Fragments d’histoire/49

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L’ANCIEN CANAL D’ENCEINTE ET L’ÉTAT SANITAIRE DE FORT-ROYAL


Fort Royal était, à l’origine, un immense marécage et, dès 1682, l’on conçut le projet de l’assainir en creusant un canal qui partirait de la ravine Bouille et aboutirait à la rivière Levassor. Le but était de « détourner les ravines qui comblent le carénage[1] ».

Ce n’est que 80 ans après, en 1763, que l’on commença à donner suite à ce projet sur l’ordre du Roy. Rochemore fait tracer le canal : il aura six pieds d’eau et tous les marais seront desséchés[2]. Mais de grandes maladies sévissent sur les troupes et retardent la réalisation[3]. Les soldats du régiment de Périgord et du Vexin sont enfin à l’œuvre. Le 9 juillet 1705 les trois quarts du travail sont effectués[4] et en 1766[5] l’eau circule du carénage jusqu’à l’hôpital : des chaloupes y entrent et passent sans quitter les rames sous les trois ponts qu’on a construits : le pont d’Ennery, au Carénage, le pont Fénelon qui est aussi désigné sous le nom de pont Cartouche, à l’une des extrémités de la rue Schœlcher, et le pont Blondel ou pont de l’hôpital.

Ces ponts sont indiqués dans un plan de 1703[6].

Les trois quarts des soldats affectés à ces travaux pénibles perdirent la vie.

Tous estiment alors que le canal dessèche le terrain, qu’il a fourni de la terre pour combler les marais impraticables, tous disent que la ville de Fort Royal n’est pas reconnaissable et que l’air y sera meilleur[7].

Mais voici que les idées changent, et déjà, vers 1774, le comte de Turpin propose de fermer le canal : « le comte d’Ennery qui l’a fait n’a considéré que la salubrité du local et n’a pas prévu que le port devait se combler par cet écoulement[8] ».

D’après le baron Tascher de la Pagerie, deux causes contribuent au comblement du port : 1° une ravine qui s’y dégorge et qui entraîne des branches et des troncs d’arbres « il serait donc très pressant, pense-t-il, de lui faire reprendre son ancien cours » et 2° les terres de la savane qui n’étant point soutenues par un quai s’écroulent dans le port[9].

De son côté aussi, le Gouverneur général Baron de Nozières, dans une lettre du 10 avril 1774[10], envisage déjà le comblement progressif et alors fort avancé de cette voie qui fut très utile quand Fort Royal n’était qu’un vaste marais, mais la ville est entièrement desséchée et le canal tellement rempli d’immondices qu’à peine les canots peuvent y passer et il n’a d’autre effet que de répandre dans la cité des vapeurs très malsaines : il ne saurait être trop tôt anéanti.

Moins catégorique, le Marquis de Bouillé, le 30 décembre 1781, estime nécessaire de récurer le canal et de retenir la terre de chaque côté au moyen de palissades et non pas en faisant des travaux de maçonnerie qui coûteraient un million[11].

Le pont d’Ennery a été détruit par un débordement, le 7 juin 1781 et a été remplacé par un pont en bois[12].

Des fonds sont demandés à la Métropole le 1er septembre 1784 pour un curage qui permettrait d’avoir dans les trois ponts une largeur de 60 pieds et une profondeur de 4 pieds[13].

Le gouverneur Damas expose le 1er mars 1786[14], la nécessité pressante de ce travail et du revêtement du canal, afin d’éviter une épidémie appelée à dépeupler entièrement Fort Royal. Le canal dont l’utilité est bien démontrée, écrit-il, n’existera plus, parce que la partie qui est entre la rivière Levassor et le pont Fénelon est déjà un marais. Le comblement de cette partie est même envisagé (Mémoire du 3 mars 1786)[15].

Mais le canal subsiste ; vers 1816, l’on forme le projet d’établir un barrage dans la rivière et une écluse de chasse pour le nettoyer, et, mieux encore, le 4 mai de la même année, on projette de l’achever. Moreau de Jonnès, dans une note du 2 novembre 1816, fait, au contraire, diverses propositions dont l’adoption permettrait entr’autre de le combler, du pont de l’hôpital au pont Cartouche[16]. Il est fait mention du canal, dans une dépêche ministérielle du 15 décembre 1816. Le 21 octobre 1818, le Gouverneur décide qu’il sera encaissé sur ses deux rives par un mur[17], le 16 janvier 1821 des ordres sont donnés pour le curage provisoire du pont Fénelon au pont Blondel, en considérant qu’il est urgent de faire ce travail tant pour la salubrité que pour la navigation[18].

En 1838, 8.000 fr. sont affectés à ce curage[19].

Enfin le canal est comblé en 1857 ou 1858 par la colonie. Huit arbres seulement subsistent de la double rangée de palmiers qui le bordait sans doute, dans le terrain du magasin général et qui allait de la rue Bouillé à la Levée et les noms de pont Cartouche et de pont de l’Hôpital sont restés aux lieux où se trouvaient les œuvres d’art.

Neuf lois de la portion de terrain de cet ancien canal entre la rue de la République, la place Fénelon, la route de Saint-Pierre et des maisons ayant façade sur la rue Louis Blanc ont été concédés à divers propriétaires, à la condition qu’il fut effectué certains travaux d’urbanisme et d’exhaussement[20].

Mais le canal était-il la seule cause de l’insalubrité de Fort Royal et que n’a-t-on pas écrit autrefois sur cette insalubrité ?

Déjà dans un mémoire sur le port rédigé vers 1774[21] il est dit qu’elle devait être attribuée à un nivellement défectueux qui faisait que les eaux ne s’écoulaient point et restaient stagnantes dans toutes les rues que les averses seules nettoyaient. Dans une ordonnance du 31 décembre 1782, le Général et l’Intendant signalent les mêmes inconvénients : une opération générale et suivie dans toute la ville permettra l’écoulement des eaux, le travail est immense et s’élèvera à plus de 250.000 livres[22].

Néanmoins, le Baron de Nozières a pu écrire, le 10 avril 1774[23] que le Fort Royal qui n’était d’abord qu’un vaste marais était entièrement desséché, tandis que le Comte de Damas émettait l’avis, le 19 mars 1785, de construire de nouveaux magasins de marine sur un terrain isolé au vent de la ville. Il ajoutait que le terrain marécageux serait aisément comblé et que la salubrité de la ville y gagnerait[24].

Les choses en étaient restées là, puisque, dans un rapport du 27 avril 1815 et dans une note de Moreau de Jonnès du 2 novembre 1816[25], l’on propose d’exhausser le sol de l’hôpital et de faire partir d’un centre culminant, par exemple, du Palais de Justice alors projeté, les pentes du pavé de la ville.

L’année suivante une dépêche ministérielle du 15 décembre[26] transmet une seconde note de Moreau de Jonnès du 2 novembre 1816 sur les causes de l’insalubrité du Fort Royal et sur les travaux à faire pour l’assainir.

Cette note constate que le sol de Fort Royal ne s’élève pas à plus de 4 ou 5 pieds au-dessus du plus bas niveau de la mer, qu’il a été longtemps exposé à des inondations autrefois désastreuses et qu’il estimait toujours extrêmement nuisibles.

Trois causes de ces inondations sont indiquées : les eaux pluviales, celles de la mer dans les raz de marée et de la rivière Levassor accrue par les torrents des montagnes pendant l’hivernage.

Moreau de Jonnès est aussi d’avis d’exhausser le sol de la ville, ce qui se fait déjà, dit-il, sans l’intervention de l’Administration.

Il propose aussi d’éviter ces inondations par « l’embouquement » des quais et du lit de la rivière du Petit Brésil ou rivière Madame.

Le commandant du génie Garin, donnant son opinion sur les causes de l’insalubrité de l’hôpital, en 1818, appelle le Fort Royal « une cité célèbre dans le monde entier par son insalubrité[27] ».

Plus tard, dans un mémoire du 15 mai 1827, il est fait mention, des rues de Fort Royal et de diverses autres parties de la ville et des mesures de voirie qui y sont nécessaires. L’auteur de ce mémoire, M. Tessier, préconise dans cet ordre d’idées, 3 ou 4 bateaux pontés où les habitants seraient contraints de faire porter tout ce qui est jeté autour de la ville et qui seraient vidés au large au moyen de soupapes disposées à cet effet[28].

Une note de Paris, du 18 mars 1829, disait enfin que la ville de Fort Royal étant située au bord de la mer sera toujours funeste aux européens non acclimatés qui l’habiteraient pendant la saison de l’hivernage et qu’il ne faut y placer ni soldats, ni officiers[29].

L’auteur de cette note et tous ceux qui ont écrit avant et après lui dans le même sens ont été, heureusement pour la ville, de faux prophètes. L’état de choses signalé par eux, sans doute avec quelque exagération, et l’état actuel de Fort-de-France forment, en effet, un contraste tout à l’avantage de la cité. Les résultats obtenus sont patents, et le taux de la mortalité au chef-lieu est même inférieur à celui de la France[30].

Le patrimoine immobilier de la ville a passé en ses quarante dernières années de 1.300.000 francs à 109.000.000 de francs, soit 11.000.000 de francs or[31].

Aussi tout en désirant d’autres progrès, d’autres améliorations qui ne pourront venir qu’en leur temps, mais dont on doit souhaiter la réalisation le plus tôt possible, il est agréable de rappeler les mots par lesquels, de passage au chef-lieu lors des fêtes du tricentenaire, en 1935, M. Henri Lémery, sénateur de la Martinique, a apprécié et résumé ces résultats, déclarant : « Fort-de-France assaini, agrandi, embelli ».

Les générations passent, les édifices croulent ou se transforment, aux hameaux et aux bourgs succèdent des villes qui, à leur tour, changent et s’améliorent.

Tel a été Fort Royal, chrysalide qu’une main hardie a posée sur un marais humide, qui s’est dégagée lentement de sa coque et qui s’est développée au cours des ans sous l’influence d’événements divers.

Tel est aujourd’hui Fort-de-France, fleur éclose et souriante dans sa ceinture de fortifications, la cité chargée d’histoire, la ville qui se modernise, parvenue à un stade important de sa vie et à laquelle sont attachés ceux surtout qui l’habitent depuis de nombreuses années et qui, témoins de ses malheurs et de ses joies, assistent avec intérêt à son évolution et à son extension.


LA VILLE DE FORT-DE-FRANCE

  1. Arch. min. col. n° 30. — L’urbanisme à la Martinique par M. Raymon Danger page 4.
  2. Lettre de Rochemore du 7 août 1763, arch. min. Col. n° 196.
  3. Lettre de Rochemore du 22 septembre 1763 idem non numéroté
  4. Lettre du Comte d’Ennery du 9 juillet 1765 arch. min. col. n° 249.
  5. Lettre de Rochemore 15 mars 1766, idem n° 275.
  6. Arch. min. col. n° 210.
  7. Plan relatif au projet général de 1783. Arch. min. col. n° 379.
  8. Mémoire sur le port du Fort Royal, non daté, Arch. Min. Col. n° 333.
  9. Idem du 10 avril 1774, idem 334.
  10. Arch. Min. Col n° 335.
  11. Idem, n° 417.
  12. Idem n° 379.
  13. Idem n° 405.
  14. Arch. min. col. n° 450.
  15. Arch. min. col. n° 451.
  16. Arch. min. col. n° 530.
  17. Code de la Martinique, tome 6, page 584, et arch. min col. n° 530.
  18. Code de la Martinique, tome 7, page 231.
  19. J.O. Martinique 12 décembre 1838.
  20. Arrêté du 30 septembre 1861. B. O. Martinique, page 390.
  21. Comte de Turpin. — Arch. min. col. n. 335.
  22. Code de la Martinique, tome 3, paye 530.
  23. Arch. min. col. n. 335.
  24. Arch. min. col. n. 431.
  25. Arch. min. col. n. 506 et 530.
  26. Arch. min. col. n° 530 et Code de la Martinique, tome 6, page 334.
  27. Arch. min. col. n° 514.
  28. Arch. min. col. n° 730.
  29. Arch. min. col. n° 776.
  30. L’urbanisme à la Martinique par M. Raymon Danger, page 1.
  31. Bulletin municipal, n° 3, page 107.