Fragments d’un Journal intime (Claretie)

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Fragments d’un Journal intime (Claretie)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 550-576).
FRAGMENTS
D’UN JOURNAL INTIME

L’Académie française s’apprête à recevoir le successeur de. M. Jules Claretie. Comme préface à l’éloge de l’administrateur de la Comédie-Française et de l’auteur de la Vie à Paris, nous sommes heureux de pouvoir donner ici quelques extraits des Notes qu’il prenait au jour le jour et pour lui seul sur tous les événements. Elles permettent de saisir sur le vif les procédés d’observation et la méthode de travail de l’écrivain.


17 octobre 1885.

Six heures du soir. — On a parlé de ma nomination au Conseil des ministres. Goblet a lu les noms des candidats. On n’a pris aucune décision.

M. Hecq, chef de bureau de Turquet que j’ai vu aujourd’hui, me dit que c’est fait en somme. Patientons !


20 octobre.

A deux heures, Henri Régnier recevait l’ordre par téléphone de préparer le décret. Hecq m’écrivait que ce serait fait aujourd’hui.

Les élections du 18 ont été la contre-partie des élections du 4. Le 4, la France avait dit : Je me trouve mal gouvernée ! Le 18, elle dit : Je ne veux pas changer de gouvernement.

11 heures. — Kératry m’écrit que ma nomination vient d’être signée. Et Lucien, mon domestique, me dit qu’un monsieur s’est présenté tout à l’heure en disant :

— Je suis le chemisier de M. Perrin !  !  ! Offres de service. C’est fantastique.


29 octobre.

Je vis dans un tourbillon. Je me demande s’il est bien vrai que j’administre la Comédie-Française. Jusqu’à présent l’impression que j’en ressens est bonne. Pour l’installation voir les journaux. Depuis, j’ai reçu ou rendu un certain nombre de visites. La question s’est posée entre Hamlet et Chamillac. Je voudrais jouer Meurice et Feuillet.


20 novembre 1885.

Je suis toujours envahi par les quémandeurs, les mangeurs de temps. Ceux qui ne font rien dévorent le temps de ceux qui travaillent ; mais ceux qui ne produisent rien vivent des aumônes de ceux qui produisent. Le parasitisme est la plaie commune.


13 février 1886.

Journées absorbées et qui passent, passent. Vie du journaliste : Une idée par jour. Du directeur : Un ennui par jour.


Lundi 16 août 1886.

Je vais tout à l’heure commencer les répétitions d’Hamlet. Au total, il est assez intéressant pour un lettré de vivre durant quelques semaines dans cette atmosphère de littérature et d’art. Je vais supposer que je me donne cette sensation, le plaisir de faire représenter du Shakspeare pour moi. Ce potentat-artiste de roi de Bavière n’eut pas d’autre volupté, et il est des hommes de ce temps, un de ceux qui, quoique fou, parce que fou peut-être, ont réalisé leur rêve. Jeune homme inconnu et pauvre, je ne me doutais pas, lorsque je payais une stalle au théâtre Beaumarchais pour y aller voir Rouvière interprétant Hamlet que je ferais jouer le drame par l’es premiers acteurs du monde. À tout prendre, mes ennuis qui sont réels, ont bien leurs bons côtés.


1er  septembre 1886.

Centenaire de Chevreul, hier, 31 août, par une journée torride. Toute la journée répété Hamlet. Got demande à Meurice, qui rechigne un peu, de le laisser agir seul. Monnet crie : « Nous allons à un fou ! » Maubant voudrait bien ne pas apparaître au premier tableau. Reichenberg voudrait n’être pas au lever du deuxième tableau, mais avoir son entrée.

Je m’en vais en voiture à l’Hôtel de Ville. Le vieux Chevreul est écroulé dans un fauteuil. Je vois un profil maigre, une bouche béante, des cheveux blancs épars autour d’un bout de crâne : « Ma famille, dit-il, ne voulait pas me laisser venir. » Et chacun de lui arracher un mot comme un lambeau de vie.

Banquet. A la table d’honneur, Laforêt, et dans la foule, Joseph Bertrand, Willette (du Chat Noir) et en bas, Guillaume (de l’Institut). Je suis placé devant Bertrand qui, tout à l’heure, à propos de X… se disputant avec un M. Morris de la télégraphie militaire, criera :

— Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ? Il paraît que c’est un député ? C’est un malotru. Il faut le mettre à la porte !

Toasts. Goblet très bien. Il chante le Champagne et Chevreul, qui n’a jamais bu de vin, en boit. Il siffle sa flûte jusqu’au bout, le pauvre vieux, parce que le ministre lui a dit : « Buvez à la France ! » Fouquier beau, une plaquette en diamant sur le côté, dit un petit papier avec un sourire un peu crispé dans sa barbe blonde. Crispé parce qu’on ne l’écoute pas.

— La bouche de Chevreul se tire, son rictus s’accentue, me dit G. Livet.

Et, en effet, pâle, en carton, abêti, Chevreul écoute. Il s’ossifie.

Grand effet pour Clovis Hugues.

— C’est du Champagne, ça mousse ! dit J. Bertrand.

— C’est du cidre, tout au plus, dit un monsieur qui est Georges Ville.

Après les toasts, spectacle pénible : Chevreul, oublié derrière la corbeille de fleurs, que tout à l’heure dépassait son crâne. Il jette autour de lui, comme un enfant qui ne sait pas marcher, un regard désespéré, étonné de ce vide, ce pauvre vieillard dont on ne se soucie plus, maintenant qu’il a servi de prétexte à déclamations. Je n’oublierai jamais ce regard navré et cette attitude titubante du vénérable pauvre homme, non plus que son impassibilité abêtie, résignée, sous la grêle de gestes de Clovis Hugues et l’orage de la voix méridionale du tribun l’accablant de ses strophes, d’ailleurs ardentes.

— Ne m’en félicitez pas, me dit Clovis Hugues. Vous ne savez pas de quoi je vous menace, d’une pièce, d’un Danton !

— J’en ai déjà un.

— Ah ! diable !

M. Goblet, donnant le bras à Chevreul, un moment bien près de s’évanouir, le conduit dans la salle des Gardes. Toute cette partie de l’Hôtel de Ville est bien blanche, bien nue. Crudité de ton. Du neuf. Il n’y a point d’histoire dans ce monument. Tout à l’heure, un candélabre s’était brisé devant Chevreul.

— De l’utilité des bougies ! dis-je au général Pittié…

On avait du reste éclairé aux bougies (hommage à Chevreul, au chimiste) la salle du festin.

À noter la cohue des reporters et leurs propos :

— Floquet a envoyé quatre exemplaires de son discours à la Lanterne. Je te vais le saler demain dans le Radical. Et il me fait des mamours encore !

Lockroy, pris à part par un petit bonhomme boiteux :

— Faites l’amnistie, citoyen, ou vous allez glisser ! Je suis le citoyen un tel, du Comité de défense du XIe arrondissement. L’amnistie ! ou sans ça, vous glissez !

L’amnistie ! Pour qui ? Pourquoi ?

Regard narquois et étonné de Lockroy.

Et, j’oubliais le général Boulanger. Très beau, mais rien du militaire. La barbe blonde entière, les cheveux bien peignés, les oreilles très décollées, des deux côtés de la tête. Voix claire, bien timbrée. Il rappelle en peu de mots bien frappés et considérablement applaudis que Chevreul, en 1870, a protesté contre le bombardement du Muséum, puis il se rassied, très calme, mais comme quelqu’un qui a produit un effet et non comme un homme qui a fait son devoir. Du reste, il a l’air crâne. Je vois que ce matin, Giffard dans le Figaro le compare à un commis de nouveautés. C’est trop, et c’est pourtant un peu ça. Je cherche, et je ne sens pas le militaire. C’est un bellâtre. Pourquoi n’était-il pas en uniforme ?

Je sors avec G. Livet et Blavet. Vu la retraite aux (lambeaux d’une fenêtre de l’Événement. Superbes les cuirassiers avec le reflet des torches sur leurs cuirasses. Les pompiers aux casques rougis par les lanternes. Derrière, des masques en casaques rouges, je ne sais quels trompettes de Paris (une association musicale) et une foule compacte, noire, hideuse, suivant en sifflant horriblement. Sifflant quoi ? La retraite manquée, piteuse, je ne sais ; et de temps à autre entonnant le Chant du Départ. La fête de Chevreul où chacun parlait de la mort du vieillard, souhaitait qu’il mourût là, était macabre, mais cette promenade hurlante était sinistre. Vague odeur de cadavre à l’Hôtel de Ville, odeur de Commune sur le boulevard des italiens. Je rentre assombri, gonflé de pressentiments noirs.


17 janvier 1887.

Francillon a eu un grand, très grand succès. Et immédiat, dès le premier acte. Dumas en paletot marron, voulant avoir l’air très calme, mais le visage un peu plus rouge que d’ordinaire.

— Si j’allais me coucher ? disait-il.

Au deuxième acte, Bartet en robe grise, assise, écoutant la scène entre Reichenberg et Laroche :

— Vous savez que c’est une date pour vous !

— Je le sais bien !

Sur la scène, Meissonier, Berthelot, L. Halévy, E. Augier. Dumas dit à Augier : « Je ne vous ai pas Effacé ! »

Tout le monde est enchanté. On s’embrasse sur la scène, moi d’abord sur la joue de Dumas…

Ce n’est pas sans travail que tout cela a été obtenu. Samedi soir, après le premier acte de la Comtesse Sarah, Dumas avait quitté le Gymnase et était venu s’installer à mon bureau, un grog à côté de lui, refondant et récrivant la scène de Pinguet, qui avait, à la répétition, provoqué quelques rires narquois. Nous n’avons plus fait asseoir Pinguet. Debout, la scène change. On avait le dimanche fait ces raccords dans la salle du Comité, et hier, toute la journée, réglé cette scène spéciale et redit la scène à froid. Je n’ai jamais eu de journée aussi émouvante que celle d’hier. Quémandages, marchandages, chantages presque. Mme M… s’étonnant de ne pouvoir entrer à une première sous la République (lettre stupéfiante). Les journalistes goulus, gloutons.

À noter : ceux qui viennent aux répétitions avec leur maîtresse.

À noter : ceux qui viennent aux premières avec leur femme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le matin, Dumas avait reçu de la jeune princesse X. jolie brune, folle, cette dépêche : « Je me mets sous vos pieds. C’est la seule place qu’on ne vous demandera pas ! »

Il est terriblement gâté, adulé, encensé ! Mais c’est la maîtrise et la gloire.

— Je ne voudrais être administrateur de la Comédie pendant trois mois que pour me donner le plaisir de flanquer tous ces cocos-là à la porte (disait Dumas en parlant des journalistes).

Les journaux ce matin sont enthousiastes. Le Rappel seul est frais dans sa note élogieuse.


20 janvier 1887.

Hier, curieuse journée. Je recevais Bourde[1], lorsque Bodinier m’avertit qu’il veut me dire un mot. C’est Mac Mahon et la maréchale qui veulent des places. Je les fais entrer. Elle, simple et l’air « bon enfant. »

Lui, toujours droit, mais bien vieilli, tout blanc, parlant avec peine, disait : « Monsieur le Directeur, » s’excusant : « J’étais en bas. On m’a reconnu et fait monter. » Un timide. Ganté de brun. L’air d’un solliciteur qui serait grand seigneur. Lui et elle, très simples. Je leur offre ma loge pour samedi.

Le soir, l’Épopée au Chat noir. C’est très saisissant.

Il y avait là Degas, Gérôme, Garnier, Pozzi. Emouvant, ce spectacle des ombres chinoises ; mais nos gloires, nos drapeaux, nos conquêtes, nos batailles, ne seraient-ils plus que des ombres chinoises ?

Et il y a une philosophie amère dans cette constatation : la gloire, une ombre chinoise !


14 mars 1887.

Le Barbier de Séville a réussi hier en matinée. La répétition générale avait été assez terne. Devant le public, la lanterne s’est éclairée. La troupe a bien donné. Féraudy a de l’entrain, et Febvre bon comédien a, malgré son âge, tiré son épingle du jeu d’Almaviva.

Ce qui me frappe, c’est que dans le Barbier, Beaumarchais a brodé une comédie sur le scénario d’une pantomime. A-t-on vu ou dit cela ? Rosine, c’est Colombine ; Bartholo, c’est Cassandre ; Almaviva, Léandre, Figaro, c’est Arlequin, et Basile, le goulu et hypocrite Pierrot. Cela n’est pas niable.

Le soir, Hamlet. J’avais donné la baignoire T a ce nommé Fortin qui a tiré ou fait tirer sur les otages à la Roquette[2]. Je voulais le voir, et c’était, m’avait dit Ch. Chincholle, le seul moyen de le voir.

J’entre. La baignoire est pleine. Sur la scène, Hamlet en noir, Ophélie en bleu. « entre dans un couvent ! » Dans la loge, dus silhouettes noires d’hommes, de femmes. La voix des acteurs arrive là, assourdie.

M. Fortin ?

Un petit gros homme se lève.

— Restez assis, je vous en prie !

J’attends la fin de l’acte. A la lueur de la lampe, je vois un homme à visage gras, riant, rose, une petite moustache, les cheveux drus, hérissés, solide, râblé, dans un vêtement gris. L’aspect de ce qu’on appelle vulgairement un bon garçon. L’air d’un ouvrier gouailleur, à odeur de fauve.

— Comme vous avez l’air jeune ! Quel âge aviez-vous donc en 70 ?

— J’avais vingt-quatre ans !

— Asseyez-vous donc !

Et alors, me voilà, sur la banquette de velours, où plus d’un duo d’amour a dû s’échanger, causant avec cet homme qui a du sang sur le front.

Du reste, il n’a pas l’air de s’en douter. Il parle du passé comme d’un fait de guerre. Il s’est battu rue Sedaine contre la ligue. Il a, place de la Roquette, demandé des volontaires pour fusiller les otages, — dus volontaires parce qu’il fallait qu’ils sachent bien ce qu’ils faisaient. Le premier qui s’est présenté, c’est un pompier, en grande tenue !

— Comment s’appelait-il ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Je ne sais pas.

Et alors des détails sur Mgr Darboy, Deguerry, Allard, Ducoudray.

— Ils sont bien morts ?

— Très bien ! (d’un air franc, aimable, plein de justice ! ! ) Bonjean a faibli un peu. En route, Darboy me disait : « On devrait encore écrire a Versailles ! » Je lui répondais : « C’est M. Thiers qui est cause qu’on vous fusille. Il n’avait qu’à vous échanger ! »

La moralité de ces jours féroces apparaît dans ce que me dit cet homme à propos du capitaine de Beaufort qu’ils voulaient sauver :

— J’ai dit, moi et deux autres : Qu’on le dégrade ! Et s’il résiste, fusillez-le ! — Il a été fusillé place de la Bastille. Nous voulions le sauver ; il ne méritait pas la mort, il avait insulté des sentinelles au ministère de la Guerre, mais on voulait nous fusiller nous-mêmes, Delescluze, Genton, Jaclard, moi ! — Delescluze, qui avait déjà l’air à moitié mort, parlait debout sur la barricade, et on voulait le fusiller !

— Je serait curieux de raconter une journée pareille !

— Oh ! c’est impossible !

Et dans les quelques paroles de cet inconscient, je revois la journée rouge, le sang. J’entends les obus, les cris, les rugissements de la horde. C’était le mercredi que cela se passait. Il s’est battu jusqu’au dimanche.

Puis, quand il a parlé, d’un air un peu triomphant, de ce passé qui l’a jeté au bagne, puis à l’ile d’où l’amnistie l’a tiré, il parle du présent d’un autre ton.

— Je travaille à façon pour les maisons d’ébénisterie. Ce n’est pas facile. Lus Allemands, les Flamands surtout nous font concurrence.

— Les Flamands ?

— Oui. Ils travaillent à sept sous l’heure !

— Comment vivent-ils ?

— Ça mange des pommes de terre !

Et il ne s’aperçoit pis qu’il déteste autant le pauvre diable âpre au travail, labourant au rabais, mais labourant, que ceux qu’il a combattus en 71. Ces Flamands qui mangent des pommes de terre, ce sont des fils du peuple aussi !

Je le quitte. Il sourit, salue, me tend la main.

J’ai vu des rois au théâtre. Je viens de voir un roi aussi ; un roi d’en bas, un roi d’une heure, — un roi qui s’était fait bourreau.


22 avril 1887.

Grosse souleur. — Un commissaire français, celui de Pagny-sur-Moselle, a été arrêté sur le territoire français, dit-on, par des agonis prussiens et, dans tous les cas, transporté à Metz avec des menottes. Cette nouvelle tombe sur nous comme un coup de foudre. Depuis quatre mois, nous vivons sur un tonneau de poudre. Est-ce l’allumette qui va faire tout sauter ?

A la réception du ministère des Affaires étrangères, hier, pendant que Bartet et Febvre jouaient les Brebis de Panurge, je causais de l’incident avec Ed. Hémont et un jeune attaché du ministre, qui a l’air fort intelligent. Ils y voient une provocation, le désir pour l’Allemagne de montrer aux populations alsaciennes et lorraines en fermentation qu’elles n’ont rien à attendre de la France ainsi souffletée. Il y a quelque chose dans l’air, me disait Campbell Clarke, l’Allemagne veut mettre la France en demeure.

Déroulède a donné sa démission de président de la Ligue des Patriotes. Un Français a tenté, à Madrid, d’assassiner Bazaine. Tout cela arrivant à la fois, cause un malaise. On se sent vaguement menacé. Mais les misérables sont à Metz, nombreux et tout prêts.

C’est en sortant d’un banquet donné par le Stanley Club à la Comédie, que j’ai, au ministère des Affaires étrangères, causé de l’incident de Pagny-sur-Moselle. La réception était belle, mais triste. Voitures en rang, dans la cour. Gardes municipaux à cheval devant le perron. Flourens debout dans la salle de spectacle. Ambassadeurs allant, venant ; des Turcs, des nègres, vautrés sur les divans de soie rouge.

L’attaché militaire allemand aurait dit : — Il est impossible qu’il n’y ait pas un malentendu !

Floquet me téléphone à l’instant qu’il n’a pu aller au quai d’Orsay hier. Il m’attendra ce soir.

— Et le commissaire ? Est-ce arrangé ?

— Oh ! non !… C’est très grave ! (Onze heures du matin.) À ce soir.


25 janvier 1888.

Midi. — Funérailles du commandant Brasseur. Vieux invalides dans la grande église. Sous ces drapeaux déchiquetés, brûlés, autrichiens, mexicains, chinois, entre Moncey, duc de Conegliano, et Oudinot, duc de Beggio, devant le monument doré-de Napoléon, le pauvre cercueil, le képi de commandant d’invalides, tout neuf l’uniforme non usé, l’épée du Bourget, les croix et deux couronnes : La commune du Bourget à son défenseur ; Mme veuve de Neuville : Au commandant Brasseur. Le tableau d’Herkomer : invalides âgés, têtes de notaires rasés ou de vieux reitres, joues défoncées. Des croix. Les plus jeunes sont des blessés du Tonkin. Défilé. Vieux invalides au coupe-chou bénin. Deux petits tambours, fils ou petits fils d’invalides. Il y en avait seize ; il n’y en a plus que six. Corbillard des pauvres. Les tambours voilés roulent. Devant la grille le gouverneur (les deux bras emportés, remplacés par deux bras de bois gantés de blanc) rappelle les hauts faits du héros, dit qu’il donnera à une salle le nom de Brasseur, et termine : « Commandant ! vous avez bien mérité de la patrie ! »

Farcy, avec ses insignes de député, demande à dire un mot. Le gouverneur le prie de parler au cimetière Montmartre : « Nous ne serons pas là. Je vous le demande. » Quelques soldats foui cortège au pauvre corbillard. Dans la foule où l’on a crié : « Vive la France ! » quelqu’un dit :

— Pour un commandant, ce n’est pas chic !

Un vieil officier invalide disait :

— Il ne demandait rien. Il trouvait que, si l’on voulait ne pas l’oublier, c’était à d’autres de se souvenir !

Un ancien franc-tireur, décoré, me prie de dire que ce n’est pas un clairon de mobiles (ou de francs-tireurs), mais de grenadiers, qui a sonné : Cessez le feu !

— « Cela nous touche beaucoup. »

Sous les arbres défeuillés de l’esplanade, des pantalons rouges pour l’exercice, tandis que la dépouille du héros s’en va lentement du côté de Montmartre.

Oh ! ces post-scriptums de la gloire ! J’avais lu, tout à l’heure, sur un des piliers de l’Hôtel, une affiche avec ces mots : Vente des effets des décédés. Et la petite croix de bois noir portant : Ici gît Jean-Eugène Brasseur était appuyée contre une autre : Ici gît Derrin, caporal des Invalides.

Le commandant Brasseur avait soixante-six ans. C’était, me dit le docteur Mary Durand, le plus intelligent des officiers de l’Hôtel.

A noter, les invalides avec leurs buffleteries blanches, leurs jambes de bois ou leurs mouvements ataxiques, faisant la haie des deux côtés du corbillard.


22 août 1888.

On est passablement inquiet. Crispi s’entretient à l’heure qu’il est avec Bismarck en Allemagne. De quoi s’entretient-il ? De la France, il serait puéril de se le cacher. Je ne sais pas, mais un vent de guerre me semble se lever. Ce Crispi est l’agent provocateur de l’Allemagne.

Hier l’Indépendance imprimait : En Allemagne, administration, armée, tout semble dire : c’est pour demain.

On prétend que ce mot a été dit : 1889 verra la revanche des rois ! C’est possible. Toujours est-il qu’il est sinistre, ce jeune empereur, se dressant sur son cheval de guerre, criant la paix et préparant la guerre, prêt à déchaîner le massacre, le feu, les ruines, à jouer contre les individus le jeu du premier criminel venu qui tue et qui pille. Ah ! les rêves, les rêves de paix, de fraternité ! C’est effrayant comme tout s’écroule, et je suis navré à l’idée de ce qui peut arriver. Quand ? — Dans six mois, dans un mois, dans huit jours, demain !


3 mai 1890.

Galliffet, au diner Bixio, a été bien intéressant. Souvenirs de guerre, histoires d’amour, les belles, les balles, le plaisir, la revanche, il a tout conté, évoqué, et jusqu’à onze heures nous sommes restés là, écoutant, revoyant l’Empire, la Barucci, Marguerite Bellanger, Anna Deslions, la duchesse de Castiglione, belle jadis, si belle, folle aujourd’hui, espionne et courtisane, et le prince de Galles, et Bismarck, et l’armée future :

— « Si notre stupide presse ne parle pas trop, si l’on ne marchande pas trop l’argent à Freycinet, dans trois ans l’Affaire est faite ! »

Il l’a bien dit, ferme, le visage impassible, culotté, la moustache encore noire, barrant sous un nez fin, un nez qui est un bec, un visage imbriqué couronné de courts cheveux blancs, très droits.

Et les renseignements sur le Mont-Saint-Michel, à Toul, un fort éclairé à la lumière électrique ; sur une véritable ville souterraine construite à Verdun, sur des canons qui bombardent de 7 à 11 kilomètres ; sur les Allemands qui cherchent avec du goudron et du pétrole à faire des nuages factices pour marcher à l’abri (ô Macbeth ! ô Shakspeare !).


18 mai 1890.

Donc, j’ai joué un jeune homme. Je lui ai donné les meilleures comédiennes de la troupe, nous avons travaillé de notre mieux, et ceux qui ne font pas la petite bouche font la grosse voix et disent, osent dire : « Mauvaise soirée pour la Comédie-Française ! » C’est décourageant.

Lavedan est jeune, mais étant joué, il devient un vieux. Alors on se retourne contre lui. On a de l’hostilité aimable. Je suis content cependant de lui avoir ouvert les portes, il est et sera quelqu’un


7 Juillet 1890.

Déjeuner hier à Chantilly. Le Duc d’Aumale est toujours aimable, vert ou plutôt rose, et n’était la goutte qui lui tord les mains et le tient aux jambes, il serait en bon état. Toujours la même explication galamment faite de la galerie des batailles. Le profil de Condé vieux, le drapeau pris à Rocroy, les pistolets de combat du prince, le même attendrissement sincère devant les noms des villes prises au bord du Rhin, — puis, après le déjeuner, la visite aux tableaux, aux dessins, aux livres, le merveilleux Livre d’heures du Duc de Berry, acheté 16 000 francs à Gênes, les portraits de Triboulet (tête barbue de bourreau ; Capeluche plus que Triboulet) ; de Cinq-Mars dessiné par Louis XIII ; les Tanagras, la petite merveille trouvée près de Besançon et vendue à M. de Pourtalès ; les Prud’hon, le Napoléon de David (Le Génie sans merci à l’œil d’aigle), le Talleyrand d’Ary Scheffer, couturé, ridé. « Je lui ai fait au lieu des mains, des griffes du diable, » disait Scheffer au Duc. Puis dans la bibliothèque, causerie.

Le Duc de Chartres (son titre était le général Louis-Philippe, prince français) arrivant après Valmy, voyant Servan, lui demandant de n’être pas nommé gouverneur de Strasbourg, Danton passant, lui frappant sur l’épaule : « N’écoutez pas ces imbéciles, et venez me voir demain. Puis le lendemain : — « Vous parlez trop. Laissez la politique à ceux que cela regarde. Vous avez bavardé sur les massacres de septembre. Eh bien ! c’est moi qui les ai faits. Les Parisiens sont des j.-f. Il fallait mettre un ruisseau de sang entre eux et les émigrés. Vous avez un bel avenir. Nous vous envoyons à Strasbourg parce que nous ne voulons pas vous laisser tomber, à cause de votre père, vivant parmi les Autrichiens. Allez ! et ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas ! »

A noter le cri (je ne trouve pas un autre mot), le cri, du Duc d’Aumale disant, tout en causant :

— Ma grand’mère n’avait pas émigré ! Elle était suspecte, non émigrée ! Mes oncles aussi !

C’est un bleu.

Il répète ce renseignement (à vérifier) que ce fut à Versailles pour la première fois, aux fêtes de l’inauguration du Musée qu’on joua Molière avec des costumes Louis XIV, ce qu’on fait toujours depuis.

— Je me rappelle avoir vu jouer Molière en costumes Louis XV et Louis XVI, nous dit le Duc.

Revenus par les bois encore très verts à cause de cet été pluvieux, et traversés de soleil. Le soir mauvais temps froid. Je vais au théâtre. Samary m’attend, probablement pour me demander à ne pas jouer les Précieuses affichées pour le 9.


12 juillet 1890.

Déjeuné avec Sardou.

Tout en déjeunant, il conte, il mime, il met en scène son drame de Thermidor. Il en a dessiné le premier décor ; il a les larmes aux yeux quand il parle de son héroïne. Il dit le temps qu’il fait, la chaleur, la bière qu’on boit, Barrère à la tribune, Robespierre à l’Hôtel de Ville, Bartet écoulant chanter le cantique des Ursulines : il a la biographie de ses personnages, parle de la grande Françoise, blanchisseuse à l’ile de Louviers, comme s’il l’avait connue. Il est vivant, pittoresque, entraînant. Le théâtre fait homme.

D’ailleurs inquiet, ne voulant pas que la Comédie aille à la bataille on rechignant, redoutant les timides, ceux qu’il appelle les Académisants, comptant que la charrette, la guillotine, etc. feront le succès de terreur de la pièce et me demandant de consulter avant la lecture Got, et Worms.

Sa Cléopâtre est finie ; on la jouera en octobre.

— Une Cléopâtre sympathique, ce qui n’était pas facile ! Sarah jouera cela, ira l’exploiter en Amérique.

Becque lui a écrit pour lui demander de retarder Thermidor, afin que la Parisienne soit jouée. « Et cela, dit-il, me donnera des chances pour l’Académie ! Vous avez eu tort de reculer l’élection. Augier aura eu le temps d’être oublié ou on aura le temps de s’apercevoir de tous ses défauts. »

C’est le même qui disait :

« Je tiens à faire l’éloge d’Augier. Si je ne succède pas à Augier, j’attendrai, Je succéderai à Dumas et… je ferai l’éloge d’Augier ! »


16 juillet 1891.

A deux heures, hier au Père-Lachaise, Vacquerie attendait, sous des cyprès, à l’entrée du cimetière. Il y avait là Grousset, Ranc, Carjat, Jaclard, Al. Humhort, Chincholle, Jourde, etc.

J’avais longé, pour venir, l’avenue de la République, inaugurée le 13. Immense voie qui va de la place du Château-d’Eau aux fortifications, à Romainville. Sur les colonnes d’un arc de triomphe portant :


A Monsieur Carnot,
Le XIe arrondissement,


on a écrit :


Vive l’Anarchie !
A bas la Patrie !


Le cortège monte par une allée ombreuse, superbe, jusqu’à la tombe de Victor Noir. Vacquerie m’a fait signe de venir à ses côtés. Je retrouve dans l’admirable figure sculptée par Dalou, — un homme tué, ganté, son chapeau tombé à côté de lui, — le bon gros Victor Noir dont j’ai vu le cadavre.

Cérémonie qui pouvait être sans incident. J’étais adossé à un tombeau devant une couronne de roses rouges. Des maçons, travaillant à un monument haut comme une église, regardaient d’en haut, prenant pour balcon leurs échafaudages. Grousset, ému, rappelle, les luttes de la Marseillaise ; Fonvielle lit un discours d’une voix solennisée, Carjat récite des vers avec de vagues intonations à la Frédérick Lemaitre. Un bourgeois, solide, noiraud, carré des épaules, armé d’une lourde canne d’ébène, prend la parole au nom de la Revanche de Bastia et, avec un accent corse, dit que si les fusillades de la Ricamarie et les coups de revolver de Pierre Bonaparte ont creusé la fosse du second Empire, les fusillades de Fourmies pourraient bien avoir creusé la fosse de la troisième République.

Alors, des cris :

— Taisez-vous !

— On ne pose pas sa candidature sur une tombe !

— Assez !

— Allez dire ça à Boulanger !

— Vive la République !

Une dame à mes côtés, très calme jusque-là, et bien mise, répète :

— A l’eau ! à l’eau ! Qu’on le jette à l’eau !

Louis Noir et son fils veulent chasser ce Susini. Dalou, qui lui parle, reçoit un coup de canne dans son chapeau. On pousse Susini qui s’enfonce dans la foule. Je vois Ranc le prendre à la cravate, des sergents de ville l’entourer. On jette des cris de « Vive la Commune ! »

Dans l’allée paisible, sous les arbres, on se bouscule. Je suis assez navré en faisant cette réflexion : « Et dire qu’il n’y a là que des républicains ! »

Et pendant que je traverse des allées de tombes, j’entends des ouvriers qui disent :

Ils veulent bien la liberté pour eux. Mais pas pour les autres !

Ils, ce sont ceux qui ont fait taire Susini.

Revenu avec Vacquerie et le jeune Lefèvre. Au théâtre Britannicus. Il y a dans les rôles de Junie et de Burrhus, sur la cour et les courtisans, des vers qui ne devaient plaire que très médiocrement à Louis XIV.


16 mai 1892.

Hier article de Sarcey sur Sarah Bernhardt. Il déplore qu’elle ne joue pas Athalie et Hermione.

Elle lui a fait croire en déjeunant avec lui chez Campbell Clarke qu’elle grillait du désir de jouer Hermione et Athalie. Or, elle a envie de créer la Reine Juana.

Elle est venue me voir, Sarah, l’autre jour. Charmante, cheveux d’or, voix d’or, teint rose, joli sourire, robe attachée par une ceinture Théodora, boa de plumes noires autour du cou.

— Eh bien ? me dit-elle, après les compliments d’usage.

— Eh bien ! ça ne va pas tout seul. Le Comité ne veut pas. I

— M. Got pourtant consentait à m’engager à tant par représentation, mais c’est moi qui ne veux pas.

— Je conçois cela. Je serais à la place de l’administrateur du Théâtre-Français, je ferais de même. Mais voilà ! Je veux jouer la Reine Juana, le rôle me plaît. Je jouerais aussi de la tragédie parce que cela me tente, et que je ne peux la jouer qu’ici. Et puis, je voudrais savoir comment le public m’accueillerait à la Comédie. Mais cela pour un an. Trois ans, c’est trop.

— Je vous offrirais les conditions de Coquelin qui étaient celles du plus payé des sociétaires pendant les plus belles années.

— Oh ! c’est impossible ! 40 000 francs, par an ! Alors, il me faudrait six mois de congé. 40 000 francs ! Je ne peux pas. Et puis une femme au théâtre vaut toujours plus qu’un homme.

— Moi, je voudrais, à l’aide de la Reine Juana qui tente Sarah Bernhardt, ramener Sarah Bernhardt à la Comédie ; mais je ne peux pas faire que cette rentrée soit un passage. Cela n’a pas réussi avec Coquelin.

— Je regrette bien que nous ne nous entendions pas. Mais, soyez gentil, alors, rendez-moi la pièce de Parodi. Ce pauvre Parodi ! Il a 500 000 francs à gagner avec moi !

— Et, si je n’ai pas la pièce de Dumas ?

— Je saurai si vous l’avez. J’irai le voir. Je crois qu’il est trop ennuyé pour travailler.

— Pardon. Il ne faut pas qu’une visite de vous ressemble à une mise en demeure et l’empêche de me donner ce que j’attends.

— Oh ! non ! soyez sans crainte, je saurai lui parler Et si vous n’avez pas Dumas, vous aurez Pailleron. Vous aurez le Fils de l’Arétin.

— Enfin, supposez que je n’aie pas la pièce de Dumas. Je saurai cela en septembre. Jusque-là, je suis engagé envers lui. Alors nous pourrions voir.

— Je ne suis pas un en-cas.

— Je ne vous traite pas en en-cas. Un trésor qu’on a mis de côté, n’est pas un en-cas.


— Oui, mais il faut que je sache où je vais. J’ai une troupe que je traîne avec moi !

— Constituée ?

— Oui. Il y a la compagnie. Trente personnes. Je vais aller en Scandinavie. Je rentrerai en octobre. J’irai en Europe, peut-être. En Amérique, Je ne retournerai que dans trois ans. Je jouerai peut-être l’année prochaine une Salammbô que l’on écrit pour moi. Mais c’est connu, et puis j’ai à peu près porté ce coutume. Non, pour le moment, je ne pense qu’à la Reine Juana.

— Eh bien ! attendez le moment où je monterai la pièce. On ne sait pas. Si j’ai Dumas cette année, je jouerai Parodi en 1893-1894,

— Oh ! vous savez, un an ! C’est long. Aujourd’hui je ne songe qu’à la Reine Juana, mais dans un an j’aurai peut-être une autre pièce, de Sardou ou d’un autre, qui me séduira davantage… Vous savez, les femmes !

— Allons !

Et se levant (appuyée contre le chambranle de la porte) :

— Pour éviter les commentaires de ces canailles du journalisme (Je vous demande pardon, mais c’est mon opinion.), nous dirons tout simplement que nous ne nous sommes pas entendus !

— C’est convenu.

Et, en la reconduisant :

— Je regrette… (Elle avait l’air mélancolique aussi.) Mais nous ne sommes pas morts !

Pendant l’entretien, des traits à noter :

— Je sais, qu’ici, ils sont tous inquiets et jaloux de l’adoration que la critique et le public ont pour moi… Je suis partie de la Comédie parce qu’après m’avoir fait trop attendre le sociétariat, on me refusait de jouer Célimène… Je voulais jouer Célimène. C’est trop tard maintenant… Et On ne badine pas avec l’Amour, qu’on me refusait aussi, malgré l’avis de Delaunay qui me souhaitait dans Camille…


11 juillet 1892.

Au Ministère, l’autre jour :

Je l’aurai vue, et revue l’antichambre avec son tapis à fleurs, ses meubles de velours grenat, sa tenture à ramages vert et rose (rose passé), sa cheminée de chêne, surmontée d’un buste de la République ; qui, surmontée elle-même par un aigle de chêne (toujours) aux ailes déployées, regarde de ses yeux blancs les solliciteurs assis sur le canapé à dossier carré, raide et peu accueillant, — et la porte aux sculptures de chêne, feuilles de chêne où s’enroule un serpent classique comme la vipère d’Esculape dans les feuilles de l’Université, — porte par où l’on passe chez le ministre…

Et, je l’ai contemplée encore, la cheminée aux chenets de cuivre, avec l’N impérial coulé, moulé dans l’entourage de fonte. L’aigle au-dessus, l’N au-dessous, la République au milieu.

Et les garçons, qui causent là-bas, en habits vert bouteille à boutons d’argent, se plaignant de la chaleur (ou du froid, selon la saison), — impassibles, regardant tout en lisant des journaux, les solliciteurs se succéder les uns les autres, — comme les ministres.

Je note des bruits de pas, de portes formées, un roulement de voiture sur le pavé de la cour. Impression ensommeillée et ennuyée.

La vie est ailleurs.


7 novembre 1892.

J’ai passé une journée charmante à Chantilly. Il y avait là un général et un colonel de cuirassiers, en uniforme, Donnât, Denormandie, Beljame, le professeur, Picot, le bibliophile, etc. Les galeries s’augmentent toujours d’œuvres précieuses, un Filippo Lippi qui formait le devant d’un coffre à bois, les miniatures de Fouquet encadrées dans du velours sombre et pareilles à des orfèvreries avec leurs couleurs vivantes, des bleus, des verts, des séductions pour l’œil.

Le Duc d’Aumale a parlé de sa mère au déjeuner.

— C’était une chrétienne, mais une Spartiate. Quand je suis parti pour l’Algérie, j’avais 18 ans. Je n’oublierai jamais qu’elle me dit : « — Souviens-toi que j’aimerais mieux te voir revenir sur ton bouclier que sans bouclier. » — Un jour souffrant, on m’avait envoyé à Eu avec mon frère Montpensier, sans finir mon année d’études. C’était pendant les fêtes du 29 juillet. Le télégraphe nous apporte des nouvelles de ma mère. Elle nous disait : « Tombez à genoux, mes fils, et remerciez Dieu d’avoir préservé les jours de votre père ! » — Fieschi avait commis son attentat. Un jour Ary Scheffer, qui était protestant, revenait de la Chapelle des Tuileries. « Vous allez donc à la messe, quoique huguenot, Scheffer ? — Non, me dit-il, je ne vais pas à la messe, mais je vais voir prier votre mère ! »

On parle aussi de la guerre.

Un jour Denormandie abordait une question politique, le Duc d’Aumale l’interrompit licitement :

— Souvenez-vous, mon cher ami, que je n’aime à m’entretenir que de deux choses : l’art et l’armée !

Il a rappelé aujourd’hui la mort du colonel Combes se tenant debout, appuyé sur deux officiers et disant :

— C’est un beau fait d’armes. Heureux ceux qui lui survivront !

On vit alors un petit trou à sa poitrine et il tomba mort.

En nous montrant les papiers, correspondance de Monsieur le Prince (Condé), — il en a 400 volumes, — et les rapports des agonis de Condé en Espagne, annotés par le Prince :

— Ils étaient « piocheurs, » ces gens-là ! dit-il.

Dans sa belle bibliothèque, pleine de livres merveilleusement reliés, je lui demande :

— C’est là que vous travaillez, Monseigneur ?

— C’est là que je m’amuse. Je travaille en bas, dans un autre cabinet.

Revenus par la forêt toute dorée. Impression délicieuse de nature et d’art.

Bonnat espère que Carolus-Duran sera nommé à l’Institut malgré Gérôme qui ne lui trouve aucun talent, pas plus qu’à Diaz, par exemple.

— Ce sont des chiqueurs, dit-il, Diaz ne sait pas dessiner un arbre !


17 mars 1894.

Sans doute, je prends tous ces tracas trop à cœur. C’est insignifiant. Mais un tas de choses insignifiantes, cela fait un total de bien des ennuis.

Enfin, après avoir rédigé hier trois lettres, donnant ma démission, l’une au ministre, les deux autres à Hecq et à Roujon, je les ai, ce matin, recopiées de ma plus belle écriture, les deux dernières sur mon papier liber libro qui redevient ma devise et tout à l’heure (une heure un quart) je vais les faire porter. Et voilà.

Je suis très calme, je suis même gai, trop gai peut-être devant un inconnu toujours inquiétant. Mais, en dépit d’un petit, tout petit regret, — de quoi ? par exemple, je me le demande, — j’ai la sensation de respirer plus librement.

Et maintenant, tâchons de trouver le temps de noter ce qui va suivre, le steeple-chase des candidatures et le post-scriptum de mon administration.


18 mars 1894.

Ce n’a pas été long.

J’ai tenté de m’évader, je n’ai pas réussi.

Mes lettres parties, j’étais heureux comme un affranchi.

Je vais au théâtre où Ferrier et le marquis de Castellane avaient une lecture. Pendant le premier acte, de Ferrier, Monval me passe un papier : Roujon est là, il attend la fin de l’acte.

Je le trouve ronge et consterné.

— À quoi pensez-vous ? me dit-il. C’est impossible ! Ah ! mon cher ami. Vous parlez ! C’est une bombe !

— Elle ne tuera personne et fera un heureux.

Nous prenons rendez-vous pour six heures et demie au ministère.

J’entre à l’heure dite dans le cabinet de Hecq et bientôt arrivent Spuller et Roujon. Spuller, très paie, très ému, me prenant les mains, me pressant, faisant appel à mes souvenirs d’amitié, à mon dévouement pour la Comédie.

— Ce n’est pas digne de votre caractère, vous avez l’air de faire Charlemagne après un succès… Que faites-vous faire à la Comédie ? Un saut dans l’inconnu ! Vous ne pouvez pas faire ça ! J’étais au Sénat. Je ne songeais qu’à votre lettre. C’était un coup de massue sur la tête. Vous ne m’aviez jamais fait entrevoir cela ! Je sais bien que vous avez l’appétit d’écrire et je vous en estime…

— Monsieur le Ministre, je n’ai pas de fortune, la situation d’administrateur est avantageuse, et pourtant je n’ai qu’un désir : reprendre ma plume !

Évidemment il m’approuve, le littérateur qui est en lui m’approuve. Mais l’ennui que je lui apporte est trop gros. Il insiste. Il me prend par les sentiments. Trente ans de vie côte à côte !

— Je vous le demande pour moi. Vous ne pouvez pas me faire ça.

Et la voix est tendre, pressante…

Je suis un sentimental. Je le lui dis : Et je cède !

Il me saute au cou.

— Vous êtes un brave homme !

Roujon m’embrasse après lui. Tout est dit. Latude est réintégré à la Bastille.


23 septembre 1896.

Dans quelques jours, Nicolas II sera à Paris, et la ville déjà a pris un aspect inaccoutumé. Des drapeaux se montrent. Les portraits du Tsar, de la Tsarine et de leur petite fille, la grande-duchesse Olga s’étalent aux boutiques des librairies et dans les kiosques. Je vais être, les fêtes débutant par un gala à la Comédie, au centre des curiosités. Que de soucis !


24 septembre 1896.

Tout est modifié. Il y aura gala à l’Opéra. Comme on veut caser les 900 membres du Parlement, — 300 sénateurs et 600 députés, — on n’aurait pas eu la place à la Comédie.

Je suis enchanté de n’être pour rien dans la distribution des places. Tout se fera par la Présidence ou le Protocole.


10 octobre 1896.

Je ne sais ce qui m’a attristé, mais de Versailles à Paris, par la nuit et la pluie, — à travers Sèvres, regardant les lampions s’éteindre, les drapeaux, les banderoles et les guirlandes se mouiller, — j’étais très sombre.

Je revoyais le départ, au pied du grand escalier, l’Impératrice donnant sa main à baiser à des dames d’honneur de la colonie russe, l’Empereur en habit noir, avec son beau Cosaque de noir vêtu, la barbe longue, à son côté, tendant la main, puis montant, sous la lumière électrique, dans le carrosse doré, et cette scène d’adieu m’avait impressionné…


15 septembre 1901.

A Compiègne, je trouve le palais un peu plus en ordre qu’à ma dernière visite, mais il a toujours un aspect singulier. Par exemple dans la chapelle, sous une sainte peinte par Delorme, on a étalé les garnitures de toilette, cuvettes, pots à l’eau, etc.

On va procéder à un essai d’allumage.

Des tapissiers effarés traversent les salons :

— Avez-vous vu les salles de la suite russe ?

— Vous avez oublié les bougies chez le général !

Nous inspectons les loges ; elles sont encore à l’état fruste.

M. Benard, l’architecte, inscrit les noms sur les portes comme un fourrier. — On répète. La danse d’abord : dans la pénombre, les jolies filles blondes s’agitent. Gailhard avec sa canne bat la mesure.

Quelques Compiégnoises sont là dans la salle. Les officiers du régiment de la ligne en garnison à Compiègne. Cela les amuse. Une répétition, bonne fortune !

Je fais arrêter le travail des électriciens et l’on répète : Il ne faut jurer de rien.

— Croyez-vous, me dit Coquelin cadet, que ça ait lieu ?

— Quoi ?

— Ça. À cause de Mac Kinley.

En effet, à la gare Saint-Lazare, une troisième édition de l’Éclair m’avait appris la mort du pauvre président.

Je minute la pièce avec Roujon. Quarante-cinq minutes, ça peut aller. Il est question de la Haye dans le rôle de van Buck ; je mettrai Rotterdam. La conférence pourra paix à la Haye, cela pourrait faire sourire. C’est aujourd’hui qu’expire le délai laissé aux gens du Cap pour se rendre.

Le chef de la Sûreté est là. Il voudrait bien être au 21. « Dans huit jours, à cette heure, je serai plus content ! »

Le 20, il partira de Compiègne avant le train présidentiel, dans le train-pilote explorant la voie. — Il se demande si le vieux Polonais dont on a ri, mais qui existe, fera des siennes. Peut-être est-il mort ? En 96, devant Notre-Dame, il avait posé un engin pareil à celui qui éclata place de la Concorde le soir du gala des Français et qu’on prît pour un pétard de joie et à celui qui retentit aux oreilles de Félix Faure allant en Russie, près de la gare du Nord. — D’une écriture identique, les engins portaient un papier orné d’un cœur et d’un poignard d’où l’on adjurait le Tsar en faveur de la Pologne, en rappelant Poniatowski. De là le surnom : le Vieux Polonais. Et l’homme, en effet, doit être vieux.


23 septembre 1901.

Maintenant que l’Empereur est parti, on se dispute et on se demande à quoi a servi son voyage. Paris est vexé de ne l’avoir pas vu. Il a rentré ses drapeaux avec rapidité. Un marchand de chansons, qui, en 1890, en avait vendu une : Pour le Tsar, à de centaines de milliers d’exemplaires et qui en avait commandé aux mêmes ailleurs une nouvelle : Pour revoir le Tsar, n’en a pas vendu quarante.


5 Janvier 1904.

A trois heures, audience de la reine Isabelle qui voulait me remercier de lui avoir donné ma loge. Le portier, archi-décoré, m’attendait. Des laquais aussi, au pied de l’escalier du palais de Castille. Au bas de cet escalier, une jeune femme, blonde, charmante, simplement mise, que je prends pour une institutrice, m’aborde, me remercie, sourit, — et un monsieur passe, lui baise la main. Une dame fait la révérence. La jeune femme me dit :

— La loge est si bonne ! On n’y a pas chaud comme dans la salle. Et cela a fait tant de plaisir à maman !

C’est une infante. Je répare l’étourderie, la familiarité, en baisant sa main gaulée, et je monte.

Antichambre d’un goût royal, c’est-à-dire somptueux et lourd, gros meubles de velours clair, — mais de magistrales toiles espagnoles, un petit Christ peint sur bois à plat, encadré, — et signé Murillo. Le comte de P… (j’oublie son nom) me fait un geste. J’aperçois une vieille femme couverte d’une pèlerine blanche qui traverse un salon pour aller dans un salon plus grand. C’est la Heine. Un introducteur très aimable me guide. Isabelle II me fait signe de m’asseoir à sa droite sur un canapé de velours grenat, devant une cheminée fleurdelisée ornée de deux drapeaux, de chaque côté.

Et très aimablement, de sa voix un peu gutturale, à l’accent espagnol très complet, la reine me remercie de la loge, me félicite du Dédale, pièce forte, etc. puis la causerie va et vient, très agréable et très curieuse.

— Vous avez vu ma fille ?

— Oui, Madame,

— Laquelle ?

— Blonde. Charmante.

— Elles sont toutes les deux blondes. Celle qui écrit voudrait vous voir.

Une femme, pas très jolie, mais très agréable, vêtue de gris, maigre, entre. C’est l’Infante qui s’occupe d’un livre sur Marie de Neubourg, la reine de Ruy Blas. Elle n’a aucun document sur le séjour à Bayonne. Je lui promets les articles de Ducéré[3]. — Entre son mari, un grand Allemand à lunettes, barbu, parlant haut, avec des gestes ! Ah ! la Comédie ! Ah ! Molière ! Ah ! Shakspeare ! Très complimenteur et cordial.

Je regarde la Reine. Le sourire de cette vieille femme grasse, lourde, appuyée comme sur une béquille, sur une canne à bout de caoutchouc, est charmant et l’œil est doux encore, caressant. Enveloppée de laine blanche, enrhumée, le nez bourbonien rougi par le coryza, elle garde du charme. Il est éloquent, ce sourire que Tassaert fixait jadis dans un dessin (que j’ai). Je regarderai le portrait de la Reine jeune.

Je demande, en m’excusant, ce que sont ces drapeaux. L’Infante se lève, les déploie, me dit :

— Ce sont les armes de Castille !

Et la Reine :

— L’un est un drapeau du sacre de mon fils, — l’autre un drapeau venu de Cuba !

Et mélancoliquement elle me parle de sa douleur. Cuba ! Les Philippines ! Comme je lui rappelle que les États-Unis, sous son règne, voulurent les acheter :

— Oui, me dit-elle (et là je retrouve l’Espagnole et la souveraine), mais je répondis : Où trouvera-t-on un Espagnol pour rédiger l’acte de vente et une main espagnole pour le signer ?

Puis, nous parlons de Hugo, d’Hernani, de Rostand, de l’Espagne, de Don Quichotte, mon livre préféré.

— Ma mère, dit l’Infante, ne l’aime pas beaucoup. Elle lui reproche de ridiculiser les romans de chevalerie qu’elle aime tant !

— Oui, me dit la Reine, Cervantès fait brûler des livres de chevalerie que j’adore !

— Eh ! madame, il est chevaleresque, il est déçu, mais il les brûle comme on brûlerait des lettres d’amour !

Et alors, le sourire vraiment charmant de tout à l’heure illumine, rajeunit cette figure de vieille femme grasse qui, toute grosse qu’elle est, a de la majesté, et dans le regard de la bonté.

Elle se lève, se fait hisser par sa fille pour me dire au revoir debout, quand je prends congé.

— Revenez me voir !

Je lui baise la main, je promets encore d’envoyer à Madrid à l’Infante, qui part, les documents sur Marie de Neubourg, et je m’en vais, enchanté de cette visite à une personne qui est un personnage historique et qui m’a dit un mot vraiment notable.


24 avril 1910.

Un homme robuste, les épaules larges, solides, les cheveux drus, la moustache roussâtre découvrant dans un rire large des dents énormes, — un homme debout, tenant des feuillets de la main gauche et, de la main droite, martelant, enfonçant, le poing fermé, ses phrases dans les oreilles et comme dans la poitrine des auditeurs, un homme a la voix claire, âpre parfois, lançant les phrases comme des commandements militaires, — c’est Roosevelt à la Sorbonne, orateur parlant à la foule et soulevant la foule.

Un homme debout devant des vieillards assis et des photographes attentifs, intimidé en apparence, souriant de ce même sourire large ; peu décoratif dans sa redingote sans élégance, mais sympathique dans sa simplicité, c’est Roosevelt a l’Institut, remerciant ses confrères de l’avoir élu.

— Quand j’ai reçu la nouvelle de mon élection, j’étais dans l’Afrique équatoriale où je chassais le rhinocéros blanc qui existait dans votre pays quand mon pays n’existait pas. Et du Mexique, du Brésil et des Etats-Unis où la nouvelle était arrivée avant de me parvenir, je recevais des félicitations, et je suis heureux de vivre dans un temps où l’on peut voir ce miracle : la nouvelle arrivant ainsi qu’on fait partie d’un corps illustre, d’une académie, qui est la plus glorieuse du monde, etc. etc.

Il résume son opinion :

— Les nations ne manqueront jamais d’hommes de génie. Ce dont elles ont besoin c’est d’hommes de bon sens, — il fait un geste en hauteur, — agrandis !…

Il dira à la Sorbonne :

— Je tiens à dire ce qui suit en français, car c’est le trust de mes sentiments.

Et il déclare :

— Si les droits de l’homme étaient opposés aux droits de la propriété, ce sont les droits de l’homme qui devraient avoir le dessus ! (Seulement avec son accent américain il prononce le dessous ! )

Mais le public comprend et applaudit.

A la Comédie, il a été très cordial et simple. Très visiblement heureux d’être acclamé à son apparition dans la loge. Portant dans les couloirs son chapeau devant soi, comme un myrte. Regret In ni son feutre. Intéressé par le Voltaire.

— Le chef-d’œuvre de la sculpture moderne !

Par le Rotrou :

— C’est d’Artagnan ! C’est Cyrano !

Par Seveste :

— C’est bien cela ! De Cuba il me dit :

— C’étaient des escarmouches, ce n’était pas la guerre, Pour tant j’ai perdu le cinquième de mes hommes, et la moitié de mes officiers !

Les signatures de Colbert et de Louis XIV l’attirent. Il demande si l’on joue quelquefois les Sept Chefs devant Thèbes.

Il trouve qu’Œdipe est le chef-d’œuvre du théâtre grec.


25 octobre 1910.

Et voici venir la manifestation du théâtre pour mes vingt-cinq ans ! et comme je suis très hésitant, il me semble que je trahis en les voulant quitter ces gens dont la fidélité (apparente chez quelques-uns) me touche ; je suis nerveux et mélancolique.


29 samedi, 2 heures.

Très ému, je vais aller tout à l’heure à ce lunch que les sociétaires offrent pour mes vingt-cinq ans.

J’étais moins ému (plus inquiet, mais moins triste) en 1885 quand j’allais au-devant de l’avenir.

C’est qu’à tout prendre les hommages aujourd’hui sont mélancoliques, — quelque chose finit.


28 août 1911.

Samedi, soirée intéressante.

Mounet très gentil. Remerciements, embrassades. Il a un tel idéal et de telles visées, qu’il ne se croit pas arrivé. Et je lui dis qu’un concours sur la question de savoir quels sont les dix grands Français de ce temps, le place le cinquième.

Lui n’en est pas plus fier : « J’aurais pu faire de belles choses, j’aurais pu être un tragédien ! »

Il raconte comment, après avoir sur Hamlet étudié tous les commentateurs, tous les critiques, il ne savait à l’approche de la première comment traduire son personnage, lorsque Mme Mounet lui dit :

— Relis la pièce comme si tu ne la connaissais pas, comme si tu étais un enfant.

— Tu as raison.

Et, prenant la traduction de F.-V. Hugo, Mounet, la tête dans ses mains, lit, comme s’il ne connaissait pas la pièce de Shakspeare.

Le lendemain, il avait pris son parti. Le to be or not to be lui importait peu. Hamlet était un être aimant condamné à la vengeance et à la haine, — trahi par ses amis qui se font des signes, par Ophélie qui lui ment (elle sait que son père est dans la galerie). Enfin, Mounet résume : Hamlet est un fils. Et voilà tout.


25 mai 1912.

À noter (ce qui est grave) l’inquiétude de Constans, qui connaît la politique générale.

— Ça ne va pas en Europe !

On croit que la guerre est proche. Les soldats allemands, en revenant de la revue passée par le Kaiser près de Metz, ont traversé Mohrange en chantant une chanson populaire là-bas, dont le refrain est : Retournons en France !


2 octobre 1913.

J’ai eu hier soir une ovation inattendue. On m’a traîné sur la scène. Entre Mounet et Bartet, j’ai vu toute une salle debout, frémissante, disant mon nom et applaudissant. « C’était impressionnant, » dit Mas dans Comœdia. Pour moi, c’était émouvant, et pour les miens, c’était émotionnant.

On (le public) m’a payé là, en cinq minutes, vingt-huit années de travail. Et les acteurs croient que c’est un bail nouveau, quand pour moi ce sont de vivantes funérailles. Un adieu. Tout adieu est triste. Et j’ai beau me dire que j’ai raison de faire ce que je fais, je suis triste. J’abandonne à des hasards le peu de gens qui m’ont aimé.


Jules Claretie.


  1. Le secrétaire général de la Comédie-Française.
  2. Fortin Emile, condamné à 20 ans de travaux forcés (procès de l’Archevêque de Paris), mort en 1904.
  3. Écrivain bayonnais. Autour d’un livre intitulé : Victor Hugo à Bayonne.