Fragment d’histoire future/02

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V. Giard & E. Brière (p. 9-13).

II

LA CATASTROPHE


À plusieurs reprises déjà, le soleil avait donné des signes manifestes d’affaiblissement. D’année en année, ses taches multipliées s’agrandissaient, sa chaleur diminuait sensiblement. On se perdait en conjectures : son combustible lui faisait-il défaut ? venait-il de traverser, dans son exode à travers les espaces, une région exceptionnellement froide ? On l’ignorait. Quoi qu’il en soit, le public s’inquiétait peu de la chose, comme de tout ce qui est graduel et non subit. L’anémie solaire, qui rendit, d’ailleurs, quelque vie à l’astronomie délaissée, était devenue seulement le thème de plusieurs articles de revue assez piquants. En général, les savants, dans leurs cabinets bien chauffés, affectaient de ne pas croire à l’abaissement de la température, et, malgré les indications formelles des thermomètres, ils répétaient sans cesse que le dogme de l’évolution lente et de la conservation de l’énergie, combiné avec l’hypothèse classique de la nébuleuse, défendait d’admettre un refroidissement de la masse du soleil assez rapide pour se faire sentir pendant la courte durée d’un siècle, à plus forte raison d’un lustre ou d’une année. Quelques dissidents de tempérament hérétique et pessimiste faisaient remarquer, il est vrai, qu’à diverses époques, si l’on en croyait les astronomes du haut passé, certaines étoiles s’étaient graduellement éteintes dans le ciel, ou avaient passé du plus vif éclat à l’obscurité presque complète pendant le cours d’une année à peine. Ils concluaient de là que le cas de notre soleil n’avait rien d’exceptionnel, que la théorie de l’évolution tardigrade n’était peut-être pas universellement applicable, et que, parfois, comme l’avait hasardé, dans les temps fabuleux, un vieux visionnaire mystique appelé Cuvier, il s’accomplissait de vraies révolutions dans le ciel comme sur la terre. Mais la science orthodoxe luttait avec indignation contre ces hardiesses.

Cependant l’hiver de 2489 fut si désastreux qu’il fallut bien prendre au sérieux les menaces des alarmistes. On en vint à redouter d’instant en instant l’apoplexie solaire. C’était là le titre d’une brochure à sensation qui eut vingt mille éditions. On attendait avec anxiété le retour du printemps.

Le printemps revint enfin et l’astre-roi reparut, mais combien découronné et méconnaissable ! Il était tout rouge. Les prés n’étaient plus verts, le ciel n’était plus bleu, les Chinois n’étaient plus jaunes, tout avait changé tout à coup de couleur, comme dans une féerie. Puis, par degrés, de rouge qu’il était, il devint orangé ; l’on eût dit alors une pomme d’or dans le ciel ; et, pendant quelques années, on le vit passer, ainsi que la nature entière, à travers mille nuances magnifiques ou terribles, de l’orangé au jaune, du jaune au vert et du vert enfin à l’indigo et au bleu pâle. Les météorologistes se rappelèrent alors que, en l’an 1883, le 2 septembre, le soleil avait été vu tout le long du jour, à Venezuela, bleu comme la lune. Autant de couleurs, autant de décors nouveaux de l’univers protéiforme qui émerveillaient le regard effrayé, qui ravivaient, ramenaient à son acuité primitive l’impression toute rajeunie des beautés naturelles, et remuaient étrangement le fond des âmes en renouvelant la face des choses.

En même temps, les désastres se succèdent. Toute la population de la Norwège, de la Russie du Nord, de la Sibérie, périt congelée en une nuit ; la zone tempérée est décimée, et ce qui reste de ses habitants, fuyant l’amoncellement des neiges et des glaces, émigre par centaines de millions vers les tropiques, encombrant les trains qui s’essoufflent, et dont plusieurs, rencontrés par des ouragans de neige, disparaissent à jamais. Le télégraphe apprend coup sur coup à la capitale, tantôt que l’on n’a plus de nouvelles des trains immenses engagés dans les tunnels sous-pyrénéens, sous-alpestres, sous-caucasiens, sous-himalayens, où des avalanches énormes les ont enfermés, obstruant simultanément les deux issues ; tantôt que quelques-uns des plus grands fleuves du monde, le Rhin, par exemple, et le Danube, ont cessé de couler, congelés jusqu’au fond, d’où résulte une sécheresse suivie d’une famine sans nom qui force des milliers de mères à manger leurs enfants. De temps à autre un pays, un continent interrompt tout à coup ses communications à l’agence centrale ; c’est que tout un réseau télégraphique est sous la neige, d’où émergent seulement ça et là, de distance en distance, les pointes inégales de ses poteaux portant leur petit godet. De cet immense filet électrique à la trame serrée qui enveloppait le globe entier, comme de cette prodigieuse cotte de maille que le système achevé des voies ferrées faisait à la terre, il ne reste plus que des tronçons épars, pareils aux débris de la grande armée de Napoléon pendant la retraite de Russie.

Cependant les glaciers des Alpes, des Andes, de toutes les montagnes du monde, vaincus du soleil, qui avaient été depuis des milliers de siècles refoulés dans leurs derniers retranchements, dans les gorges abruptes et les hautes vallées, ont repris leur marche conquérante. Tous les glaciers morts depuis des âges géologiques revivent agrandis. De toutes les vallées alpestres ou pyrénéennes, vertes naguère et peuplées de villes d’eaux délicieuses, on voit déboucher ces hordes blanches, ces laves glacées, avec leur moraine frontale qui s’avance en se déployant dans les vastes plaines, falaise mouvante faite de rochers et de locomotives renversées, de débris de ponts, de gares, d’hôtels, de monuments charriés pêle-mêle, bric-à-brac monstrueux et navrant dont l’invasion triomphante se pare comme d’un butin. Lentement, pas à pas, malgré quelques passagères intermittences de lumière et de chaleur, malgré des jours parfois brûlants qui attestent les convulsions suprêmes du soleil luttant contre la mort et ranimant dans les âmes l’espoir trompeur ; à travers et moyennant ces péripéties mêmes, les pâles envahisseurs font leur chemin. Ils reprennent, ils recouvrent un à un tous leurs anciens domaines de la période glaciaire ; et, retrouvant en route quelque gigantesque bloc erratique qui, à cent lieues des monts, près de quelque cité fameuse, gisait seul et morne, témoin mystérieux des grandes catastrophes d’autrefois, ils le soulèvent et l’emportent en le berçant sur leurs flots durs, comme une armée en marche reprend et arbore ses vieux drapeaux poudreux retrouvés dans les temples ennemis.

Mais qu’était la période glaciaire comparée à cette nouvelle crise du globe et du ciel ? Quelqu’affaiblissement sans doute, quelque Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/15 Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/16