Fragments de l’Épicurien

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Œuvres de Théophile Gautier — PoésiesLemerrePoésies vol. 2 (p. 225-232).


TRADUCTION LITTÉRALE
DES FRAGMENTS EN VERS QUI SE TROUVENT DANS
L’ÉPICURIEN



Sur l’eau pure du lac, dans la lueur du soir,
–––––Le reflet d’un temple s’allonge.
La fille de Corinthe y vient, et va s’asseoir
–––––À l’escalier qui dans l’eau plonge.
Elle feuillette un livre et se penche en rêvant.
–––––Placé près d’elle, un jeune sage
Écarte ses cheveux dénoués, dont le vent
–––––Fait flotter l’ombre sur la page.

II



Si ce n’était cette voix du tombeau
–––Qui vient chuchoter à la joie,
Ce corps charmant, ce visage si beau,
–––Ce soir des vers seraient la proie ;
Si ce n’était cette amertume au cœur,
Dans cette vie, oh ! combien de bonheur !
Comme mon âme, à l’absorber avide,
Ne quitterait la coupe d’or que vide !
Dieu je serais, changeant la terre en cieux,
Si le plaisir pouvait faire les dieux !

III

 
Aussi loin qu’aux clartés du plus limpide azur
Que jamais sur la sphère ait tendu le ciel pur,
L’œil saisit des objets les formes apparues,
On découvre toujours des jardins et des rues
Marquant de leurs piliers des parcours infinis,
Des temples, vaste amas de marbres, de granits,
Des palais de porphyre énormes et splendides,
Et, s’élançant des eaux, de hautes pyramides
Plus vieilles que le temps, et dont l’Éternité
N’ébrèchera jamais le profil respecté.


Cependant sur le lac tout est tumulte et joie,
Et l’animation largement s’y déploie ;
Le commerce, l’amour et le culte des dieux
Y forment un spectacle étrange et radieux.
Une procession sur les marches des temples
Avec ses prêtres blancs vêtus de robes amples
Se développe au son des cymbales d’argent.
Des embarcations au sillon diligent
Descendent vers la mer, venant de ces contrées
Qu’assourdissent du Nil les chutes effarées,
Avec leur cargaison riche comme un trésor,
Plumes, gemmes, parfums, ivoire et poudre d’or,
Au passage exhalant l’odeur aromatique
Que prennent les vaisseaux au soleil exotique.

Ici des pèlerins, enfants de tous pays,
Avant de repartir pour Bubaste ou Saïs,
Dans une baie ombreuse où l’onde est plus tranquille
Poussent l’esquif léger avec la rame agile.
D’autres sous les lotus bercent leur frais sommeil,
Ou par des chants joyeux se tiennent en éveil.
Plus loin, des acacias parfument de leurs grappes
Une plage où, du lac fendant les claires nappes,
Folâtre un jeune essaim de riantes beautés
En attraits surpassant les charmes si vantés
De celle dont la chaîne, aimable au captif même,
Tint deux maîtres du monde et rompit au troisième.

IV

 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Astre dont le rayon,
S’épanchant sur le monde aux heures taciturnes,

Fait éclore le rêve avec les fleurs nocturnes,
Non cette lune froide et brumeuse du nord
Versant aux jeunes cœurs, comme un philtre de mort,
Le sang pâle et glacé de la vestale chaste ;
Mais l’ardente Phœbé qui règne dans Bubaste
Et ne voit rien, du haut de son brillant séjour,
Chez l’homme et chez les dieux d’aussi beau que l’amour !

V


Rhodope, cette nymphe à la beauté splendide,
Qui vit, dit-on, plongée en un demi-sommeil,
Sur l’or et les bijoux inconnus au soleil,
–––––La Dame de la Pyramide !

VI

 
Vous qui voulez courir
La terrible carrière,
II faut vivre ou mourir
Sans regard en arrière.

Vous qui voulez tenter
L’onde, l’air et la flamme,
Terreurs à surmonter
Pour épurer votre âme,


Si, méprisant la mort,
Votre foi reste entière,
En avant ! — le cœur fort
Reverra la lumière,

Et lira sur l’autel
Le mot du grand mystère
Qu’au profane mortel
Dérobe un voile austère.

VII

 
Bois cette coupe ! — Osiris la savoure
À petits traits dans l’empire des morts ;
Il la fait boire au peuple qui l’entoure,
Chaque fantôme en effleure les bords.

Bois cette coupe ! — Elle est tout frais remplie
D’une eau puisée au fleuve du Léthé ;
En la vidant tout le passé s’oublie
Comme un vain songe au matin emporté !

–––––––Le plaisir, fausse ivresse,
–––––––Vin mêlé de poison ;
–––––––La science, maîtresse
–––––––À la dure leçon ;

–––––––L’espoir, brillant et vide,
–––––––Semblable aux lacs amers,
–––––––Trompant la lèvre avide
–––––––Aux sables des déserts ;

–––––––

L’amour, dont la main noue
–––––––Des liens innocents
–––––––Où le serpent se joue
–––––––En replis malfaisants ;

Tout ce que tu connus de mauvais ou d’infâme
Disparaîtra soudain dans un oubli profond,
De tout ressouvenir laissant pure ton âme,
Quand ta soif de la coupe aura tari le fond.

VIII

 
Bois cette coupe ! — Elle est pleine d’un divin baume.
Quand Isis vint aux cieux, Horus entre les bras,
Elle dit à son fils, lui montrant son royaume :
–––« Bois cette coupe, et toujours tu vivras ! »

Je te dis et te chante, ainsi que la déesse,
Toi qui des vastes cieux un jour hériteras :
« Fusses-tu dans l’abîme, âme et corps en détresse,
–––Bois cette coupe, et toujours tu vivras ! »

IX

 
La Mémoire viendra, menant le chœur des Rêves,
Rêves d’un temps plus beau, plus ancien et plus pur,
Quand l’âme, hôte des cieux, n’avait pas sur les grèves
Laissé choir le duvet de ses ailes d’azur ;


Souvenirs glorieux, pareils à cette flamme
Que lance, en s’éteignant, sur les eaux l’astre d’or,
Qui montre ce que fut et ce que n’est plus l’âme,
Mais ce qu’elle pourrait brillamment être encor.

X


–––Ô bel arbre d’Abyssinie !
–––Nous te prions, par ton fruit d’or,
–––Par la pourpre à l’azur unie
–––Dans ta fleur plus splendide encor,
–––Par la muette bienvenue
–––Dont ta ramure, en s’abaissant,
–––D’un air hospitalier salue
–––L’étranger sous ton dais passant.

–––Ô bel arbre d’Abyssinie !
–––Quand la nuit, sans lune, descend,
–––Combien ta rencontre est bénie
–––Du voyageur au pas pesant !
–––Du bout caressant de tes branches
–––Tu viens baiser ses yeux mi-clos,
–––Sur lui tendrement tu te penches
–––Et tu lui dis : « Dors en repos ! »

–––Ô bel arbre d’Abyssinie !
Ainsi, vers moi, penche ton front qui plie.

XI

 
Par une de ces nuits où l’étoile d’amour,
Isis, de son croissant dessinant le contour,
Dans le fleuve sacré mire son front de vierge,
Où les couples, guettant sa lueur de la berge,
Calculent en quel temps son cours recommencé
Doit la remettre aux bras du Soleil-fiancé.

XII

 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Le fleuve, qui naguère
Glissait entre ses bords, garni des deux côtés
Par des palais de marbre et de riches cités,
Pareils à des joyaux sertis dans une chaîne,
Inondant à présent la vallée et la plaine,
Comme un géant qui sort de son lit brusquement,
S’étale et couvre tout de son flot écumant.



1. Voir L’Épicurien, par Thomas Moore ; la prose traduite par H. Butat, les vers par Théophile Gautier. — 1 vol. in-8º. Paris, 1865. (Note de l’éditeur.)