Aller au contenu

Fragments des Mémoires du chancelier Pasquier/03

La bibliothèque libre.
Anonyme
Fragments des Mémoires du chancelier Pasquier
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 306-340).
◄  02
FRAGMENS DES MÉMOIRES
DU
CHANCELIER PASQUIER[1]

LE CONGRES DE VIENNE


I

Il avait été stipulé, dans le traité de Paris en date du 30 mai, qu’un congrès s’ouvrirait à Vienne. Je dois maintenant m’occuper de l’extérieur, de la réunion de ce congrès, dans lequel allaient se traiter les questions les plus graves pour l’avenir de la France.

On était convenu que les plénipotentiaires de toutes les puissances qui avaient pris part aux derniers événement se réuniraient le 1er août, afin de compléter les dispositions du traité de Paris, et de pourvoir à la répartition d’une partie des territoires enlevés à l’Empire français. Dans le mois de juin, il fut arrêté à Londres, — où l’empereur de Russie et le roi de Prusse, ainsi que le chef du cabinet de Vienne, s’étaient rendus en quittant Paris, — que l’ouverture de ce congrès serait renvoyée au 1er octobre. Ce délai était nécessaire pour que chacun eût le temps de préparer les demandes qu’il avait à faire, celles qu’il voulait appuyer, arrêter enfin le système politique qu’il lui convenait de soutenir.

On avait beaucoup dit que la France ne paraîtrait point au congrès. Sa dignité, non moins que ses intérêts de premier ordre lui commandaient, non seulement d’y assister, mais de chercher à s’y faire écouler. Entre tant de questions qui devaient s’y débattre, il était impossible qu’il ne s’en rencontrât dont la solution aurait une grande importance pour elle. Il n’y eut donc pas d’hésitation dans le cabinet des Tuileries sur la nécessité d’envoyer à Vienne un plénipotentiaire. Le choix ne pouvait tomber que sur M. de Talleyrand ; lui seul, par le rôle qu’il avait joué depuis quinze ans dans les affaires diplomatiques, par ses rapports si intimes avec les souverains et avec leurs principaux ministres durant les négociations qui avaient amené la Restauration et le traité de Paris, était en position de remplir le rôle, infiniment délicat, réservé au plénipotentiaire de France. Il ne se faisait pas d’illusion sur les obstacles de tout genre qu’il allait rencontrer, et, soit fatigue, soit humeur, soit plutôt contenance affectée, il témoignait peu de satisfaction de cette mission, peu d’empressement à la remplir. Je le vis deux ou trois jours avant son départ, et je fus frappé du découragement qu’il laissait paraître.

« Je vais probablement, me dit-il, jouer un fort triste rôle. D’abord, comment me traitera-t-on ? voudra-t-on m’écouter ? A la suite de la convention du 30 mai. les souverains alliés ont fait prendre au roi de France l’engagement de ne pas intervenir dans le partage qu’ils jugeraient à propos de faire des pays enlevés à Bonaparte. S’ils entendent que cet engagement soit rigoureusement tenu, je serai là ce qu’on appelle fort improprement ad honores. J’ouvrirai la bouche de loin en loin, pour la forme ; on ne prendra pas garde à mes paroles. D’un autre côté, on me reprochera ici tout ce qui ne tournera pas comme on l’aurait désiré. Je n’ai pas la confiance de ces gens-ci ; ils n’ont pas depuis cinq mois pris beaucoup de soin pour me le cacher. Dans une semblable position, ce qu’il y aurait de mieux à faire, si on le pouvait, serait de rester chez soi. »

Ce langage de M. de Talleyrand, quelle que soit l’opinion qu’on se fasse de sa sincérité, n’en est pas moins remarquable. On y trouve la clef de sa conduite ultérieure. Quant à moi, je ne doute pas qu’il ne fut au fond très heureux d’aller à Vienne et même que son plan ne fût à peu près arrêté ; mais il ne voulait pas qu’on pût s’en douter ; il était bien aise, en cas d’insuccès, de se ménager des excuses. Ce qu’il disait de sa position était vrai sous beaucoup de rapports. On ne peut nier qu’elle fût devenue pénible à la cour des Tuileries et dans le Conseil. Après avoir tout fait, après avoir disposé de tout pendant les jours si orageux du mois d’avril, il s’était vu, aussitôt cette crise terminée, à peu près mis de côté. Non seulement son influence sur la marche du gouvernement avait été nulle, mais on lui avait refusé les quelques faveurs qu’il s’était cru eu droit de réclamer pour les hommes auxquels il prenait le plus d’intérêt. Je l’ai vu, malgré les plus vives instances, ne pouvoir obtenir une préfecture pour M. de Résumat, qui lui avait donné les plus grandes marques de dévouement au jour du danger.

Une telle situation eut été dure, même pour un homme moins autorisé à se croire des droits à la bienveillance de son souverain, et devait sembler intolérable à M. de Talleyrand. Il était impossible qu’il ne songeât pas à user, pour en sortir, de l’occasion qui se présentait. Il fallait qu’elle lui servît ou à se rendre plus agréable, ou à devenir tellement utile qu’on se vît de nouveau obligé de compter avec lui. S’il choisissait cette dernière ligne, il devait, en arrivant à Vienne, se mettre à la tête des vrais intérêts de la France ; s’il ne les faisait pas triompher entièrement, il sauverait au moins tout ce qu’il serait possible de sauver. Il serait ainsi tellement l’homme du pays qu’il faudrait bien lui accorder la considération à laquelle il prétendait, lui suivant l’autre route, il n’aurait qu’à étudier les inclinations particulières de la maison de Bourbon, à les faire valoir en toutes occasions ; peut-être retirerait-il plus de fruits de cette obséquiosité que des services déjà rendus et dont on tenait si peu décompte. Ajoutons que les allaires pécuniaires de M. de Talleyrand n’étaient pas alors en bon ordre. Il avait fait de grandes pertes dans les dernières années de l’Empire : la seule banqueroute de la maison Simon de Bruxelles lui avait emporté plus de quatre millions, sans parler d’une somme très considérable qu’il avait, à je ne sais quel propos, reçue de la ville de Hambourg et dont Napoléon exigea la restitution. Ses embarras étaient tels que, si le duc de Rovigo ne lui avait pas fait acheter très chèrement, par le trésor particulier de l’Empereur, son hôtel de la rue de Varenne, il aurait eu de la peine à remplir des engagemens sérieux[2].

M. de Talleyrand arriva à Vienne à la fin de septembre avec M. de Dalberg, M. de la Tour du Pin, ministre de France à la Haye, et le comte Alexis de Noailles, qu’il s’était fait adjoindre avec le titre de ministre plénipotentiaire. Il était bien assuré qu’aucun de ces personnages ne le gênerait, ne se permettrait même la plus légère contradiction.

L’empereur de Russie et le roi de Prusse avaient fait leur entrée le 27 septembre ; les rois de Danemark et de Wurtemberg les avaient précédés ; le 28 arrivèrent le roi de Bavière, le duc de Brunswick, l’Electeur de liesse et le grand-duc de Bade. Ainsi, tous les souverains se trouvaient en mesure de dicter chaque jour, à leurs plénipotentiaires, le langage qu’ils devaient tenir et pouvaient de cette manière défendre eux-mêmes leurs droits et leurs prétentions. Lord Castlereagh, trois autres plénipotentiaires, le duc de Wellington enfin, n’arrivèrent qu’en janvier. Toutes les puissances, tous les États d’Europe avaient, à un titre ou à un autre, leurs représentans dans la capitale de l’Autriche. Murat en avait deux ; le Pape avait envoyé le cardinal Consalvi avec le titre de légat. Il n’a jamais existé, je crois, de réunion diplomatique aussi nombreuse, ni dans laquelle des intérêts aussi multiples, aussi variés, aient dû se discuter. Il y avait quatre-vingt-treize ministres plénipotentiaires ou simples plénipotentiaires de souverainetés reconnues ; et le nombre des députés chargés de faire valoir des réclamations était de soixante-sept.

Le début des plénipotentiaires français fut encore plus rude qu’il n’avait été possible de le présumer. Il est certain que, dans les deux ou trois premières semaines, outre les indices multi pliés de la mauvaise volonté des cabinets étrangers les plus puissans, ils eurent à supporter tous les désagrémens d’une impopularité mal dissimulée. Il y eut beaucoup à faire pour se relever d’une position si cruellement déprimée ; on ne peut refuser à M. de Talleyrand le mérite d’en être sorti d’une manière fort brillante, car, à la fin du congrès, il marchait en tête des plus influens. Comment ce changement s’est-il opéré ?

Je ne saurais avoir la prétention d’écrire une histoire du congrès de Vienne. Cette histoire serait à elle seule un ouvrage de longue haleine, tout à fait hors de proportion avec la place que je peux lui donner dans un récit où il me faut parcourir tant de faits et d’époques différentes. Je ne dirai donc que ce qui est strictement nécessaire pour bien faire connaître dans quel esprit la France a pris part aux négociations, comment ses intérêts ont été compris et soutenus par celui qui était chargé de les défendre.

Dès le 22 septembre, c’est-à-dire avant le jour fixé pour l’ouverture du congrès, les plénipotentiaires de Russie, d’Au triche, de Prusse et d’Angleterre, à savoir MM. de Nesselrode, de Metternich, de Hardenberg, de Humboldt, et lord Castlereagh, s’étaient réunis et avaient consigné dans deux protocoles les règles auxquelles ils entendaient soumettre les discussions et les délibérations du congrès, ou plutôt la part qu’ils consentaient à y laisser prendre à la France et à l’Espagne. Partant du traité de Paris et s’appuyant sur les termes de l’article secret dans lequel il était dit que les distributions à faire des territoires auxquels le roi de France avait renoncé, seraient réglées au congrès sur les bases arrêtées entre elles par les puissances alliées, ils en avaient tiré la conséquence assez naturelle que ces puissances devraient avoir le droit d’établir comme bases les arrangemens dont elles seraient, convenues entre elles. Ces bases devaient ensuite être communiquées à la France et à l’Espagne, qui pourraient dire leur avis et faire, si elles le jugeaient à propos, des objections qui seraient alors discutées.

Afin de se tenir plus exactement sur cette ligne. MM. les plénipotentiaires alliés avaient de plus arrêté qu’ils n’entreraient sur ce sujet en conférence avec ceux des deux autres cours qu’à mesure qu’ils auraient terminé entièrement, et par un parfait accord entre eux, chacun des trois points de la distribution territoriale qui s’appliquaient au duché de Varsovie, à l’Allemagne et à l’Italie.

Ils avaient de plus classé en deux séries les objets qui devaient être traités dans le congrès. La première contenait toutes les questions qualifiées d’européennes. Le travail préparatoire relatif à celles-là devait être confié à un comité dans lequel n’étaient admises que l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse, la France et l’Espagne, les deux dernières puissances toutefois sous la restriction qui vient d’être dite. La seconde série renfermait tout ce qui était relatif au pacte fédératif de l’Allemagne ; cette matière devait être élaborée dans un autre comité où n’entreraient que l’Autriche, la Prusse, la Bavière, le Hanovre et le Wurtemberg.

On voit que les plénipotentiaires si nombreux dont j’ai fait rémunération se trouvaient par cet arrangement mis en dehors de la scène active, que la plupart d’entre eux étaient réduits au rôle de solliciteurs, car les déterminations une fois prises dans deux comités on ne voit pas comment il eût été possible d’obtenir qu’il y fût fait le moindre changement. Pour les écarter, on avait trouvé un prétexte fort plausible : comment arrivera une solution au milieu d’une foule composée d’hommes dirigés par des idées et des intérêts si contraires ? Comment balancer, comment compter les voix dans une assemblée où le mandataire du plus petit prince d’Allemagne serait venu siéger à côté de celui d’Autriche et de France ? Aussi, malgré ce qui fut d’abord promis, aucune réunion générale des plénipotentiaires n’a. jamais eu lieu. En définitive, au lieu d’un congrès composé de tous les Liais de l’Europe, on a eu un comité des grandes puissances, qui a traité toutes les questions en invitant à accéder à ses décisions celles des autres puissances qui pouvaient s’y trouver intéressées.

Le 30 septembre M. de Metternich invita M. de Talleyrand ainsi que le plénipotentiaire d’Espagne, M. de Labrador, à assister à une conférence préliminaire pour laquelle se trouveraient réunis chez lui les ministres de Russie, d’Angleterre et de Prusse. Dans celle conférence ou lui donna connaissance des protocoles qui avaient été rédigés le 22, et on lui proposa, ainsi qu’à M. de Labrador, de signer une déclaration où se trouveraient sanctionnées les dispositions qui y étaient contenues. M. de Talleyrand n’eut pas de peine à reconnaître que ce projet avait pour but de rendre les quatre puissances alliées maîtresses absolues de toutes les opérations du congrès, puisque la France et l’Espagne, admises, pour la forme seulement, dans le comité des six qui devait tout régler préalablement, y seraient constamment en minorité de deux contre quatre. Soutenu par M. de Labrador, M. de Talleyrand déclina la proposition par des motifs fort habilement déduits ; s’éleva contre la qualification d’alliées que se donnaient toujours les quatre puissances, et soutint qu’elle était devenue tout à fait hors de propos depuis le traité de Paris. Si on voulait l’employer, il était impossible de ne pas la donner également aux huit puissances signataires de ce traité[3].

Quant à l’idée de tout régler en quelque sorte avant l’ouverture du congrès, elle lui paraissait tout à fait étrange. Pourquoi donc ne pas ouvrir le congrès sans plus tarder ? quelle difficulté y voyait-on ? M. de Talleyrand avait, dans l’intérêt de la France, tout à fait raison de hâter une réunion dans laquelle il était impossible, qu’il n’eût pas le moyen de se faire de nombreux amis, même de se créer un parti.

Il fut aisé toutefois de lui opposer d’assez fortes objections ; chacun mit la sienne en avant ; une entre autres était grave pour la France et pour l’Espagne. On ne pouvait pensera admettre qui que ce fût dans le congrès sans vérification de pouvoirs : était-on bien d’accord sur les bases de cette vérification relativement à certaines puissances, et ne pouvait-elle pas dès le début soulever des débats qu’il était bon d’éviter ou au moins de retarder ?

Le nom du roi de Naples ayant été prononcé, M. de Talleyrand demanda duquel on voulait parler. M. de Humboldt observa que plusieurs puissances avaient reconnu le roi Murat et lui avaient garanti ses États. Il répliqua que ceux qui lui avaient donné cette garantie ne devaient pas le faire, par conséquent ne le pouvaient pas faire. M. de Labrador s’exprima dans le même sens, sans nul ménagement. Ainsi commença le débat sur un des points que la maison de Bourbon tenait le plus à gagner. Tout le monde sentit que personne n’avait intérêt à le prolonger, qu’on n’y était pas assez préparé, que le mieux était de se séparer. La conférence fut renvoyée au surlendemain.

Dans cet intervalle, M. de Talleyrand adressa aux ministres des cinq puissances une note dans laquelle il établissait que les huit puissances signataires du traité de Paris lui paraissaient, parcelle circonstance, et à défaut de tout autre médiateur, pleinement qualifiées pour former une commission qui préparerait pour le congrès les questions qu’il devait décider, avant toutes autres, la formation et la composition des comités. Il ajoutait que la compétence des huit puissances ne pouvait aller au-delà ; que n’étant point le congrès, mais une partie seulement du congrès, si elles s’attribuaient d’elles-mêmes un pouvoir qui ne pouvait appartenir qu’à lui, il y aurait usurpation manifeste. Quant aux difficultés que pouvait présenter la réunion du congrès, elles n’étaient pas, disait-il, de la nature de celles qui diminuent avec le temps ; on ne gagnerait donc rien en la reculant.

Les petites puissances ne devaient pas sans doute se mêler des arrangemens généraux de l’Europe ; mais pouvait-on croire sérieusement qu’elles en eussent la prétention ? M. de Talleyrand était sur un excellent terrain lorsqu’il soutenait que les huit puissances qui avaient signé le traité de Paris et avaient par conséquent toutes également provoqué et stipulé la tenue du congrès, avaient un droit égal à s’occuper de la préparation de ses travaux. En défendant cette thèse, il se donnait pour partisans et pour appui non seulement les trois puissances dont il défendait les droits en même temps que ceux de la France, mais aussi presque tous les autres membres du congrès, qui avaient un grand intérêt à ne pas admettre la suprématie que prétendaient s’arroger les quatre puissances qui s’attribuaient seules le titre d’alliées.

Le jour même où M. de Talleyrand expédia cette note fut celui de sa première conférence avec l’empereur Alexandre ; il en adressa aussitôt le récit au roi de France. Ce récit, quoique arrangé, sans aucun doute, pour faire valoir le négociateur et flatter Louis XVIII et la famille royale, doit cependant être considéré comme exact quant au fond des choses :

L’empereur, en m’abordant, m’a pris la main, mais son air n’était point affectueux comme à l’ordinaire : sa parole était brève, son maintien grave et peut-être un peu solennel. J’ai vu clairement que c’était un rôle qu’il allait jouer.

« Avant tout, m’a-t-il dit, comment est la situation de votre pays ? — Aussi bien que Votre Majesté a pu le désirer, et meilleure qu’on n’aurait osé l’espérer. — L’esprit public ? — Il s’améliore chaque jour. — Les idées libérales ? — Il n’y en a nulle part plus qu’en France. — Mais la liberté de la presse ? — Elle est établie, à quelques restrictions près, commandées par les circonstances ; elles cesseront dans deux ans, et n’empêcheront pas que jusque-là tout ce qui est bon et tout ce qui est utile ne soit publié. — Et l’année ? — Elle est toute au Roi : cent trente mille hommes sont sous les drapeaux, et, au premier appel, trois cent mille pourraient les joindre. — Les maréchaux ? — Lesquels, Sire ? — Oudinot ? — Il est dévoué au Roi, — Soult ? — Il a eu d’abord un peu d’humour ; on lui a donné le gouvernement de la Vendée, il s’y conduit à merveille ; il s’y est fait aimer et considérer. — Et Ney ? — Il regrette un peu ses dotations : Votre Majesté pourrait diminuer ce regret. — Les deux Chambres ? Il me semble qu’il y a de l’opposition ! — Comme partout où il y a des assemblées délibérantes : les opinions peuvent différer, mais les affections sont unanimes : et dans la différence d’opinions, celle du gouvernement a toujours une grande majorité. — Mais il n’y a pas d’accord ? — Qui a pu dire de telles choses à Votre Majesté ? Quand, après vingt-cinq ans de révolution, le Roi se trouve en quelques mois aussi bien établi que s’il n’eut jamais quitté la France, quelle preuve plus certaine peut-on avoir que tout marche vers un même but ? — Votre position personnelle ? — La confiance et les bontés du Roi passent mes espérances. A présent parlons de nos affaires ; il faut que nous les finissions ici. — Cela dépend de Votre Majesté : elles finiront promptement et heureusement si Votre Majesté y porte la même noblesse et la même grandeur d’Ame que dans celles de la France. — Mais il faut que chacun y trouve ses convenances. — Et chacun ses droits. — Je garderai ce que j’occupe. — Votre Majesté ne voudra garder que ce qui sera légitimement à Elle. — Je suis d’accord avec les grandes puissances. — J’ignore si Votre Majesté compte la France au rang de ces puissances. — Oui sûrement ; mais si vous ne voulez point que chacun trouve ses convenances, que prétendez-vous ? — Je mets le droit d’abord et les convenances après. — Les convenances de l’Europe sont le droit. — Ce langage, Sire, n’est pas le vôtre ; il vous est étranger, et votre cœur le désavoue. — Non ; je le répète, les convenances de l’Europe sont le droit. » Je me suis alors tourné vers le lambris près duquel jetais ; j’y ai appuyé ma tête, et frappant la boiserie, je me suis écrié : « Europe ! Europe ! malheureuse Europe ! » Me retournant du côté de l’empereur : « Sera-t-il dit, lui ai-je demandé, que vous l’aurez perdue ? » Il m’a répondu : « Plutôt la guerre que de renoncer à ce que j’occupe. » J’ai laissé tomber mes bras, et dans l’attitude d’un homme affligé, mais décidé, qui avait l’air de lui dire : La faute n’en sera pas à nous, j’ai gardé le silence. L’empereur a été quelques instans sans le rompre ; puis il a répété : « Oui, plutôt la guerre. » J’ai conservé la même attitude. Alors, levant les mains et les agitant comme je ne lui avais jamais vu faire, et, d’une manière qui m’a rappelé le passage qui termine l’Eloge de Marc-Aurèle, il a crié plutôt qu’il n’a dit : « Voilà l’heure du spectacle, je dois y aller, je l’ai promis à l’empereur, on m’y attend. » Et il s’est éloigné ; puis, la porte ouverte, revenant à moi, il m’a pris le corps de ses deux mains, il me l’a serré en me disant, avec une voix qui n’était plus la sienne : « Adieu, adieu, nous nous reverrons. »

Dans toute cette conversation, dont je n’ai pu rendre à Votre Majesté que la partie la plus saillante, la Pologne et la Saxe n’ont pas été nommées une seule fois, mais seulement indiquées par des circonlocutions ; c’est ainsi que l’empereur voulait désigner la Saxe en disant : Ceux qui ont trahi la cause de l’Europe. A quoi j’ai été dans le cas de répondre : Sire, c’est là une question de date : et après une légère pause j’ai pu ajouter : Et l’effet des embarras dans lesquels on a pu être jeté par les circonstances[4]. Il serait difficile de dire ce qui, dans cet écrit, est plus curieux, des demandes ou des réponses. On voit que, sur beaucoup de points, l’empereur avait sur la France des données qui n’étaient malheureusement que trop justes. Quant aux réponses de M. de Talleyrand, si elles ne sont pas toutes également sincères, elles sont toujours précises, adroites, telles que la situation les lui commandait. Mais je me trompe fort, ou il est permis de trouver que la scène du lambris, et le récit de ses attitudes de tête, que ses gestes sentent trop le comédien. Je ne puis m’empêcher d’y trouver un manque de gravité tout à fait regrettable ; ce n’est pas ainsi que se révèlent les caractères élevés dans la discussion des grandes affaires.

La relation de M. de Talleyrand se terminait ainsi :


Votre Majesté voit que notre position ici est difficile ; elle peut le devenir chaque jour davantage. L’empereur Alexandre donne à son ambition tout son développement ; elle est excitée par M. de La Harpe et par le prince Czartoryski : la Prusse espère de grands accroissemens ; l’Autriche pusillanime n’a qu’une ambition honteuse, mais elle est complaisante pour être aidée : et ce ne sont pas là les seules difficultés. Il en est d’autres encore qui naissent des engagemens que les cours autrefois alliées ont pris dans un temps où elles n’espéraient point abattre celui qu’elles ont vu renverser, et où elles se promettaient de faire avec lui une paix qui leur permit de l’imiter.

Aujourd’hui que Votre Majesté, replacée sur le trône, y a fait remonter avec elle la justice, les puissances au profit desquelles ces engagemens ont été pris ne veulent pas y renoncer, et celles qui regrettent, peut-être d’être engagées ne savent comment se délier. C’est, je crois, le cas de l’Angleterre, dont le ministre est faible. Les ministres de Votre Majesté pourraient donc rencontrer de tels obstacles qu’ils dussent renoncer à toute autre espérance qu’à celle de sauver l’honneur : mais nous n’en sommes pas là.


Tout cela a été écrit le 4 octobre ; il n’y a pas une des ex pressions de cette dépêche qui ne mérite d’être soigneusement pesée. On trouve dans leur ensemble l’exposé de la situation générale des affaires et une indication fort claire de toutes les vues auxquelles M. de Talleyrand comptait s’attacher, que sans doute il avait fait adopter au roi avant son départ de Paris.

La note aux plénipotentiaires des quatre cours alliées leur avait probablement causé quelque embarras, car la conférence annoncée n’eut point lieu au jour indiqué ; elle fut remise plusieurs fois de suite. Pour sortir du défilé dans lequel on se trouvait, engagé, sans rompre avec personne, on adopta, comme cela arrive presque toujours, un terme moyen. Le 8 octobre, parut une déclaration au nom des cours signataires du congrès de Paris. C’était déjà beaucoup pour M. de Talleyrand d’avoir obtenu que la première pièce officielle paraissant dans le congrès émanât des plénipotentiaires de ces huit cours ; cela écartait l’espèce de juridiction qu’avaient voulu s’attribuer les quatre cours dites alliées. Cette déclaration portait qu’après avoir mûrement réfléchi sur la situation dans laquelle ils se trouvaient et sur les devoirs qui leur étaient imposés, les plénipotentiaires soussignés avaient reconnu qu’ils ne pouvaient mieux les remplir qu’en établissant d’abord des communications confidentielles entre les plénipotentiaires de toutes les puissances, en suspendant leur réunion générale jusqu’à l’époque où les questions qu’on devait traiter seraient parvenues à un point de maturité suffisante.

L’ouverture réelle du congrès était donc renvoyée au 1er novembre. Ce délai ainsi motivé ne pouvait être que favorable aux vues de M. de Talleyrand, auquel il donnait le temps de mieux sonder le terrain, de travailler à se former des liaisons et d’étudier les moyens de faire prévaloir le système auquel il s’était arrêté. Mais comment avait-il pu obtenir si promptement cette première concession ? En voici l’explication. Malgré leur union apparente, les quatre cours n’étaient d’accord que sur un seul point : le désir de concentrer entre leurs mains la direction des affaires ; surtout de ne laisser prendre à la France que la moindre part possible. La France, malgré ses revers, malgré tout ce qui lui avait été enlevé, était restée le constant objet de leur jalousie et de leur méfiance ; se préserver d’elle, la renfermer dans les limites les plus étroites, était leur constante préoccupation. L’empereur Alexandre, excité par les mécontentemens qu’il avait éprouvés avant de quitter la France, et pénétré des idées que sa conversation avec M. de Talleyrand a dû faire connaître, partageait les préventions de ses alliés. Mais, en dehors de ce point de vue commun, les vues et les prétentions de chaque puissance étaient fort différentes. Une divergence très sérieuse existait sur la question la plus importante de toutes celles que le congrès avait à décider, et il était impossible qu’elle ne fût pas bientôt pénétrée. Dans cette question, la Russie et la Prusse marchaient ensemble. L’Autriche et l’Angleterre ne leur rompaient pas, dans le premier moment, en visière ; mais les jalousies de ces deux puissances contre la Russie ne tardèrent pas à faire éclater leur opposition. Cette opposition pouvait, par la suite, aller jusqu’à une rupture ouverte, si une influence considérable n’intervenait pas pour forcer l’une ou l’autre partie soit à céder, soit au moins à discuter avec le désir de s’entendre. Quelle pouvait être cette influence, sinon celle de la France ? M. de Talleyrand, en suggérant cette idée, en la ménageant avec art, ne devait-il pas bientôt être recherché par ceux mêmes qui avaient paru le plus disposés à l’écarter ? Mais alors il aurait à se prononcer nettement entre les systèmes différens qui faisaient le sujet de la controverse, c’est sur celui qu’il a adopté que vont se porter mes observations.

Toutes les difficultés se rattachaient à la nouvelle organisation qu’on allait donner à la Prusse. Tout le monde reconnaissait qu’il était nécessaire de lui assurer une force intrinsèque qui fut en proportion avec celle qu’acquerraient les alliés dont elle avait partagé les efforts dans la dernière lutte, Elle avait tant souffert dans le terrible conflit où l’Europe s’était vue engagée avec Napoléon, elle avait montré tant d’énergie dans la dernière crise, elle avait fait enfin tant de sacrifices de tous genres, qu’il semblait juste de la dédommager largement. Il y avait trois manières d’arriver à ce résultat. On le pouvait obtenir en lui rendant une partie de la Pologne, en reportant sa frontière jusqu’à la Vistule, ou en l’étendant beaucoup en Allemagne jusqu’aux deux rives du Rhin ; ou en concentrant davantage ses possessions. Pour cela il fallait lui donner la Saxe tout entière. Dans cette hypothèse on lui accorderait peu de territoire en Pologne et du côté du Rhin. L’agrandir du côté de la Vistule, c’était le vœu de l’Autriche et de l’Angleterre ; mais la Russie était loin d’accéder à ce plan, et se montrait décidée à garder à peu près tout ce qui avait composé le grand-duché de Varsovie.

L’empereur Alexandre avait bien été tenté un moment de se donner la gloire de ressusciter le royaume de Pologne et de le rendre, indépendant, après en avoir été le législateur ; il paraît même que cette idée était entrée assez avant dans son esprit ; mais elle en fut écartée par ses conseillers les plus éclairés et entre autres par M. de Pozzo. Ils lui représentèrent que jamais ses sujets russes ne lui pardonneraient d’avoir ainsi abandonné les conquêtes, les agrandissemens que ses prédécesseurs, et surtout la grande Catherine, avaient mis tant de soin à obtenir et qui avaient coûté tant de travaux et de sang. Lu Russie comme dans tous les États despotiques, il y a de certains mécontentemens que les souverains ne peuvent pas affronter.

Restait donc, pour la Prusse, la ressource de s’agrandir de toute la Saxe ou de se reporter sur les provinces rhénanes. Elle préférait de beaucoup obtenir la Saxe ; elle en lit la demande formelle dans une note qu’elle adressa le 9 octobre à M. de Metternich, et le 10 à lord Castlereagh. Elle avait raison de tenir à cette acquisition qui devait lier toutes ses autres possessions et leur assurer, en les appuyant d’une part sur la mer, de l’autre sur la Bohème, une excellente position militaire. Mais c’était cela précisément que l’Autriche ne pouvait voir sans un vif déplaisir. Elle ne se souciait nullement d’avoir pour voisin immédiat, sur une de ses plus importantes frontières, la plus forte puissance militaire de l’Allemagne, l’allé consentait bien à ce que cette puissance reçût des agrandissemens importuns, mais elle les voulait en Pologne, comme moyen d’éloigner la Russie de l’Allemagne, ou dans les provinces rhénanes. Cette combinaison, en disséminant les élémens de la puissance prussienne, les paralyserait en grande partie.

L’Angleterre entrait, sous quelques rapports, dans les sentimens de l’Autriche, mais toutefois, elle ne s’opposait à la réunion de la Saxe à la Prusse qu’en tant que cela pouvait être considéré comme une mesure imaginée pour la réduire, en lui faisant accepter une frontière sans défense du côté de la Pologne, à un état de dépendance absolue vis-à-vis de la Russie ; et elle déclarait que, si telle devait être la conséquence de cet arrangement, elle n’y consentirait jamais. Elle voulait donc que l’acquisition de la Saxe ne fût point un obstacle à ce que la Prusse recouvrât en Pologne tout ce qu’elle y avait possédé. Du reste, elle ne contestait pas, elle admettait même le droit de disposer de la Saxe comme d’un pays conquis.

L’Autriche ne s’y opposait pas en principe, mais elle n’osait pas se prononcer aussi nettement ; elle engageait la Prusse à se contenter d’une partie de la Saxe, la portion qui resterait au roi de Saxe devant se trouver interposée entre la Prusse et la Bohême. Le cabinet de Vienne exprimait d’ailleurs, comme l’Angleterre, de vives inquiétudes sur les agrandissemens de la Russie en Pologne. Les intentions et les craintes de ces deux puissances furent consignées dans deux notes transmises à la Prusse pendant la durée du mois d’octobre. La question des agrandissemens accordés à cette puissance en souleva donc deux autres, toutes deux extrêmement délicates : celle de la conservation ou de la destruction du royaume de Saxe, et celle du consentement ou du refus donné à la conservation presque entière, par la Russie, de la partie de la Pologne qui avait composé le grand-duché de Varsovie qu’elle occupait alors.

Le mois d’octobre tout entier fut employé à des débats préliminaires, sans amener aucun rapprochement dans les opinions, dans les intentions opposées. On arriva au 8, jour fixé pour l’ouverture du congrès, sans être plus avancé que le premier jour. La prudence commandait de cacher au public un fait aussi significatif. On fit paraître, le 1er novembre, une nouvelle déclaration dans laquelle les plénipotentiaires des huit puissances signataires du traité de Paris annonçaient qu’une commission de trois membres était instituée pour procéder à la vérification des pouvoirs des plénipotentiaires des autres puissances. En fait. l’idée d’une réunion générale du congrès était complètement mise de côté, on la regardait dans les cabinets prépondérans comme décidément impraticable. Le seul point sur lequel les huit puissances fussent parvenues à s’entendre était leur compétence comme tout discuter, tout régler entre elles.

M. de Talleyrand avait fait encore un pas très important. S’il n’avait pu obtenir que les huit puissances formassent sur toutes matières un comité chargé de soumettre à l’ensemble du congrès les questions sur lesquelles il aurait à prononcer, si même il n’avait pu empêcher que leur réunion ne fût pas jugée nécessaire, dans tous les cas du moins avait-il obtenu l’admission de la France dans les comités tenus par les quatre puissances dites alliées. Il partageait l’autorité quelles avaient voulu s’attribuer, à l’exclusion des autres. Il n’avait plus intérêt à la contester. Ce que j’ai dit plus haut, du besoin que chacune de ces puissances pouvait avoir de se ménager un appui, explique suffisamment les facilités qu’il avait trouvées ; elles lui furent procurées par deux d’entre elles surtout, qui se croyaient sûres de son concours.

Nonobstant les deux notes autrichienne et anglaise dont je viens de parler et qui répondaient à celle de la Prusse, la Russie se permit, dans les premiers jours de novembre, un acte qui fit une grande sensation à Vienne, et même dans toute l’Europe. On vit paraître une proclamation adressée aux autorités saxonnes par le prince Repnin, dans laquelle on lisait que, par suite d’une convention arrêtée entre la Russie et la Prusse, du consentement de l’Autriche et de la Grande-Bretagne, l’administration du royaume de Saxe allait être remise dans les mains de la Prusse. Ce procédé avait évidemment pour but de préparer la réunion de la Saxe à la Prusse ; la proclamation, si je ne me trompe, le disait formellement.

Il faut savoir qu’après le gain de la bataille de Leipzig on n’avait pas permis au roi de Saxe de résider dans sa capitale ; il avait été réduit à se retirer à Friedrichsfeld. Lorsque cette déclaration fut publiée, la France venait précisément de prendre parti : M. de Talleyrand s’était décidé à entrer dans les intérêts de l’Autriche. Il avait fait distribuer, le 2 novembre, un mémoire sur le sort de la Saxe et de son souverain. Il établissait son droit sur la possession si ancienne de la maison de Saxe ; les souverains devaient respecter ces antiques établissemens que l’esprit révolutionnaire avait longtemps foulés aux pieds. Quant à l’utilité de la réunion de la Saxe à la Prusse, il la contestait et allait jusqu’à exprimer la crainte que cette entreprise fût de nature à passionner l’Allemagne et à y susciter une nouvelle révolution. Il s’appuyait sur la belle maxime, que l’injustice est un mauvais fondement ; le monde politique ne saurait y bâtir que pour sa ruine. Enfin il terminait par cette phrase, sur le trouble que l’Allemagne ressentirait si on se permettait une si odieuse spoliation : « La France resterait-elle spectatrice tranquille de ces désordres ? Il est plutôt à croire qu’elle en profiterait, et peut-être ferait-elle sagement. »

Un tel langage n’était certainement pas sans hardiesse et sans énergie. Quand M. de Talleyrand était arrivé à Vienne, on était loin de penser qu’il se trouverait en état de le tenir au bout de deux mois. Il demanda sans détours, dans le comité du 8, où il parvint à faire poser la question de la Pologne, que toute l’ancienne Prusse méridionale jusqu’à la Vistule fût rendue au roi de Prusse. C’était l’attaque la plus directe contre la Russie. L’Autriche, de son côté, ne voyait pas de sûreté pour la Galicie si elle n’obtenait pas Cracovie et le cercle de Zamosc jusqu’à la Neva. Elle soutenait aussi que la Prusse devait posséder Thorn et aller au moins jusqu’à la ligne de la Wartha.

L’empereur Alexandre voyait donc ses prétentions sur la Pologne contestées ; il était seul avec la Prusse contre tous, car les puissances de second ordre de l’Allemagne s’intéressaient naturellement à la Saxe. Elles désiraient que l’exemple d’un pareil envahissement par les plus forts ne fût pas donné de nouveau aux dépens et aux risques des plus faibles.

Je ne saurais entrer dans le détail de tous les pourparlers, de tous les incidens diplomatiques qui remplirent les trois mois suivans. Je dois me borner à dire que M. de Talleyrand y joua constamment le premier rôle et. que le changement fort brillant qui en résulta dans sa situation et qui lui fit, aux yeux du plus grand nombre, un honneur infini, rehaussa beaucoup sa réputation de capacité. Mais j’estime que, sans s’arrêter aux opinions généralement acceptées, nous devons dire ce que nous croyons être la vérité, afin de mettre ceux qui viendront après nous au-dessus des illusions dont les contemporains ne peuvent quelquefois se défendre. Il importe de leur fournir le moyen de rendre leurs jugemens avec impartialité. Je dirai donc toute ma pensée sur le parti auquel M. de Talleyrand s’est alors arrêté, qui lui a valu tant de succès, et dont je l’ai vu si lier. Je montrerai où ce parti l’a conduit, quels périlleux engagemens il a été forcé de prendre, comment il s’est vu, pour être conséquent, obligé de donner au souverain qu’il représentait, avec les plus fausses idées, les plus funestes conseils.

II

Le système de l’Angleterre et de l’Autriche, lié dans toutes ses parties, pouvait très bien se soutenir. Rejeter la Russie le plus loin possible de l’Allemagne, et pour cela étendre beaucoup la Prusse en Pologne, était une politique facile à justifier. On comprend que dans cette hypothèse la Saxe pouvait aisément être sauvée ; que, du moment où la Prusse serait satisfaite du côté de la Vistule, il ne devait pas être difficile de repousser ses prétentions sur Dresde. Mais avait-on le moyen de forcer le tsar à renoncer à la conquête qu’il avait faite du grand-duché de Varsovie ? Car il ne faut pas perdre de vue que la Prusse avait renoncé par le traité de Tilsitt aux provinces qui le composaient. Pouvait-on se flatter que la Russie, après le rôle qu’elle avait joué dans la dernière campagne, lorsqu’elle avait seule par sa résistance en 1812 ébranlé la puissance colossale de Napoléon, lorsqu’elle avait, depuis, constamment marché à la tôle, des armées de l’Europe, consentirait à ne retirer aucun fruit des efforts prodigieux, des immenses sacrifices qu’elle avait faits ? Comment, en cas de résistance, pouvait-on la contraindre ? Lui ferait-on la guerre ? A elle et à la Prusse, si évidemment devenue son alliée ? Risquerait-on, pour cette querelle, de mettre encore une fois l’Europe en feu ? On a pu le dire ; pendant trois mois des bruits de guerre ont circulé à Vienne et dans toute l’Allemagne ; M. de Talleyrand a affecté d’y croire ; il a même été jusqu’à demander à sa cour qu’on lui envoyât un général avec lequel il put discuter la part que la France pourrait prendre aux hostilités. On lui a en effet envoyé le général Ricard ; mais je ne crains pas de dire qu’une telle pensée n’a jamais pu entrer sérieusement dans aucune tête vraiment politique.

L’épuisement universel était trop grand et le danger d’une nouvelle crise était trop évident pour que personne osât l’affronter sans la plus absolue nécessité. Quoi qu’on put dire ou écrire, la Pologne, c’est-à-dire le grand-duché de Varsovie, — demeurerait à la Russie, puisqu’elle le voulait absolument ; alors il ne restait de tout le plan de l’Autriche et de l’Angleterre que ceci :

Il ne faut pas donner la Saxe à la Prusse, il vaut mieux porter cette puissance sur le Rhin. Elle y renforcera la barrière que nous élevons contre la France, elle deviendra son ennemie par cela seul que ses frontières deviendront limitrophes et parce qu’elle ne pourra se dissimuler que les provinces qui lui auront été données de ce côté seront toujours convoitées par la France.

La question ainsi posée, pouvait-on rien imaginer de plus contraire aux intérêts de la France ? Etait-ce là le système que son plénipotentiaire devait travailler à faire prévaloir ? Ne devait-il pas, au contraire, souhaiter que la maison de Saxe reçût, en dédommagement du royaume qui lui serait enlevé, les provinces qu’il s’agissait de donner à la Prusse sur le Rhin ? Ce nouvel État ne devenait-il donc pas un nouvel allié nécessaire à la France ? il en aurait été on quelque sorte une annexe, et la France, n’ayant plus de point de contact avec la Prusse, aucun sujet de jalousie, de rivalités, n’existant de l’une à l’autre de ces puissances, rien ne les aurait empêchées désormais de contracter une alliance aussi intime que pouvait l’indiquer ou le commander la politique générale de l’Europe. La Prusse, dans cette combinaison, devenue forte et compacte, se serait trouvée au nord de l’Allemagne en première ligne de défense contre la Russie. Elle aurait pu, au besoin, être appuyée, secourue par la France. Que si l’Autriche était entrée dans ce plan de conduite si naturel, alors l’Europe, et l’Allemagne particulièrement, auraient été mises, autant que le permettait la nature des choses, à l’abri de ces terribles invasions du Nord qu’on n’était que trop fondé à redouter.

M. de Talleyrand s’est-il refusé à reconnaître les avantages d’une telle organisation des forces européennes ? Pourquoi a-t-il méconnu les véritables intérêts de son pays ? Qu’on veuille bien se souvenir de ce que j’ai dit de sa situation, de ses dispositions au moment de son départ. Il était déjà, sans nul doute, on ne saurait mieux informé de ce qui se préparait dans les quatre cabinets alliés, il avait dû s’en expliquer avec le Roi. Or, qui pourrait nier que l’idée de soutenir, en défendant le roi de Saxe, le principe de l’inviolabilité des droits résultant d’une antique possession, ne dût être particulièrement chère à une maison souveraine dont la restauration était si récente ? M. de Talleyrand l’avait donc adoptée, défendue, ainsi que toutes les conséquences, sans nulle restriction. Ainsi on entrait dans le système de l’Angleterre, de l’Autriche, en se détachant de celui de la Russie. On se débarrassait d’une proposition de mariage dont on était importuné, entre le duc de Berry et une grande-duchesse, sœur de l’empereur Alexandre. Enfin, en accordant à l’Autriche la conservation du royaume de Saxe, en s’unissant avec elle pour la défense de la légitimité d’une antique famille, on aurait beau jeu quand on lui demanderait de sacrifier le roi Murat et de reconnaître les droits de la branche de la maison de Bourbon au royaume de Naples.

Sur ce dernier point, je ne nie pas qu’il ne fût utile à la France, replacée sous le sceptre des Bourbons, d’obtenir cette réintégration ; je pense qu’on y devait travailler ; mais fallait-il acheter cet avantage par des sacrifices aussi grands, par des complaisances aussi périlleuses ? N’était-il pas aisé de voir que Murat, qu’on était si pressé de renverser, n’avait point de racine à Naples, que son royaume, un peu plus tôt, un peu plus tard, sentirait la nécessité de se rejoindre à la Sicile ; qu’il rappellerait ses anciens maîtres, restés particulièrement, chers au peuple.

Si M. de Talleyrand s’est trompé sur le but à atteindre, il n’a point erré sur les moyens qu’il a employés pour arriver à celui qu’il avait choisi. Sa persévérance, son adresse, je dirai même son audace, se sont soutenues à un degré fort remarquable pendant tout le temps qu’a duré le conflit. Rien n’annonçait encore dans le cours du mois de novembre qu’aucune des quatre grandes puissances fût en disposition de reculer d’une manière tant soit peu sensible sur aucune de ses prétentions. L’empereur de Russie, le premier, fit dans le commencement de décembre une démarche conciliatrice et annonça, conjointement avec la Prusse, dans une note adressée à M. de Metternich, que, si la Saxe en entier était cédée à la Prusse, et si la ville de Mayence était déclarée forteresse de la Confédération germanique, c’est-à-dire n’appartenant pas à l’Autriche, il renoncerait à la possession de Cracovie et de Thorn, consentant à ce que ces villes formassent, avec les territoires qu’on leur assignerait, des républiques indépendantes et essentiellement neutres.

Le prince de Metternich répondit le 10 à cette note. Il désapprouva l’idée de faire de Cracovie et de Thorn des villes indépendantes, qui ne manqueraient pas d’offrir à tous les mécontens de la Pologne des foyers constamment ouverts de troubles et de complots. Il demanda qu’elles fussent soumises à la Prusse et à l’Autriche ; puis il exprima le désir qu’on pût obtenir, pour la Prusse, la ligne de la Wartha, et, pour l’Autriche, celle de la Néva. Il n’insistait pas sur ces lignes comme étant une condition sine qua non. Il exprimait la pensée que tout ce que la Prusse pourrait obtenir de plus en Pologne serait une véritable amélioration dans la situation générale. Quant à la Saxe, il ne repoussait pas son incorporation entière à la Prusse à cause de l’accroissement qu’elle donnerait à cette puissance, mais 1° parce qu’elle renfermait un obstacle à l’union si désirable de l’Autriche avec la Prusse ; 2° parce que les principes de l’empereur son maître, les liens de famille les plus étroits, tous les rapports de voisinage et de frontière entre la Saxe et l’Autriche s’y opposaient ; 3° parce que, la France s’étant prononcée contre cette réunion, ainsi que tous les princes d’Allemagne, il s’ensuivait que l’accord de l’Autriche et de la Prusse, pour l’effectuer et la soutenir, tendrait à rendre à la France le protectorat de l’Allemagne qu’on venait de lui arracher. L’empereur de Russie ayant résisté à ces raisons et persisté dans son refus de céder la ligne de la Wartha et de la Néva, les négociations devinrent de plus en plus aigres et difficiles. Toutefois Alexandre, en prétendant garder ce qu’il occupait en Pologne, avait fait connaître son intention d’en composer un royaume à part sur lequel les empereurs de Russie régneraient comme sur l’empire russe, mais qui serait régi par des lois et une constitution particulières. L’annonce d’une telle intention était une démarche conciliante : on affecta d’y voir la preuve qu’il ne serait pas impossible d’arriver un peu plus tard à l’abandon complet. M. de Metternich, dans sa note, n’avait pas manqué de demander que l’empereur de Russie prît des engagemens positifs relativement à la constitution qui devait être donnée à la Pologne. Il avait encore réclamé la libre navigation de la Vistule. Quoi qu’on puisse penser de toutes ces prévisions plus ou moins avisées, l’empereur Alexandre ne négligea pas les avantages que devait lui procurer, sous d’autres rapports, la grande concession qu’il était résolu de faire aux Polonais ; vers le milieu de décembre, il leur envoya son frère Constantin, avec mission de leur annoncer qu’une existence politique séparée leur serait assurée, et de les engager à s’armer pour la défendre, s’il en était besoin.

La proclamation que le grand-duc Constantin publia en arrivant à Varsovie semblait donc annoncer une rupture prochaine. M. de Talleyrand, de son côté, prit une attitude plus prononcée et fit un pas décisif. Il adressa, le 19 décembre, à M. de Metternich, président[5] de la réunion des huit puissances, une note où il déclarait que le vœu du roi son maître était que l’œuvre de la Restauration s’accomplît par toute l’Europe comme pour la France ; que, partout et pour jamais, l’esprit de révolution fût réprimé : que tout droit légitime fût conservé ou rétabli : et que les territoires vacans fussent distribués conformément aux principes de l’équilibre politique. La disposition qu’on prétend faire du royaume de Saxe serait, disait-il, pernicieuse comme exemple, elle le serait encore par son influence sur l’équilibre de l’Europe : 1° en créant contre la Bohème une force d’agression trop grande et en menaçant aussi la sûreté de l’Autriche entière ; 2° en créant au sein du corps germanique, et pour un de ses membres, une force d’agression hors de proportion avec la force de résistance de tous les autres. L’opinion de la France, ajoutait-il, n’est pourtant pas qu’une portion de la Saxe ne doive pas être cédée à la Prusse : il lui semble que l’Autriche, dans ses notes, a indiqué la juste mesure de cette cession.

Ainsi, la France appuyait l’Autriche, non seulement dans le principe qu’elle invoquait, mais dans toutes ses combinaisons relativement aux moyens d’exécution. Cette note est une des pièces dont M. de Talleyrand a tiré le plus de vanité ; il semble, en effet, qu’elle ait eu dans le moment beaucoup de succès, dépendant, à la lire avec attention, elle est illogique. Pour que tout droit légitime fût rendu sacré, comme il le prétend, il aurait fallu détruire tout ce qui s’était fait sous l’influence et par la puissance de Napoléon. Il aurait fallu demander compte aux rois de Bavière et de Wurtemberg de toutes les usurpations dont ils avaient profité. Il aurait fallu rendre à Venise son indépendance, et surtout ne pas attenter, en faveur du roi de Sardaigne, à celle de l’État de Gênes. Enfin, il aurait fallu prendre ouvertement parti pour la famille de Gustave-Adolphe, envers laquelle la France était un peu plus obligée qu’envers celle de Saxe. Pour celle-ci même, que signifiait l’abandon si facile d’une partie de son territoire ? Comment le droit de la dépouiller existait-il plutôt pour une partie que pour le tout ? Tout était inexact dans cette assertion que la Prusse, arrondie par la Saxe, acquerrait une force d’agression hors de proportion avec la force de résistance des autres États. Elle aurait été, au contraire, tout au plus, mise dans une situation qui lui aurait donné le moyen de balancer leurs forces. En la constituant ainsi qu’on le voulait faire, il serait très difficile, pour ne pas dire impossible, d’y arriver.

À la fin de décembre, la Russie fit remettre aux plénipotentiaires de l’Autriche, de la Grande-Bretagne et de la Prusse, un projet en plusieurs articles, renfermant les bases propres, disait-elle, à resserrer les liens qui les unissaient et à amener la paix définitive. Cette pièce fait très exactement connaître la position et les prétentions respectives ; elle montre, dans l’empereur Alexandre, un désir assez sincère de concilier tous les intérêts :

1o Cession de la part de la Russie, en faveur de l’Autriche, de tout ce que celle-ci avait perdu en Pologne par le traité de Presbourg ;

2o Une ligne de démarcation en Pologne, entre la Prusse et la Russie, telle à peu près qu’elle a été fixée plus tard, moins le territoire de Thorn ;

3o Cracovie et Thorn déclarées villes indépendantes ;

4o Le reste du duché de Varsovie appartenant à la Russie ;

5o Liberté du cours de la Vistule ;

6o L’empereur de Russie intercède auprès de ses alliés en faveur de leurs sujets polonais, pour qu’il leur soit accord » ; des institutions provinciales. (Cette intercession, qui avait un caractère de haute protection accordée à tous les Polonais, était bien calculée pour conquérir leur affection, mais devait déplaire souverainement à l’Autriche) ;

7° Garantie réciproque des possessions polonaises de toutes les parties contractantes ;

8° Cession de la Saxe en faveur de la Prusse. Dresde ne sera pas fortifiée ;

9° Formation d’un État séparé, d’une population de sept cent mille âmes, sur la rive gauche du Rhin, qui comprendra le duché de Luxembourg, les villes de Trêves, Bonn, et sera donné au roi de Saxe. Luxembourg sera place de la Confédération ;

10° Mayence sera dans la même catégorie ;

11° La Confédération germanique sera basée sur des principes qui donnent de la force à l’union générale.

La France, bien conseillée, aurait dû demander un accroissement considérable dans la force et la population du nouvel État qu’il s’agissait de créer pour le roi de Saxe sur les bords du Rhin. L’évidence de son intérêt était si grande à cet égard, que M. de Metternich, on repoussant la proposition de la Russie, ne craignit pas, quelques jours après, de donner comme un des motifs déterminans de la résolution de son souverain, que « la translation du roi de Saxe sur le Rhin affaiblirait le système de défense combiné entre les monarchies autrichienne, prussienne, et d’Allemagne ; le roi devant alors se trouver entièrement subordonné à l’étranger. »

M. de Talleyrand aurait dû demander à M. de Metternich de mettre un peu plus de ménagement dans la publicité qui fut donnée à cette manière d’envisager la question ; mais il n’avait jamais été, moins que dans ce moment, en disposition de contredire les cabinets de Vienne et de Londres, avec lesquels il venait de conclure un traité de la plus haute importance, sur lequel il est d’autant plus nécessaire de s’arrêter que les conséquences en ont été de la dernière gravité. L’esprit de ce traité, qui fut signé le 3 janvier, est assez bien indiqué dans son préambule, ainsi conçu :


Les hautes parties contractantes étant convaincues que les puissances qui ont à compléter les dispositions du traité de Paris doivent être maintenues dans un état de sécurité et d’indépendance parfait, pour pouvoir fidèlement et dignement s’acquitter d’un si important devoir, regardant en conséquence comme nécessaire, à cause de prétentions récemment, manifestées, de pourvoir aux moyens de repousser toute agression à laquelle leurs propres possessions ou celles de l’un d’eux pourraient se trouver exposées, en haine des propositions qu’ils auraient cru de leur devoir de faire et de soutenir d’un commun accord, par principe de justice et d’équité ; et n’ayant pas moins à cœur de compléter les dispositions du traité de Paris de la manière la plus conforme qu’il sera possible a ses véritables but et esprit, ont à ces fins résolu de faire entre elles une convention solennelle et de conclure une alliance défensive, etc., etc.


Le traité contient ensuite quinze articles. Dans le premier, le motif de l’alliance se trouvait spécifié et articulé ainsi qu’il est annoncé dans le préambule ; il est dit dans le second que ce motif peut seul amener le cas de la présente alliance dont l’application est ainsi restreinte aux circonstances produites par le congrès. Viennent, dans les articles suivans, les dispositions relatives aux moyens de défense qui seront fournis par chacune des puissances alliées. Elles devront, en tout ce qui concerne l’exécution du traité de Paris, agir de concert et avec le plus parfait désintéressement, afin de procurer cette exécution, suivant le véritable esprit du traité. Si, par suite et en haine des propositions qu’elles auraient faites et soutenues d’un commun accord, les possessions de l’une d’elles étaient attaquées, alors elles s’obligent à se tenir pour attaquées, toutes trois, à faire cause commune et à s’assister mutuellement pour repousser l’agression avec toutes les forces qui sont ensuite spécifiées. Ces forces doivent s’élever pour chacune d’elles à cent cinquante mille hommes, dont cent vingt mille d’infanterie et trente mille de cavalerie.

L’Angleterre, ne pouvant fournir ce contingent en troupes anglaises, est admise à le fournir en troupes étrangères à sa solde, ou à payer annuellement à la puissance attaquée une somme d’argent calculée à raison de vingt livres sterling par fantassin et trente livres sterling par cavalier jusqu’à ce que le secours stipulé soit complété. S’il est reconnu que les secours stipulés ne soient pas proportionnés à ce que les circonstances exigent, les hautes parties contractantes se réservent de convenir entre elles, dans le plus bref délai, d’un nouvel arrangement qui fixera les secours additionnels suivant la proportion qui sera jugée nécessaire. Si la guerre vient à survenir par suite de cas prévus, la paix ne se fera que d’un commun accord. Les hautes parties se réservent le droit d’inviter toute autre puissance qu’elles jugeront convenable à accéder à leur traité dans tel temps et sous telle condition qui seraient convenus entre elles. En effet, par un article séparé, elles conviennent aussitôt de faire cette invitation au roi de Hanovre, au prince souverain des États-Unis de Hollande et au roi de Bavière. Il leur sera proposé des conditions raisonnables pour la quotité de secours à fournir par chacun d’eux. Le dernier article stipule enfin que la convention de ce jour demeurera secrète et ne pourra être communiquée par aucune des parties contractantes sans le consentement explicite de toutes les autres. La nécessité avouée d’une si grande réunion de forces et les termes du préambule de ce traité montrent suffisamment que l’alliance est dirigée contre la Russie et subsidiairement contre la Prusse. La puissance attaquée dans les circonstances posées ne peut-être aussi que l’Autriche. Ainsi l’alliance est spécialement conçue dans son intérêt.

Voilà donc la France qui s’unit avec ses deux ennemis naturels, car son histoire est là pour attester que l’Angleterre et l’Autriche l’ont été presque constamment ; et contre qui formera-t-elle cette union ? Contre les deux États dont elle n’a personnellement rien à craindre, avec lesquels elle n’a aucun point de contact, dont il lui serait facile de se faire des alliés très solides, puis que aucun intérêt opposé n’existe entre elle et eux. Mais ce qui est peut-être plus remarquable encore, voilà la maison de Bourbon qui, au bout de neuf mois de restauration, entre dans une ligue contre le souverain qui a le plus contribué à la relever, en a eu la première pensée, qui y a seul persévéré dans les momens les plus critiques, et cette ligue est formée en faveur de la puissance qui lui a été le plus persévéramment contraire, qui jusqu’au dernier moment a voulu maintenir la couronne sur la tête de Napoléon, époux d’une archiduchesse d’Autriche !

Si la politique avait exigé un tel sacrifice, si l’intérêt de l’État l’avait impérieusement commandé, il faudrait plaindre la condition du prince qui s’est vu réduit à une telle nécessité ; mais si cette nécessité n’existait pas, que penser des intrigues qui l’ont amené à la subir ? Eh bien ! s’il y a une vérité évidente pour moi, c’est que ce traité du 3 janvier, que M. de Talleyrand se vante d’avoir inspiré, ne servait à rien, et qu’il a été l’œuvre d’une politique plus habile que celle du plénipotentiaire français, Je dis qu’il ne devait servir à rien, car l’Angleterre et l’Autriche savaient très bien qu’elles n’auraient pas la guerre avec la Russie, elles étaient décidées à ne pas l’avoir. J’en donnerai la preuve tout à l’heure ; mais ce qu’elles voulaient, c’était d’amener la France à une complète rupture avec la Russie ; une fois engagée dans cette voie, chaque démarche devait contribuer à ce résultat et rendre tout rapprochement impossible entre le cabinet de Paris et celui de Saint-Pétersbourg.

Qui pouvait douter, en effet, que, malgré le secret juré, il ne dût toujours être facile, du moment où on le jugerait à propos, défaire arriver le traité du 3 janvier à la connaissance de l’empereur Alexandre ? Cette vue était sans doute très machiavélique, mais elle était juste et profonde, car l’Angleterre et l’Autriche n’avaient rien tant à redouter que l’union de la France et de la Russie ; elles savaient que, sincèrement liées, il n’y avait rien que ces deux puissances ne pussent entreprendre et que le premier effet de leur union serait de replacer la France dans le rang qui lui appartenait et dont ses derniers revers l’avaient fait déchoir. Dans l’alliance russe, la maison de Bourbon aurait trouvé la seule garantie peut-être qui put la mettre à l’abri des dangers qui la menaçaient encore ; c’est là ce qu’on ne voulait pas à Vienne et à Londres ; voilà ce qu’on n’a pas voulu voir aux Tuileries ; c’est là qu’est, à mes yeux, la faute de M. de Talleyrand. Il ne faut pas perdre de vue que la maison de Bourbon était arrivée d’Angleterre dans des dispositions qui la rendaient facile à égarer sur ce point ; le devoir d’un ministre fidèle était, loin de l’y pousser, de la retenir sur cette pente.

J’ai dit que l’Autriche et l’Angleterre savaient bien qu’elles n’auraient pas la guerre avec la Russie et qu’elles étaient décidées à tout faire pour l’éviter. En effet, dès le 12 janvier, M. de Metternich fit passer au ministre de Prusse un contre-projet dans lequel toutes les prétentions sur les lignes de la Wartha, pour la Prusse, et de la Neva pour l’Autriche, étaient abandonnées et où on consentait à laisser le duché de Varsovie presque entier à la Russie. Le débat n’existait plus que sur la portion de la Saxe qui serait réservée au roi de Saxe et sur la portion abandonnée à la Prusse, à laquelle les plus amples dédommagemens étaient d’ailleurs offerts sur le Rhin. Ainsi l’empereur Alexandre se trouvait personnellement désintéressé. Il était fort probable que ses conseillers lui feraient entendre qu’il ne fallait pas courir les hasards d’une rupture, pour un intérêt qui n’était pas le sien, pour une cause qu’il ne soutenait que par générosité. Que lui importait que la Prusse fût plus ou moins compacte ? Ce qu’il avait voulu, pour le repos de l’Europe, l’Allemagne, qui y était particulièrement intéressée, le repoussait ; la France, qui aurait dû l’appuyer très chaudement, le combattait avec acharnement. Il y aurait une véritable folie à se compromettre plus longtemps pour l’exécution d’un plan que ne savaient pas apprécier ceux-là mêmes qui y étaient le plus intéressés. Dès lors, le rapprochement ne tarda pas à s’opérer. On ne discuta plus que sur quelques points de détail, sur l’étendue des réunions qui seraient faites à la Prusse, tant en Westphalie que sur les bords du Rhin et principalement sur la plus ou moins grande quantité d’âmes (c’était l’expression usitée) qui serait donnée en Saxe au roi de Prusse, ou qui serait laissée au roi de Saxe.

Le débat, ainsi circonscrit, dura encore pendant tout le mois de janvier. L’empereur Alexandre finit par consentir à céder à la Prusse la ville de Thorn et tout, dans cet arrangement capital, fut enfin convenu entre les cinq puissances dans les premiers jours de février.

Restait à obtenir du roi de Saxe son consentement à tous les sacrifices qu’on lui demandait. Cela fut assez difficile, et sa résistance fut longue. On avait mis fin à l’espèce de réclusion dans laquelle il avait été maintenu, et sur l’invitation qui lui avait été adressée, il s’était rendu à Près bourg ; quelle que fût sa répugnance à céder il n’avait aucun moyen de résister : son adhésion ne pouvait manquer d’être obtenue. Le royaume de Saxe fut conservé, réduit à treize cent mille âmes environ. Voilà le grand succès obtenu par M. de Talleyrand, on a vu à quel prix !


En ne consentant pas à ce que le royaume de Saxe fût réduit à moins de quinze cent mille âmes, il aurait fallu protester, écrivait-il au roi ; en protestant, on aurait compromis le principe de la légitimité, qu’il était si important de sauver, et que nous n’avons sauvé pour ainsi dire que par miracle ; on aurait de fait donné à la Prusse deux millions de sujets qu’elle ne pourrait acquérir sans danger pour la Bohême et pour la Bavière ; on aurait prolongé peut-être indéfiniment la captivité du roi, qui va se trouver libre… La Saxe, quoique nous n’ayons pas obtenu pour elle tout ce que nous voulions, reste puissance du troisième ordre. Si c’est un mal qu’elle n’ait pas quelques centaines de mille âmes de plus, ce mal est comparativement léger, et peut n’être pas sans remède, au lieu que, si la Saxe eût été sacrifiée en présence de l’Europe qui n’aurait pas voulu ou n’aurait pas pu la sauver, le mal aurait été extrême et de la plus dangereuse conséquence. Ce qui importait avant tout était donc de la sauver, et Votre Majesté seule a la gloire de l’avoir fait. Il n’y a personne qui ne le sente et qui ne le dise, et tout cela a été obtenu sans nous brouiller avec personne et même en acquérant des appuis pour l’affaire de Naples.


Comme ce passage contient toute l’apologie de la conduite de M. de Talleyrand, tracée par lui-même, j’ai dû en donner pleine connaissance[6]. Mais il était un autre succès qu’il avait encore obtenu et dont je dois rendre compte. Il était parvenu à mettre le roi tout à fait à son aise sur l’alliance proposée entre le duc de Berry et une grande-duchesse de Russie. J’ai déjà dit combien l’empereur Alexandre tenait à cette alliance. Pendant son séjour à Paris, il en avait parlé plusieurs fois à M. de Talleyrand, qui s’y était alors montré très favorable. Il avait été jusqu’à charger le duc de Richelieu d’en faire la proposition formelle au roi.

Le roi, sans s’engager positivement, avait dû répondre d’une manière obligeante ; mais il s’était servi, pour écarter la nécessité d’une décision précise, du prétexte que cette affaire devait se traiter avec toutes celles qui se discuteraient à Vienne. Le moment était arrivé où il fallait se décider. M. de Talleyrand, conséquent cette fois avec le système politique dans lequel il s’était engagé, parfaitement assuré d’ailleurs de plaire au roi en lui fournissant des raisons ou des excuses à l’appui du refus qu’il ré servait, n’hésita pas à lui écrire le 25 janvier la lettre suivante. La version que j’en donne, je la puis garantir. Il est facile, en la lisant, de se faire une idée de tout ce qui a dû la précéder. Beaucoup de pourparlers avaient eu lieu ; la correspondance sur ce sujet avait été fort active. M. de Talleyrand, avant son départ. s’était assuré des sentimens du roi et de la famille royale.


SIRE,

Le général Pozzo di Borgo paraît devoir partir cette semaine pour retourner à Paris. Il aura probablement reçu de l’empereur Alexandre des ordres relatifs au mariage. Je crois devoir soumettre aujourd’hui à Votre Majesté quelques réflexions sur une matière aussi délicate et aussi grave sous tant de rapports.

Votre Majesté veut, et a toute raison de vouloir, que la princesse, quelle qu’elle soit, à qui M. le duc de Berry donnera sa main, n’arrive en France que princesse catholique. Votre Majesté fait de cette condition et, ne saurait même se dispenser d’en faire une condition absolue. Roi très chrétien et fils aîné de l’Église, elle ne peut point porter à cet égard la condescendance plus loin que Bonaparte lui-même ne s’était montré disposé à le faire, lorsqu’il demanda la grande-duchesse Anne. Si cette condition était acceptée par l’empereur Alexandre, Votre Majesté, en supposant qu’elle ait engagé sa parole, ne se croirait sûrement pas libre de la retirer ; mais il paraît que l’empereur, sans vouloir s’opposer à ce que sa sœur change de religion, ne veut pas qu’on puisse lui imputer, à lui, d’avoir donné les mains à ce changement, comme on aurait lieu de le faire s’il avait été stipulé. Il veut qu’il puisse être regardé comme l’effet d’une détermination de la princesse elle seule, lorsqu’elle aura passé sous d’autres lois, et qu’en conséquence ce changement suive le mariage et ne le précède pas ; il tient donc à ce que sa sœur aille on France avec sa chapelle, consentant toutefois à ce que le pope qui la suivra porte un habit laïque. Les raisons qui l’y l’ont tenir sont ses propres scrupules, vu rattachement qu’il a pour sa croyance, et la crainte de blesser l’opinion de ses peuples dans un point aussi délicat. Ku persistant. dans ces dispositions, il déliera lui-même Votre Majesté de tout engagement qu’elle ait pu prendre et lui fournira les moyens de se délier, s’il diffère de consentir à la condition qu’elle a mise au mariage ; or, je ne craindrais pas d’avouer à Votre Majesté que tout ce qui peut tendre à la délier à cet égard me semble très désirable. Il y a huit mois, lorsque, au milieu de la joie qu’excitait le présent et des heureuses espérances que l’on aimait à concevoir pour l’avenir, il était néanmoins impossible de l’envisager avec cette sécurité qui n’est troublée par aucune crainte, une alliance de famille avec la Russie pouvait paraître et me parut à moi-même offrir des avantages, dont l’utilité devait l’emporter sur des considérations que, dans une autre situation des affaires, j’aurais mises au premier rang et regardées comme décisives.

Mais aujourd’hui que la Providence a pris soin d’affermir elle-même le trône qu’elle a miraculeusement relevé, aujourd’hui qu’il est environné et, gardé par la vénération et l’amour des peuples ; maintenant que la coalition est dissoute, que la France n’a plus besoin de compter sur des secours étrangers, et que c’est d’elle au contraire que les autres puissances en attendent, Votre Majesté, dans le choix qu’elle fera, n’a plus à sacrifier à la nécessité des conjonctures aucune des convenances essentielles à ce genre d’alliances, et peut ne consulter qu’elles.

La grande-duchesse Anne passe pour être, des cinq filles de l’empereur Paul, celle à qui la nature a donné le plus de beauté, qualité très précieuse et très désirable dans une princesse que le cours des événemens peut appeler à monter sur le trône de France, car aucun peuple n’éprouve autant que les Français le besoin de pouvoir dire des princes auxquels ils sont soumis :


Le monde, en les voyant, reconnaîtrait ses maîtres.


La grande-duchesse paraît avoir été élevée avec beaucoup de soin. Aux avantages de la figure elle joint, à ce que l’on dit, la bonté. Elle a vingt et un ans : ce qui fait que l’on n’aurait point à craindre pour elle les suites souvent funestes d’un mariage trop précoce. Elle avait été destinée au duc actuellement régnant, de Saxe-Cobourg, avant que Bonaparte l’eût demandée. Il n’a tenu qu’à celui-ci de l’épouser ; car il est certain que l’on ne demandait pas mieux que de la lui donner s’il eût pu et voulu attendre. Je ne sais si de ces deux circonstances on pourrait tirer une sorte d’objection contre l’union de cette princesse avec M. le duc de Berry, mais je dois dire que j’aimerais beaucoup mieux qu’elles n’eussent point existé, si le mariage devait se faire. Mais, en considérant quel fut l’état des facultés intellectuelles chez Pierre III, aïeul de la grande-duchesse, et, chez Paul Ier, son père, conduit par les exemples du feu roi de Danemark, du duc actuellement régnant d’Oldenbourg, et du malheureux Gustave IV, à regarder cette déplorable infirmité comme un funeste apanage de la maison de Holstein, je ne puis me défendre d’appréhender qu’elle ne fût transportée, par le mariage, dans la maison de France et peut-être à l’héritier du trône.

La nécessité où serait la grande-duchesse, non pas de changer de religion, mais d’en changer de telle sorte qu’il paraîtrait impossible d’attribuer son changement à d’autres motifs que des motifs purement politiques, fournirait une objection qui ne me paraît pas sans force ; car cela tendrait inévitablement à favoriser parmi les peuples ce sentiment d’indifférence religieuse qui est la maladie des temps où nous vivons.

Le mariage ne liant pas seulement ceux qui le contractent, mais aussi leurs familles, les convenances entre celles-ci doivent être comptées en première ligne, même dans les mariages des particuliers, à plus forte raison dans ceux des rois ou des princes qui peuvent être appelés à le devenir. Que la maison de Bourbon s’allie avec des maisons qui lui soient inférieures, c’est une nécessité pour elle, puisque l’Europe n’en offre point qui lui soient égales. Je n’objecterai donc point que la maison de Holstein, quoique occupant les trois trônes du Nord, est comparativement nouvelle entre les rois. Mais je dirai que, quand la maison de Bourbon en honore une autre de son alliance, il vaut mieux que ce soit une maison qui s’en tienne pour honorée que celle qui prétendrait à l’égalité, en croyant que la noblesse et l’antiquité d’origine peuvent être compensées par l’étendue des possessions. Des quatre sieurs de la grande-duchesse Anne, l’une avait épousé un archiduc et les trois autres de petits princes allemands.

La Russie, qui n’a pu placer aucune de ses princesses sur aucun trône, en verra-t-elle une appelée à celui de France ? Une telle perspective serait, j’ose le dire, une trop grande fortune pour elle, et je n’aimerais point que M. le duc de Berry se trouvât, de la sorte dans des rapports de parenté fort étroits avec une foule de princes placés dans les dernières divisions de la souveraineté.

La Russie, en établissant ses princesses comme elle l’a fait, a voulu surtout se ménager des prétextes et des moyens d’intervenir dans les affaires de l’Europe, à laquelle elle était presque inconnue il y a un siècle. Les effets de son intervention ont assez fait sentir les dangers de son influence. Or, combien cette influence ne serait-elle pas accrue, si une princesse russe était appelée à monter sur le trône de France ?

Une alliance de famille n’est pas, je le sais, une alliance politique, et l’une ne mène pas nécessairement à l’autre. Le mariage projeté ne ferait sûrement pas que la France favorisât les vues ambitieuses et les idées révolutionnaires dont l’empereur Alexandre est plein, et qu’il cherche à voilée sous le nom spécieux d’idées libérales. Mais comment empêcher que d’autres puissances n’en prissent une opinion différente, n’en conçussent de la défiance, que cela n’affaiblît les liens qu’elles auraient avec nous, ou ne les détournât d’en former, et que la Russie n’en tirât parti pour l’accomplissement de ses vues ?

Telles sont, Sire, les objections dont le mariage de M. le duc de Berry avec la grande-duchesse m’a paru susceptible. J’ai dû les exposer sans réserve à Votre Majesté, mais je ne les ai point exagérées. Votre Majesté jugera dans sa sagesse si elles ont tout le poids qu’elles me semblent avoir.

J’ajouterai qu’il me paraîtrait conforme à la grandeur de la maison de Bourbon, surtout à l’époque où toutes ses branches, battues par une même tempête, ont été relevées en même temps, de ne chercher que dans son sein les moyens de se perpétuer. J’entends parler avec beaucoup d’éloges d’une jeune princesse de Sicile, fille du prince royal. Le Portugal, la Toscane, la Saxe en offrent d’autres, entre lesquelles Votre Majesté pourrait faire un choix. J’ai l’honneur d’en joindre ici la liste.

Si l’impossibilité de s’entendre sur le point de la religion faisait échouer la négociation du mariage avec la grande-duchesse, ou si Votre Majesté jugeait convenable d’y renoncer, je la supplierais de vouloir bien ménager les choses de telle sorte que cette affaire ne fût décidée sans retour que lorsque nous aurons terminé celles qui nous occupent ici ; car, si l’empereur Alexandre nous a montré si peu de bonne volonté, malgré l’espérance d’un tel établissement pour sa sœur, toute flatteuse que cette espérance est pour lui, à quoi ne devrions-nous pas nous attendre de sa part, une fois qu’il l’aurait perdue ?

Je suis, etc.[7].


Jamais courtisan n’a plus abusé de la flatterie, au risque des conséquences les plus désastreuses. Toutes ses assertions, ses prévisions, ses suppositions, présentées avec un art infini, étaient démenties par le passé ou devaient l’être par les événemens dans un court délai. Comment M. de Talleyrand pouvait-il écrire à Louis XVIII, au mois de janvier 1815, cette phrase : « Maintenant que la coalition est dissoute, que la France n’a plus besoin de compter sur des secours étrangers, que c’est d’elle au contraire que les autres puissances en attendent ! » Le succès fut complet, il devait l’être ; M. de Talleyrand fut autorisé à transmettre à l’empereur Alexandre un refus positif.

Mais la principale affaire pour le cabinet de France, celle qui lui importait le plus, n’était point encore formellement tranchée par le parti adopté relativement à la Saxe. Il lui restait beaucoup à faire pour obtenir l’expulsion du roi Murat. M. de Talleyrand avait fort prudemment séparé la question qui le concernait de celle touchant la Suède ; il avait su faire comprendre aux Tuileries qu’il ne fallait pas compromettre le succès de la prétention la plus favorable en la mêlant avec celle qui l’était beaucoup moins. On a vu comment il se flattait d’avoir acquis des droits à la complaisance de l’Autriche, et cependant il ne trouva pas M. de Metternich aussi facile qu’il l’avait supposé ; il lui fallut dès lors employer toute son adresse à s’appuyer de l’assentiment de l’Angleterre. Elle devait bien un peu d’appui à un souverain qui demandait à se relever des pertes que lui avait seule attirées sa fidélité aux engagemens contractés avec elle. Lord Castlereagh était à cette époque, de tous les ministres siégeant au congrès, celui avec lequel M. de Talleyrand s’entendait le mieux. Il n’avait pas trop repoussé l’idée d’un article de traité à peu près conçu dans les termes suivans :


L’Europe réunie en congrès reconnaît Sa Majesté Ferdinand IV comme roi de Naples ; toutes les puissances s’engagent mutuellement à n’appuyer ni directement ni indirectement aucune prétention opposée à ses droits. Mais les troupes (ceci était un égard pour les engagemens pris par l’Autriche et qu’on ne connaissait pas encore), que les puissances étrangères à l’Italie et alliées de la susdite Majesté pourront mettre en marche pour le soutien de sa cause, ne pourront traverser l’Italie.


III

M. de Talleyrand était-il désintéressé dans les efforts qu’il a faits, dans le zèle qu’il a déployé pour la reconstitution de la Saxe comme pour ramener le roi Ferdinand IV à Naples ? On a beaucoup affirmé le contraire. Toujours est-il qu’il déploya toutes les ressources de son esprit pour obtenir le succès de cette seconde négociation, comme dans la première. L’arrivée du duc de Wellington, le 1er février, quelques jours avant la conclusion des affaires de la Saxe, l’aida puissamment. Le duc avait traversé la France, il avait vu le roi, qui l’avait accueilli avec une distinction dont son amour-propre avait été très flatté. Il avait été facile à M. de Talleyrand de le circonvenir et de le faire entrer dans ses vues. Le duc fit un tableau fort brillant de la situation de la France, dit que le roi était très aimé, très respecté, et se conduisait avec une sagesse parfaite ; il fit quelques réserves relativement à l’armée au point de vue politique. Les paroles du duc de Wellington contribuèrent beaucoup à donner du poids à celles de M. de Talleyrand.

Le duc de Wellington était d’autant plus disposé à agir de concert avec le représentant de la France dans l’affaire de Naples, qu’un des ministres du roi (M. de Blacas, si je ne me trompe) lui avait, lors de son passage à Paris, communiqué une lettre de Murat, interceptée dans le trajet de Naples à l’île d’Elbe. Cette lettre prouvait, en dépit de ses traités avec l’Autriche, l’intelligence qui subsistait toujours entre lui et Napoléon.

C’était une grande fortune pour M. de Talleyrand que cette découverte si propre à agir sur l’esprit du duc de Wellington, au moment où il venait remplacer au congrès lord Castlereagh, obligé de retourner à Londres pour l’ouverture du Parlement. Celui-ci enfin partait le 15 février, avec un très vif désir de voir expulser Murat et avec la résolution de ne rien négliger pour déterminer le cabinet britannique à y donner les mains. Toutefois cette expulsion ne pouvait encore être tenue pour assurée ; il faudrait, non sans peine, obtenir le consentement de l’Autriche, liée par des engagemens formels vis-à-vis de Murat[8], et qui n’était nullement désireuse de voir la maison de Bourbon recouvrer en Italie un établissement aussi important. Elle était déjà parvenue à expulser cette maison de la Toscane, en faisant mettre presque au néant les droits de la reine d’Etrurie, en la réduisant à la petite principauté de Lucques. Elle allait établir à Parme l’archiduchesse Marie-Louise, l’épouse de Napoléon. Il lui aurait donc merveilleusement convenu de laisser à l’extrémité de la flotte une puissance éphémère que le moindre événement pouvait renverser peut-être à son profit. Pour donner une juste idée des difficultés de cette affaire, le mieux doit être d’emprunter les propres paroles de M. de Talleyrand. Voici le récit qu’il faisait, le 15 février, au moment du départ de lord Castlereagh, de tout ce qu’il avait tenté pour la faire réussir et des secours qui lui avaient été prêtés par lord Castlereagh et par le duc de Wellington. Ce récit contient des détails fort piquans et instructifs sur d’autres points, entre autres sur la rupture formelle des négociations pour le mariage du duc de Berry.


J’ai employé, dit M. de Talleyrand. les huit ou dix derniers jours à échauffer lord Castlereagh sur cette question, et si je ne l’ai point amené à prendre de lui-même un parti, ce qu’il ne se croit pas libre de faire, je l’ai amené à désirer presque aussi vivement que nous l’expulsion de Murat ; et il part avec la résolution de tout mettre en œuvre pour déterminer son gouvernement à y concourir. Deux choses l’embarrassent : l’une, de savoir comment se déclarer contre Murat, sans paraître violer les promesses qu’on lui a faites (voilà ce que lord Castlereagh appelle ne pas compromettre son caractère) : l’autre, de déterminer les moyens d’exécution de manière à assurer le succès, en cas de résistance, sans compromettre les intérêts ou blesser les préjugés, et sans exciter les craintes de personne. Il m’a promis que, le troisième jour après son arrivée à Londres, il expédierait un courrier porteur de la détermination de sa Cour ; et, plein de toutes nos raisons, il espère qu’elle sera favorable. Ce que je désire, c’est que, sans entrer dans des discussions qui toutes affaiblissent l’objet principal, lord Wellington soit autorisé à déclarer que sa Cour reconnaît Ferdinand IV comme roi des Deux-Siciles. C’est dans ce sens que je supplie Votre Majesté de vouloir bien lui parler à Paris[9]. Dans les derniers temps de son séjour à Vienne, lord Castlereagh s’est très obligeamment prêté aux démarches que je l’ai prié de faire. Il a parlé contre Murat à l’empereur de Russie, qu’il a vu avec le duc de Wellington. Il a dit à l’empereur d’Autriche : « La Russie est votre ennemie naturelle ; la Prusse est dévouée à la Russie. Vous ne pouvez avoir sur le continent de puissance sur laquelle vous puissiez compter que la France. Votre intérêt est donc, d’être bien avec la maison de Bourbon, et vous ne pouvez être bien avec elle sans que Murat soit expulsé. » L’empereur d’Autriche a répondu : « Je sens bien la vérité de tout ce que vous me dites. » Enfin, à M. de Metternich, chez lequel lord Wellington et lui sont allés ensemble, il a dit : « Vous aurez pour l’affaire de Naples une discussion très forte ; ne pensez pas pouvoir l’éluder. Cette affaire sera portée au congrès, je vous en préviens. Prenez donc vos mesures en conséquence, faites passer des troupes en Italie si cela est nécessaire. » Ils m’ont dit, chacun séparément, que cette déclaration avait jeté M. de Metternich dans un grand abattement. Ce sont leurs termes, et Votre Majesté comprendra mieux que M. de Metternich ait été abattu lorsqu’elle aura lu les articles secrets du traité qu’il a fait avec Murat, et dont j’ai l’honneur de joindre ici une copie. Qu’il lui ait garanti le royaume de Naples dans telles circonstances données, cela se conçoit : mais qu’il ait porté l’avilissement au point de laisser insérer dans ce traité une clause par laquelle Murat a la générosité de renoncer à ses droits sur le royaume de Sicile et de garantir ce royaume à Ferdinand IV, c’est une chose qui paraît incroyable, alors même qu’elle est prouvée.

Votre Majesté n’apprendra peut-être pas sans quelque surprise que l’attachement au principe de légitimité n’entre que pour très peu dans les dispositions de lord Castlereagh et même du duc de Wellington à l’égard de Murat. C’est un principe qui ne les touche que faiblement et que même ils ne paraissent pas très bien comprendre. C’est l’homme qu’ils détestent dans Murat beaucoup plus que l’usurpateur. Les principes suivis par les Anglais dans l’Inde les éloignent de toute idée exacte sur la légitimité. Rien n’a fait autant d’impression sur lord Castlereagh, qui veut avant tout, la paix, que la déclaration que je lui ai faite que la paix serait impossible si Murat n’était pas expulsé, attendu que son existence sur le trône de Naples était incompatible avec l’existence de la maison de Bourbon.

J’ai vu aussi l’empereur de Russie. C’était lundi matin, 13 de ce mois. Je ne voulais lui parler que de Naples et lui rappeler les promesses qu’il m’avait faites à ce sujet ; mais il en prit occasion de me parler de beaucoup d’autres choses dont je dois rendre compte à Votre Majesté. Je la prie de permettre que j’emploie pour cela, comme je l’ai fait dans plusieurs autres lettres, la forme du dialogue.


J’avais débuté par dire à l’empereur que depuis longtemps je m’étais abstenu de l’importuner, par respect pour ses affaires et même pour ses plaisirs ; que, le carnaval ayant mis fin aux uns et que les autres étant arrangées, j’avais désiré de le voir. J’ajoutai que le congrès même n’avait plus à régler qu’une affaire de première importance. « Vous voulez parler de l’affaire de Naples ? — Oui, Sire ; et je lui rappelai qu’il m’avait promis son appui. — Mais il faut m’aider. — Nous l’avons fait autant qu’il a dépendu de nous. Votre Majesté sait que n’ayant pas pu penser au rétablissement complet du royaume de Pologne, nous n’avons point été pour ses arrangemens particuliers, contraires à ses vues, et elle n’a sûrement pas oublié que les Anglais étaient, au commencement du congrès, assez mal disposés dans cette question. — Dans les affaires de la Suisse ? — Je ne sache pas que dans les affaires de la Suisse nous ayons jamais été en opposition avec Votre Majesté. Il nous était prescrit d’employer tous nos efforts à calmer les passions ; je ne sais jusqu’à quel point nous avons réussi, mais nous n’avons tendu qu’à cela. Les Rémois étaient les plus aigris ; c’étaient ceux qui avaient le plus perdu ; ils avaient le plus à réclamer. On leur a offert une indemnité qu’ils tenaient pour bien insuffisante ; nous les avons portés à s’en contenter. Je sais seulement qu’ils demandent l’évêché de Bâle en entier et qu’ils sont décidés à ne pas accepter moins. — Et que ferez-vous pour Genève ? — Rien, Sire. — Ah ! (Du ton de la surprise et du reproche.) Il ne nous est pas possible de rien faire : le Roi ne cédera jamais des Français.— Et ne peut-on rien obtenir de la Sardaigne ? — Je l’ignore entièrement. — Pourquoi cédez-vous la Valteline à l’Autriche ? — Rien, Sire, à cet égard n’est décidé ; les affaires de l’Autriche ayant été mal conduites… — C’est sa faute, dit l’empereur, que ne prend-elle des gens habiles ? — L’Autriche ayant été amenée à faire des sacrifices qui ont dû beaucoup lui coûter, je croirais naturel de faire en choses, surtout de peu d’importance, ce qui peut lui être agréable. — La Valteline faisait partie de la Suisse, et l’on a promis de la lui rendre. — La Valteline est séparée de la Suisse depuis dix-huit ans ; elle n’a jamais connu le régime sous lequel Votre Majesté voudrait la rappeler. La rendre aux Frisons, auxquels elle appartenait, ce serait la rendre malheureuse. Il me paraîtrait donc convenable d’en faire un canton séparé, si l’Autriche ne l’obtenait pas. — Cela s’arrangera. Et que faites-vous pour le prince Eugène ? — Le prince Eugène est sujet français, et en cette qualité il n’a rien à demander ; mais il est gendre du roi de Bavière ; il l’est devenu par suite de la situation où la France s’est trouvée et de l’influence qu’elle exerçait. Ainsi il est juste que la France cherche à lui faire avoir ce qu’à raison de cette alliance il est raisonnable et possible qu’il obtienne ; nous voulons donc faire quelque chose pour lui ; nous voulons qu’il soit un prince apanagé de la maison de Bavière et que l’on augmente en conséquence le lot du roi dans la distribution des pays encore disponibles. — Pourquoi ne pas lui donner une souveraineté ? — Sire, son mariage avec la princesse de Bavière n’est pas un motif suffisant. Le prince Radziwill est beau-frère du roi de Prusse et n’a point de souveraineté. — Mais pourquoi ne pas lui donner Deux-Ponts, par exemple, c’est peu de chose ? — Je demande pardon à Votre Majesté, le duché de Deux-Ponts a toujours été regardé comme quelque chose de considérable, et d’ailleurs ce qui reste encore de disponible suffit à peine pour remplir les engagemens qui ont été pris. — Et le mariage ? — Le Roi m’a fait l’honneur de me mander qu’il le désirait toujours vivement. — Et moi aussi, a dit l’empereur ; ma mère le désire pareillement ; elle m’en parle dans ses dernières lettres. — Le Roi, ai-je dit, attendant une réponse de Votre Majesté, a refusé d’autres propositions qui lui ont été faites. — J’en ai aussi refusé une, mais j’ai été en même temps refusé. Le roi d’Espagne m’a fait demander ma sœur ; mais prévenu qu’elle devrait avoir avec elle sa chapelle, et que c’était là une condition nécessaire, il a rétracté sa demande. — Par la conduite du Roi Catholique, Votre Majesté voit à quoi est obligé le Roi Très-Chrétien. — Je voudrais savoir à quoi m’en tenir. — Sire, les derniers ordres que j’ai reçus sont conformes à ce qui a été dit à Votre Majesté par M. le général Pozzo. — Pourquoi n’exécutez-vous pas le traité du 11 avril[10] ? — Absent de Paris depuis cinq mois, j’ignore ce qui a été fait à cet égard. — Le traité n’est pas exécuté ; nous devons en réclamer l’exécution ; c’est pour nous une affaire d’honneur ; nous ne saurions en aucune façon nous en départir. L’empereur d’Autriche n’y tient pas moins que moi, et soyez sûr qu’il est blessé de ce qu’on ne l’exécute pas. — Sire, je rendrai compte de ce que vous me faites l’honneur de me dire ; mais je dois observer que dans l’état de mouvement où se trouvent les pays qui avoisinent la France et particulièrement l’Italie, il peut y avoir du danger à fournir des moyens d’intrigue aux personnes que l’on doit croire disposées à en former. »

Enfin, nous sommes revenus à Murat. J’ai rappelé brièvement toutes les raisons de droit, de morale et de bienséance qui doivent unir l’Europe contre lui. J’ai distingué sa position de celle de Bernadotte, qui touche particulièrement l’empereur ; et, à l’appui de ce que j’ai dit, j’ai cité l’Almanach royal que je venais de recevoir. Il m’a prié de le lui envoyer, en ajoutant : « Ce que vous me dites là me fait le plus grand plaisir ; je craignais le contraire, et Bernadotte le craignait beaucoup aussi. — L’empereur s’est ensuite exprimé sur Murat avec le dernier mépris. — C’est, a-t-il dit, une canaille qui nous a tous trahis. Mais, a-t-il ajouté, quand je me mêle d’une affaire, j’aime à être sûr des moyens de la conduire à bien. Si Murat, résiste, il faudra le chasser. J’en ai parlé, a-t-il ajouté, avec le duc de Wellington : il pense qu’il faudra des forces considérables et que, s’il s’agit de les embarquer, on trouvera de grandes difficultés. » J’ai répondu que ce n’était pas des forces que je demandais (car je sais qu’on me les aurait refusées), mais une ligne, une seule ligne dans le futur traité, et que la France et l’Espagne se chargeraient du reste ; sur quoi l’empereur m’a dit : « Vous aurez mon appui ».

Dans tout le cours de cette conversation, l’empereur a été froid ; mais, au total, j’ai été plutôt content de lui que mécontent.

Lord Castlereagh m’a aussi parlé avec chaleur du traité du 11 avril, et je ne doute point qu’il n’en parle à Votre Majesté. Cette affaire s’est ranimée depuis quelque temps et est aujourd’hui dans la bouche de tout le monde. Je dois dire à Votre Majesté qu’elle reparaît souvent et d’une manière déplaisante. Son influence se fait sentir dans la question du Mont-de-Milan, qui intéresse tant de sujets et de serviteurs de Votre Majesté.

Au reste, il m’est venu à l’idée que Votre Majesté pourrait se débarrasser de ce qu’il peut y avoir de plus pénible dans l’exécution du traité du 11 avril, au moyen d’un arrangement avec l’Angleterre.

Dans les premiers temps de mon séjour ici, lord Castlereagh m’exprima le désir que la France voulût, dès à présent, renoncer à la traite, offrant en ce cas quelques dédommagemens. Les dédommagemens pécuniaires sont, en général, en Angleterre, plus faciles que d’autres. Je crus qu’alors il était nécessaire d’éluder cette proposition sans la repousser péremptoirement et en se réservant de la prendre en considération plus tard. Dernièrement, en parlant de Murat et du sort que l’on ne pourrait se dispenser de lui faire si, l’Europe ayant prononcé contre lui, il se soumettait à sa décision, lord Castlereagh n’hésita point à me dire que l’Angleterre se chargerait volontiers d’assurer une existence à Murat en lui assignant une somme dans les fonds anglais, dans le cas où la France consentirait à renoncer à la traite. Si un tel arrangement était jugé praticable, je ne doute pas qu’il ne fût aisé de faire comprendre dans les payemens à la charge de l’Angleterre les pensions stipulées par le traité du 11 avril.

Cet arrangement, à cause de la passion des Anglais pour l’abolition de la traite, aurait certainement l’avantage de lier étroitement l’Angleterre à notre cause dans l’affaire de Naples et de l’exciter à nous seconder de toute façon.

Il reste à savoir si, dans l’état présent, de nos colonies, la France, en renonçant à la traite pour les quatre ans et trois mois qu’elle a encore à la faire, ferait un sacrifice plus grand ou moindre que l’utilité que l’on peut se promettre de l’arrangement dont je viens de parler ; c’est ce que j’ose prier Votre Majesté de vouloir bien faire examiner afin de pouvoir faire connaître ses intentions sur ce point à lord Castlereagh, qui ne manquera probablement pas de lui en parler.

J’aurais désiré que le traité du 3 janvier qui, le congrès fini, se trouvera sans application, eût été prorogé pour un temps plus ou moins long, ne fût-ce que par une déclaration mutuelle. Il y a trouvé des difficultés, le caractère de M. de Metternich ne lui donnant aucune confiance ; mais il m’a assuré que, quand le traité serait expiré, l’esprit qui l’avait dicté vivrait encore. Il ne veut avant tout donner aucun ombrage aux autres puissances du continent, ce qui ne l’empêche pas de désirer qu’une grande intimité s’établisse entre les deux gouvernemens et qu’ils ne cessent point de s’entendre dans des vues de paix et de conservation. En un mot, il a quitté Vienne avec des dispositions que je dois louer et dans lesquelles il ne peut être que confirmé par tout ce qu’il entendra de la bouche de Votre Majesté[11].


Après la lecture de cette pièce, il est inutile que j’entre dans d’autres détails sur ce qui s’est passé au congrès jusqu’au débarquement de Napoléon en France. Je n’ai d’ailleurs voulu m’occuper que de ce qui regarde plus spécialement la France et nullement montrer comment tant d’autres intérêts ont été ou satisfaits ou sacrifiés. Tous les actes du congrès ont été publiés ; il me reste à mentionner un incident assez important.

Le 25 janvier, le roi Murat commettait l’incroyable imprudence de faire remettre à M. de Metternich, par son plénipotentiaire, une note comminatoire. Il se plaignait de ce que la France n’avait pas encore voulu le reconnaître comme souverain de Naples, et cela lorsqu’en sa qualité d’allié de l’Autriche il se trouvait compris dans l’article Ier du traité de Paris. cette note fut très mal accueillie ; elle engagea l’Autriche à portera cent cinquante mille hommes l’armée qu’elle entretenait en Italie. M. de Metternich ajouta à cette précaution celle de faire passer à M. de Talleyrand et au duc de Campo-Chiaro une note dans laquelle il les avertissait que l’empereur son maître était décidé à regarder comme ennemie toute puissance qui ferait marcher des troupes en Italie. On voit qu’il voulait à tout prix rester maître du terrain. M. de Talleyrand, ainsi qu’on l’a déjà vu, avait été fort habilement au-devant de cette difficulté, puisque sa proposition sur le royaume de Naples contenait la restriction qu’on ne pourrait l’attaquer par le territoire italien.

On me demandera peut-être comment il est possible que, dans tout le cours des délibérations de ce congrès, où se trouvaient les principaux hommes politiques de l’Europe, on n’ait rien dit et rien fait relativement à Napoléon et à l’île d’Elbe. « Pourquoi passez-vous sous silence ce qui a dû être dit ou être fait sur un point si important ! » Il semble, en effet, que tout le monde, ait eu peur de l’aborder ; tout le monde cependant sentait que la situation, telle qu’elle résultait du traité du 11 avril, ne pouvait durer ; on se réservait apparemment d’aborder cette question à la fin des travaux, et, bien qu’on en parlât dans les causeries intimes, c’était toujours sans aboutir à rien de positif. La lettre de Murat, apportée par le duc de Wellington, avait réveillé les craintes. On se dit beaucoup alors qu’il y avait un parti à prendre et que l’urgence était grande. Le général de Pozzo, dont la haine aiguisait la perspicacité, disait très hautement qu’il arriverait quelque grand malheur si on n’y coupait pas court au plus tôt, et que le seul moyen d’assurer la tranquillité de l’Europe était de transporter au plus vite Napoléon dans un lieu où il lui serait impossible d’entretenir les dangereuses intelligences dont il faisait certainement sa principale occupation. Je crois même que, d’accord avec le duc de Wellington et avec M. de Talleyrand, il mit dès lors en avant la proposition de l’envoyer à l’île de Sainte-Hélène. Napoléon en a-t-il été informé, et cela est-il entré pour quelque chose dans sa détermination du mois de mars ? Il avait certainement connaissance des contestations qui s’étaient élevées dans le sein du congrès et comptait beaucoup sur les divisions qu’il s’attendait à voir éclater entre les souverains ; mais dans les prévisions qui devaient flatter le plus son imagination, il lui fallait attendre que ces divisions eussent fait explosion. Sa résolution a été prise avec une précipitation et une soudaineté qui portent à penser qu’il lui est survenu, pour agir ainsi, quelque motif déterminant. Il avait beaucoup de moyens de savoir ce qui se passait à Vienne, ne fut-ce que par les envoyés de Murat, si vivement attaqués par la France. Il a dû chercher de nouveau à faire cause commune avec lui. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, quand la nouvelle du départ de l’île d’Elbe arriva à Vienne, M. de Metternich, dans son dépit et même dans son effroi, ne put s’empêcher d’adresser de vifs reproches au général de Pozzo, qu’il accusa d’avoir amené ce désastreux événement, de l’avoir même rendu presque inévitable par l’indiscrétion de ses paroles et la violence de ses propositions, dont Napoléon avait été nécessairement instruit, et qui avaient dû le pousser aux dernières extrémités. M. de Pozzo se défendit, en disant que ce qui était arrivé ne pouvait manquer de survenir, un peu plus tôt, un peu plus tard, et que mieux valait à présent, parce que le mal était moins irrémédiable.


  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 15 septembre 1893.
  2. L’hôtel fut accepté en payement de la somme réputée comme ayant été frauduleusement reçue de la ville de Hambourg ; il valait plus que cette somme. Le surplus, dont le trésor de l’Empereur tint compte à M. de Talleyrand, lui servit à acheter la maison de la rue Saint-Florentin.
  3. Ces puissances étaient : l’Autriche, l’Espagne, la France, l’Angleterre, le Portugal, la Prusse, la Russie, la Suède.
  4. Cf. Pallain, p. 10 et Mémoires de Talleyrand, II, p. 325.
  5. Cette présidence lui avait été déférée d’un commun accord à la fin d’octobre.
  6. Dans le cours des années suivantes, M. de Talleyrand, en raison des circonstances et des personnes, s’est créé pour la défense du parti auquel il s’était arrêté dans cette mémorable circonstance, des argumens d’une tout autre nature. Je l’ai entendu se faire un mérite auprès du duc de Vicence de sa persévérance à défendre la personne du roi de Saxe, le dernier allié qui fût en 1813 resté fidèle à Napoléon. A d’autres qui déploraient avec amertume les concessions que la France avait été obligée de faire dans les provinces sur le Rhin, il disait que rien, lors de la première guerre, ne serait plus simple, plus naturel que de reprendre à la Prusse celles des provinces qui lui avaient été cédées, tandis que si elles eussent été données au roi de Saxe en dédommagement de ses anciens États, il serait difficile et par trop dur de l’en dépouiller.
  7. Cf. Pallain, p. 241 et Mémoires de Talleyrand. III. p. 32.
  8. Ces engagemens ne furent bien connus que lorsque M. de Talleyrand parvint à se procurer à Vienne, avec la copie du traité passé à Naples entre l’empereur d’Autriche et Murat, le 11 janvier 1814. celle des articles secrets et additionnels en date du même jour, et même d’un article additionnel qui avait été signé par le prince de Metternich lui-même, à Chaumont, le 3 mars 1814. La fière Autriche ne pouvait certainement descendre à plus de complaisance pour acheter le secours d’un soldat couronné. Non seulement elle reconnaissait et garantissait tous ses droits sur ce qu’il possédait, mais elle admettait qu’il en pût prétendre sur la Sicile, puisqu’elle acceptait sa renonciation à ceux-là. Elle lui assurait de plus, lors des arrangemens de la paix définitive, l’acquisition d’un territoire contenant quatre cent mille âmes et qui devait être pris sur l’Etat romain. Enfin elle se résignait même aux condescendances de détail, car elle lui garantissait les biens farnésiens à Rome et les biens allodiaux qu’il possédait actuellement dans le royaume de Naples. C’était l’objet de l’article additionnel de Chaumont. Faut-il dire encore qu’outre les grands intérêts politiques qui entraînèrent alors la détermination de l’Autriche, M. de Metternich se souvint peut-être des rapports qu’il avait eus, pendant son séjour à Paris, avec la reine de Naples, sœur de Napoléon ? L’article de Chaumont a presque le caractère d’une galanterie.
  9. Il devait, en retournant à Londres, passer par cette ville, et M. de Talleyrand avait fort prié le roi de le traiter avec de grandes marques de bienveillance.
  10. C’est celui de Fontainebleau, conclu avec Napoléon. Les sommes stipulées pour lui et sa famille n’étaient pas payées.
  11. Cf. Pallain, p. 270, et Mémoires de Talleyrand, III, 61.