Fragment (Hugo)

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FRAGMENT.[1]

Canaris ! Canaris ! nous t’avons oublié !
Lorsque sur un héros le temps s’est replié,
Quand le comédien a fait pleurer ou rire,
Et qu’il a dit le mot que Dieu lui donne à dire,
Quand, venus au hasard des révolutions,
Les grands hommes ont fait leurs grandes actions,
Qu’ils ont jeté leur lustre, étincelant ou sombre,
Et qu’ils sont pas à pas redescendus dans l’ombre,
Leur nom s’éteint aussi. Tout est vain ! tout est vain !
Et jusqu’à ce qu’un jour le poète divin
Qui peut créer un monde avec une parole,
Les prenne, et leur rallume au front une auréole,
Nul ne se souvient d’eux, et la foule aux cent voix,
Qui, rien qu’en les voyant, hurlait d’aise autrefois,
Hélas ! si par hasard devant elle on les nomme,
Interroge et s’étonne et dit : Quel est cet homme ?

Nous t’avons oublié. Ta gloire est dans la nuit.
Nous faisons bien encor toujours beaucoup de bruit,
Mais plus de cris d’amour, plus de chants, plus de culte,
Plus d’acclamations pour toi dans ce tumulte !
Le bourgeois ne sait plus épeler ton grand nom.
Soleil qui t’es couché, tu n’as plus de Memnon.
Nous avons un instant crié : — « La Grèce ! Athènes !
Sparte ! Léonidas ! Botzaris ! Démosthènes !
Canaris, demi-dieu de gloire rayonnant !… » —
Puis, l’entr’acte est venu, c’est bien, et maintenant
Dans notre esprit, si plein de ton apothéose,
Nous avons tout rayé pour écrire autre chose !
Adieu les héros grecs ! leurs lauriers sont fanés.
Vers d’autres orients nos regards sont tournés.
On n’entend plus sonner ta gloire sur l’enclume
De la presse, géant par qui tout feu s’allume,
Prodigieux cyclope, à la tonnante voix,
À qui plus d’un Ulysse a crevé l’œil parfois.
Oh ! la presse ! ouvrier qui chaque jour s’éveille,
Et qui défait souvent ce qu’il a fait la veille ;
Mais qui forge du moins, de son bras souverain,
À toute chose juste une armure d’airain !

Nous t’avons oublié !

Nous t’avons oublié ! Mais à toi, que t’importe ?
Il te reste, ô marin, la vague qui t’emporte,
Ton navire, un bon vent toujours prêt à souffler,
Et l’étoile du soir qui te regarde aller.
Il te reste l’espoir, le hasard, l’aventure.

Le voyage à travers une belle nature,
L’éternel changement de choses et de lieux,
La joyeuse arrivée et le départ joyeux,
L’orgueil qu’un homme libre a de se sentir vivre
Dans un brick fin voilier et bien doublé de cuivre,
Soit qu’il ait à franchir un détroit sinueux,
Soit que, par un beau temps, l’océan monstrueux
Qui brise, quand il veut, les rocs et les murailles,
Le berce mollement sur ses larges écailles,
Soit que l’orage noir, envolé dans les airs,
Le batte à coups pressés de son aile d’éclairs !

Mais il te reste, ô Grec, ton ciel bleu, ta mer bleue,
Tes grands aigles qui font d’un coup d’aile une lieue,
Ton soleil toujours pur dans toutes les saisons,
La sereine beauté des tièdes horisons,
Ta langue harmonieuse, ineffable, amollie,
Que le temps a mêlée aux langues d’Italie,
Comme aux flots de Baia la vague de Samos ;
Langue d’Homère où Dante a jeté quelques mots !
Il te reste, trésor du grand homme candide,
Ton long fusil sculpté, ton yatagan splendide,
Tes larges caleçons de toile, tes caftans
De velours rouge et d’or, aux coudes éclatans !
Quand ton navire fuit sur les eaux écumeuses,
Fier de ne côtoyer que des rives fameuses,
Il te reste, ô mon Grec, la douceur d’entrevoir
Tantôt un fronton blanc dans les brumes du soir,
Tantôt, sur le sentier qui près des mers chemine,
Une femme de Thèbe ou bien de Salamine,

Paysanne à l’œil fier, qui va vendre ses blés,
Et pique gravement deux grands bœufs accouplés,
Assise sur un char d’homérique origine
Comme l’antique Isis des bas-reliefs d’Égine !


Victor Hugo.
  1. Nous sommes heureux de pouvoir donner à nos lecteurs ces beaux vers que nous devons à une indiscrétion d’ami ; nous connaissons trop l’intérêt que M. Victor Hugo porte à notre Revue, pour craindre qu’il nous sache mauvais gré de les publier.