Fragment de justification

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Œuvres de CondorcetDidotTome 1 (p. 574-605).

FRAGMENT DE JUSTIFICATION[1].


(Juillet 1793.)


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Comme j’ignore si je survivrai à la crise actuelle, je crois devoir à ma femme, à ma fille, à mes amis, qui pourraient être victimes des calomnies répandues contre ma mémoire, une exposition simple de mes principes et de ma conduite pendant la révolution. Elle peut avoir un autre avantage, celui d’empêcher que l’exemple des injustices que j’ai essuyées, ne décourage quelques amis de la liberté ; celui d’une justice même tardive peut les aider à s’élever comme moi au-dessus de l’opinion des contemporains.

Persuadé depuis longtemps que l’espèce humaine est indéfiniment perfectible, et que ce perfectionnement, suite nécessaire de l’état actuel des connaissances et des sociétés, ne peut être arrêté que par des révolutions physiques dans le globe, je regardais le soin de hâter ces progrès comme une des plus douces occupations, comme un des premiers devoirs de l’homme qui a fortifié sa raison par l’étude et par la méditation.

Je croyais qu’une constitution, où toutes les lois, préparées par un petit nombre d’hommes choisis par tous les citoyens, seraient présentées ensuite à leur acceptation, où l’action du gouvernement, réduite à une grande simplicité, se bornerait à quel-quel quel-ques soins économiques très-peu étendus, était le terme vers lequel devaient tendre toutes les institutions politiques, et qu’on pouvait s’en rapprocher avec d’autant plus de rapidité, que la masse entière des peuples serait plus éclairée. Je pensais que toutes les lois devaient être des conséquences évidentes du droit naturel, de manière qu’il ne restât à l’opinion ou à la volonté du rédacteur qu’à déterminer des dispositions de pure combinaison ou de forme, dans lesquelles même ce qu’elles présentent d’arbitraire devait successivement disparaître

Je croyais en même temps que le moyen de s’approcher sûrement et promptement de ce dernier terme, était de ne pas devancer de trop loin l’opinion commune ; de ne pas la heurter non plus, et lui rendre odieuses les institutions utiles qu’elle eût sollicitées au bout de quelque temps, si on lui eût laissé le temps de se former.

Au moment de la révolution, l’égalité absolue entre les citoyens, l’unité du corps législatif, la nécessité de soumettre une constitution à l’acceptation immédiate du peuple, la nécessité d’établir des assemblées périodiques qui pussent changer cette constitution, et de donner aussi au peuple un moyen de faire convoquer ces assemblées lorsqu’il croirait sa liberté menacée ou ses droits violés par les pouvoirs existants, me parurent devoir être la base de la nouvelle organisation sociale.

L’idée surtout d’organiser un moyen pour le peuple d’exprimer son vœu sur la nécessité d’une réforme quelconque, tel que jamais une insurrection ne fût nécessaire, me paraissait aussi utile qu’elle était en quelque sorte nouvelle, du moins pour le très-grand nombre.

Ce sont principalement ces vérités que j’ai cherché à répandre par un assez grand nombre d’ouvrages.

L’Assemblée constituante se hâta d’établir une royauté héréditaire, un roi inviolable et même sacré, un veto royal, et elle fit dépendre le droit de cité et les autres droits politiques de la quotité des impositions.

J’étais représentant de la commune de Paris, lorsque cette dernière loi fut décrétée, et l’adresse présentée au nom de cette commune, pour demander la réforme de cette loi, est mon ouvrage [2]. J’en montrais jusqu’à l’évidence les dangers et surtout l’absurdité. A l’époque de la révision, on détruisit seulement la loi du marc d’argent, que des caricatures avaient rendue ridicule ; mais on augmenta la taxe nécessaire pour être électeur. Je combattis cette disposition nouvelle ; je montrai que l’homme qui avait sur un territoire une habitation, soit en propriété, soit en location, dont il ne peut être arbitrairement renvoyé, devait y jouir du droit de cité. Ce principe ou l’équivalent a été consacré par la loi du 10 août 1791.

L’opinion générale ne permettait guère de s’élever avec utilité contre les diverses prérogatives royales, qui souillaient la pureté des principes constitution-constitution constitution-nels et contredisaient la déclaration des droits. Je me contentai de chercher et de proposer quelques moyens d’en diminuer les inconvénients. Par exemple, je développai l’opinion que le pouvoir exécutif devait être absolument dépendant du premier corps constituant, de celui dont le mode d’action n’aurait pas été réglé dans une convention antérieure, et qu’ainsi l’Assemblée constituante devait nommer le ministère.

Je proposai même la formation d’une liste d’éligibles, dans laquelle le roi serait forcé de choisir, ce qui affaiblissait le danger des mauvais choix.

J’avais rempli avec exactitude les fonctions de représentant de la commune, et j’y étais regardé comme un des amis de la liberté. Je n’avais essuyé que deux reproches (je ne parle point ici de ceux des aristocrates) : l’un d’avoir écrit contre le pacte de famille, et d’avoir par là voulu brouiller la France et l’Espagne. J’avais dit seulement que l’alliance avec l’Espagne devait être conservée si elle était utile, mais qu’il fallait l’appuyer sur des bases qui ne fussent pas une violation perpétuelle du droit des peuples, et j’avais tellement raison que, d’après la lettre du pacte de famille, c’est aujourd’hui au roi et aux princes émigrés que l’Espagne doit des secours. Le second reproche était d’avoir combattu la création des assignats. Je ne sais par quelle raison les hommes qui dominaient alors la portion la plus populaire de l’Assemblée constituante, avaient fait d’une affaire de finance une question patriotique, ni comment ils avaient persuadé qu’on ne pouvait vendre les biens nationaux qu’en organisant le papier-monnaie d’une certaine manière. Une discussion sérieuse entre les hommes qui entendaient ces objets eût amené un bon système. En y faisant intervenir les mouvements populaires, on est parvenu à faire triompher son opinion, mais on s’est mis dans la nécessité d’agir au hasard. On a gâté ce que l’établissement d’un papier-monnaie, s’éteignant successivement par la vente des biens nationaux, avait de véritablement utile. On a retardé les rentrées des ventes au lieu de les accélérer.

Ainsi, j’ai pu sans doute me tromper dans quelques parties de mon opinion ; mais elle avait pour objet de faciliter la vente des biens nationaux, et surtout d’en accélérer les rentrées. Ainsi, en m’élevant contre l’opinion populaire du moment, je défendais encore la cause du peuple.

On organisa la Trésorerie nationale ; on me proposa d’y occuper une place. J’avais publié un ouvrage destiné à prouver que ces places devaient être conférées par une élection populaire, et comme l’Assemblée nationale seule pouvait être alors un corps électoral, agissant au nom des quatre-vingt-trois départements, je désirais qu’elle fut chargée de l’élection. Elle avait préféré donner la nomination au roi. Ceux qui avaient le désir de me voir un des six commissaires suivaient, les uns, leur projet alors très-patriotique de commencer enfin à faire donner les places à des amis de la liberté ; les autres me croyaient propre à défendre le trésor public contre les ministres. Je n’ai point trompé cette der-der der-nière espérance, et je suis parvenu, non sans quelque peine, à faire insérer dans le plan d’organisation un article qui aurait prévenu l’abus que les ministres pouvaient faire des fonds de leur département.

Il avait été impossible de faire une révolution par un mouvement général de la masse du peuple, et d’établir la liberté et l’égalité d’une manière même imparfaite, sans que les opinions populaires fussent discutées par le peuple même. Il devait en résulter des semences de désorganisation et un moyen facile pour des intrigants d’acquérir la puissance, en flattant la partie ignorante du peuple par l’exagération de ces principes. Il se forma donc un parti désorganisateur. D’un autre côté, les nobles, les riches, qui s’étaient d’abord unis au peuple de bonne foi, se voyaient avec peine confondus avec lui, étaient inquiets de ces mouvements. Ils devaient chercher à rétablir le règne de la loi, et il devait se former parmi eux un parti d’hommes qui, sous l’apparence du zèle pour la paix, pour le maintien de l’ordre, cherchaient à détruire l’esprit public dans le peuple, et à le tenir, au nom de la loi, dans la dépendance de ceux à qui les autorités nouvellement établies devaient être confiées. Il se forma donc un parti d’hypocrites de modération et de sagesse. Tout homme qui n’était pas sans lumières et dont le patriotisme était sincère, devait haïr également ces deux systèmes et se séparer de ces deux partis. C’est ce que je fis : je me séparai des Jacobins, lorsque je les vis les instruments de quelques factieux ; je cessai d’avoir des liaisons relatives aux affaires publiques avec ce qu’on appelait la minorité de la noblesse, et je devins l’objet de leur haine commune.

Telle était ma position vers le mois de mai 1791. Je m’aperçus alors, et je n’étais pas le seul, qu’au milieu des querelles de ces deux factions, il se tramait un complot contre la liberté. Quel était ce complot ? Je l’ignorais. Mais les factieux perdaient leur ascendant sur les Jacobins ; mais cette société renfermait un noyau vraiment précieux d’hommes dévoués à la liberté ; mais l’esprit qui l’animait était un esprit vraiment populaire : c’était là le parti du peuple, et je m’y réunis.

J’imaginai alors qu’il serait possible de former une association nombreuse de citoyens qui, convenant entre eux de ne jamais souffrir ni le rétablissement d’aucune distinction héréditaire quelconque, ni la moindre atteinte à l’unité du corps législatif, détruiraient les espérances de ceux qui désiraient ressusciter la noblesse, et de faire créer une seconde chambre : tandis que, d’un autre côté, les adhérents nombreux à ces principes calmeraient le peuple, qu’on agitait en lui inspirant la crainte de voir réaliser ces projets. M. l’abbé Sieyès approuva cette idée ; et comme alors quelques membres très-populaires de l’Assemblée constituante avaient le projet d’une division du corps législatif en deux sections, qui délibéreraient séparément, mais qui, en cas de contrariété d’opinion, se réuniraient pour délibérer et prononcer ensemble, il crut qu’il fallait ne pas confondre cette institution avec celles qui détruisaient l'unité, et il rédigea, d’après cette idée très-juste, la partie de la déclaration relative à cette unité. Les deux partis s’élevèrent contre lui avec une fureur égale, dont il était difficile de deviner la cause avant de savoir que leurs chefs s’étaient déjà secrètement coalisés, et n’attendaient qu’un événement pour déclarer cette réunion funeste à la liberté.

Le roi prit la fuite, et cette réconciliation qui, déclarée la veille [3], avait paru le fruit d’une intrigue, fut regardée comme un sacrifice fait au salut public.

La fuite du roi me parut avoir rompu tous les liens qui pouvaient unir encore la nation à Louis XVI, comme ceux de tous les individus, et je crus que le temps était venu où je pourrais, sans craindre de diviser les amis de la révolution, exposer dans toute leur étendue mes opinions sur la royauté. Je le fis dans un discours lu publiquement au Cercle social [4], et imprimé par ordre de cette société nombreuse.

Je réfutai les objections contre l’existence d’une grande république, qui se répétaient avec tant de complaisance dans toutes les monarchies. J’y montrai que toutes ces objections, tirant toute leur force, soit de l’ignorance des principes de l’ordre social, soit de l’inégalité entre les citoyens, soit de la difficulté de parler à la fois à une nation entière, ne pouvaient s’appliquer à un peuple où ces principes sont établis par une déclaration des droits ; où l’égalité est la première base de toutes les lois : où, par la découverte de l’imprimerie, on a un moyen sûr de parler à la fois aux hommes dispersés sur un territoire immense.

Dans un comité qui se tenait à la Trésorerie nationale, je proposai à des membres de l’Assemblée constituante de suspendre la liste civile [5]. Cette idée fut rejetée de manière à me prouver que déjà on avait pris son parti sur la conservation du trône, et qu’on ne voulait perdre aucun moyen de réussir.

On m’accusa d’ingratitude, comme s’il était permis de sacrifier ses devoirs de citoyen à des obligations particulières ; comme si, pour avoir reçu des places d’un roi fidèle à la loi, on était obligé de défendre la cause d’un roi parjure !

Ceux qui, dans l’Assemblée constituante, défendirent la cause de l’inviolabilité des rois et la nécessité de conserver en France la royauté, m’insultèrent personnellement dans leurs opinions, et trouvèrent excessivement ridicule qu’un géomètre de quarante-huit ans, qui avait cultivé les sciences politiques depuis vingt ans, et y avait appliqué le calcul, eût un avis sur les questions de ce genre.

M. de la Fayette se leva pour déclarer qu’il était de l’avis de l’un de ces discoureurs. J’étais son ami avant la révolution, je l’avais cru longtemps celui de la liberté ; mais je le voyais avec peine, depuis les premiers mois de 1790, se laisser diriger par des intrigants de toute espèce ; vouloir se mettre à la tête d’un parti en négociant avec tous les autres ; mener à la fois vingt projets différents ; vouloir, par la crainte de l’Assemblée, gouverner la cour qui le trompait ; se servir en même temps de l’influence secrète de la cour pour gouverner l’Assemblée ; et, par cette conduite incertaine, perdre sa réputation de probité, de dévouement à la cause du peuple, et se tromper lui-même en trompant les autres, parce que, conservant sa popularité apparente, il ne s’apercevait pas du changement de l’opinion publique. La Fayette faisait profession de haïr les rois, quinze jours avant de voter pour la restauration de Louis XVI. Je l’avais vu rire avec moi, et plus que moi, des plaisanteries de Thomas Payne sur le ridicule de la loyauté héréditaire. Sans doute, il pouvait croire nécessaire de la conserver encore en France : une erreur de bonne foi est toujours excusable ; mais devait-il faire insulter par des hommes qui lui appartenaient une opinion qui était aussi la sienne ? Pouvait-il devenir tout à coup le zélé partisan d’un roi, précisément parce que ce roi avait violé ses serments, et l’ayant par sa fuite exposé lui-même à la fureur populaire, l’avait forcé à recevoir le secours humiliant de ses ennemis déclarés ? Comment un républicain pouvait-il se mettre à la tête d’une persécution contre les républicains ? Je lui écrivis le 17 juillet 1791 : Depuis douze ans vous êtes compté parmi les défenseurs de la liberté ; si vous ne changez de conduite, encore quelques jours, et vous serez compté parmi ses oppresseurs. Le soir même, ma prophétie fut accomplie, et je ne l’ai pas revu depuis.

La place que j’avais à la Trésorerie nationale n’était pas soustraite à la dépendance du pouvoir exécutif, et la constitution n’assurait pas assez la liberté contre un roi et des ministres qui en étaient les ennemis, pour que l’on pût regarder la nouvelle Assemblée nationale comme une législature ordinaire. Je devais donc, en perdant l’espérance de servir mon pays dans une place d’administration, désirer de soutenir ailleurs la cause de la révolution, c’est-à-dire, celle d’une liberté réelle, celle de l’égalité.

Je fus nommé député à l’Assemblée législative [6], malgré les efforts du ministère et de la partie de l’Assemblée constituante qui lui était alors dévouée, malgré les libelles que la liste civile commandait contre moi, malgré la crainte qu’on cherchait à inspirer de prétendus projets d’établir une république et de détruire la constitution par une révolution nouvelle.

Je jurai de maintenir cette constitution de tout mon pouvoir, et j’ai été fidèle à mon serment ; car c’était la constitution telle que je l’entendais, et non la constitution interprétée suivant le système des ministres, que j’avais juré de maintenir.

Je n’avais pas non plus juré de la maintenir dans le cas où les événements indépendants de ma volonté rendraient cette constitution incompatible avec la liberté et le salut de l’empire. Je n’avais promis d’être fidèle au roi qu’autant que lui-même garderait ses serments, et que cette fidélité au premier magistrat ne serait pas en opposition avec celle que je devais à la nation. Autrement le serment eut été contradictoire.

Quel était donc ce serment ? C’était d’abord celui de ne proposer aucune loi, aucune mesure contraire à la constitution, prise dans le sens le plus favorable à la liberté. C’était ensuite de faire tous mes efforts pour prévenir les événements qui forceraient à s’en écarter ; d’en conserver au moins l’esprit lorsque l’observation littérale en serait devenue impossible.

Tel a été constamment le principe de ma conduite. Quel était le vice radical, essentiel de la constitution ? C’était la nécessité de la sanction royale pour les décrets du corps législatif qui prononçaient sur les mesures nécessaires de salut public, sur des questions qu’il fallait absolument résoudre. Quelle était la cause réelle de cette inquiétude générale, de ces troubles ou existant déjà, ou prêts à éclater dans un grand nombre de départements ? C’était la conviction intime que le roi était secrètement d’accord avec la noblesse émigrée ou intrigante, ou avec les prêtres fanatiques dont il s’obstinait à suivre la religion. Voilà ce que je voyais à l’ouverture de l’Assemblée législative, et je ne devais pas le dissimuler. C’est alors que je dis ce mot tant répété depuis : La France sera tranquille quand le roi et les ministres le voudront.

Le premier décret du corps législatif réglait le cérémonial à l’égard du roi [7]. Celui que proposa M. Couthon était conforme à l’esprit de la constitution, à la dignité des représentants d’un peuple libre. Si le ministère eût voulu réellement maintenir la constitution, si même il avait eu la plus faible idée d’un gouvernement populaire, le décret le servait mieux que la politique la plus adroite. En effet, le roi, en l’approuvant, aurait donné une sorte de gage de son adhésion aux principes de la liberté et d’une constitution représentative. On employa, au contraire, le mensonge et l’intrigue pour faire rapporter le décret dès le lendemain. Il en résultait deux conséquences évidentes : l’une, que l’Assemblée n’avait pas une majorité formée en faveur de la liberté ; l’autre, que le roi cherchait à l’influencer par la corruption et l’imposture.

On s’occupa ensuite des mesures à prendre contre les émigrés ; j’en proposai qui étaient compatibles avec la justice, et qui tendaient à convertir en simples voyageurs ceux qui n’avaient pas encore pris la résolution formelle de combattre leur patrie. Ce projet fut rejeté avec humeur après avoir été applaudi, et j’appris par là qu’il se formait dans l’Assemblée un parti populaire plus passionné qu’éclairé, qui servirait la liberté contre le roi, mais qui nuirait par son zèle au succès des moyens propres à la sauver.

On fit contre les émigrés un décret sévère et surtout mal combiné. Le roi refusa la sanction, et en donna les motifs par une proclamation injurieuse à l’Assemblée. Un décret relatif aux troubles religieux eut le même sort, et le refus de sanction fut provoqué par une adresse du directoire de Paris. Les dé-dé dé-putés commencèrent dès lors à s’apercevoir que les directoires de départements, que les tribunaux appuyaient assez généralement la cause du ministère dans cette guerre qu’il déclara au pouvoir législatif, et qu’ainsi il existait déjà deux conspirations de la cour contre la liberté : l’une, plus secrète, qui se tramait par les confidents du roi avec les princes émigrés et les puissances étrangères ; et l’autre, dirigée par la coalition de l’Assemblée constituante, et qui tendait à faire servir la constitution à l’accroissement du pouvoir royal et à la destruction de la liberté.

Ce fut à peu près vers ce temps que M. de Narbonne entra dans le ministère. Je le connaissais pour un homme d’esprit, et je ne croyais pas qu’il pût se résoudre à n’être que le complice des Duport, des De Lessart, des Bertrand, et l’instrument de la coalition. Je causai avec lui, et il me parut avoir des idées assez justes sur les véritables intérêts du roi, qui devait chercher à regagner la confiance du peuple et à gouverner conformément au vœu de la majorité de l’Assemblée.

Mais j’entendais qu’il fallait que cette majorité s’établît d’elle-même, qu’il fallait bien se garder de chercher à en former une par les clubs des Feuillants, par des intrigues de salon, encore moins par la liste civile. J’entendais qu’il fallait suivre, non l’exemple du ministère anglais depuis le règne de George II, mais celui du ministère anglais sous Guillaume III, parce que ce n’était pas à la majorité de l’Assemblée comme pouvoir qu’il fallait céder, dans un temps où le mouvement révolutionnaire durait encore, mais à la majorité de l’Assemblée comme interprète du vœu national.

Soit que M. de Narbonne ne fût pas de cet avis, soit qu’il n’eût pas dans le conseil assez d’influence pour suivre ce plan, il ne réussit qu’à obtenir pour ses vues une majorité chancelante, formée d’une portion du parti populaire et d’une portion du parti ministériel. Son projet principal était de disperser les émigrés et de détruire par là un des principaux sujets de défiance contre le ministère. Le roi et le conseil parurent approuver ce projet pendant quelque temps ; leur langage se rapprocha de celui des amis de la liberté. Le message au roi de M. de Vaublanc, la déclaration du 29 décembre que j’avais rédigée [8], et surtout le serment du 14 janvier, proposé par M. Guadet, avaient montré dans l’Assemblée une sorte d’unanimité, ou du moins une majorité assez forte pour en imposer aux ennemis de la nation.

Mais bientôt le conseil abandonna une marche qu’il avait paru suivre un moment, dans la crainte de se trop démasquer. Il obtint de la cour de Coblentz une fausse promesse de disperser les émigrés ; tout retomba dans la langueur, et l’on profita, pour renvoyer M. de Narbonne, d’un moment où il avait choqué une portion des patriotes de l’Assemblée.

Peu de jours auparavant, on avait fait venir de Vienne une longue dépêche, où Léopold avait l’air de n’avoir de mauvaises intentions pour la France qu’en haine des Jacobins ; où il assurait que le roi et la saine partie de la nation française étaient de son avis ; où les patriotes de l’Assemblée nationale et les citoyens attachés à la liberté étaient présentés comme une troupe de factieux. Cette identité parfaite entre l’opinion du cabinet de Vienne et les discours des partisans du ministère inquiétait d’autant plus, qu’il subsistait entre la Prusse et l’Autriche une alliance uniquement dirigée contre la liberté du peuple français, et que le ministère, par son obstination à maintenir le traité fait en 1748 avec la maison d’Autriche, par sa négligence à former une alliance avec la Prusse, dans un moment où elle était presque en état de guerre avec l’empereur, et à chercher, par le moyen de l’Angleterre, à rompre les premiers liens de ces deux puissances, montrait évidemment qu’il suivait dans les négociations un système contraire aux intérêts du peuple, mais favorable aux intérêts privés de la famille royale.

Le ministre des affaires étrangères fut décrété d’accusation ; le conseil, renouvelé en entier, fut formé d’hommes dont quelques-uns étaient amis de la liberté, et d’autres passaient pour l’être. L’empereur venait de mourir. Son successeur, pressé de s’expliquer sur ses intentions, répondit par des injures contre les Jacobins, annonça qu’il ne renoncerait pas à sa ligue offensive contre les droits du peuple français, et parla de griefs qui ne pouvaient se décider qu’après avoir essayé la force des armes. Le conseil fut alors d’avis de commencer la guerre. Le roi la proposa, et elle fut déclarée [9].

On en a fait aux patriotes des reproches sévères. Je répondrai, pour moi, que je ne désirais pas la guerre, que j’aurais voulu pouvoir l’éviter. Mais il était évident que le roi de Hongrie ne la différait que pour se donner le temps de faire ses préparatifs ; que, par la nature du gouvernement nouvellement établi, les nôtres seraient lents et faibles, tant que le peuple ne serait pas certain que toutes les trahisons ménagées dans nos troupes et dans nos villes éclateraient au moment où l’ennemi nous attaquerait avec toutes ses forces ; que, du moins, en nous déclarant sur-le-champ, si la mauvaise volonté de la cour nous empêchait d’avoir des avantages, et surtout de pouvoir protéger et décider l’insurrection des provinces belgiques, du moins elle ne nous empêcherait pas de nous mettre dans un état de défense imposante ; qu’enfin la cour ne pourrait ni achever aussi aisément de ruiner la nation par des simulacres de préparatifs, ni la trahir avec une impunité si entière.

L’événement a prouvé la justesse de ces idées ; car si la guerre n’eût pas été déclarée, l’ennemi n’en serait pas moins entré en France le 20 août, et alors il n’eût trouvé que des places sans défense, des armées nulles, et aurait encore décidé partout les trahisons que la cour avait su ménager en sa faveur.

C’est donc en détestant la guerre que j’ai voté pour la déclarer ; c’est parce qu’elle était le seul moyen de déjouer les complots d’une cour conspiratrice. Les patriotes qui auraient voulu qu’avant de combattre, on eût délivré la France d’un roi qui trahissait, ne voyaient pas que cette trahison ne frappait alors les regards que d’une très-faible portion des citoyens ; qu’en agissant d’après des soupçons qui ne pouvaient encore être appuyés sur des faits constants, on risquerait de perdre la cause de la liberté ; que l’Assemblée était bien loin d’avoir la conduite ferme, soutenue, qui aurait été nécessaire pour arrêter ou mettre au grand jour les complots de la cour.

S’il y avait eu dans l’Assemblée une majorité constante en faveur des moyens d’assurer la liberté, de contenir les intrigants appelés constitutionnels, de mettre la France à l’abri des troubles domestiques et des attaques étrangères, alors sans doute il n’eût pas fallu déclarer la guerre.

D’ailleurs, on avait eu l’adresse d’engager le roi à la proposer comme cédant au vœu de son conseil. Refuser alors aurait été, dans la situation des esprits, détruire toute possibilité de préparatifs, comme tout moyen de prouver que le roi était secrètement d’accord avec les ennemis. En un mot, quoique l’Assemblée n’eût fait que demander des réponses positives à l’empereur Léopold et à son fils, on l’avait amenée au point de ne pouvoir voter pour la guerre sans être accusée de précipitation, de ne pouvoir la refuser sans compromettre la sûreté de l’État, tandis que le roi pouvait, suivant le succès, donner la déclaration de guerre comme une preuve de sa bonne foi, ou soutenir qu’il y avait été forcé par ses ministres.

La lettre que le roi avait écrite en nommant un nouveau ministère, annonçait qu’il l’avait choisi malgré lui et sans lui accorder sa confiance. Il était donc évident qu’on ne perdait pas à la cour l’espérance de trahir. Je crus alors, et je ne crus pas seul, qu’il fallait profiler de ce ministère pour faire passer quelques lois utiles, et propres à diminuer du moins les moyens de nuire que la constitution avait donnés au roi. On le pouvait en lui ôtant toute espèce d’influence sur le trésor public et sur la régie des postes ; on le pouvait en diminuant la liste civile que l’Assemblée constituante avait provisoirement établie, et que l’Assemblée actuelle avait, d’après la constitution actuelle, bien entendu, l’obligation et le droit de fixer. Il fut impossible d’obtenir une décision de l’Assemblée sur le premier objet, et sur le second, on se contenta d’un renvoi à la commission extraordinaire : de manière que la révolution du 10 août arriva sans que même cette question eût été portée à l’Assemblée.

Un ministre de la guerre vraiment patriote, instruit du mauvais état de nos forces, de l’esprit d’intrigue répandu dans nos armées ; du projet formé de les donner, sous le nom du roi, aux chefs de la coalition constituante ; des soins qu’on prenait depuis Strasbourg jusqu’à Lille, pour lier à la même faction les divers corps administratifs ; des efforts que l’on faisait à Paris pour réunir la bourgeoisie riche et une partie de la garde nationale, proposa de former en avant de Paris un camp de vingt mille gardes nationaux, destinés à la défense de l’intérieur si les ennemis y pénétraient ; à recevoir, pour les y former aux manœuvres militaires, les bataillons que les départements enverraient aux armées ; enfin à maintenir la tranquillité dans l’intérieur. Il fallait que ce projet fût bien bon ; car les conseillers secrets du roi, le parti de la coalition et les agitateurs du peuple, en un mot tous les ennemis de la patrie, se réunirent contre ce plan. Le roi rejeta le décret qu’il avait adopté, et le ministre fut renvoyé avec MM. Clavière et Roland. Leur récompense fut le nom des trois ministres patriotes, nom qui leur fut donné par le peuple comme par l’Assemblée, et qui leur est resté.

La coalition donna au roi un ministère de valets ; et il fut prouvé, pour tous les hommes un peu prévoyants, qu’il n’y avait plus de ressource que dans une révolution nouvelle, ou un mouvement qui forcerait le roi à changer de conduite et à laisser sans réserve les rênes du gouvernement à des ministres populaires.

Ce fut dans ces circonstances qu’arriva l’affaire du 20 juin. Les ministres de ce moment la regardèrent comme une excellente occasion de calomnier le peuple de Paris, de rendre les Jacobins odieux, de discréditer Pétion, de donner de la force à la conspiration des corps administratifs, et ils agirent en conséquence.

On m’a reproché beaucoup d’avoir été favorable aux Suisses de Châteauvieux, d’avoir voté pour l’amnistie d’Avignon, d’avoir parlé des événements du 20 juin dans le sens du peuple, d’avoir approuvé le maire de Paris. Mes motifs étaient bien simples : j’ai été d’avis d’admettre les Suisses de Châteauvieux à la séance de l’Assemblée, parce que, d’après la forme, les motifs réels et l’atroce sévérité de leur jugement, on pouvait, et par conséquent on devait regarder comme des hommes seulement séduits ceux qui n’avaient pas été condamnés à mort.

J’ai été d’avis de l’amnistie d’Avignon, parce que je croyais que les hommes qui avaient contribué à la mort de Lécuyer, et ceux qui l’avaient vengé avec tant de barbarie, devaient être traités de même ; parce que je regardais d’ailleurs les horreurs d’Avignon comme la suite de cette répugnance du ministère français à détruire le foyer de la contre-révolution qui se tramait dans les départements méridionaux.

Quant aux événements du 20 juin, accoutumé à regarder les rois comme des hommes, ne pouvant douter de la justice des soupçons et des mécontentements du peuple, certain des préparatifs qu’on avait faits contre cette troupe de citoyens mal armés et mêlés de femmes et d’enfants, il m’était impossible de voir dans cet événement autre chose que les effets naturels d’un rassemblement nombreux, formé d’hommes la plupart sans instruction, de mœurs grossières, habitués à des mouvements brusques, à des cris, à un langage énergique, mais où les expressions injurieuses et proscrites du langage épuré sont prodiguées même sans qu’on y attache leur sens réel.

La persécution contre le maire de Paris, qui avait épargné le sang des citoyens et prévenu, concurremment avec les membres de l’Assemblée, des désordres qui auraient pu se commettre au château ; les calomnies répandues avec affectation dans la France entière contre le peuple de Paris ; l’usage qu’on voulait faire de cette journée pour embarrasser dans une instruction criminelle les patriotes les plus éclairés ou les plus fermes, à l’aide de lenteurs et de faux témoins, de juges... , de faux complaisants, etc., etc., m’avaient indigné. Cependant, comme j’étais sur la liste, quoiqu’on sût parfaitement au château combien j’étais étranger à tous les événements de ce genre, je fis moins de bruit dans cette occasion que dans celle où l’on avait imaginé de diriger une autre de ces perfidies contre ceux de mes collègues dont j’avais alors à me plaindre.

L’opinion publique à laquelle la cour se soumettait, précisément au point nécessaire pour ne pas trop montrer sa trahison, la força de consentir à l’établissement d’un camp intermédiaire de gardes nationales. Mais si, d’un côté, elle rendit cette précaution presque inutile à la défense extérieure, à force de lenteurs et de fausses mesures, elle se prit elle-même dans le piège le plus dangereux. Les fédérés, au lieu d’être choisis, d’après le vœu réuni de l’Assemblée nationale et du roi, pour former un camp entre Paris et la frontière, furent envoyés d’abord à Paris sans réquisition légale. Le ministre écrivit aux administrateurs des départements pour arrêter leur marche, même par la force. Un décret de l’Assemblée prévint, étouffa ce germe de guerre civile : les fédérés se trouvaient nécessairement composés presque uniquement des amis les plus ardents de la liberté, des hommes les plus disposés aux mouvements populaires. Ils arrivèrent à Paris, moins occupés d’aller défendre les frontières que de rester pour surveiller les complots du château.

Tout annonçait une crise violente : le mot de déchéance du roi commençait à se montrer dans des adresses à l’Assemblée, et il était temps qu’elle prît des mesures efficaces, ou pour prévenir la révolution, ou pour la diriger si elle devenait inévitable.

Je crus qu’il serait possible de la prévenir en adoptant un plan qui consistait : 1° à faire une déclaration au roi, dans laquelle l’Assemblée l’avertirait que sa conduite annonçant une connivence coupable avec les émigrés et les rois ennemis de la France, il tombait dans le cas où la constitution avait prononcé l’abdication présumée. Cet avertissement solennel me paraissait exigé par toutes les convenances, et en même temps il était propre à fixer sur cette question l’attention du peuple, à lui montrer qu’il pouvait espérer de l’Assemblée nationale les moyens de sauver la patrie, et c’était alors le seul remède qui pût calmer les agitations. 2° Je proposais ensuite un certain nombre de décrets qui, s’ils avaient obtenu la sanction, auraient ôté au roi les moyens de nuire, auraient donné à l’Assemblée ceux, d’agir efficacement pour le salut public ; et en même temps, s’ils étaient rejetés, ce refus de sanction aurait prouvé d’une manière si évidente les intentions perverses de la cour, que l’Assemblée aurait pu compter sur l’assentiment général du peuple pour les mesures extraordinaires qu’elle aurait alors été forcée de prendre.

Par l’un de ces décrets, tous les dépositaires du trésor public étaient à la nomination d’électeurs populaires, et restituables par l’Assemblée nationale seule ; l’administration des postes était absolument soustraite à l’influence du ministère. Par un autre, l’Assemblée, dans le cas où elle aurait déclaré que la tranquillité publique était menacée, se serait trouvée investie du pouvoir de suspendre tous les fonctionnaires publics, même les ministres et les généraux ; de soumettre les classes d’hommes suspects à la déportation ou à la réclusion. Les corps administratifs auraient eu celui de s’assurer des personnes prévenues de conspiration contre l’État ; les décrets déclarés nécessaires à la sûreté publique devaient être acceptés ou rejetés dans un très-court intervalle ; quelques autres précautions étaient prises contre les ministres qui auraient osé conseiller des veto. Enfin on aurait préparé le peuple à l’idée de la nécessité d’une Convention nationale. Mais la lenteur des travaux dans un comité, et l’impossibilité où était un membre particulier de l’Assemblée de faire adopter un système de mesures, rendit impossible l’exécution de ces idées. Tout annonçait cependant une révolution, et le respect avec lequel le peuple s’était gaiement contenu dans les limites de l’étroite terrasse des Tuileries ; cette barrière de ruban, que personne n’osait violer ; celle inscription si énergique : On brise les fers d’un tyran, on respecte un simple ruban, tout montrait, à tout homme dont le royalisme ne fermait pas les yeux, que l’explosion serait terrible.

Je n’ai point à me reprocher de n’avoir pas averti, et à plusieurs reprises, et presque tous les jours, ceux qui ne partageaient pas mes opinions, que ces moyens étaient les seuls capables de prévenir un mouvement général, et qu’il fallait, ou enchaîner la cour et se montrer au peuple avec les moyens et la volonté de prévenir les trahisons du roi et des ministres, ou se résoudre à prononcer la suspension au milieu d’une insurrection générale.

J’avais donc fait tout ce qui était en moi pour maintenir la constitution ; il ne nous restait plus qu’à chercher les moyens de la respecter autant qu’il serait possible ; et surtout de n’usurper aucun pouvoir, lorsque la nécessité nous obligerait à sortir des limites de nos fonctions ordinaires. Le plan proposé par plusieurs membres de l’Assemblée, de se borner à la suspension du pouvoir royal, en invitant le peuple à former une Convention nationale, présentait le mode de formation de cette assemblée non comme une loi impérative, mais comme un conseil ; ce plan paraissait réunir la pluralité des suffrages dans le comité chargé de discuter ces objets. Mais un tel décret ne pouvait obtenir le suffrage de l’Assemblée. Le peuple doutait de l’Assemblée, et, malgré mes efforts, malgré ceux de plusieurs autres députés, elle ne faisait rien pour ramener la confiance. Aucune démarche ferme, aucune attaque directe, même contre des ministres au moins suspects, ne calmait le peuple en le rassurant. La manière dont la question qu’on appelait la déchéance du roi, était tantôt repoussée comme une absurdité, tantôt ajournée à un terme prochain, comme une question ordinaire, suiv-suiv suiv-vant l’esprit des députés qui remplissaient alors la salle, suivant l’influence que la force avec laquelle le peuple manifestait son vœu exerçait sur les députés faibles ou incertains ; rien de tout cela n’était propre à inspirer cette confiance en une volonté quelconque, condition nécessaire pour la tranquillité du peuple d’une grande ville. Le décret sur les déserteurs, le décret sur les représailles et quelques autres, honoraient de temps en temps l’Assemblée ; mais l’affaire du général La Fayette acheva de lui ôter la confiance du peuple. Un appel nominal parut prouver qu’il y avait quatre cent six partisans de la cour contre deux cent vingt-quatre amis de la liberté. Je dis qu’il parut prouver, parce que la discussion fut mauvaise et tronquée ; parce que l’on n’entendit parmi ceux qui défendaient le général que ses plats enthousiastes, et qu’il était difficile aux auditeurs de deviner qu’une très-grande partie de ceux qui adoptaient les conclusions de ces orateurs étaient très-éloignés d’en adopter les principes.

Le lendemain de cet appel nominal, la veille du jour pour lequel, si la déchéance du roi n’était pas prononcée, on annonçait d’avance une insurrection, il me fut enfin permis de présenter un rapport [10] où j’exposais les difficultés de la question que l’Assemblée s’était proposé de résoudre, et la nécessité d’une discussion étendue. Je présentai aussi une instruction aux citoyens sur l’exercice du droit de souveraineté [11], où j’exposais le droit qu’avait le peuple de demander une Convention nationale, et celui qu’avait l’Assemblée de la convoquer, par une simple invitation, sans en prescrire les formes, et en se bornant à les indiquer.

Ces mesures furent d’autant plus inutiles, que des déclamations de M. Vaublanc contre le peuple, et l’assertion également impolitique et fausse, que la demande de la déchéance était l’ouvrage d’une faction de sept à huit cents hommes, auraient déterminé le mouvement, s’il n’avait pas été résolu d’avance.

On sonne le tocsin. J’étais à Auteuil ; je me rendis à Paris. J’arrivai à l’Assemblée quelques moments avant le roi. Je la trouvai plus inquiète qu’effraye ; courageuse, mais sans dignité. Je n’étais point dans la confidence, et seulement un peu après la canonnade, un de mes amis vint me dire que l’Assemblée serait respectée.

La commission extraordinaire fut respectée. Elle rédigea très-promptement le décret portant la suspension du roi, la création d’un ministère provisoire élu par l’Assemblée, et la convocation d’une Convention nationale. Ses discussions précédentes l’y avaient préparée, et ce fut l’ouvrage d’une demi heure.

L’Assemblée décréta la suspension au milieu de cent mille hommes armés qui demandaient la déchéance. Ceux qui connaissaient mal l’esprit du peu-peu peu-ple crurent un moment que ces violences placeraient l’Assemblée entre le danger de lui désobéir et la honte de lui céder. Ils se trompaient : en une heure le peuple sentit les motifs de ses représentants, et vit qu’ils avaient fait tout ce que leur permettaient leurs pouvoirs, tout ce qu’exigeait le salut public.

J’exposai ces motifs dans deux adresses successives [12], qui furent répandues dans toute la France, et qui peut-être contribuèrent à la réunir autour de l’Assemblée nationale. J’y ai dit du moins la vérité, sans flatterie pour le peuple, et sans colère contre les traîtres et les tyrans.

On m’a reproché d’avoir donné ma voix à Danton pour être ministre de la justice. Voici mes raisons. Il fallait dans le ministère un homme qui eût la confiance de ce même peuple dont les agitations venaient de renverser le trône ; il fallait dans le ministère un homme qui, par son ascendant, pût contenir les instruments très-méprisables d’une révolution utile, glorieuse et nécessaire ; et il fallait que cet homme, par son talent pour la parole, par son esprit, par son caractère, n’avilit pas le ministère ni les membres de l’Assemblée nationale qui auraient à traiter avec lui. Danton seul avait ces qualités : je le choisis et je ne m’en repens point. Peut-être exagéra-t-il les maximes des constitutions populaires, dans le sens d’une trop grande déférence aux idées du peuple, d’un trop grand emploi dans les affaires, de ses mouvements et de ses opinions. Mais le prin-prin prin-cipe de n’agir qu’avec le peuple, et par lui, en le dirigeant, est le seul qui, dans un temps de révolution populaire, puisse sauver les lois ; et tous les partis qui se sépareront du peuple finiront par se perdre, et peut-être par le perdre avec eux. D’ailleurs Danton a cette qualité si précieuse que n’ont jamais les hommes ordinaires : il ne hait ou ne craint ni les lumières, ni les talents, ni la vertu.

Jl était nécessaire d’exposer au peuple français, comme aux nations étrangères, les motifs de la conduite de l’Assemblée nationale dans la journée du 10 août. L’exposition[13] qu’elle a publiée, l’adresse [14]qu’elle a faite quelques jours après, pour ajouter une nouvelle preuve à ces motifs, d’après les faits nouvellement découverts, ont été mon ouvrage, et j’y ai dit la vérité sans flatterie pour le peuple, sans ménagement, mais sans colère contre les traîtres et les tyrans.

Les massacres du 2 septembre, cet ouvrage de la férocité comme de la folie de quelques hommes, ont souillé cette révolution. Ils n’ont pas été l’ouvrage du peuple qui, ne se croyant ni la force, ni l’intérêt de les empêcher, en a détourné les yeux. C’est celui d’un petit nombre de factieux, qui ont eu l’art de paralyser la force publique et de tromper les citoyens et l’Assemblée nationale, dont les efforts ont été faibles et mal dirigés, parce qu’elle ignorait le véritable état des choses.

De là cette lutte entre l’Assemblée nationale et la commune de Paris, lutte facile à éviter en s’adressant aux sections qui ne partageaient point l’esprit violent et désorganisateur de cette commune ; en se servant delà commune elle-même, qui gémissait sous la tyrannie de quelques vils agitateurs.

Mais ces malheurs pouvaient répandre des soupçons odieux sur les principes des députés qui, zélés défenseurs des droits du peuple, avaient hautement approuvé la révolution nouvelle, et dont la résistance au parti de la cour en avait montré la nécessité et facilité les moyens. Heureusement pendant les massacres du 2 septembre on excitait contre ces mêmes députés la fureur du peuple ; on rédigeait contre eux, au nom de la commune, des mandats d’arrêt qu’on n’eut pas l’audace de signer. Le chef des calomniateurs et des assassins, l’infâme et insensé Marat, les dénonçait comme voulant relever le trône, aujourd’hui pour y placer Brunswick, demain pour y remettre Louis XVI. Une autre fois, il les accusait d’avoir fait déclarer la guerre pour donner le commandement à La Fayette, dont il savait cependant que ce général était dès lois l’ennemi déclaré.

J’étais un des premiers objets de la haine de cette cabale, qui est parvenue par la terreur à faire siéger quelques hommes vils et sanguinaires dans la Convention nationale, mais qui ne parviendront pas à la gouverner ; qui, surtout, ne parviendront pas à remplir leur premier objet : celui de s’enrichir en vendant des décrets, soit à des intrigants, soit à des tyrans étrangers. J’ai regardé cette coïncidence d’événements comme une des circonstances où l’ordre éternel du système de l’univers m’avait le mieux servi. Je fus nommé à la Convention par cinq départements, et je ne l’aurais pas été par celui de Paris (non qu’il y existe un seul citoyen, s’il n’est pas imbécile, qui ne me croie un ami ardent de la liberté, un défenseur zélé de la cause populaire, mais parce qu’on voulait souiller la Convention nationale par la présence de quelques-uns de ces chefs d’assassins qui ne pouvaient jamais y arriver), si on n’eût commencé par prouver aux spectateurs des élections, dont les cris seuls les ont déterminés, que le sens commun et l’honnêteté étaient des qualités inutiles pour représenter dignement la nation française.

« Quitté, à ma prière, pour écrire l’Esquisse des progrès de l’esprit humain. »

(Note mise sur le manuscrit autographe, de la main de madame de Condorcet.)


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  1. Nous imprimons ce fragment sur le brouillon autographe ; c’est un premier jet qui n’a jamais été revu. Voyez la note finale, p. 605.
  2. Tome X, p. 77.
  3. Le 20 juin 1791.
  4. Le 12 juillet 1791 — Tome XII, p. 227.
  5. Voici le texte de cette proposition, d’après le manuscrit de Condorcet :

    « L’Assemblée nationale, considérant les abus qui peuvent naître dans l’administration de la liste civile, dont il n’a été jusqu’ici rendu aucun compte, et qu’il est nécessaire d’arrêter promptement le cours de ces abus, décrète qu’il y a urgence :

    « L’Assemblée, etc., etc.

    « 1° Il sera établi un mode de comptabilité pour la liste civile.

    « 2° L’administrateur et le trésorier de cette liste seront tenus de présenter aux commissaires de la Trésorerie leurs registres, à commencer du 1er  juin 1791.

    « 3° Il ne sera payé aucune somme à compte sur la liste civile, que l’article précédent n’ait été exécuté, et que les commissaires de la Trésorerie n’aient rendu compte à l’Assemblée nationale de l’état de ses registres.

    « 4° Pourront cependant les commissaires de la Trésorerie payer au trésorier de la liste civile, sur des ordonnances du roi, contre-signées par l’administrateur, des à-compte pour les dépenses nécessaires, en se conformant aux lois établies pour la dépense publique, et notamment à l’article..... de la loi sur l’organisation de la Trésorerie nationale. »

  6. Le 26 septembre 1791, par l’Assemblée électorale de Paris. Il y eut trois tours de scrutin ; Condorcet obtint au troisième tour 351 voix : il fut nommé.
  7. Voici, sur ce décret, quelques réflexions jetées par Condorcet sur une feuille volante, sans destination connue :

    « Ce qui peut vraiment maintenir la paix, ranimer le crédit public, déconcerter les ennemis de la nation, ce n’est pas de voir les représentants conserver, à l’égard du roi, les vieilles formules de la servitude féodale, mais de voir le roi détruire enfin dans son palais ces absurdes et odieuses distinctions qui ont disparu du reste de l’empire, de le voir éloigner de lui ces intrigants trop connus, que la voix publique accuse d’avoir trafiqué de la confiance du peuple ; de le voir n’appeler auprès de lui, ne nommer aux places, ne charger surtout des intérêts de la nation, auprès des puissances étrangères, que des hommes dont les événements de la révolution ont consacré les noms dans les fastes de la liberté. Qu’il repousse loin de lui ces hommes vils, que l’esprit de servitude précipite déjà sur les marches du trône, et qui n’ont pu résister à l’impatience de se déshonorer, et bientôt il verra que, pour la puissance réelle, comme pour le bonheur, il vaut mieux avoir des amis que des esclaves. »

  8. Tome X, p. 253.
  9. Voyez t. X, p. 443.
  10. Tome X, p. 521 (inédit).
  11. Tome X, p. 531.
  12. Tome X, p. 545 et 565.
  13. Tome X, page 545.
  14. Tome X, page 565.