, un sens intime du hasard, un « instinct secret » (suivant son propre mot), un certo non so che qui mène sa main sur le tapis vert de la politique. Et, comme les joueurs heureux, il est modéré dans le succès ; dès qu’il y a bénéfice, il « réalise. » En juin 1742, quand il est sûr de tenir son morceau, la Silésie, il laisse là ses alliés et traite avec l’Autriche : « Il faut savoir s’arrêter à propos ; forcer le bonheur, c’est le perdre, et en vouloir toujours davantage, c’est le moyen de n’être jamais heureux. » Il aime la guerre, — « ce grand jeu de hasard qu’on nomme la guerre, » — or, une seule fois en quarante-six ans de règne, de par sa seule volonté, il a déchaîné le monstre. C’est l’année même de son avènement ; il y avait un coup à faire sur la Silésie, il l’a fait, et supérieurement, mais il sait bien que ces coups-là ne se répètent pas deux fois. « Un coup d’éclat comme la conquête de la Silésie, » dit-il dans son testament politique, « est semblable aux livres dont les originaux réussissent et dont les imitations tombent. » — Voyez maintenant, dans sa Correspondance, de 1752 à 1755 surtout, cet âpre désir de guerre qu’il veut faire partager à Louis XV, ces efforts secrets et pressans pour le décider à ouvrir la pièce en appelant les Turcs en Hongrie, en occupant le Hanovre, ou en envahissant les Pays-Bas ; chaque fois, il se réserve d’entrer dans le jeu à son heure et à sa guise, et, quant à entamer lui-même la partie, quant à prendre la banque à son compte, c’est ce dont il se garde comme de la pire étourderie. Profiter de l’occasion, fort bien, mais la créer, non pas : voilà le risque qu’il prend et celui qu’il refuse de prendre. — Témérité, prudence, ces mots-là ne sont pas faits à la mesure du grand Frédéric. Il n’est pas téméraire à proprement parler ; mais il aime le risque et le pratique ; il n’est pas prudent, mais il est avisé et modéré. C’est un spéculateur, mais c’est toujours et en même temps un calculateur.


III

Ce n’est pas que ce spéculateur voie toujours juste, que ce calculateur raisonne toujours bien. Avec tout son génie, Frédéric a fait des fautes : l’art politique, comme l’art militaire, consiste moins à n’en pas commettre qu’à savoir les réparer.

Sa pensée politique est très mobile, justement parce que son imagination politique est très féconde. Comme il ne peut se défendre de toujours combiner des plans dans sa tête, il ne peut non plus s’abstenir d’en changer souvent, et cet homme que nous aimons à nous représenter comme si maître de lui, le voilà, dans la réalité, qui se laisse influencer par des impressions plus ou moins fugitives, par des nouvelles plus ou moins incertaines, lorsqu’elles répondent à son état d’âme du moment ; le voilà qui change de dispositions en même temps que d’impressions ; le voilà qui, impatient de toucher le résultat de ses opérations, quitte nerveusement la place si ce résultat tarde à venir. Il était jeune encore quand Valory, qui le connaissait bien, lui reprochait de manquer de « conséquence ; » mais, longtemps après, pendant la guerre de Sept ans, son frère Henri lui reproche encore son caractère « incertain et contradictoire ; » et le brave Eichel se plaint, lui aussi, que « les décisions changent du jour au lendemain. » Pour bien saisir cette extrême mobilité de conception, il faut suivre le roi dans sa Correspondance au printemps de 1742, lorsque, las de la guerre, il veut traiter avec Marie-Thérèse pour se faire céder la Silésie. En deux mois de temps, il change de vues cinq ou six fois, rejetant ou reprenant ses idées de négociations du jour au lendemain, sur une fausse nouvelle ou sous l’impression vague qu’il se fait des sentimens de l’Europe à son égard. Puis, un jour, sans raison, saisi tout à coup du désir d’en finir, il donne ordre à Podewils de signer sur-le-champ les préliminaires : « Il s’agit de terminer en douze heures. La Silésie (Basse-Silésie) plus Glatz, sine qua non. Et pour le reste, tout ce que vous pourrez leur extorquer. » Comme un spéculateur qui manque une partie de son gain pour réaliser à tout prix l’opération, il va perdre ainsi toute une province, la Haute-Silésie, et, s’il ne la perd pas, c’est grâce au vieux Podewils, qui paie d’audace et « extorque » en effet le morceau à l’Autriche. Voici donc les préliminaires signés ; mais Frédéric, qui tout à l’heure voulait la paix avec moins que son bénéfice, n’en veut plus aujourd’hui avec plus que son bénéfice : Frédéric couvre son ministre de reproches, et, pendant plus de huit jours, il est prêt à repartir en guerre !

Il finit par garder la paix, et avec la paix la Silésie ; mais c’en est assez pour mesurer l’excès de cette imagination « qui lui est si commode, disait en riant Mitchell, pour atténuer dans son esprit tous les obstacles ou les lui faire négliger. » Non pas qu’il ferme jamais les yeux sur la difficulté, il la voit très nette, mais il se fie à son audace et à son adresse pour la trancher. Je sais bien que cet optimisme est un élément essentiel de sa force d’action, et que, si son énergie résiste à l’épreuve de sept années de guerre malheureuse, c’est que, sept années durant, il garde la foi dans la paix prochaine, — cette paix qui le fuit « comme Daphné devant Apollon. » Mais souvent aussi l’illusion est trop forte, elle le fait souffrir après coup. Trois mois après la terrible défaite de Cunersdorf en d759, ne veut-il pas demander à l’Angleterre, son alliée, de lui promettre « de l’onguent pour la brûlure ? » Et là-dessus il bâtit tout un plan de bouleversement de l’Allemagne, où il attribue Munster au Hanovre, à la Saxe Erfurt, la Basse-Lusace à lui-même, où il donnerait beaucoup et prendrait davantage, si la capitulation de son lieutenant Fouqué à Maxen ne venait couper court à son rêve : « Chaque fois que l’on espère trop, dit alors un de ses familiers, il y a toujours du revers. » C’est la même erreur d’optique qui lui fait toujours estimer ses propres forces au-dessus de leur valeur, et les forces ennemies au-dessous ; en politique comme en guerre, il est toujours « pour les pointes, » il aime « les actions brillantes et les choses singulières qui ont de l’éclat, » défaut dont il s’accuse à Maurice de Saxe comme d’un péché de jeunesse, mais dont il ne sut jamais se corriger tout à fait.

Voilà le danger de cet optimisme dont le mérite est de le soutenir en lui montrant toujours la victoire au bout de l’épreuve, et qui ne l’empêche d’ailleurs pas de calculer de tout aussi près les événemens, soit pour en profiter, soit pour s’en préserver. Mais, dans cette puissance même de calcul, — il faut le remarquer, — il y a parfois un excès. Parfois il arrive que Frédéric calcule trop, pour ainsi dire. Sans doute sa vision des faits est extraordinairement pénétrante, mais cette pénétration même l’induit parfois en erreur, en lui faisant prendre pour réalisés d’ores et déjà des phénomènes réalisables, probables, mais non pas réels encore. Sans doute il voit très loin, mais il voit aussi parfois trop loin. Pourquoi, par exemple, cette offensive brutale contre Marie-Thérèse en 1756, prélude de la guerre de Sept ans ? C’est qu’il croit déjà consommée contre lui la grande coalition de l’Autriche, de la Russie et de la France, alors qu’en réalité cette coalition, loin d’être parfaite, n’aurait peut-être jamais abouti, s’il n’en avait précipité le dénouement par son entrée soudaine en Saxe et en Bohême. « Peut-être suis-je trop soupçonneux, disait un jour le roi à Podewils, mais le saurait-on trop être en ce monde ? » Trop de méfiance fausse parfois la vue, et, à force de vouloir découvrir partout « quelque serpent caché, » on risque de négliger les dangers vrais pour les fictifs. C’est ce qui lui arriva entre autres à la fin de la première guerre de Silésie, au traité de Breslau. Parmi les raisons qui lui firent abandonner alors ses alliés, Louis XV et l’Empereur, il y avait la crainte, bien chimérique en fait, de voir le roi de France s’entendre avec Marie-Thérèse à ses dépens, et c’est ainsi pour n’être pas prévenu qu’il aurait lui-même offert la paix à l’Autriche. Malheureusement « cette paix de Breslau n’était qu’un piège de la cour de Vienne, » il fallut bien le reconnaître quand Marie-Thérèse, débarrassée de ses autres ennemis, vint à son tour l’inquiéter dans sa neutralité tranquille, et sans aller jusqu’à dire, comme certains historiens allemands, que, par cette « faiblesse, » Frédéric perdit l’occasion de ruiner sans retour la maison d’Autriche, il est clair qu’il aurait pu dès lors la mettre hors d’état de lui revendiquer jamais cette Silésie pour laquelle il devra tirer l’épée deux fois encore.

Est-il enfin permis de marquer un point faible dans sa dialectique politique ? On le trouverait dans l’évaluation de toute une catégorie de données qui jouent dans les rapports entre États un rôle sans cesse croissant, j’entends les données psychologiques, les forces morales. Préjugés, sentimens, Frédéric s’est affranchi quant à lui des uns et des autres, et fatalement il lui arrive, non pas sans doute de les méconnaître, mais d’en mal calculer les effets chez autrui. Par exemple, a-t-il jamais pénétré l’état d’esprit à la fois indolent et susceptible, qui, avec un fond de vrai sens politique, était celui de Louis XV, dont sans cesse il froissa l’orgueil, souvent sans le vouloir et sans même s’en douter ? Naturellement le domaine de l’âme féminine lui est encore plus fermé, et ce fut un des malheurs de sa carrière, — il le sentait bien, — d’avoir toujours affaire à ces « diablesses de femmes, » dont les caprices et l’entêtement le déroutent. Il comprit, mais trop tard, que la tsarine Elisabeth le détestait personnellement, que l’impératrice Marie-Thérèse n’avait qu’un désir au cœur, qui était de reprendre la Silésie ; et quant à la troisième de ses ennemies intimes. Mme de Pompadour, ne voulut-il pas l’acheter en lui faisant offrir cinq cent mille écus, ou en lui donnant en gage la principauté de Neuchâtel et Valengin, sa vie durant ! Il n’a pas été beaucoup plus heureux avec cette autre puissance politique, l’opinion, qui est femme, elle aussi : il connaît sa force, il la redoute, mais il en préjuge mal les impressions et surtout les exigences. Nul exemple a est plus significatif à cet égard que la fameuse convention de Westminster, par laquelle il se fait une amie de l’ennemie jurée de la France, l’Angleterre, — et lui garantit la neutralité du Hanovre, c’est-à-dire du seul point sensible où les intérêts britanniques pouvaient être atteints sur le continent, — tout en prétendant conserver ses droits à l’alliance, à l’amitié, et presque à la reconnaissance de la France. Rien n’égale la stupéfaction du roi de Prusse devant le tolle d’indignation que soulève chez nous « cette démarche si innocente » à son gré. Qu’il ait blessé au vif le sentiment de la nation, c’est ce qu’il se refuse à comprendre ; « boutade passagère ! » pense-t-il. Et ce qui est plus grave, c’est que son erreur première en entraîne une autre dont les conséquences porteront autrement loin, c’est qu’après avoir méconnu l’offense faite à Louis XV et à la France, il méconnaîtra de même ce qui doit en être la conséquence logique, l’alliance de la France et de l’Autriche contre la Prusse en 1756.


IV

Dans ses fautes comme dans ses revers, ce qui le sauve toujours, c’est l’audace et la promptitude de sa tactique, c’est la soudaineté brusque et hardie de cette action qui surprend l’adversaire, le déroute et le bat avant même qu’il ait eu le temps de se reconnaître. Ses « moyens » ne sont autres en somme que ceux de tous les politiques du temps : rien en eux de bien original, ils ne sont ni meilleurs ni pires que ceux de ses voisins, seulement la main qui les emploie est plus habile et plus heureuse. Frédéric est politique de naissance. A peine sur le trône, et sans apprentissage, le voilà déjà maître dans l’art traditionnel de brouiller les cartes, de rejeter une faute sur autrui ou de faire passer un service requis pour un service rendu ; et l’on trouverait, je crois, dans les annales diplomatiques peu de tours d’adresse plus extraordinaires que cette convention de Kleinschnellendorf, datée du quinzième mois de son règne, et par laquelle il se faisait céder la Silésie moyennant quoi ? moyennant une simple promesse de neutralité : promesse vaine d’ailleurs, car il la soumettait à une condition, le secret, qui ne dépendait que de lui-même, en sorte que, trois mois après, gardant la Silésie, il rentrait en campagne ! Depuis l’espièglerie familière jusqu’à la provocation savante, depuis la fausse nouvelle banale jusqu’aux grandes opérations de bluff, tous les moyens lui sont bons, s’ils réussissent. Et, de tous ces moyens, les plus vieux et les plus usés ne sont pas toujours les plus mauvais. Témoin l’histoire de la lettre en galimatias « à l’Autrichienne. » L’Angleterre lui ayant un jour posé une question embarrassante, « Je ne veux pas me mêler de cela, écrit Frédéric à Podewils, faites une réponse « à l’Autrichienne », en termes obligeans, mais tout à fait vagues, qui ne soient ni négatifs ni affirmatifs, mais simplement incompréhensibles. » Trois fois le ministre présente un projet de lettre, trois fois le roi le déchire comme trop clair, si bien que, de guerre lasse, Frédéric finit par rédiger lui-même, en allemand, une belle note de vingt lignes, en une seule phrase coupée de nombre d’incidentes, mais où l’on chercherait en vain un verbe et un sujet !

Tous les moyens lui sont bons : il faut seulement les « entasser » en les diversifiant, en variant sans cesse sa manière. « Les esprits pénétrans calculent une conduite uniforme ; c’est pourquoi, le plus que l’on peut, il faut changer son jeu, se déguiser et se transformer en Protée, en paraissant tantôt vif et tantôt lent, tantôt guerrier et tantôt pacifique : c’est le moyen de désorienter ses ennemis. » Ne dirait-on pas que tout le jeu de Frédéric sur l’échiquier européen n’est que l’illustration du principe qu’il formule en ces termes dans son testament de 1752 ? Chaque jour, il pratique une nouvelle vertu politique : aujourd’hui, c’est la patience, chi ha tempo ha vita ; hier, il prêchait le Nunc aut nunquam ; et, demain, il méditera le Beati possidentes. Il n’est pas doux de nature, ni endurant, mais il a appris à faire le mort, en certains cas embarrassans, pour éviter de se « barbouiller » dans une mauvaise affaire, tandis qu’à l’occasion, nul n’est plus à son aise pour précipiter les événemens en jouant de l’ultimatum, ou pour humilier de son sans-gêne cette vieille Europe, dont il méprise les lenteurs et la stérilité. Parfois il s’amuse à « cajoler » les gens ; parfois il les achète, car c’est souvent une épargne de savoir « cracher au bassin ; » et parfois enfin il se moque purement et simplement du monde, comme lorsqu’il va offrir de l’argent aux Anglais, lui le « roi des gueux, » et comme le jour où, George II réclamant sa garantie pour le Hanovre, il lui propose sans rire de faire passer sur l’heure trente mille Prussiens en Angleterre ! Et toujours ainsi de cet opportunisme qui, par l’exacte adaptation des moyens aux faits et au but, réalise l’axiome familier du roi philosophe qu’en politique, « il faut être caméléon, et réfléchir les couleurs des conjonctures... »

Entre tous ces moyens, il y a un point commun, c’est qu’ils sont les uns et les autres si parfaitement adéquats à leur objet qu’il n’y en a pas un qui ne soit effectif, c’est-à-dire qui ne tende tout droit à un résultat tangible, à un profit matériel. Formalisme, sentimentalité, traditions des cours ou des chancelleries, Frédéric exclut tout cela de ses opérations diplomatiques, comme de ses opérations militaires il a déjà proscrit les vieilles manœuvres de postes et de positions pour marcher à l’ennemi et chercher la bataille. « Les grands princes ne font rien pour les beaux yeux les uns des autres, » il le sait mieux que personne, et quant aux combinaisons des diplomates, aux règles juridiques et aux finesses du protocole, c’est pure « charlatanerie » à ses yeux, car les différends ne se tranchent pas avec du « papier, » mais « avec des opérations vigoureuses » : Papier wird es nicht ausmachen, sondern vigoureuse operationes. — Lors d’une négociation avec la France, il déclare à son plénipotentiaire une fois pour toutes : « Je ne me paie pas de mots, je veux voir des actions, sans quoi je ne me remue pas plus qu’une pagode de Pékin dans sa niche ! » Et, inversement, si Marie-Thérèse, en lui cédant la Silésie, veut conserver son titre de duchesse souveraine, que lui importe ? « Je me f... des titres, pourvu que j’aie le pays. » — Les garanties ? ce sont « des châteaux de filagramme » (sic), et ce qui l’étonne, ce n’est pas de les voir s’effondrer, c’est « qu’après que l’on voit si évidemment leur frivolité, l’on ne se lasse ni ne se détrompe de ces traités de garantie : Tous les hommes sont fols, dit Salomon, l’expérience le prouve. » — Et les alliances ? affaires de parade. « Les préjugés sont tels que le nom seul d’une alliance en impose au public, » c’est là toute leur signification. Certes il faut des alliés à la Prusse, à cause de sa situation particulière au centre de l’Europe et des complications européennes, mais « ne regardez vos alliés et vos traités que comme une œuvre prérogatoire, ne comptez que sur vous-même, et vous ne vous tromperez point. » Voilà le conseil que Frédéric adresse à son neveu dans son Testament politique. Les alliances sont des états de fait, produits passagers d’une conjonction d’intérêts ; les événemens les font, les défont aussi, et personne n’a idée de se croire lié par elles pour tout de bon. Elles n’ont qu’un avantage, pour qui connaît la manière d’en user : c’est de fournir d’excellentes bases de négociation pour exiger de son partenaire une foule de services plus ou moins compromettans, et encore, pour en arriver là, faut-il avoir la force de son côté ; car « les négociations sans armes font aussi peu d’effet que des notes sans instrument. »

Ce n’est pas cependant que Frédéric aime à faire parade de réalisme et de brutalité : il a usé plus qu’il n’a parlé du droit canon. Tout en dédaignant le code et le protocole, il respecte l’opinion, il la craint, même quand il la viole ; il invoquera son secours aux jours d’épreuve, et ne manquera jamais de lui rendre ses comptes. D’autre part, et vis-à-vis de lui-même, il faut reconnaître que Frédéric s’est toujours appliqué à conformer sa conduite à sa notion personnelle du devoir, et c’est un trait à noter du caractère de cet homme qu’on nous représente d’ordinaire comme l’apôtre du cynisme en politique, que, de tous ses actes, de tous ses « moyens, » il n’y en a pas un dont il n’ait revendiqué la responsabilité, accepté les conséquences, et présenté la justification. Cette justification, il la donne sous la forme d’une théorie, non pas nouvelle, mais habilement renouvelée et mise au point, de la raison d’Etat : c’est la doctrine du souverain « serviteur de l’Etat. »

Très nettement, il commence par récuser le droit des gens, par abolir toute espèce de droit positif dans les rapports des États entre eux. On connaît déjà ces lignes, devenues célèbres, qu’il écrivit en marge d’un rapport de Podewils au mois d’octobre 1740, à la veille d’envahir la Silésie : « L’article de droit est l’affaire des ministres, c’est la vôtre : il est temps d’y travailler en secret, car les ordres aux troupes sont donnés. » La même idée se retrouve dans un ouvrage de sa vieillesse, où il est dit que le droit public « n’est plus qu’un vain fantôme que les souverains étalent dans les factums et dans les manifestes, alors même qu’ils le violent. » C’est la thèse alors prépondérante. Point de droit ; il y a des droits, mais ces droits ne sont que des moyens d’action ou des prétextes à négociation.

Après le droit, c’est la morale privée que Frédéric exclut, non moins nettement, de la politique. La morale rigide peut être bonne « pour les stoïciens » ou « au pays des romans, » mais non pas dans les affaires d’Etat et pour les chefs de peuple. Un souverain n’est pas un homme comme les autres, car sa conscience n’est pas la maîtresse de ses actions : c’est un serviteur, un serviteur qui par droit de naissance appartient à l’Etat comme le serf à son seigneur, qui lui doit compte de toutes choses, et qui n’a qu’un devoir au monde, servir son maître : c’est-à-dire bien concevoir et combiner ses plans, ne point manquer l’occasion, ne rien sacrifier aux préjugés ni au sentiment ; bref, en toutes choses, viser juste et agir ferme. Toute sa morale et toute sa philosophie tiennent dans ce mot : le bien de l’État. Voilà la loi suprême ; selon cette loi, toute faute de calcul est une faute de morale dont il ne pourra se disculper qu’en démontrant que le sort la trahi, et non pas sa pensée ni sa volonté, — c’est ce que Frédéric tentera toujours de faire dans la mauvaise fortune, — et qu’il a rempli jusqu’au bout ce devoir sacré de serviteur d’Etat auquel il doit se sacrifier lui-même, avec sa conscience et sa foi, tout entier.

Or les occasions de « se sacrifier » ne manquent pas au souverain. L’Etat se trouve-t-il lié par un mauvais traité ? Le souverain doit rompre ce traité, car, lorsque nos intérêts changent, il faut changer avec eux. « Tout se réduit à ceci : vaut-il mieux que le peuple périsse ou que le souverain rompe son traité ? quel est l’imbécile qui balancerait pour résoudre cette question ? » — Autre hypothèse : l’Etat se trouve sous le coup d’une agression violente de la part d’une puissance voisine. Le souverain doit prévenir l’ennemi pour le mettre hors d’état de nuire ; et si tel autre petit Etat, qui se dit neutre, est suspect à tort ou à raison d’être l’ami de cet ennemi, le souverain doit commencer par mettre la main sur ce voisin paisible, sur son armée, qu’il incorpore à la sienne, sur la famille régnante, qu’il prend en otage, et sur le prince lui-même, qu’il chasse de chez lui, parce que, tout cela, « il le faut pour la sûreté et la conservation de l’État : » c’est ce que fait Frédéric en Saxe, à l’origine de la guerre de Sept ans.

Tout cela, c’est plus que le droit, c’est le devoir du chef d’État, et voilà où le Souverain de Frédéric se distingue du Prince de Machiavel. Selon Machiavel, l’intérêt du Prince est la suprême loi, et la politique exclut par définition toute espèce de morale. D’après Frédéric, au contraire, la loi, c’est le bien de l’État, le souverain est son prophète, je veux dire son serviteur. Et, si ce serviteur d’État est au-dessus ou en dehors de la morale privée comme du droit naturel, il a du moins sa morale à lui, qui est la morale « publique ; » il a son devoir à remplir, qui est le bien de l’État ; il a son juge aussi, qui est le succès, non pas le succès apparent et immédiat, tel que le constatent les contemporains, mais le succès final et durable, tel que le saisit l’histoire : « C’est la postérité qui juge les rois, » dit Frédéric. En politique, la « fin » justifie donc toujours les « moyens ; » seulement la « fin » de la politique n’est plus la même qu’autrefois, et c’est ce qui donne la clef des célèbres théories que Frédéric a développées dans cet ouvrage de jeunesse, l’Antimachiavel, cette singulière composition de rhétorique où l’auteur semble s’être proposé de détruire la raison d’Etat pour avoir le plaisir de la relever sur d’autres bases. Nulle contradiction entre la thèse de l’ami de Voltaire et la conduite pratique du conquérant de la Silésie, car il n’y a pas dans l’Antimachiavel réfutation, mais adaptation du Prince. Là où Machiavel disait l’intérêt du Prince, Frédéric dit le bien de l’Etat, le devoir du souverain ; puis, sur cette base nouvelle, il rebâtit à son tour la vieille doctrine qui a toujours été, et sera sans doute toujours, celle des grands politiques d’ici-bas. Il ne s’agit donc plus que de savoir ce qui représente aux yeux de Frédéric ce « bien de l’État, » qui constitue à la fois l’objet de son devoir public et la justification de sa conduite politique.


V

« Les princes ne sont dans le monde que pour rendre les hommes heureux. » On devine, par cet aphorisme tout idyllique, où l’auteur de l’Antimachiavel entend placer l’objet final de son devoir de serviteur de l’État : le but de la politique, c’est la « justice » et le « bonheur des peuples. » Voilà un noble idéal. Mais comment le réaliser ? Si l’on veut, — je traduis ici la pensée latente de Frédéric, — que l’État soit capable de remplir cette mission de paix et de répandre par tout le monde le bonheur et la justice, il faut commencer par faire cet État fort et grand, par le faire le plus fort et le plus grand de tous : de sorte que le bien général présent se concentre en fait dans « l’affermissement de l’État et l’accroissement de sa puissance » (selon l’expression du Testament politique) ; de sorte que le devoir présent du souverain peut se résumer en un mot : la conquête.

La conquête, le devoir de conquête, c’est la pensée qui hante toujours l’imagination du Grand Frédéric. Il n’a pas vingt ans quand, de sa prison de Custrin, il expose dans une lettre à son ami Natzmer tout un programme de politique conquérante : il faut, y est-il dit, que ce royaume de Prusse s’élève de la poussière où il a été couché, afin de devenir la ressource des affligés, le soutien des veuves et des orphelins, afin de faire fleurir la religion protestante en Europe, et pour cela ? Pour cela, il faut que nous prenions le Mecklembourg, les pays de Berg et de Juliers, la Prusse polonaise, sans oublier cette Poméranie suédoise qui, réunie à la Poméranie prussienne, « ferait un fort joli effet ! » Vingt ans plus tard, Frédéric est dans l’âge mûr, il fait son Testament politique : second tableau du pays à acquérir, plus ferme celui-ci, plus savant et non moins ambitieux que le premier. Enfin, peu après le partage de la Pologne, voici le roi qui rédige, à l’intention de son successeur, son Exposé du gouvernement prussien ; qui, là encore, développe « les vues d’acquisition qui conviennent à la Prusse, » montrant que, de tous les pays voisins, c’est la Saxe qui « conviendrait » le mieux, et que, pour l’avoir, le meilleur moyen serait de prendre la Bohême, que l’on troquerait ensuite contre les États saxons. Ainsi, à chaque étape de la vie, comme en un examen de conscience politique, il établit le bilan des conquêtes faites et le devis des conquêtes à faire, reprenant et développant toujours sa pensée maîtresse, celle que les Polonais, selon la légende, traduisaient assez spirituellement en ajoutant à la devise de ses armes, Suum cuique, ce seul mot : rapuit.

Dans la grande plaine morne du Nord allemand, l’État prussien, tel que Frédéric le reçoit de son père en 1740, bizarrement découpé, émietté comme à plaisir, n’a ni centre, ni rayon, ni limites : c’est une matière inerte et informe, réductible à néant comme extensible à l’infini, et c’est cette matière-là que Frédéric veut organiser, en la fortifiant et en la serrant au tour d’un noyau qui est le Brandebourg. Par principe, il s’interdit donc toute guerre qui ne serait pas une guerre de conquête ; il s’interdit toute acquisition éloignée, car « un village sur la frontière vaut mieux qu’une principauté à soixante lieues ; » il s’interdit enfin toute aliénation de territoire qui n’aurait pas pour but de substituer une possession voisine à une possession lointaine, comme la Frise prussienne, par exemple, qu’il cherchera souvent à troquer contre le Mecklembourg. Son coup d’essai, un coup de maître, lui donne d’emblée la Silésie ; mais cette première conquête ne fait qu’en appeler deux autres, — les deux principales, — qu’elle rend plus nécessaires que jamais, et avant tout celle de la Saxe. La Saxe, tout le monde le sait, est dans la main de l’Autriche ; or, son territoire s’ouvre à dix lieues des portes de Berlin : il y a là pour la Prusse un danger public, et il faut que la Saxe soit prussienne ou qu’elle ne soit pas du tout. Ses regards s’attachent donc sur elle : en 1741, il veut la prendre en échange de la Prusse orientale ; peu après, il refuse de la laisser s’agrandir en Bohême, et, pendant dix ans, il ne cessera de déclarer à Louis XV qu’il sortira de l’alliance française le jour où l’on y ferait entrer son gros voisin Auguste III, der Matz. Enfin, voici la grande année 1756. Frédéric prend possession du pays comme à titre définitif, traite les habitans en sujets, incorpore les troupes aux siennes, et, pendant toute la guerre de Sept ans, ce qui le soutient surtout dans la résistance, c’est l’espoir de garder à jamais cette terre promise de Saxe... L’espoir fut déçu, on le sait, comme fut aussi déçu celui d’acquérir la Lusace, ou le Mecklembourg, ou l’évêché d’Hildesheim. Mais il devait avoir plus de bonheur avec la seconde de ses acquisitions de première nécessité, je veux dire la Prusse polonaise, ce bout de pays qui coupe en deux le royaume en séparant la Prusse royale du Brandebourg, et qui fera la part de Frédéric au premier partage de la Pologne. Frédéric avait toujours eu l’intuition que ce ne serait pas la guerre qui lui donnerait cette province. Une fois sans doute, il sembla vouloir la prendre de haute lutte ; c’est au commencement de la guerre de Sept ans, lorsqu’il donna ordre à son lieutenant Lehwaldt de traiter l’affaire avec les Russes dès qu’il les aurait battus. Mais l’idée d’un partage n’en était pas moins prépondérante dans l’esprit du roi, car, dès 1752, dans son Testament politique, il disait déjà de la Pologne, comme autrefois certain duc de Savoie de l’Italie, que cet artichaut demandait à être mangé en paix, tout doucement, feuille à feuille.

Amiable ou brutal, l’agrandissement, qui est alors la loi de toute politique, est donc nécessaire pour l’État prussien plus encore que pour tout autre État : il est nécessaire pour « recoudre les pièces détachées » de la Prusse, et donner au pays la « consistance qui lui manque ; » la Prusse doit conquérir pour n’être pas conquise, et Frédéric, selon sa propre formule, est « un conquérant par nécessité, non par tempérament. » Mais la conquête, nécessaire pour le bien de la Prusse, ne l’est pas moins pour le bien général et la liberté de l’Allemagne : voilà ce que Frédéric ajoute à sa théorie première pour l’appuyer sur des principes d’un ordre plus général et plus généreux. Tantôt il se pose en « citoyen d’Europe, » « haïssant la tyrannie ; » tantôt, avec « une franchise républicaine, » il se déclare « bon et loyal patriote allemand, » et l’on ne l’entend plus parler alors que de la « constitution impériale » et des devoirs des princes envers le chef de la Germanie. S’il prend la Silésie en 1740, c’est « pour le véritable bien de la maison d’Autriche, » c’est « pour la paix et l’équilibre de l’Europe. » Et de même, à l’origine de la guerre de Sept ans, c’est pour gagner l’appoint de tous les petits États à politique indécise du centre de l’Allemagne qu’il « sonne le tocsin » contre les Habsbourgs, et s’écrie que, « jusqu’à son dernier souffle, il défendra la grande patrie contre l’Europe ; » « il ne sera pas dit que, tant qu’il y a un Prussien en vie, l’Allemagne manque de défenseurs. »

Plutôt que dans ces phrases de rhétorique diplomatique, c’est dans les actes et les opérations politiques du conquérant de la Silésie qu’on trouverait l’objet, la raison de la politique allemande de Frédéric ; c’est surtout dans l’histoire de cette guerre de Sept ans, où il lutta pour la liberté germanique en même temps que pour l’existence de la Prusse, et qui groupa en effet autour de lui, bien avant le temps de sa « Confédération des Princes, » les intérêts et les aspirations naissantes du patriotisme allemand. Le premier parmi les souverains prussiens, Frédéric a rompu le lien qui liait encore la Prusse à l’Empire ; il a fait de la Prusse un État indépendant, défenseur de la Réforme et protecteur attitré de l’Allemagne ; il a réveillé chez les Allemands le sentiment de la liberté et de l’orgueil national, identifié le nom de la Prusse à l’idée de l’indépendance germanique, et, parfois, l’on croirait qu’il a presque entrevu dans ses rêves l’image d’une Germania nouvelle, libérée de l’Autriche et reconstituée sous l’égide prussienne.

Il va sans dire qu’il ne faudrait pas exagérer, dans cet ordre d’idées, la thèse que les historiens d’outre-Rhin appellent du nom de mission historique de la Prusse, et prétendre que toujours et partout Frédéric a lutté, vaincu, vécu pour l’Allemagne et pour le protestantisme. Sa politique est avant tout anti-autrichienne, non seulement parce que l’Autriche opprime l’Allemagne ou le protestantisme, mais parce qu’en fait la Prusse ne peut s’accroître qu’aux dépens ou en dépit de l’Autriche. « Les Autrichiens sont nos véritables ennemis, » dit-il dans son Testament politique. Il dépouille et démembre l’Autriche, mais au profit de la Prusse, et jusqu’au point où il y a profit pour la Prusse, car, s’il pense que tel jour l’opération cessera de rapporter, comme la guerre de Silésie, lorsqu’il tient la Silésie, ce jour-là il arrête les frais, et offre la paix à Marie-Thérèse. Des trois grandes puissances européennes avec lesquelles il fait successivement alliance, il y en a deux, la France et la Russie, en qui l’Allemagne voyait ses ennemies héréditaires, et quand, après le renversement des alliances il va faire la guerre à la France. « Je ne me croyais pas si bon Allemand, » s’écriera-t-il. N’est-ce pas lui, enfin, qui offre un jour à la Russie une terre allemande, la Prusse orientale, pour compenser l’achat éventuel de la Saxe, qui invite Louis XV à occuper le Hanovre en 1755 ; et qui, deux fois en cinq années, appelle des armées françaises dans l’empire d’Allemagne ?

Ce qui est vrai, c’est qu’en élevant la Prusse pendant que s’écroulait pierre à pierre le vieil Empire romain, Frédéric travaillait inconsciemment pour l’avenir et la reconstruction de l’Allemagne. Le contrepoids qu’à la fin de la guerre de Trente ans, l’Autriche ne rencontrait qu’à l’étranger, — l’étranger, c’était la France, — voici qu’elle le trouve au sein de l’Empire, et qu’à la place de cette foule inerte de petits États soutenus par l’étranger, se dresse devant l’Autriche une puissance assez forte pour lui résister, pour la vaincre, et pour refondre un jour l’Empire sur des bases nouvelles. Le Grand Frédéric, dit M. Sorel, a ouvert et tracé de ses mains « toutes les avenues de la Prusse ; » il a bien un peu marqué aussi celles de l’Allemagne. L’Allemagne, après lui, marche dans une direction nouvelle, et ce n’est qu’à Sadowa, — il faut, hélas ! ajouter : à Sedan, — que se dénouera la pièce dont le premier acte s’est joué à Mollwilz,


VI

Vingt ans après la mort du Grand Frédéric, le royaume de Prusse s’effondrait soudain dans l’une des plus effroyables catastrophes des temps modernes : aux yeux des contemporains inconsciens de l’avenir, voilà quel était le résultat de cette politique prussienne de la conquête nécessaire. C’est à la mémoire du roi philosophe que les patriotes allemands s’en prirent alors de leurs espoirs déçus, des désastres de l’Allemagne ; c’est à sa gloire même qu’Ernest-Maurice Arndt vint jeter l’anathème : « La face de Dieu, » dit-il, « s’est détournée de lui, et il a été aveuglé, et il a méconnu la foi de son peuple..., son nom a été fatal à l’Allemagne, et sa mémoire fait le deuil de la patrie. »

Deux causes ont mené la Prusse, après tant de prospérités, à ce douloureux désastre de l’année 1806 : l’accroissement trop prompt et l’épuisement intérieur. La Prusse n’est pas viable, pensait le Grand Frédéric à son avènement, et là-dessus il prit la Silésie. Or il se trouva qu’accrue de la Silésie, accrue bientôt des provinces polonaises, la Prusse ne l’était guère davantage, car, à bien voir les choses, la Prusse n’est viable que dans sa constitution actuelle, à la tête de l’Empire et propriétaire de la moitié de l’Allemagne. D’autre part, il y a dans le gouvernement intérieur de l’État un corollaire inévitable au régime de conquête qui représentait à la fois pour Frédéric le bien suprême de la Prusse et le devoir suprême du serviteur de la Prusse ; c’est l’exploitation de toutes les forces vives du pays au profit exclusif de cette « industrie nationale ; » qui est la guerre, de là, dans le royaume de Frédéric, ces impôts écrasans, levés par une « régie » française et détestée, la bourgeoisie industrieuse épuisée par les excès du fisc, les paysans disparaissant peu à peu d’une terre qui semblait dévorer ses enfans, l’administration inerte et mécanique, l’État seul debout dans la société comme le souverain seul maître dans l’État ; bref, la crise inévitable au premier choc après la mort de Frédéric le Grand. Mais la régénération devait bientôt sortir de cette décadence ; et si, malgré Napoléon, l’on vit se relever « cette monarchie qui était devenue un argument contre la Providence, » comme disait alors J. de Maistre, si les conquêtes du Grand Frédéric ont survécu au Grand Frédéric, c’est justement à sa gloire, à l’éclat et à la grandeur de son nom que la Prusse alors le dut. C’est sa gloire qui a sauvé son œuvre et ressuscité la Prusse, comme c’est elle qui a préparé les voies à la nouvelle Allemagne.

Le Grand Frédéric a laissé plus encore à la Prusse, et à ses successeurs au trône de Prusse, que son œuvre et sa gloire ; il leur a laissé son exemple de souverain et, pour reprendre son mot en l’expliquant, de serviteur de l’État ; le mot ici importe peu et la chose même vaut mieux que le mot. « Servir l’Etat, » ce n’est qu’une formule, une formule qui ne vaut que par ce que le souverain veut y mettre, puisqu’il reste juge après tout de placer l’intérêt de l’État où il l’entend, et de servir l’État à sa guise. Qu’est-ce que Frédéric, en réalité ? Frédéric est un créateur et un propriétaire d’État. Cette Prusse, qu’un siècle avant son avènement, personne ne connaissait dans le chaos politique qu’était alors l’Allemagne du Nord, est l’œuvre personnelle et successive de trois souverains qui ont assemblé territoires et populations pour bâtir un édifice d’État, créant une armée, un trésor, colonisant le sol et composant la race. Frédéric a reçu cet État de ses pères en héritage ; lui-même il l’a agrandi, fortifié, il en a « continué la création. » C’est sa propriété héréditaire et privée, car ses prédécesseurs et lui l’ont fait de rien, et sur cet État il a par définition les pouvoirs pleins d’un propriétaire sur sa chose, l’autorité suprême, le droit d’user et le droit d’abuser. Voyez, par exemple, le Grand Frédéric au printemps de 1745, à l’un des pires momens de la seconde guerre de Silésie, lorsque, chassé de la Bohême et menacé jusque dans ses États par les armées autrichiennes, il veut « risquer le tout pour le tout. » Podewils s’efforçant de le détourner d’un coup de désespoir, il répond : « J’aime mieux périr avec honneur que d’être perdu toute ma vie de gloire et de réputation... Mon parti est pris. Vous pensez en fort honnête homme et, si j’étais Podewils, je serais dans les mêmes sentimens ; mais j’ai passé le Rubicon, et je veux soutenir ma puissance, ou je veux que tout périsse et que jusqu’au nom prussien soit enseveli avec moi ! « Peut-on concevoir entre un État et son souverain une identification plus complète ? et connaît-on dans l’histoire un roi de qui le mot fameux prêté à Louis XIV, « l’État c’est moi, » — celui que les historiens allemands aiment à rapprocher du mot de Frédéric sur le « serviteur de l’État, » pour lui faire opposition, — ait été plus vrai, plus rigoureusement vrai, ajoutons plus grandement vrai, que de celui dont Mme de Staël dit un jour, en un étrange et beau raccourci, qu’il était « toute la Prusse ? »

C’est justement à ce qu’il était « toute la Prusse » que le Grand Frédéric a dû de pouvoir jouer avec tant de gloire et de succès son rôle sur la scène politique. Seul de son temps, en face de la vieille Europe plus que jamais divisée, démembrée, épuisée par les dissensions, Frédéric est le souverain absolu d’un État jeune et vigoureux ; point de parlement en Prusse, point de faction, point d’opinion même, rien qui puisse entraver l’action du prince, et le prince a une armée solide, prête à marcher, un trésor limité mais liquide, il a le génie, et la volonté de manifester ce génie. Et, si la Prusse est toute en lui, lui, en revanche, est tout en la Prusse. Maître ou serviteur, — serviteur de l’Etat parce que maître de l’Etat, — il a émerveillé le monde par sa vigilance et son énergie dans l’accomplissement de « ses devoirs » de roi, par la sévérité de ses mœurs journalières, par l’indomptable fermeté de sa résistance à l’heure des revers, par l’inlassable énergie de ce labeur quotidien, à Potsdam, où, chaque matin, cinq ou six heures durant, et pendant quarante-six ans de règne, il apporte une justesse de coup d’œil, une minutie de détail, une force de jugement qui font l’admiration de tous ceux qui l’approchent. Au service de la Prusse il a voué sa vie, non seulement parce que la Prusse est sa chose et son orgueil, mais parce qu’il a foi en elle comme en lui-même, et la grandeur grave de son dévouement à l’Etat s’éclaire étrangement parfois, dans sa Correspondance politique, à la lueur de telle ou telle ligne, où, prévoyant, par exemple, qu’il pourrait être fait prisonnier par l’ennemi, il fait défense à qui que ce soit de lui obéir alors, en disant : « Je ne suis roi que quand je suis libre ; » de tel ou tel mot ému, vibrant, qui parfois tombe de sa plume et dont l’accent ne saurait tromper, celui-ci par exemple : « Il n’est pas nécessaire que je vive, mais bien que je fasse mon devoir. » Peu de souverains ont été plus grands que lui comme souverains ; c’est comme homme que nous l’étudierons bientôt dans un prochain article.


LOUIS PAUL-DUBOIS.

  1. Cette magnifique publication, préparée sous les auspices de l’Académie royale de Berlin, est digne en tout point de son sujet comme de la savante compagnie à qui elle doit la naissance. La seule chose qu’il soit permis de regretter, c’est de ne pas trouver à sa date dans la Correspondance politique l’écrit à coup sûr le plus intéressant qui soit sorti de la plume du grand Frédéric, son testament politique du 27 août 1752, dont quelques trop courts extraits ont été publiés, et dont l’original est conservé aux Archives de la Maison royale de Prusse où la communication en est aujourd’hui strictement interdite.
  2. A. de Vigny, Servitude et Grandeur militaires.