Frédérick Lemaître (Th. Gautier, 1855)

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Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 278-280).
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FRÉDÉRICK LEMAÎTRE


NÉE EN 1801. — MORTE EN 1849




Depuis bien des années, pour notre part, nous n’avons jamais manqué une des créations de Frédérick Lemaître, et nous le connaissons dans tous ses aspects : c’est toujours un noble et beau spectacle que de voir ce grand acteur, le seul qui chez nous rappelle Garrick, Kemble, Macready, et surtout Kean, faire trembler de son vaste souffle shakspearien les frêles portants des coulisses des scènes du boulevard.

Qu’importe le tréteau à l’inspiration ! Frédérick n’a-t-il pas fait s’entasser tout ce que Paris avait de plus aristocratique et de plus élégant dans ce bouge étroit des Folies-Dramatiques, où Robert Macaire se réveillait le lendemain de l’exécution, éclairé et rajeuni par la guillotine, dédaigneux désormais de faire « suer le chêne sur le trimar » comme un vulgaire escarpe, et comprenant que M. Gogo était une moins compromettante victime que ce bon M. Germeuil à la culotte beurre frais ? — On aurait été l’entendre sous les toiles d’une baraque foraine, devant une rangée de chandelles non mouchées, entre quatre lampions fumeux.

Il est singulier qu’un acteur de ce génie n’ait pas tout d’abord fait partie de la Comédie-Française. — Balzac, il est vrai n’était pas de l’Académie. — Ces talents excessifs effrayent toujours un peu les corps constitués. — Cela a nui à la Comédie-Française, non à Frédérick, que les poëtes et les habiles ont accompagné dans sa carrière nomade. À la Porte-Saint-Martin, il a trouvé Richard d’Arlington, Gennaro, Don César de Bazan ; à la Renaissance, Ruy Blas ; aux Variétés, Kean ; à la Gaîté, Paillasse, sans compter cent drames qu’il a fait vivre de sa vie puissante et qui semblaient des chefs-d’œuvre lorsqu’il les jouait.

Frédérick a ce privilége d’être terrible ou comique, élégant et trivial, féroce et tendre, de pouvoir descendre jusqu’à la farce et monter jusqu’à la poésie la plus sublime comme tous les acteurs complets ; ainsi il peut lancer l’imprécation de Ruy Blas dans le conseil des ministres et débiter le pallas de paillasse dans une place de village. Richard d’Arlington, il jette sa femme par la fenêtre avec la même aisance qu’il cuisine la soupe aux choux du saltimbanque et porte son fils en équilibre sur le bout de son nez. Il dit : « En avant la musique ! » aussi bien que


Je le tiens écumant sous mon talon de fer.


ou


Je crois que vous venez d’insulter votre reine.


Dans Robert Macaire, ce Méphislophélès du bagne, bien plus spirituel que l’autre, il a élevé le sarcasme à la trentième puissance et trouvé des inflexions de voix inouïes et des gestes d’une éloquence incroyable.

Il a été plus beau que jamais dans Paillasse.

(La Presse, 14 janvier 1855.)