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Français, encore un effort si vous voulez être républicains

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FRANÇAIS,

Encore un effort si vous voulez être Républicains.

LA RELIGION.

Je viens offrir de grandes idées, on les écoutera ; elles seront réfléchies, si toutes ne plaisent pas, au moins en restera-t-il quelques-unes ; j’aurai contribué en quelque chose, au progrès des lumières et je serai content.

Je ne le cache point, c’est avec peine que je vois la lenteur avec laquelle nous tâchons d’arriver au but, c’est avec inquiétude que je sens que nous sommes à la veille de le manquer encore une fois ; croit-on que ce but sera atteint, quand on nous aura donné des loix ? qu’on ne l’imagine pas ; que fairions-nous de loix sans religion ; il nous faut un culte et un culte fait pour le caractère d’un républicain, bien éloigné de jamais pouvoir reprendre celui de Rome ; dans un siècle où nous sommes aussi convaincus que la religion doit être appuyée sur la morale et non pas la morale sur la religion, il faut une religion qui aille aux mœurs, qui en soit comme le développement, comme la suite nécessaire et qui puisse, en élevant l’ame, la tenir perpétuellement à la hauteur de cette liberté précieuse dont elle fait aujourd’hui son unique idole, or je demande si l’on peut supposer que celle d’un esclave de Titus que celle d’un vil, historien de Judée, puisse convenir à une nation libre et guerrière, qui vient de se régénérer ; non, mes compatriotes, non, vous ne le croyez pas : si malheureusement pour lui le Français se rensevelissoit encore dans les tenèbres du christianisme, d’un côté l’orgueil, la tyrannie, le despotisme des prêtres, vices toujours renaissans dans cette horde impure, de l’autre la bassesse, les petites vues, les platitudes des dogmes et des mystères de cette indigne et fabuleuse religion, en émoussant la fierté de l’ame républicaine l’auroit bientôt ramenée sous le joug que son énergie vient de briser, ne perdons pas de vue que cette puérile religion étoit une des meilleures armes des mains de nos tyrans, un de ses premiers dogmes étoit de rendre à César ce qui appartenait à César ; mais nous avons détrôné César et nous ne voulons plus rien lui rendre ; français, ce seroit en vain que vous vous flatteriez que l’esprit d’un clergé assermenté ne doit plus être celui d’un clergé réfractaire, il est des vices d’état dont on ne se corrige jamais, avant dix ans, au moyen de la religion chrétienne, de sa superstition, de ses préjugés, vos prêtres, malgré leur serments, malgré leur pauvreté, ils reprendroient sur les ames l’empire qu’ils avaient envahis, ils vous renchaîneroient à des rois, parce que la puissance de ceux-ci étaya toujours celle de l’autre, et votre édifice républicain s’écrouleroit faute de bases.

Ô vous qui avez la faux à la main, portez le dernier coup à l’arbre de la superstition, ne vous contentez pas d’élaguer les branches, déracinez tout-à-fait une plante dont les effets sont si contagieux ; soyez parfaitement convaincus que votre systême de liberté et d’égalité contrarie trop ouvertement les ministres des autels de Christ, pour qu’il en soit jamais un seul, ou qui l’adopte de bonne foi, ou qui ne cherche pas à l’ébranler s’il parvient à reprendre quelqu’empire sur les consciences ; quel sera le prêtre qui comparant l’état où l’on vient de le réduire, avec celui dont il jouissoit autrefois, ne fera pas tout ce qui dépendra de lui pour recouvrer et la confiance, et l’autorité qu’on lui a fait perdre ? Et que d’êtres foibles et pusillanimes redeviendront bientôt les esclaves de cet ambitieux tonsuré ; pourquoi n’imagine-t-on pas que les inconvéniens qui ont existé peuvent encore renaître ? Dans l’enfance de l’église chrétienne, les prêtres n’étoient-ils pas ce qu’ils sont aujourd’hui ? Vous voyiez où ils étoient parvenus, qui pourtant les avoit conduit là : n’étoit-ce pas les moyens que leur fournissoit la religion ? Or si vous ne la défendez pas absolument cette religion, ceux qui la prêchent ayant toujours les mêmes moyens, arriveront bientôt au même but. Anéantissez donc à jamais tout ce qui peut détruire un jour votre ouvrage ; songez que le fruit de vos travaux n’étant réservé qu’à nos neveux, il est de votre devoir, de votre probité, de ne leur laisser aucun de ces germes dangereux qui pourroient les replonger dans le chaos dont nous avons tant de peine à sortir ; déjà nos préjugés se dissipent, déjà le peuple abjure les absurdités catholiques, il a déjà supprimé les temples, il a culbuté les idoles, il est convenu que le mariage n’étoit plus qu’un acte civil, Les confessionnaux brisés servent aux foyers publics les prétendus fidèles, désertant le banquet apostolique, laissent les dieux de farine aux souris. Français, ne vous arrêtez point, l’Europe entière, une main déjà sur le bandeau qui fascine ses yeux, attend de vous l’effort qui doit l’arracher de son front ; hâtez-vous, ne laissez pas à Rome La sainte, s’agitant en tout sens pour réprimer votre énergie, le tems de te conserver peut-être encore quelques prosélites. Frappez sans ménagement sa tête altière et frémissante, et qu’avant deux mois l’arbre de la liberté, ombrageant les débris de la chaire de Saint-Pierre, couvre du poids de ses rameaux victorieux, toutes ces méprisables idoles du christianisme effrontément élevées sur les cendres et des Catons et des Brutus. Français, je vous le répète, l’Europe attend de vous d’être à la fois délivrée du sceptre et de l’encensoir ; songez qu’il vous est impossible de l’affranchir de la tyrannie royale, sans lui faire briser en même tems les freins de la superstition religieuse ; les liens de l’une sont trop intimement unis à l’autre, pour qu’en en laissant subsister un des deux, vous ne retombiez pas bientôt sous l’empire de celui que vous aurez négligé de dissoudre ; ce n’est plus ni aux genoux d’un être imaginaire, ni à ceux d’un vil imposteur, qu’un républicain doit fléchir ; ses uniques dieux doivent être maintenant le courage et la liberté. Rome disparut dès que le christianisme s’y prêcha ; et la France est perdue s’il s’y révère encore. Qu’on examine avec attention les dogmes absurdes, les mystères effrayans, les cérémonies monstrueuses, la morale impossible de cette dégoûtante religion, et l’on verra si elle peut convenir à une République ; croyez-vous de bonne foi que je me laisserois dominer par l’opinion d’un homme que je viendrois de voir aux pieds de l’imbécille prêtre de Jésus ? non, non certes, cet homme toujours vil tiendra toujours par la bassesse de ses vues aux atrocités de l’ancien régime ; dès qu’il peut se soumettre aux stupidités d’une religion aussi plate que celle que nous avions la folie d’admettre, il ne peut plus ni me dicter des lois, ni me transmettre des lumières, je ne le vois plus que comme un esclave des préjugés et de la superstition ; jettons les yeux, pour nous convaincre de cette vérité, sur le peu d’individus qui reste attaché au culte incensé de nos pères, nous verrons si ce ne sont pas tous des ennemis irréconciliables du systême actuel, nous verrons si ce n’est pas dans leur nombre qu’est entièrement comprise cette caste si justement méprisée de royalistes et d’aristocrates. Que l’esclave d’un brigand couronné fléchisse s’il le veut aux pieds d’un idole de pâte, un tel objet est fait pour son ame de boue, qui peut servir des rois doit adorer des dieux : mais nous, Français, mais nous mes compatriotes, nous ramper encore humblement sous des freins aussi méprisables, plutôt mourir mille fois que de nous y asservir de nouveau ; puisque nous croyons un culte nécessaire, imitons celui des romains ; les actions, les passions, les héros, voilà quels en étoient les respectables objets ; de telles idoles élevoient l’ame, elles l’électrisoient, elles faisoient plus, elles lui communiquoient les vertus de l’être respecté ; l’adorateur de Minerve vouloit être prudent. Le courage étoit dans le cœur de celui qu’on voyoit aux pieds de Mars, pas un seul dieu de ces grands hommes n’étoient privé d’énergie, tous faisoient passer le feu dont ils étoient eux-mêmes embrâsés dans l’ame de celui qui les vénéroit, et comme on avoit l’espoir d’être adoré soi-même un jour, on aspiroit à devenir au moins aussi grand que celui qu’on prenoit pour modèle. Mais que trouvons-nous au contraire dans les vains dieux du christianisme, que vous offre je le demande, cette imbécille religion[1] ? le plat imposteur de Nazareth vous fait-il naître quelques grandes idées ? sa sale et dégoûtante mère, l’impudique Marie, vous inspire-t-elle quelques vertus ? et trouvez-vous dans les saints dont est garni son Élysée, quelque modèle de grandeur, ou d’héroïsme ou de vertus ? Il est si vrai que cette stupide religion ne prête rien aux grandes idées, qu’aucun artiste n’en peut employer les attributs dans les monumens qu’il élève ; à Rome même la plupart des embellissemens ou des ornemens du palais des papes ont leurs modèles dans le paganisme, et tant que le monde subsistera, lui seul échauffera la verve des grands hommes.

Serra-ce dans le theisme pur que nous trouverons plus de motifs de grandeur ou d’élévation ? sera-ce l’adoption d’une chimère, qui donnant à notre ame ce degré d’énergie essentiel aux vertus républicaines, portera l’homme à les chérir, ou à les pratiquer ? ne l’imaginons pas, on est revenu de ce phantôme, et l’athéïsme est à présent le seul systême de tous les gens qui savent raisonner ; à mesure que l’on s’est éclairé, on a senti que le mouvement étant inhérent à la matière, l’agent nécessaire à imprimer ce mouvement devenoit un être illusoire, et que tout ce qui existoit devant être en mouvement par essence, le moteur étoit inutile ; on a senti que ce dieu chimérique prudemment inventé par les premiers législateurs, n’étoit entre leurs mains qu’un moyen de plus pour nous enchaîner, et que sa réservant le droit de faire parler seul ce phantôme, il sauroit bien ne lui faire dire que ce qui viendroit à l’appui des lois ridicules par lesquelles ils prétendoient nous asservir. Licurgue, Numa, Moïse, Jésus Christ, Mahomet, tous ces grands fripons, tous ces grands despotes de nos idées, surent associer les divinités qu’ils fabriquoient à leur ambition démesurée, et certains de captiver les peuples avec la sanction de ces dieux, ils avoient, comme on sait, toujours soin ou de ne les interroger qu’à propos, ou de ne leur faire répondre que ce qu’ils croyoient pouvoir les servir. Tenons donc aujourd’hui dans le même mépris, et le dieu vain que des imposteurs ont prêché, et toutes les subtilités religieuses qui découlent de sa ridicule adoption, ce n’est plus avec ce hochet qu’on peut amuser des hommes libres ; que l’extinction totale des cultes entre donc dans les principes que nous propageons dans l’Europe entière, ne nous contentons pas de briser les sceptres, pulvérisons à jamais les idoles ; il n’y eut jamais qu’un pas de la superstition au royalisme[2], il faut bien que cela soit sans doute, puisqu’un des premiers articles du sacre des rois, étoit toujours le maintien de la religion dominante, comme une des bases politiques qui devoit le mieux soutenir leur trône, mais dès qu’il est abattu ce trône, dès qu’il l’est heureusement pour jamais, ne redoutons point d’extirper de même ce qui en formoient les appuis ; oui, citoyens, la religion est incohérente au systême de la liberté ; vous l’avez senti, jamais l’homme libre ne se courbera près des dieux du christianisme, jamais ses dogmes, jamais ses rites, ses mystères ou sa morale ne conviendront à un républicain ; encore un effort, puisque vous travaillez à détruire tous les préjugés, n’en laissez subsister aucun, s’il n’en faut qu’un seul pour les ramener tous ; combien devons-nous être plus certain de leur retour, si celui que vous laissez vivre est positivement le berceau de tous les autres ?

Cessons de croire que la religion puisse être utile à l’homme, ayons de bonnes lois, et nous saurons nous passer de religion. Mais il en faut une au peuple, assure-t-on, elle l’amuse, elle le contient, à la bonne heure ; donnez-nous donc, en ce cas, celle qui convient à des hommes libres. Rendez-nous les dieux du paganisme. Nous adorerons volontiers Jupiter, Hercule ou Pallas, mais nous ne voulons plus du fabuleux auteur d’un univers qui se meut lui-même, nous ne voulons plus d’un dieu sans étendue et qui pourtant remplit tout de son immensité, d’un dieu tout-puissant, et qui n’exécute jamais ce qu’il désire, d’un être souverainement bon, et qui ne fait que des mécontens, d’un être ami de l’ordre, et dans le gouvernement duquel tout est en désordre. Non, nous ne voulons plus d’un dieu qui dérange la nature, qui est le père de la confusion, qui meut l’homme au moment où l’homme se livre à des horreurs ; un tel dieu nous fait frémir d’indignation, et nous le reléguons pour jamais dans l’oubli d’où l’infâme Robespierre voulut le sortir[3].

Français, à la place de cet indigne phantôme, substituons les simulacres imposans qui rendoient Rome la maîtresse de l’univers, traitons toutes les idoles chrétiennes comme nous avons traité celles de nos rois ; nous avons replacé les emblèmes de la liberté sur les bases qui soutenoient autrefois des tyrans, réédifions de même l’effigie des grands hommes sur les pieds-d’estaux de ces poliçons adorés par le christianisme[4], cessons de redouter pour nos campagnes, l’effet de l’athéïsme ; les paysans n’ont-ils pas senti la nécessité de l’anéantissement du culte catholique si contradictoire aux vrais principes de la liberté ? n’ont-ils pas vu sans effroi, comme sans douleur, culbuter leurs autels et leurs presbytères ? Ah ! croyez qu’ils renonceront de même à leur ridicule dieu ; les statues de Mars, de Minerve et de la liberté seront mises aux endroits les plus remarquables de leurs habitations, une fête annuelle s’y célébrera tous les ans, la couronne civique y sera décernée au citoyen qui aura le mieux mérité de la patrie ; à l’entrée d’un bois solitaire Vénus, l’hymen et l’amour érigées sous un temple agreste, recevront l’hommage des amans ; là ce sera par la main des graces que la beauté couronnera la constance, il ne s’agira seulement pas d’aimer pour être digne de cette couronne, il faudra encore avoir mérité de l’être ; l’héroïsme, les talens, l’humanité, la grandeur d’ame, un civisme à l’épreuve ; voilà les titres qu’aux pieds de sa maîtresse sera forcé d’établir l’amant ; et ceux-là vaudront bien ceux de sa naissance et de la richesse, qu’un sot orgueil exigeroit autrefois. Quelques vertus au moins éclorront de ce culte, tandis qu’il ne naît que des crimes de celui que nous avons eu la foiblesse de professer. Ce culte s’alliera avec la liberté que nous servons, il l’animera, l’entretiendra, l’embrassera, au lieu que le théïsme est par son essence et par sa nature la plus mortelle ennemie de la liberté que nous servons.

En coûta-t-il une goutte de sang, quand les idoles payennes furent détruites dans le bas empire ? La révolution préparée par la stupidité d’un peuple redevenu esclave, s’opéra sans le moindre obstacle ; comment pouvons-nous redouter que l’ouvrage de la philosophie soit plus pénible que celui du despotisme ? ce sont les prêtres seuls qui captivent encore aux pieds de leur dieu chimérique ce peuple que vous craignez tant d’éclairer, éloignez-les de lui, et le voile tombera naturellement ; croyez que ce peuple bien plus sage que vous ne l’imaginez, dégagé des fers de la tyrannie, le sera bientôt de ceux de la superstition ; vous le redoutez, s’il n’a pas ce frein, quelle extravagance ! ah, croyez-le, citoyens, Celui que le glaive matériel des loix n’arrête point, ne le sera pas davantage par la crainte morale des supplices de l’enfer dont il se moque depuis son enfance ; votre théïsme, en un mot, a fait commettre beaucoup de forfaits, mais il n’en arrêta jamais un seul ; s’il est vrai que les passions aveuglent, que leur effet soit d’élever un nuage sur nos yeux qui nous déguise les dangers dont elles sont environnées, comment pouvons-nous supposer que ceux qui, loin de nous, comme le sont les punitions annoncées par votre dieu, puissent parvenir à dissiper ce nuage que ne peut dissoudre le glaive même des loix toujours suspendu sur les passions ? S’il est donc prouvé que ce supplément de freins imposé par l’idée d’un dieu, devienne inutile, s’il est démontré qu’il est dangereux par ses autres effets, je demande à quel usage il peut donc servir, et de quels motifs nous pourrions nous appuyer pour en prolonger l’existence ? Me dira-t-on que nous ne sommes pas assez mûrs pour consolider encore notre révolution d’une manière aussi éclatante ? ah, mes concitoyens, le chemin que nous avons fait depuis 89 est bien autrement difficile que celui qui nous reste à faire, et nous avons bien moins à travailler l’opinion dans ce que je vous propose, que nous ne l’avons tourmenté en tout sens, depuis l’époque du renversement de la bastille ; croyons qu’un peuple assez sage, assez courageux, pour conduire un monarque impudent du faîte des grandeurs aux pieds de l’échaffaud, qui dans ce peu d’années sut vaincre autant de préjugés, sut briser tant de freins ridicules, le sera suffisamment, pour immoler au bien de la chose, à la prospérité de la république un phantôme bien plus illusoire encore que ne pouvoit l’être, celui d’un roi. François, vous frapperez les premiers coups, votre éducation nationale fera le reste ; nous travaillez promptement à cette besogne, qu’elle devienne un de vos soins le plus important, qu’elle ait sur-tout pour base cette morale essentielle, si négligée dans l’éducation religieuse ; remplacez les sottises déifiques dont vous fatiguiez les jeunes organes de vos enfans, par d’excellens principes sociaux ; qu’au lieu d’apprendre à réciter de futiles prières qu’il fera gloire d’oublier dès qu’il aura seize ans, il soit instruit de ses devoirs dans la société ; apprenez lui à chérir des vertus dont vous lui parliez à peine autrefois, et qui, sans vos fables religieuses suffisent à son bonheur individuel ; faites lui sentir que ce bonheur consiste à rendre les autres aussi fortunés que nous desirons de l’être nous-mêmes, si vous assayez ces vérités sur des chimères chrétiennes comme vous aviez la folie de le faire autrefois ; à peine vos élèves auront-ils reconnus la futilité des bases, qu’ils feront écrouler l’édifice, et ils deviendront scélérats seulement, parce qu’ils croiront que la religion qu’ils ont culbutée, leur défendoit de l’être. En leur faisant sentir au contraire la nécessité de la vertu uniquement parce que leur propre bonheur en dépend, ils seront honnêtes gens par égoïsme, et cette loi qui régit tous les hommes sera toujours la plus sûre de toutes ; que l’on évite donc avec le plus grand soin de mêler aucune fable religieuse dans cette éducation nationale, ne perdons jamais de vue que ce sont des hommes libres que nous voulons former, et non de vils adorateurs d’un dieu ; qu’un philosophe simple instruise ces nouveaux élèves des sublimités incompréhensibles de la nature, qu’il leur prouve que la connoissance d’un dieu, souvent très-dangereuse aux hommes, ne servit jamais à leur bonheur, et qu’ils ne seront pas plus heureux en admettant comme cause de ce qu’ils ne comprennent pas quelque chose qu’ils comprendront encore moins ; qu’il est bien moins essentiel d’entendre la nature que d’en jouir, et d’en respecter les loix ; que ces loix sont aussi sages que simples, qu’elles sont écrites dans le cœur de tous les hommes, et qu’il ne faut qu’interroger ce cœur, pour en démêler l’impulsion ; s’ils veulent qu’absolument vous leur parliez d’un créateur, répondez que les choses ayant toujours été ce qu’elles sont, n’ayant jamais eu de commencement et ne devant jamais avoir de fin, il devient aussi inutile qu’impossible à l’homme de pouvoir remonter à une origine imaginaire qui n’expliqueroit rien et n’avanceroit à rien, dites-leur qu’il est impossible aux hommes d’avoir des idées vraies d’un être qui n’agit sur aucun de nos sens ; toutes nos idées sont des représentations des objets qui nous frappent ; qu’est-ce qui peut nous représenter l’idée de dieu qui est évidemment une idée sans objet, une telle idée, leur ajouterez-vous, n’est-elle pas aussi impossible que des effets sans cause ? Une idée sans prototipe, est-elle autre chose qu’une chimère ? Quelques docteurs, poursuivrez vous, assurent que l’idée de dieu est innée, et que les hommes [ont] cette idée dès le ventre de leur mère ; mais cela est faux, leur ajouterez-vous, tout principe est un jugement ; tout jugement est l’effet de l’expérience, l’expérience ne s’acquiert que par l’exercice des sens, d’où suit que les principes religieux ne portent évidemment sur rien et ne sont point innés ; comment poursuivrez-vous ; a-t-on pu persuader à des êtres raisonnables que la chose la plus difficile à comprendre étoit la plus essentielle pour eux, c’est qu’on les a grandement effrayés, c’est que quand on a peur, en cesse de raisonner, c’est qu’on leur a sur-tout recommandé de se défier de leur raison et que quand la cervelle est troublée, on croit tout et n’examine rien, l’ignorance et la peur ; leur direz-vous encore, voilà les deux bases de toutes les religions, l’incertitude où l’homme se trouve par rapport à son dieu, est précisément le motif qui l’attache à sa religion, l’homme a peur dans les ténèbres tant au physique qu’au moral, sa peur devient habituelle en lui et se change en besoin ; il croiroit qu’il lui manqueroit quelque chose, s’il n’avoit plus rien à espérer ou à craindre. Revenez ensuite à l’utilité de la morale, donnez-leur sur ce grand objet beaucoup plus d’exemples que de leçons, beaucoup plus de preuves que de livres, et vous en ferez de bons citoyens, vous en ferez de bons guerriers, de bons pères, de bons époux, vous en ferez des hommes d’autant plus attachés à la liberté de leur pays, qu’aucune idée de servitude ne pourra plus se présenter à leur esprit, qu’aucune terreur religieuse ne viendra troubler leur génie ; alors le véritable patriotisme éclatera dans toutes les ames, il y régnera dans toute sa force et dans toute sa pureté, parce qu’il y deviendra le seul sentiment dominant, et qu’aucune idée étrangère n’en attiédira l’énergie. Alors votre seconde génération est sûre et votre ouvrage consolidé par elle va devenir la loi de l’univers ; mais si par crainte ou pusillanimité, ces conseils ne sont pas suivis, si l’on laisse subsister les bases de l’édifice que l’on avoit cru détruire, qu’arrivera-t-il ? on rebâtira sur ces bases, et l’on y placera les mêmes colosses, à la cruelle différence qu’ils y seront cette fois cimentés d’une telle force, que ni votre génération, ni celles qui la suivront ne réussiront à les culbuter. Qu’on ne doute pas que les religions sont le berceau du despotisme, le premier de tous les despotes fut un prêtre ; le premier roi et le premier empereur de Rome, Numa et Auguste, s’associèrent l’un et l’autre au sacerdoce ; Constantin et Clovis furent plutôt des abés que des souverains ; Héliogabale fut prêtre du soleil de tous les tems ; dans tous les siècles il y eut, dans le despotisme et dans la religion une telle connexité, qu’il reste plus que démontré qu’en détruisant l’un, l’on doit sapper l’autre, par la grande raison que le premier servira toujours de loi au second ; je ne propose cependant ni massacres, ni exportations, toutes ces horreurs sont trop loin de mon ame pour oser seulement les concevoir une minute ; non, n’assassinez point ; n’exportez point, ces atrocités sont celles des rois, ou des scélérats qui les imitèrent, ce ne n’est point en faisant comme eux que vous forcerez de prendre en horreur ceux qui les exerçoient ; n’employons la force que pour les idoles, il ne faut que des ridicules pour ceux qui les servent ; les sarcasmes de Julien nuisirent plus à la religion chrétienne, que tous les supplices de Néron ; oui, détruisons à jamais toute l’idée de dieu, et faisons des soldats de ses prêtres, quelques-uns le sont déjà, qu’ils s’en tiennent à ce métier si noble pour un républicain, mais qu’ils ne nous parlent plus ni de leur être chimérique, ni de sa religion fabuleuse, unique objet de nos mépris ; condamnons à être bafoué, ridiculisé, couvert de boue dans tous les carrefours des plus grandes villes de France, le premier de ces charlatans bénis qui viendra nous parler encore ou de dieu ou de religion ; une éternelle prison sera la peine de celui qui retombera deux fois dans les mêmes fautes ; que les blasphèmes les plus insultans, les ouvrages les plus athées soient ensuite autorisés pleinement, afin d’achever d’extirper dans le cœur et la mémoire des hommes ces effrayans fouets de notre enfance ; que l’on mette au concours l’ouvrage le plus capable d’éclairer enfin les Européens sur une matière aussi importante, et qu’un prix considérable et décerné par la nation, soit la récompense de celui qui ayant tout dit, tout démontré sur cette matière, ne laissera plus à ses compatriotes qu’une faux pour culbuter tous ces fantômes, et qu’un cœur droit pour les haïr. Dans six mois tout sera fini ; votre infâme dieu sera dans le néant et cela sans cesser d’être juste, jaloux de l’estime des autres, sans cesser de redouter le glaive des loix, et d’être honnête homme, parce qu’on aura senti que le véritable ami de la patrie ne doit point, comme l’esclave des rois, être mené par des chimères, que ce n’est en un mot, ni l’espoir frivole d’un monde meilleur ni la crainte de plus grands maux que ceux que nous envoya la nature, qui doivent conduire un républicain dont le seul guide est la vertu, comme l’unique frein le remords.

Les Mœurs.


Après avoir démontré que le théïsme ne convient nullement à un gouvernement républicain, il me paroît nécessaire de prouver que les mœurs françaises ne lui conviennent pas davantage. Cet article est d’autant plus essentiel, que ce sont les mœurs qui vont servir de motifs aux lois qu’on va promulguer.

Français vous êtes trop éclairés pour ne pas sentir qu’un nouveau gouvernement va nécessiter de nouvelles mœurs, il est impossible que le citoyen d’un état libre se conduise comme l’esclave d’un roi despote, ces différences de leurs intérêts, de leurs devoirs, de leurs relations entr’eux, déterminent essentiellement une manière toute autre de se comporter dans le monde ; une foule de petites erreurs de petits délits sociaux considérés comme très-essentiels sous le gouvernement des rois, qui devoient exiger d’autant plus, qu’ils avoient plus besoin d’imposer des freins pour se rendre respectables ou inabordables à leurs sujets, vont devenir nuls ici ; d’autres forfaits connus sous les noms de régicide et de sacrilège, sous un gouvernement qui ne connoît plus ni rois ni religion, doivent s’anéantir de même dans un état républicain. En accordant la liberté de conscience et celle de la presse, songez citoyens, qu’à bien peu de chose près, on doit accorder celle d’agir, et qu’excepté ce qui choque directement les bases du gouvernement, il vous reste on ne sauroit moins de crimes à punir, parceque dans le fait, il est fort peu d’actions criminelles dans une société dont la liberté et l’égalité ſont les bases, et qu’à bien peser et bien examiner les choses, il n’y a vraiment de criminel que ce que réprouve la loi, car la nature nous dictant également des vices et des vertus, en raison de notre organisation, ou plus philosophiquement encore en raison du besoin qu’elle a de l’un ou de l’autre, ce qu’elle nous inspire deviendroit une mesure très-incertaine pour régler avec précision ce qui est bien ou ce qui est mal. Mais pour mieux développer mes idées sur un objet aussi essentiel, nous allons classer les différentes actions de la vie l’homme, que l’on étoit convenus jusqu’à présent de nommer criminelles, et nous les toiserons ensuite aux vrais devoirs d’un républicain.

On a considéré de tous temps les devoirs de l’homme sous les trois différens rapports suivans.

1° Ceux que sa conscience et sa crédulité lui impose envers l’être suprême ;

2° Ceux qu’il est obligé de remplir avec ses freres.

3° Enfin ceux qui n’ont de relation qu’avec lui.

La certitude où nous devons être qu’aucun dieu ne s’est mêlé de nous, et que, créatures nécessitées de la nature comme les plantes et les animaux, nous sommes ici parcequ’il étoit impossible que nous n’y fussions pas, cette certitude sans-doute anéantit comme on le voit tout d’un coup la première partie de ces devoirs, je veux dire ceux dont nous nous croyons faussement responsables envers la divinité ; avec eux disparoissent tous les délits religieux, tous ceux connus sous les noms vagues et indéfinis d’impiété, de sacrilège de blasphême, d’athéïsme etc. tous ceux en un mot qu’Athènes punit avec tant d’injustice dans Alcibiade, et la France dans l’infortuné Labarre. S’il y a quelque chose d’extravagant dans le monde, c’est de voir des hommes qui ne connoissent leur Dieu et ce que peut exiger ce Dieu, que d’après leurs idées bornées ; vouloir néanmoins décider sur la nature de ce qui contente ou de ce qui fâche ce ridicule fantôme de leur imagination, ce ne seroit donc point à permettre indifféremment tous les cultes que je voudrois qu’on se bornât, je desirerois qu’il fût libre de se rire et de se moquer de tous, que des hommes réunis dans un temple quelconque pour invoquer l’éternel à leur guise, fussent vus comme des comédiens sur un théatre ; au jeu desquels il est permis à chacun d’aller rire ; si vous ne voyez pas les religions sous ce rapport, elles reprendront le sérieux qui les rend importantes, elles protégeront bientôt les opinions, et l’on ne se sera pas plutôt disputé sur les religions, que l’on se rebattra pour les religions[5] ; l’égalité détruite par la préférence ou la protection accordée à l’une d’elles disparoitra bientôt du gouvernement, et de la théocratie réédifiée, renaîtra bientôt l’aristocratie. Je ne saurois donc trop le répéter, plus de Dieux, français plus de Dieux, si vous ne voulez pas que leur funeste empire vous replonge bientôt dans toutes les horreurs du despotisme, mais ce n’est qu’en vous en moquant que vous les détruirez, tous les dangers qu’ils traînent à leur suite renaîtront aussi-tôt en foule, si vous y mettez de l’humeur ou de l’importance. Ne renversez point leurs idoles en colère, pulvérisez-les en jouant, et l’opinion tombera d’elle-même.

En voilà suffisamment, je l’espere, pour démontrer qu’il ne doit être promulgué aucune loi contre les délits religieux, parce que qui offense une chimere n’offense rien, et qu’il seroit de la dernière inconséquence de punir ceux qui outragent ou qui méprisent un culte dont rien ne vous démontre avec évidence la priorité sur les autres ; ce seroit nécessairement adopter un parti, et influencer dès-lors la balance de l’égalité, première loi de votre nouveau gouvernement.

Passons aux seconds devoirs de l’homme, ceux qui le lient avec ses semblables ; cette classe est la plus étendue sans doute. La morale chrétienne trop vague sur les rapports de l’homme avec ses semblables, pose des bases si pleines de sophismes, qu’il nous est impossible de les admettre ; parce que, lorsqu’on veut édifier des principes, il faut bien se garder de leur donner des sophismes pour bases. Elle nous dit, cette absurde morale, d’aimer notre prochain comme nous-même ; rien ne seroit assurément plus sublime, s’il étoit possible que ce qui est faux, pût jamais porter les caractères de la beauté ; il ne s’agit pas d’aimer ses semblables comme soi-même, puisque cela est contre toutes les loix de la nature, et que son seul organe doit diriger toutes les actions de notre vie ; il n’est question que d’aimer nos semblables comme des frères, comme des amis que le nature nous donne, et avec lesquels nous devons vivre d’autant mieux dans un état républicain, que la disparution des distances doit nécessairement resserrer les liens.

Que l’humanité, la fraternité, la bienfaisance cous prescrivent d’après cela nos devoirs réciproques, et remplissons-les individuellement dans le simple degré d’énergie que nous a sur ce point donné la nature, sans blâmer et surtout sans punir ceux qui, plus froids on plus attrabilaires, n’éprouvent pas dans ces liens néanmoins si touchans toutes les douceurs que d’autres y rencontrent ; car on en conviendra, ce seroit ici une absurdité palpable que de vouloir proscrire des loix universelles ; ce procédé seroit aussi ridicule que celui d’un général d’armée qui voudroit que tous ses soldats fussent vêtus d’un habit fait sur la même mesure ; c’est une injustice effrayante que d’exiger que des hommes de caractères inégaux se plient à des loix égales ; ce qui va à l’un ne va point à l’autre, je conviens que l’on ne peut pas faire autant de loix qu’il y a d’hommes ; mais les loix peuvent être si douces, en si petit nombre, que tous les hommes de quelque caractère qu’ils soient, puissent facilement s’y plier, encore exigerois-je que ce petit nombre de loix fût d’espèce à pouvoir s’adapter facilement à tous les différens caractères ; l’esprit de celui qui la dirigeroit, seroit de frapper plus ou moins, en raison de l’individu qu’il faudroit atteindre ; il est démontré qu’il y a telle vertu dont la pratique est impossible à certains hommes, comme il y a tel remède qui ne sauroit convenir à tel tempérament : or quel sera le comble de votre injustice, si vous frappez de la loi celui auquel il est impossible de se plier à la loi ; l’iniquité que vous commettriez en cela, ce seroit-elle pas égale à celle dont vous vous rendriez coupable, si vous vouliez forcer un aveugle à discerner les couleurs ? de ces premiers principes, il découle, on le sent, la nécessité de faire des loix douces, et sur-tout d’anéantir pour jamais l’atrocité de la peine de mort, parce que la loi qui attente à la vie d’un homme, est impraticable, injuste, inadmissible ; ce n’est pas, ainsi que je le dirai tout-à-l’heure, qu’il n’y ait une infinité de cas où, sans outrager la nature (et c’est ce que je démontrerai), les hommes n’aient reçu de cette mère commune l’entière liberté d’attenter à la vie les uns des autres, mais c’est qu’il est impossible que la loi puisse obtenir le même privilège, parce que la loi froide par elle-même ne sauroit être accessible aux passions qui peuvent légitimer dans l’homme la cruelle action du meurtre ; l’homme reçoit de la nature les impressions qui peuvent lui faire pardonner cette action, et la loi au contraire toujours en opposition à la nature, et ne recevant rien d’elle, ne peut être autorisée à se permettre les mêmes ècarts ; n’ayant pas les mêmes motifs, il est impossible qu’elle ait les mêmes droits, voilà de ces distinctions savantes et délicates qui échappent à beaucoup de gens, parce que fort peu de gens réfléchissent ; mais elles seront accueillies des gens instruits à qui je les adresse, et elles influeront, je l’espère, sur le nouveau code que l’on nous prépare.

La seconde raison pour laquelle on doit anéantir la peine de mort, c’est qu’elle n’a jamais réprimé le crime, puisqu’on le commet chaque jour aux pieds de l’échafaud.

On doit supprimer cette peine, en un mot, parce qu’il n’y a point de plus mauvais calcul que celui de faire mourir un homme pour en avoir tué un autre, puisqu’il résulte évidemment de ce procédé, qu’au lieu d’un homme de moins, en voilà tout d’un coup deux, et qu’il n’y a que des bourreaux ou des imbécilles auxquels une telle arithmétique puisse être familière.

Quoi qu’il en soit enfin, les forfaits que nos pouvons commettre envers nos frères, se réduisent à quatre principaux, la calomnie, le vol, les délits qui, causés par l’impureté, peuvent atteindre désagréablement les autres, et le meurtre.

Toutes ces actions considérées comme capitales dans un gouvernement monarchique, sont-elle aussi graves dans un état républicain ? C’est ce que nous allons analyser avec le flambeau de la philosophie, car c’est à sa seule lumière qu’un tel examen doit s’entreprendre ; qu’on ne me taxe point d’être un novateur dangereux, qu’on ne dise pas qu’il y a du risque à émousser, comme le feront peut-être ces écrits, le remords dans l’ame des malfaiteurs, qu’il y a le plus grand mal à augmenter par la douceur de ma morale le penchant que ces mêmes malfaiteurs ont aux crimes ; j’atteste ici formellement n’avoir aucune de ces vues perverses ; j’expose les idées qui depuis l’âge de raison se sont identifiées avec moi, et au jet desquelles l’infâme despotisme des tyrans s’étoit opposé tant de siècles : tant pis pour ceux que ces grandes idees corromproient, tant pis pour ceux qui ne savent saisir que le mal dans des opinions philosophiques, susceptibles de se corrompre à tout ; qui sait s’ils ne se gangreneroient peut-être pas aux lectures de Séneque et de Charron, ce n’est point à eux que je parle, je ne m’adresse qu’à des génies capables de m’entendre, et ceux-là me liront sans danger.

J’avoue avec la plus extrême franchise, que je n’ai jamais cru que la calomnie fût un mal, et sur-tout dans un gouvernement comme le nôtre, où tous les hommes plus liés, plus rapprochés, ont évidemment un plus grand intérêt à se bien connoître ; de deux choses l’une, ou la calomnie porte sur un homme véritablement pervers, ou elle tombe sur un être vertueux. On conviendra que dans le premier cas, il devient à-peu-près indifférent que l’on dise un peu plus de mal d’un homme connu pour en faire beaucoup, peut-être même alors le mal qui n’existe pas, éclairera-t-il sur celui qui est, et voilà le malfaiteur mieux connu.

S’il regne, je le suppose, une influence mal saine à Hanovre, mais que je ne doive courir d’autres risques, en m’exposant à cette inclémence de l’air, que de gagner un accès de fièvre, pourrai-je savoir mauvais gré à l’homme qui pour m’empêcher d’y aller, m’auroit dit qu’on y mouroit dès en arrivant ? non sans doute, car en m’effrayant par un grand mal, il m’a empêché d’en éprouver un petit.

La calomnie porte-t-elle au contraire sur un homme vertueux, qu’il ne s’en alarme pas, qu’il se montre, et tout le venin du calomniateur retombera bientôt sur lui-même. La calomnie, pour de tels gens, n’est qu’un scrutin épuratoire dont leur vertu ne sortira que plus brillante, il y a même ici du profit pour la masse des vertus de la république ; car cet homme vertueux et Sensible, piqué de l’injustice qu’il vient d’éprouver, s’appliquera à mieux faire encore ; il voudra surmonter cette calomnie dont il se croyoit à l’abri, et ses belles actions n’aquéreront qu’un degré d’énergie de plus. Ainsi, dans le premier cas, le calomniateur aura produit d’assez bons effets, en grossissant les vices de l’homme dangereux ; dans le second, il en aura produit d’excellens, en contraignant la vertu à s’offrir à nous toute entiere. Or, je demande maintenant sous quel rapport le calomniateur pourra vous paroître à craindre, dans un gouvernement sur-tout où il est si essentiel de connoître les méchans, et d’augmenter l’énergie des bons ? Que l’on se garde donc bien de prononcer aucune peine contre la calomnie, considérons-la sous le double rapport d’un fanal et d’un stimulant, et dans tous les cas comme quelque chose de très utile ; le législateur, dont toutes les idées doivent être grandes comme l’ouvrage auquel il s’applique, ne doit jamais étudier l’effet du délit qui ne frappa qu’individuellement ; c’est son effet en masse qu’il doit examiner, et quand il observera de cette maniere les effets qui résultent de la calomnie, je le défie d’y trouver rien de punissable, je défie qu’il puisse placer quelqu’ombre de justice à la loi qui le puniroit, il devient au contraire l’homme le plus juste et le plus integre, s’il la favorise ou la récompense.

Le vol est le second des délits moraux dont nous nous sommes proposé l’examen.

Si nous parcourons l’antiquité, nous verrons le vol permis, récompensé dans toutes les républiques de la Grèce ; Sparte et Lacédémone le favorisoient ouvertement ; quelques autres peuples l’ont regardé comme une vertu guerrière ; il est certain qu’il entretient le courage, la force, l’adresse, toutes les vertus, en un mot, utiles à un gouvernement républicain, et par conséquent au nôtre ; j’oserai demander sans partialité maintenant, si le vol, dont l’effet est d’égaliser les richesses, est un grand mal dans un gouvernement dont le but est l’égalité ; non sans doute, car s’il entretient l’égalité d’un côté, de l’autre il rend plus exact à conserver son bien. Il y avoit un peuple qui punissoit, non pas le voleur, mais celui qui s’étoit laissé voler, afin de lui apprendre à soigner ses propriétés : ceci nous amene à des réflexions plus étendues.

À dieu ne plaise que je veuille attaquer ou détruire ici le serment du respect des propriétés que vient de prononcer la nation ; mais me permettra-t-on quelques idées sur l’injustice de ce serment ? Quel est l’esprit d’un serment prononcé par tous les individus d’une nation ? N’est-il pas de maintenir une parfaite égalité parmi les citoyens, de les soumettre tous également à la loi protectrice des propriétés de tous ? Or je vous demande maintenant si elle est bien juste, la loi qui ordonne à celui qui n’a rien de respecter celui qui a tout ? Quels sont les élémens du pacte social ? Ne consistent-ils pas à céder un peu de sa liberté et de ses propriétés, pour assurer et maintenir ce que l’on conserve de l’un et de l’autre ? Toutes les lois sont assises sur ces bases, elles sont les motifs des punitions imposées à celui qui abuse de sa liberté, elles autorisent de même les impositions ; ce qui fait qu’un citoyen ne se récrie pas lorsqu’on les exige de lui, c’est qu’il sait qu’au moyen de ce qu’il donne, on lui conserve ce qui lui reste ; mais, encore une fois, de quel droit celui qui n’a rien s’enchaînera-t-il sous un pacte qui ne protege que celui qui a tout ? Si vous faites un acte d’équité en conservant, par votre serment, les propriétés du riche, ne faites-vous pas une injustice en exigeant ce serment du conservateur qui n’a rien ? Quel intérêt celui-ci a-t-il à votre serment ? Et pourquoi voulez-vous qu’il promette une chose uniquement favorable à celui qui differe autant de lui par ses richesses ? Il n’est assurément rien de plus injuste, un serment doit avoir un effet égal sur tous les individus qui le prononcent ; il est impossible qu’il puisse enchaîner celui qui n’a aucun intérêt à son maintien, parce qu’il ne seroit plus alors le pacte d’un peuple libre, il seroit l’arme du fort sur le foible, contre lequel celui-ci devroit se révolter sans cesse ; or c’est ce qui arrive dans le serment du respect des propriétés que vient d’exiger la nation, le riche seul y enchaîne le pauvre, le riche seul a intérêt au serment que prononce le pauvre avec tant d’inconsidération, qu’il ne voit pas qu’au moyen de ce serment extorqué à sa bonne foi, il s’engage à faire une chose qu’on ne peut pas faire vis-à-vis de lui. Convaincus ainsi que vous devez l’être de cette barbare inégalité, n’agravez donc pas votre injustice en punissant celui qui n’a rien, d’avoir osé dérober quelque chose à celui qui a tout, votre inéquitable serment lui en donne plus de droit que jamais ; en le contraignant au parjure par ce serment absurde pour lui, vous légitimez tous les crimes où le porteront ce parjure, il ne vous appartient donc plus de punir ce dont vous avez été la cause ; je n’en dirai pas davantage pour faire sentir la cruauté horrible qu’il y a de punir les voleurs. Imitez la loi sage du peuple dont je viens de parler, punissez l’homme assez négligent pour se laisser voler, mais, ne prononcez aucune espèce de peine contre celui qui vole, songez que votre serment l’autorise à cette action, et qu’il n’a fait en s’y livrant, que suivre le premier et le plus sacré des mouvemens de la nature, celui de conserver sa propre existence, n’importe aux dépens de qui.

Les délits que nous devons examiner dans cette seconde classe des devoirs de l’homme envers ses semblables, consistent dans les actions que peut faire entreprendre le libertinage, parmi lesquelles se distinguent particuliérement comme plus attentatoire à ce que chacun doit aux autres, la prostitution, l’adultere, l’inceste, le viol et la sodomie. Nous ne devons certainement pas douter un moment, que tout ce qui s’appelle crimes moraux, c’est à dire toutes les actions de l’espèce de celles que nous venons de citer, ne soient parfaitement indifférentes dans un gouvernement, dont le seul devoir consiste à conserver, par tel moyen que ce puisse être, la forme essentielle à son maintien ; voilà l’unique morale d’un gouvernement républicain ; or, puisqu’il est toujours contrarié par les despotes qui l’environnent, on ne sauroit imaginer raisonnablement que ses moyens conservateurs puissent être des moyens moraux ; car il ne se conservera que par la guerre, et rien n’est moins moral que la guerre ; maintenant je demande comment on parviendra à démontrer que, dans un état immoral par ses obligations, il soit essentiel qu» les individus soient moraux, je dis plus, il est bon qu’ils ne le soient pas, les législateurs de la Grèce avoient parfaitement senti l’importante nécessité de gangrener les membres, pour que leur dissolution morale influant sur celle utile à la machine, il en résultât l’insurrection toujours indispensable dans un gouvernement qui, parfaitement heureux comme le gouvernement républicain, doit nécessairement exciter la haine et la jalousie de tout ce qui l’entoure. L’insurrection, pensoient ces sages législateurs, n’est point un état moral, il doit être pourtant l’état permanent d’une république ; il seroit donc aussi absurde que dangereux d’exiger que ceux qui doivent maintenir le perpétuel ébranlement immoral de la machine, fussent eux-mêmes des êtres très-moraux, parce que l’état moral d’un homme est un état de paix et de tranquillité au lieu que son état immoral est un état de mouvement perpétuel qui le rapproche de l’insurrection nécessaire dans laquelle il faut que le républicain tienne toujours le gouvernement dont il est membre.

Détaillons maintenant, et commençons par analyser la pudeur, ce mouvement pusillanime contradictoire aux affections impures. S’il étoit dans les intentions de la nature que l’homme fût pudique, assurément elle ne l’auroit pas fait naître nud ; une infinité de peuples, moins dégradés que nous par la civilisation, vont nuds, et n’en éprouvent aucune honte ; il ne faut pas douter que l’usage de se vêtir n’ait eu pour unique base et l’inclémence de l’air et la coquetterie des femmes ; elles sentirent qu’elles perdroient bientôt tous les effets du desir, si elles les prévenoient au lieu de les laisser naître, elles conçurent que la nature d’ailleurs ne les ayant pas créées sans défauts, elles s’assuroient bien mieux tous les moyens de plaire, en déguisant ces défauts par des parures ; ainsi la pudeur, loin d’être une vertu, ne fut donc plus qu’un des premiers effets de la corruption, qu’un des premiers moyens de la coquetterie des femmes. Lycurgue et Solon, bien pénétrés que les résultats de l’impudeur tiennent le citoyen dans l’état immoral essentiel aux lois du gouvernement républicain obligèrent les jeunes filles à se montrer nues aux théâtres[6]. Rome imita bientôt cet exemple, on dansoit nud aux jeux de Flore, la plus grande partie des mystères païens se célébroient ainsi, la nudité passa même pour vertus chez quelques peuples. Quoi qu’il en soit, de l’impudeur naissent des penchants luxurieux, ce qui résulte de ces penchans compose les prétendus crimes que nous analysons, dont la prostitution est le premier effet. Maintenant que nous sommes revenus sur tout cela de la foule d’erreurs religieuses qui nous captivoient, et que, plus rapprochés de la nature par la quantité de préjugés que nous venons d’anéantir, nous n’écoutons que sa voix, bien assurés que s’il y avoit du crime à quelque chose, ce seroit bien plutôt à résister aux penchans qu’elle nous inspire, qu’à les combattre, persuadés que la luxure étant une suite de ces penchans, il s’agit bien moins d’éteindre cette passion dans nous, que de régler les moyens d’y satisfaire en paix ; nous devons donc nous attacher à mettre de l’ordre dans cette partie, à y établir toute la sûreté nécessaire à ce que le citoyen que le besoin rapproche des objets de luxure, puisse se livrer avec ces objets à tout ce que ses passions lui prescrivent, sans jamais être enchaîné par rien, parce qu’il n’est aucune passion dans l’homme qui ait plus besoin de toute l’extension de la liberté, que celle-là. Différens emplacemens sains, vastes, proprement meublés, et sûrs dans tous les points, seront érigés dans les villes ; là tous les sexes, tous les âges, toutes les créatures possibles seront offertes aux caprices des libertins qui viendront jouir, et la plus entière subordination sera la règle des individus présentés ; le plus léger refus sera puni aussi-tôt arbitrairement par celui qui l’aura éprouvé, je dois encore expliquer ceci, le mesurer aux mœurs républicaines ; j’ai promis par-tout la même logique, je tiendrai parole. Si, comme je viens de le dire tout-à-l’heure, aucune passion n’a plus besoin de toute l’extension de la liberté que celle-là, aucune sans doute n’est aussi despotique ; c’est là que l’homme aime à commander, à être obéi, à s’entourer d’esclaves contraints à le satisfaire ; or, toutes les fois que vous ne donnerez pas à l’homme le moyen secret d’exhaler la dose de despotisme que la nature mit au fond de son cœur, il se rejetera, pour l’exercer, sur les objets qui l’entoureront, il troublera le gouvernement. Permettez, si vous voulez éviter ce danger, un libre essor à ces desirs tyranniques, qui, malgré lui, le tourmentent sans cesse ; content d’avoir pu exercer sa petite souveraineté au milieu du harem d’icoglans ou de sultanes que vos soins et son argent lui soumettent, il sortira satisfait, et sans plus aucun desir de troubler un gouvernement qui lui assure aussi complaisamment tous les moyens de sa concupiscence ; exercez, au contraire, des procédés différens, imposez sur ces objets de la luxure publique, les ridicules entraves jadis inventées par la tyrannie ministérielle et par la lubricité de nos sardanapales[7]. L’homme, bientôt aigri contre votre gouvernement, bientôt jaloux du despotisme qu’il vous voit exercer tout seul, secouera le joug que vous lui imposez, et las de votre manière de le régir, en changera comme il vient de le faire. Voyez comme les législateurs Grecs, bien pénétrés de ces idées, traitoient la débauche à Lacédémone, à Athènes, ils en enivroient le citoyen, bien loin de la lui interdire ; aucun genre de lubricité ne lui étoit défendu, et Socrate, déclaré par l’oracle le plus sage des philosophes de la terre, passait indifféremment des bras d’Aspasie dans ceux d’Alcibiade, n’en étoit pas moins la gloire de la Grèce. Je vais aller plus loin, et quelque contraires que soient mes idées à nos coutumes actuelles, comme mon objet est de prouver que nous devons nous presser de changer ces coutumes, si nous voulons conserver le gouvernement adopté, je vais essayer de convaincre que la prostitution des femmes, connues sous le nom d’honnêtes, n’est pas plus dangereuse que celle des hommes, et que non-seulement nous devons les associer aux luxures exercées dans les maisons que j’établis, mais que nous devons même en ériger pour elles, où leurs caprices et les besoins de leur tempérament, bien, autrement ardent que le nôtre, puisse de même se satisfaire avec tous les sexes.

De quel droit prétendez-vous d’abord que les femmes doivent être exceptées de l’aveugle soumission que la nature leur prescrit aux caprices des hommes, et ensuite par quel autre droit prétendez-vous les asservir à une continence impossible à leur physique, et absolument inutile à leur honneur ?

Je vais traiter séparément l’une et l’autre de ces questions.

Il est certain que, dans l’état de nature, les femmes naissent vulgivagues, c’est-à-dire jouissant des avantages des autres animaux femelles, et appartenant, comme elles et sans aucune exception, à tous les mâles ; telles furent sans aucun doute, et les premières loix de la nature, et les seules institutions des premiers rassemblemens que les hommes firent. L’intérêt, l’égoïsme et l’amour dégradèrent ces premières Vues si simples et si naturelles ; on crut s’enrichir en prenant une femme, et avec elle le bien de sa famille ; voilà les deux premiers sentimens que je viens d’indiquer satisfaits, plus souvent encore on enleva cette femme, et on s’y attacha ; voilà le second motif en action, et, dans tous les cas, de l’injustice. Jamais un acte de possession ne peut être exercé sur un être libre ; il est ainsi injuste de posséder exclusivement une femme, qu’il l’est de posséder des esclaves ; tous les hommes sont nés libres, tous sont égaux en droit, ne perdons jamais de vue ces principes ; il ne peut donc être jamais donné, d’après cela, de droit légitime à un sexe de s’emparer exclusivement de l’autre, et jamais l’un de ces sexes, ou l’une de ces classes, ne peut posséder l’autre arbitrairement. Une femme même, dans la pureté des loix de la nature, ne peut pas alléguer pour motif de refus qu’elle fait à celui qui la desire, l’amour qu’elle a pour un autre, parce que ce motif en devient un d’exclusion, et qu’aucun homme ne peut être exclut de la possession d’une femme, du moment qu’il est clair qu’elle appartient décidément à tous les hommes. L’acte de possession ne peut être exercé que sur un immeuble ou sur un animal, jamais il ne peut l’être sur un individu qui nous ressemble, et tous les liens qui peuvent enchaîner une femme à un homme, de telle espèce que vous puissiez les supposer, sont aussi injustes que chimériques. S’il devient donc incontestable que nous ayons reçu de la nature le droit d’exprimer nos vœux indifféremment à toutes les femmes, il le devient de même que nous avons celui de l’obliger de se soumettre à nos vœux, non pas exclusivement, je me contrarierois, mais momentanément[8]. Il est incontestable que nous avons le droit d’établir des loix qui la contraignent de céder aux feux de celui qui la desire ; la violence même étant un des effets de ce droit, nous pouvons l’employer légalement. Eh ! la nature n’a-t-elle pas prouvé que nous avions ce droit, en nous départissant la force nécessaire à les soumettre à nos desirs ?

En vain les femmes doivent-elles faire parler pour leur défense, ou la pudeur ou leur attachement à d’autres hommes, ces moyens chimériques sont nuls ; nous avons vu plus haut combien la pudeur étoit un sentiment factice et méprisable ; l’amour, qu’on peut appeler la folie de l’ame, n’a pas plus de titres pour légitimer leur constance, ne satisfaisant que deux individus, l’être aimé et l’être aimant ; il ne peut servir au bonheur des autres, et c’est pour le bonheur de tous, et non pour un bonheur égoïste et privilégié, que nous ont été données les femmes. Tous les hommes ont donc un droit de jouissance égal sur toutes les femmes ; il n’est donc aucun homme qui, d’après les lois de la nature, puisse s’ériger sur une femme un droit unique et personnel ; la loi qui les obligera de se prostituer, tant que nous le voudrons, aux maisons de débauche dont il vient d’être question, et qui les y contraindra si elles s’y refusent, qui les punira si elles y manquent, est donc une loi des plus équitables, et contre laquelle aucun motif légitime ou juste ne sauroit réclamer. Un homme qui voudra jouir d’une femme ou d’une fille quelconque, pourra donc, si les lois que vous promulguez sont justes, la faire sommer de se trouver dans l’une des maisons dont j’ai parlé ; et là, sous la sauve-garde des matrones de ce temple de Vénus, elle lui sera livrée pour satisfaire, avec autant d’humilité que de soumission, tous les caprices qu’il lui plaira de se passer avec elle, de quelque bizarrerie et de quelqu’irrégularité qu’il puisse être, parce qu’il n’en est aucun qui ne soit dans la nature, aucun qui ne soit avoué par elle, il ne s’agiroit plus ici que de fixer l’âge ; or, je prétends qu’on ne le peut, sans gêner la liberté de celui qui desire la jouissance d’une fille de tel ou tel âge. Celui qui a le droit de manger le fruit d’un arbre, peut assurément le cueillir mûr ou vert, suivant les inspirations de son goût ; mais, objectera-t-on, il est un âge où les procédés de l’homme nuiront décidément à la santé de la fille ; cette considération est sans aucune valeur, dès que vous m’accordez de droit de propriété sur la jouissance, ce droit est indépendant des effets produit par la jouissance, de ce moment il devient égal que cette jouissance soit avantageuse ou nuisible à l’objet qui doit s’y soumettre. N’ai-je pas déjà prouvé qu’il étoit égal de contraindre la volonté d’une femme sur cet objet, et qu’aussi-tôt qu’elle inspiroit le desir de la jouissance, elle devoit se soumettre à cette jouissance, abstraction faite de tout sentiment égoïste ; il en est de même de sa santé, dès que les égards qu’on auroit pour cette considération détruiroit ou affoibliront la jouissance de celui qui la desire, et qui a le droit de se l’approprier, cette considération d’âge devient nulle, parce qu’il ne s’agit nullement ici de ce que peut éprouver l’objet condamné par la nature et par la loi à l’assouvissement momentané des desirs de l’autre, il n’est question, dans cet examen, que de ce qui convient à celui qui desire ; nous rétablirons la balance.

Oui, nous la rétablirons, nous le devons sans doute ; ces femmes que nous venons d’asservir si cruellement, nous devons incontestablement les dédommager, et c’est ce qui va former la réponse à la seconde question que je me suis proposée.

Si nous admettons, comme nous venons de faire, que toutes les femmes doivent être soumises à nos desirs, assurément nous pouvons leur permettre de même de satisfaire amplement tous les leurs ; nos lois doivent favoriser sur cet objet leur tempérament de feu, et il est absurde d’avoir placé et leur honneur et leur vertu dans la force antinaturelle qu’elles mettent à résister aux penchans qu’elles ont reçues avec bien plus de profusion que nous ; cette injustice de nos mœurs est d’autant plus criante, que nous consentons à la fois à les rendre foibles à force de séduction, et à les punir ensuite de ce qu’elles cèdent à tous les efforts que nous avons fait pour les provoquer à la chûte. Toute l’absurdité de nos mœurs est gravée, ce me semble, dans cette inéquitable atrocité, et ce seul exposé devroit nous faire sentir l’extrême besoin que nous avons de les changer pour de plus pures.

Je dis donc que les femmes ayant reçu des penchans bien plus violens que nous aux plaisirs de la luxure, pourront s’y livrer tant qu’elles la voudront absolument dégagées de tous les liens de l’hymen, de tous les faux préjugés de la pudeur, absolument rendues à l’état de nature ; je veux que les loix leur permettent de se livrer à autant d’hommes que bon leur semblera ; je veux que la jouissance de tous les sexes et de toutes les parties de leur corps leur soit permises comme aux hommes, et sous la clause spéciale de se livrer de même à tous ceux qui le desireront, il faut qu’elles ayent la liberté de jouir également de tous ceux qu’elles croiront dignes de les satisfaire. Quels sont, je le demande, les dangers de cette licence ? Des enfans qui n’auront point de pères ? et qu’importe dans une république où tous les individus ne doivent avoir d’autre mère que la patrie, où tous ceux qui naissent, sont tous enfans de la patrie ? Ah, combien l’aimeroient mieux ceux qui n’ayant jamais connu qu’elle, sauront dès en naissant que ce n’est que d’elle qu’ils doivent tout attendre ; n’imaginez pas de faire de bons républicain ? tant que vous isolerez dans leur famille les enfans qui ne doivent appartenir qu’à la république, en donnant là seulement à quelques individus, la dose d’affection qu’ils doivent répartir sur tous leurs frères, ils adoptent inévitablement les préjugés souvent dangereux de ces individus, leurs opinions, leurs idées s’isolent, se particularisent, et toutes les vertus d’un homme d’état leur deviennent absolument impossibles ; abandonnant enfin leur cœur tout entier à ceux qui les ont fait naître ; ils ne trouvent plus dans ce cœur aucune affection pour celle qui doit les faire vivre, les faire connoître et les illustrer. Comme si ces seconds bienfaits n’étoient pas plus importans que le premier ; s’il y a le plus grand inconvénient à laisser des enfans succer ainsi dans leurs familles des intérêts souvent bien différens de ceux de la patrie, il y a donc le plus grand avantage à les en séparer ; ne le sont-ils pas naturellement par les moyens que je propose, puisqu’en détruisant absolument tous les liens de l’hymen, il ne naît plus d’autres fruits des plaisirs de la femme que des enfans auxquels la connoissance de leur père est absolument interdite, et avec cela les moyens de ne plus appartenir qu’à une même famille, au lieu d’être ainsi qu’ils le doivent uniquement les enfans de la patrie.

Il y aura donc des maisons destinées au libertinage des femmes, et, comme celles des hommes, sous la protection du gouvernement ; là, leur seront fournis tous les individus de l’un et l’autre sexe qu’elles pourront desirer, et plus elles fréquenteront ces maisons, plus elles seront estimées ; il n’y a rien de si barbare et de si ridicule que d’avoir attaché l’honneur et la vertu des femmes à la résistance qu’elles mettent à des desirs qu’elles ont reçu de la nature, et qu’échauffent sans cesse ceux qui ont la barbarie de les blâmer ; dès l’âge le plus tendre[9], une fille dégagée des liens paternels, n’ayant plus rien à conserver pour l’hymen, (absolument aboli par les sages loix que je desire) au-dessus du préjugé enchaînant autrefois son sexe, pourra donc se livrer à tout ce que lui dictera son tempérament, dans les maisons établies à ce sujet. Elle y sera reçue avec respect, satisfaite avec profusion, et de retour dans la société, elle y pourra parler aussi publiquement des plaisirs qu’elle aura goûté, qu’elle le fait aujourd’hui d’un bal ou d’une promenade ; sexe charmant, vous serez libre ; vous jouirez comme les hommes de tous les plaisirs dont la nature vous fait un devoir ; vous ne vous contraindrez sur aucun, la plus divine partie de l’humanité doit-elle donc recevoir des fers de l’autre ? Ah ! brisez-les, la nature le veut ; n’ayez plus d’autres freins que celui de vos penchans, d’autres loix que vos seuls desirs, d’autre morale que celle de la nature ; ne languissez pas plus longtems dans des préjugés barbares qui flétrissoient vos charmes, et captivoient les élans divins de vos cœurs[10], vous êtes libres comme nous, et la carrière des combats de Vénus vous est ouverte comme à nous ; ne redoutez plus d’absurdes reproches ; le pedantisme et la superstition sont anéantis ; on ne vous fera plus rougir de vos charmans écarts. Couronnées de mirthes et de roses, l’estime que nous concevrons pour vous, ne sera plus qu’en raison de la plus grande étendue que vous vous serez permis de leur donner.

Ce qui vient d’être dit, devroit nous dispenser sans doute d’examiner l’adultère ; jettons-y néanmoins un coup d’œil, quelque nul qu’il soit après les loix que j’établis ; à quel point il étoit ridicule de le considérer comme criminel dans nos anciennes institutions ; s’il y avoit quelque chose d’absurde dans le monde, c’étoit bien sûrement l’éternité des liens conjugaux ; il ne falloit, ce me semble, qu’examiner ou que sentir toute la lourdeur de ces liens pour cesser de voir comme un crime, l’action qui les allégeoit ; la nature, comme nous l’avons dit tout-à-l’heure, ayant doué les femmes d’un tempérament plus ardent, d’une sensibilité plus profonde qu’elle n’a fait des individus de l’autre sexe, c’étoit pour elles sans doute que le joug d’un hymen éternel était plus pesant ; femmes tendres et embrâsées du feu de l’amour, dédommagez-vous maintenant sans crainte ; persuadez-vous qu’il ne peut exister aucun mal à suivre les impulsions de la nature, que ce n’est pas pour un seul homme qu’elle vous a créées, mais pour plaire indifféremment à tous, qu’aucun frein ne vous arrête ; imitez les républicaines de la Grèce ; jamais les législateurs qui leur donnèrent des loix, n’imaginèrent de leur faire un crime de l’adultère et presque tous autorisèrent le désordre des femmes. Thomas Morus prouve dans son Utopie, qu’il est avantageux aux femmes de se livrer à la débauche, et les idées de ce grand homme n’étoient pas toujours des rêves[11] ; chez les Tartares, plus une femme se prostituoit, plus elle étoit honorée ; elle portoit publiquement au col les marques de son impudicité, et l’on n’estimait point celles qui n’en étoient point décorées ; au Pégu, les familles elles-mêmes livrent leurs femmes ou leurs filles aux étrangers qui y voyagent ; ou les loue à tant par jour comme des chevaux et des voitures ; des volumes enfin ne suffiroient pas à démontrer que jamais la luxure ne fut considérée comme criminelle chez aucun des peuples sages de la terre, tous les philosophes savent bien que ce n’est qu’aux imposteurs chrétiens que nous devons de l’avoir érigé en crime ; les prêtres avoient bien leur motif, en nous interdisant la luxure ; cette recommandation en leur réservant la connoissance et l’absolution de ces péchés secrets, leur donnoit un incroyable empire sur les femmes, et leur ouvroit une carrière de lubricité dont l’étendue n’avoir point de bornes. On sait comme ils en profitèrent, et comme ils en abuseroient encore si leur crédit n’étoit pas perdu sans ressource.

L’inceste est-il plus dangereux ? non, sans doute, il étend les liens des familles, et rend par conséquent plus actif l’amour des citoyens pour la patrie, il nous est dicté par les premières loix de la nature, nous l’éprouvons, et la jouissance des objets qui nous appartiennent, cous sembla toujours plus délicieuse ; les premières institutions favorisent l’inceste ; on le trouve dans l’origine des sociétés ; il est consacré dans toutes les religions ; toutes les loix l’ont favorisé ; si nous parcourons l’univers, nous trouverons l’inceste établi par-tout ; les nègres de la côte de poivre et de riogabon prostituent leurs femmes à leurs propres enfans ; l’aîné des fils au royaume Juida doit épouser la femme de son père ; les peuples du Chilli couchent indifféremment avec leurs sœurs, leurs filles, et épousent souvent à-la-fois et la mère et la fille ; j’ose assurer en un mot que l’inceste devroit être la loi de tout gouvernement dont la fraternité fait la base ; comment des hommes raisonnables purent-ils porter l’absurdité au point de croire que la jouissance de sa mère, de sa sœur, ou de sa fille pourroit jamais devenir criminelle, n’est-ce pas, je vous le demande, un abominable préjugé que celui qui paroît faire un crime à un homme d’estimer plus pour sa jouissance, l’objet dont les sentimens de la nature le raproche davantage, il vaudroit autant dire qu’il nous est défendu d’aimer trop les individus que la nature nous enjoint d’aimer le mieux, et que plus elle nous donne de penchant pour un objet, plus elle nous ordonne en même-tems de nous en éloigner ; ces contrariétés sont absurdes ; il n’y a que des peuples abrutis par la superstition, qui puissent les croire ou les adopter ; la communauté des femmes que j’établis, entraînant nécessairement l’inceste, il reste peu de chose à dire sur un prétendu délit dont la nullité est trop démontrée pour s’y appesantir davantage, et nous allons passer au viol, qui semble être au premier coup d’œil de tous les écarts du libertinage, celui dont la lésion est la mieux établie, en raison de l’outrage qu’il paroît faire. Il est pourtant certain que le viol, action si rare et si difficile à prouver, fait moins de tort au prochain que le vol, puisque celui-ci envahit la propriété que l’autre se contente de détériorer ; qu’aurez-vous d’ailleurs à objecter au violateur, s’il vous répond qu’au fait le mal qu’il a commis, est bien médiocre, puisqu’il n’a fait que placer un peu plus-tôt l’objet dont il a abusé, au même état où l’auroit bientôt mis l’hymen ou l’amour.

Mais la sodomie, mais ce prétendu crime qui attira le feu du ciel sur les villes qui y étoient adonnées, n’est-elle point un égarement monstrueux, dont le châtiment ne sauroit être assez fort ? Il est sans doute bien douloureux pour nous d’avoir à reprocher à nos ancêtres les meurtres judiciaires qu’ils ont osé se permettre à ce sujet ; est-il possible d’être assez barbare pour oser condamner à mort un malheureux individu dont tout le crime est de ne pas avoir les mêmes goûts que vous ? On frémit lorsqu’on pense qu’il n’y a pas encore quarante ans que l’absurdité des législateurs en étoit encore là. Consolez-vous, citoyens, de telles absurdités n’arriveront plus, la sagesse de vos législateurs vous en répond. Entiérement éclairci sur cette foiblesse de quelques hommes, on sent bien aujourd’hui qu’une telle erreur ne peut être criminelle, et que la nature ne sauroit avoir mis au fluide qui coule dans nos reins une assez grande importance, pour se courroucer sur le chemin qu’il nous plaît de faire prendre à cette liqueur. Quel est le seul qui puisse exister ici ? Assurément ce n’est pas de se placer dans tel ou tel lieu, à moins qu’on ne voulût soutenir que toutes les parties du corps ne se ressemblent point, et qu’il en est de pures et de souillées ; mais comme il est impossible d’avancer de telles absurdités, le seul prétendu délit ne sauroit, consister ici que dans la perte de la semence ; or, je demande s’il est vraisemblable que cette semence soit tellement précieuse aux yeux de la nature, qu’il devienne impossible de la perdre sans crime, procéderoit-elle tous les jours à ces pertes si cela étoit ? et n’est-ce pas les autoriser que de les permettre dans les rêves, dans l’acte de la jouissance d’une femme grosse ? Est-il possible d’imaginer que la nature nous donnât la possibilité d’un crime qui l’outrageroit ? est-il possible qu’elle consente à ce que les hommes détruisent ses plaisirs, et deviennent par-là plus forts qu’elle ? Il est inoui dans quel gouffre d’absurdités l’on se jette, quand on abandonne, pour raisonner, les secours du flambeau de la raison. Tenons-nous donc pour bien assurés qu’il est aussi simple de jouir d’une femme d’une manière que de l’autre, qu’il est absolument indifférent de jouir d’une fille ou d’un garçon, et qu’aussi-tôt qu’il est constant qu’il ne peut exister en nous d’autres penchans que ceux que nous tenons de la nature, elle est trop sage et trop conséquente pour en avoir mis dans nous qui puissent jamais l’offenser.

Celui de la sodomie est le résultat de l’organisation, et nous ne contribuons pour rien à cette organisation des enfans de l’âge le plus tendre annoncent ce goût, et ne s’en corrigent jamais, quelquefois il est le fruit de la satiété ; mais, dans ce cas même, en appartient-il moins à la nature ? Sous tous les rapports il est son ouvrage, et, dans tous les cas, ce qu’elle inspire doit être respecté par les hommes. Si, par un recensement exact, on venait à prouver que ce goût affecte infiniment plus que l’autre, que les plaisirs qui en résultent sont beaucoup plus vifs, et qu’en raison de cela ses sectateurs tout mille fois plus nombreux que ses ennemis, ne seroit-il pas possible de conclure alors que, loin d’outrager la nature, ce vice serviroit ses vues, et qu’elle tient bien moins à la progéniture que nous n’avons la folie de le croire ; or, en parcourant l’univers, que de peuples ne voyons-nous pas mépriser les femmes ; il en est qui ne s’en servent absolument que pour avoir l’infant nécessaire à les remplacer. L’habitude que les hommes ont de vivre ensemble dans les républiques, y rendra toujours ce vice plus fréquent, mais il n’est certainement pas dangereux. Les législateurs de la Grèce l’auroient-ils introduit dans leur république, s’ils l’avoient cru tel ; bien loin de là, ils le croyoient nécessaire à un peuple guerrier. Plutarque nous parle avec enthousiasme du bataillon des amans et des aimés, eux seuls défendirent long-tems la liberté de la Grèce. Ce vice régna dans l’association des frères d’armes, il la cimenta, les plus grands hommes y furent enclins. L’Amérique entière, lorsqu’on la découvrit, se trouva peuplée de gens de ce goût ; à la Louisiane, chez les Illinois, des indiens vêtus en femmes se prostituoient comme des courtisannes ; les Nègres de Bengale entretiennent publiquement des hommes, presque tous les serrails d’Alger ne sont plus aujourd’hui peuplés que de jeunes garçons. On ne se contentoit pas de tolérer, on ordonnoit à Thèbes l’amour des garçons ; le philosophe de Chéronée le prescrivit pour adoucir les mœurs des jeunes gens ; nous savons à quel point il régna dans Rome ; on y trouvoit des lieux publics où de jeunes garçons se prostituoient sous l’habit de filles, et de jeunes filles sous celui de garçons. Martial, Catule, Tibule, Horace et Virgile écrivaient à des hommes comme à leurs maîtresses, et nous lisons enfin dans Plutarque[12] que les femmes ne doivent avoir aucune part à l’amour des hommes. Les Amasiens de l’isle de Crète enlevoient autrefois des jeunes garçons avec les plus singulières cérémonies. Quand ils en aimoient un, ils en faisoient part aux parens le jour où le ravisseur vouloit enlever ; le jeune homme faisoit quelque résistance si son amant ne lui plaisoit pas ; dans le cas contraire, il partoit avec lui, et le séducteur le renvoyoit à sa famille si-tôt qu’il s’en étoit servi ; car dans cette passion, comme dans celle des femmes, on en a toujours trop dès qu’on en a assez. Strabon nous dit que dans cette même isle, ce n’étoient qu’avec des garçons que l’on remplissoit les serrails, on les prostituoit publiquement. Veut-on une dernière autorité faite pour prouver combien ce vice est utile dans une république ? Écoutons Jérôme le péripatéticien ; l’amour des garçons, nous dit-il, se répandit dans toute la Grèce, parce qu’il donnoit du courage et de la force, et qu’il servoit à chasser les tyrans ; les conspirations se formoient entre les amans, et ils se laissaient plutôt torturer, que de révéler leurs complices ; le patriotisme sacrifioit ainsi tout à la prospérité de l’état, on étoit certain que ces liaisons affermissoient la république, on déclamoit contre les femmes, et c’étoit une foiblesse réservée au despotisme, que de s’attacher à de telles créatures. Toujours la pédérastie fut le vice des peuples guerriers ; César nous apprend que les Gaulois y étoient extraordinairement adonnés ; les guerres qu’avoient à soutenir les républiques en séparant les deux sexes, propagèrent ce vice, et quand on y reconnut des suites si utiles à l’état, la religion le consacra bientôt ; ou sait que les Romains sanctifièrent les amours de Jupiter et de Ganimède ; Sextus Empiricus nous assure que cette fantaisie étoit ordonnée chez les Perses ; enfin les femmes, jalouses et méprisées, offrirent à leurs maris de leur rendre le même service qu’ils recevoient des jeunes garçons, quelques-uns l’essayèrent, et revinrent à leurs anciennes habitudes, ne trouvant pas l’illusion possible. Les Turcs, fort enclins à cette dépravation que Mahomet consacra dans son Alcoran, assurent néanmoins qu’une très-jeune vierge peut assez bien remplacer un garçon, et rarement les leurs deviennent femmes avant que d’avoir passé par cette épreuve. Sixte-Quint et Sanchès permirent cette débauche, ce dernier, entreprit même de prouver qu’elle étoit utile à la propagation, et qu’un enfant créé après cette course préalable en devenoit infiniment mieux constitué ; enfin les femmes se dédommagèrent entr’elles, cette fantaisie sans doute n’a pas plus d’inconvéniens que l’autre, parce que le résultat n’en est que le refus de créer, et que les moyens de ceux qui ont le goût de la population sont assez puissans pour que les adversaires n’y puissent jamais nuire ; les Grecs appuyoient de même cet égarement des femmes, sur des raisons d’état ; il en résultoit que se suffisant entr’elles, leur communication avec les hommes étoient moins fréquentes, et qu’elles ne nuisoient point ainsi aux affaires de la république. Lucien nous apprend quels progrès fit cette licence, et ce n’est pas sans intérêt que nous la voyons dans Sapho. Il n’est, en un mot, aucune sorte de danger dans toutes ces manies, se portassent-elle même plus loin, allassent-elles jusqu’à caresser des monstres et des animaux, ainsi que nous l’apprend l’exemple de plusieurs peuples ; il n’y auroit pas dans toutes ces fadaises le plus petit inconvénient, parce que la corruption des mœurs souvent très-utile dans un gouvernement, ne sauroit y nuire sous aucun rapport, et nous devons attendre de nos législateurs assez de sagesse, assez de prudence pour être bien sûrs qu’aucune loi n’émanera d’eux pour la répression de ces misères, qui tenant absolument à l’organisation, ne sauroient jamais rendre plus coupable celui qui y est enclin, que ne l’est l’individu que la nature créa contrefait.

Il ne nous reste plus que le meurtre à examiner dans la seconde classe des délits de l’homme envers son semblable, et nous passerons ensuite à ses devoirs envers lui-même. De toutes les offenses que l’homme peut faire à ses semblables, le meurtre est, sans contredit, la plus cruelle de toutes, puisqu’il lui enlève le seul bien qu’il ait reçu de la nature, le seul dont la perte soit irréparable. Plusieurs questions néanmoins se présentent ici, abstraction faite du tort que le meurtre cause à celui qui en devient la victime.

1. Cette action, eu égard aux seules loix de la nature, est-elle vraiment criminelle ?

2. L’est-elle relativement aux loix de la politique ?

3. Est-elle nuisible à la société ?

4. Comment doit-elle être considérée dans un gouvernement républicain ?

5. Enfin le meurtre doit-il être réprimé par le meurtre ?

Nous allons examiner séparément chacune de ces questions, l’objet est assez essentiel pour qu’on nous permette de nous y arrêter ; on trouvera peut-être nos idées un peu fortes : qu’est-ce que cela fait ? N’avons-nous pas acquis le droit de tout dire ? Développons aux hommes de grandes vérités, ils les attendent de nous, il est temps que l’erreur disparoisse, il faut que son bandeau tombe à côté de celui des rois.

Le meurtre est-il un crime aux yeux de la nature ? Telle est la première question proposée.

Nous allons sans doute humilier ici l’orgueil de l’homme, en le rabaissant au rang de toutes les autres productions de la nature, mais le philosophe ne caresse point les petites vanités humaines ; toujours ardent à poursuivre la vérité, il la démêle sous les sots préjugés de l’amour-propre, l’atteint, la développe et la montre hardiment à la terre étonnée.

Qu’est-ce que l’homme, et quelle différence y a-t-il entre lui et les autres plantes, entre lui et tous les autres animaux de la nature. Aucune assurément. Fortuitement placé, comme elles, sur ce globe, il est né comme elles, il se propage, croît et décroît comme elles, il arrive comme elles à la vieillesse, et tombe comme elles dans le néant, après le terme que la nature assigne à chaque espèce d’animaux, en raison de la construction de ses organes. Si les rapprochemens sont tellement exacts, qu’il devienne absolument impossible à l’œil examinateur du philosophe d’appercevoir aucune dissemblance, il y aura donc alors tout autant de mal à tuer un animal qu’un homme, ou tout aussi peu à l’un qu’à l’autre, et dans les préjugés de notre orgueil se trouvera seulement la distance, mais rien n’est malheureusement absurde comme les préjugés de l’orgueil ; pressons néanmoins la question. Vous ne pouvez disconvenir qu’il ne soit égal de détruire un homme ou une bête ; mais la destruction de tout animal qui a vie, n’est-elle pas décidément un mal, comme le croyoient les Pythagoriciens, et comme le croient encore quelques habitans des bords du Gange ? Avant que de répondre à ceci, rappelons d’abord au lecteur que nous n’examinons la question que relativement à la nature ; nous l’envisagerons ensuite par rapport aux hommes.

Or, je demande de quel prix peuvent être à la nature des individus qui ne lui coûte ni la moindre peine ni le moindre soin ? L’ouvrier n’estime son ouvrage qu’en raison du travail qu’il lui coûte, du tems qu’il emploie à le créer. Or, l’homme coûte t-il à la nature ? et en supposant qu’il lui coûte, lui coûte-t-il plus qu’un singe ou qu’un éléphant ? Je vais plus loin ; quelles sont les matières régénératrices de la nature ? de quoi se composent les êtres qui viennent à la vie ? les trois élémens qui les forment ne résultent-il pas de la primitive destruction des autres corps ? si tous les individus étoient éternels, ne deviendroit-il pas impossible à la nature d’en créer de nouveaux ? Si l’éternité des êtres est impossible à la nature, leur destruction devient donc une de ses lois, or, si les destructions lui sont tellement utiles qu’elle ne puisse absolument s’en passer, et si elle ne peut parvenir à ses créations sans puiser dans ces masses de destruction que lui prépare la mort, de ce moment l’idée d’anéantissement que nous attachons à la mort ne sera donc plus réelle, il n’y aura plus d’anéantissement constaté ; ce que nous appelons la fin de l’animal qui a vie, ne sera plus une fin réelle, mais une simple transmutation dont est la base le mouvement perpétuel, véritable essence de la matière, et que tous les philosophes modernes admettent comme une de ses premières lois ; la mort, d’après ces principes irréfutables, n’est donc plus qu’un changement de forme, qu’un passage imperceptible d’une existence à une autre, et voilà ce que Pythagore appeloit la métempsycose.

Ces vérités une fois admises, je demande si l’on pourra jamais avancer que la destruction soit un crime. À dessein de conserver vos absurdes préjugés, oserez-vous me dire que la transmutation est une destruction ? Non, sans doute ; car il faudroit pour cela prouver un instant d’inaction dans la matière, un moment de repos. Or, vous ne découvrirez jamais ce moment ; de petits animaux se forment à l’instant que le grand animal a perdu le souffle, et la vie de ces petits animaux ne sont que des effets nécessaires et déterminés par le sommeil momentané du grand. Oserez-vous dire à présent que l’un plaît mieux à la nature que l’autre ? Il faudroit prouver pour cela une chose impossible, c’est que la forme, longue ou quarrée est plus utile, plus agréable à la nature que la forme oblongue ou triangulaire ; il faudroit prouver que, eu égard aux plans sublimes de la nature, un fainéant qui s’engraisse dans l’inaction et dans l’indolence, est plus utile que le cheval dont le service est essentiel, ou que le bœuf dont le corps est si précieux, qu’il n’en est aucune partie qui ne serve ; il faudroit dire que le serpent venimeux est plus nécessaire que le chien fidèle. Or, comme tous ces systêmes sont insoutenables, il faut donc absolument consentir à admettre que, vu l’impossibilité où nous sommes d’anéantir les ouvrages de la nature, qu’attendu la certitude que la seule chose que nous faisons en nous livrant à la destruction, n’est que d’opérer une variation dans les formes, mais qui ne peut éteindre la vie, il devient alors au-dessus des forces humaines de prouver qu’il puisse exister aucun crime dans la prétendue destruction d’une créature de quelque âge, de quelque sexe, de quelque espèce que vous la supposiez. Conduit plus avant encore par la série de nos conséquences, qui naissent toutes les unes des autres, il faudra convenir enfin que, loin de nuire à la nature, l’action que vous commettez en variant les formes de ses différens ouvrages, est avantageuse pour elle, puisque vous lui fournissez par cette action la matière première de ses reconstructions, dont le travail lui deviendroit impraticable, si vous n’anéantissiez pas. Eh ! laisser-la faire, vous dit-on, assurément il faut la laisser-la faire, mais ce sont ses impulsions que suit l’homme quand il se livre à l’homicide, c’est la nature qui le lui conseille, et l’homme qui détruit son semblable, est à la nature ce que lui est la peste ou la famine, également envoyé par sa main, laquelle se sert de tous les moyens possibles pour obtenir plutôt cette matière première de destruction, absolument essentielle à ses ouvrages, daignons éclairer un instant notre ame du saint flambeau de la philosophie ; quelle autre voix que celle de la nature, nous suggère les haines personnelles, les vengeances, les guerres, en un mot, tous ces motifs de meurtres perpétuels ; or, si elle nous les conseille, elle en a donc besoin. Comment donc pouvons-nous, d’après cela, nous supposer coupables envers elle, dès que nous ne faisons que suivre ses vues ?

Mais en voilà plus qu’il ne faut pour convaincre tout lecteur éclairé qu’il est impossible que le meurtre puisse jamais outrager la nature.

Est-il un crime en politique ? Osons avouer au contraire qu’il n’est malheureusement qu’un des plus grands ressorts de la politique. N’est-ce pas à force de meurtres que Rome est devenue la maîtresse du monde ? n’est-ce pas à force de meurtres que la France est libre aujourd’hui ? Il est inutile d’avertir ici qu’on ne parle que des meurtres occasionnés par la guerre, et non des atrocités commises par les factieux et les désorganisateurs ; ceux-là, voués à l’exécration publique, n’ont besoin que d’être rappelés, pour exciter à jamais l’horreur et l’indignation générale. Quelle science humaine a plus besoin de se soutenir par le meurtre, que celle qui ne tend qu’à tromper ? qui n’a pour but que l’accroissement d’une nation aux dépens d’une autre ? Les guerres, uniques fruits de cette barbare politique, sont-elles autre chose que les moyens dont elle se nourrit, dont elle se fortifie, dont elle s’étaye ? et qu’est-ce que la guerre, sinon la science de détruire ? Étrange aveuglement de l’homme, qui enseigne publiquement l’art de tuer, qui récompense celui qui y réussit le mieux, et qui punit celui qui, pour une cause particulière, s’est défait de son ennemi ! N’est-il pas temps de revenir sur des erreurs si barbares ?

Enfin, le meurtre est-il un crime contre la société ? qui put jamais l’imaginer raisonnablement ? Ah ! qu’importe à cette nombreuse société qu’il y ait parmi elle un membre de plus ou de moins ? Ses loix, ses mœurs, ses coutumes en seront-elles viciées ? jamais la mort d’un individu influa-t-elle sur la masse générale ? et après la perte de la plus grande bataille, que dis-je, après l’extinction de la moitié du monde, de sa totalité, si l’on veut, le petit nombre d’êtres qui pourroit survivre éprouveroit-il la moindre altération matérielle ? Hélas ! non. La nature entière n’en éprouveroit pas davantage, et le sot orgueil de l’homme qui croit que tout est fait pour lui, seroit bien étonné après la destruction totale de l’espèce humaine, s’il voyoit que rien ne varie dans la nature, et que le cours des astres n’en est seulement pas retardé. Poursuivons.

Comment le meurtre doit-il être vu dans un état guerrier et républicain ?

Il seroit assurément du plus grand danger, ou de jeter de la défaveur sur cette action, ou de la punir, la fierté du républicain demande un peu de férocité ; s’il s’amollit, son énergie se perd, il sera bientôt subjugué. Une très-singulière réflexion se présente ici, mais comme elle est vraie malgré sa hardiesse, je la dirai. Une nation qui commence à se gouverner en république, ne se soutiendra que par des vertus, parce que, pour arriver au plus, il faut toujours débuter par le moins ; mais une nation déjà vieille et corrompue, qui courageusement secouera le joug de son gouvernement monarchique pour en adopter un républicain, ne se maintiendra que par beaucoup de crimes ; car elle est déjà dans le crime ; et si elle vouloit passer du crime à la vertu, c’est-à-dire d’un état violent dans un état doux, elle tomberont dans une inertie dont sa ruine certaine seroit bientôt le résultat. Que deviendroit l’arbre que vous transplanteriez d’un terrain plein de vigueur, dans une plaine sablonneuse et sèche ? Toutes les idées intellectuelles sont tellement subordonnées à la physique de la nature, que les comparaisons fournies par l’agriculture ne nous tromperont jamais en morale.

Les plus indépendans des hommes, les plus rapprochés de la nature, les sauvages, se livrent avec impunité journellement au meurtre. À Sparte, à Lacédémone, on alloit à la chasse des Illotes, comme nous allons en France à celle des perdrix ; les peuples les plus libres sont ceux qui l’accueillent davantage. À Mindanao, celui qui veut commettre un meurtre est élevé au rang des braves, on le décore aussi-tôt d’un turban ; chez les Caraguos, il faut avoir tué sept hommes pour obtenir, les honneurs de cette coëffure ; les habitans de Bornéo croient que tous ceux qu’ils mettent à mort les serviront quand ils ne seront plus ; les dévots Espagnols même faisoient vœu à Saint-Jacques de Galice de tuer douze Américains par jour ; dans le royaume de Tangut, on choisit un jeune homme fort et vigoureux, auquel il est permis, dans certains jours de l’année, de tuer tout ce qu’il rencontre. Étoit-il un peuple plus ami du meurtre que les Juifs ? On le voit sous toutes les formes, à toutes les pages de leur histoire. L’empereur et les mandarins de la Chine prennent de tems en tems des mesures pour faire révolter le peuple, afin d’obtenir de ses manœuvres le droit d’en faire un horrible carnage ; que ce peuple mou et efféminé s’affranchisse du joug de ses tyrans, il les assommera à son tour avec beaucoup plus de raison, et le meurtre, toujours adopté, toujours nécessaire, n’aura fait que changer de victimes ; il étoit le bonheur des uns, il deviendra la félicité des autres ; une infinité de nations tolèrent les assassinats publics, ils sont entièrement permis à Gênes, à Venise, à Naples, et dans toute l’Albanie ; à Kachao, sur la rivière de San Domingo, les meurtriers, sous un costume connu et avoué, égorgent à vos ordres et sous vos yeux l’individu que vous leur indiquez ; les Indiens prennent de l’opium pour s’encourager au meurtre ; se précipitant ensuite au milieu des rues, ils massacrent tout ce qu’ils rencontrent ; des voyageurs anglais ont retrouvé cette manie à Batavia. Quel peuple fut à la fois plus grand et plus cruel que les Romains, et quelle nation conserva plus long-tems sa splendeur et sa liberté ? Le spectacle des Gladiateurs soutint son courage, elle devenoit guerrière par l’habitude de se faire un jeu du meurtre, douze ou quinze cents victimes journalières remplissoient l’arène du cirque, et là les femmes, plus cruelles que les hommes, osoient exiger que les mourans tombassent avec grace et se dessinassent encore sous les convulsions de la mort. Les Romains passèrent de là aux plaisirs de voir des nains s’égorger devant eux ; et quand le culte chrétien, en infectant la terre, vint persuader aux hommes qu’il y avoit du mal à se tuer, des tyrans aussi-tôt enchaînèrent ce peuple, et les héros du monde en devinrent bientôt les jouets. Par-tout enfin on crut, avec raison, que le meurtrier, c’est-à-dire l’homme qui étouffoit sa sensibilité au point de tuer son semblable, et de braver la vengeance publique ou particulière ; par-tout, dis-je, on crut qu’un tel homme ne pouvoit être que très-courageux, et par conséquent très-précieux dans un gouvernement guerrier et républicain. Parcourerons-nous des nations qui, plus féroces encore, ne se satisfirent qu’en immolant des enfans, et bien souvent les leurs ? Nous verrons ces actions universellement adoptées, faire même quelquefois partie des loix ; plusieurs peuplades sauvages tuent leurs enfans aussi-tôt qu’ils naissent ; les mères sur les bords du fleuve Orénoque, dans la persuasion où elles étoient que leurs filles ne naissoient que pour être malheureuses, puisque leur destination étoit de devenir les épouses des sauvages de cette contrée, qui ne pouvoient souffrir les femmes, les immoloient aussi-tôt qu’elles leur avoient donné le jour. Dans la Trapobane et dans le royaume de Sopit, tous les enfans difformes étoient immolés par les parens même ; les femmes de Madagascar exposent aux bêtes sauvages ceux de leurs enfans nés certains jours de la semaine ; dans les républiques de la Grèce, on examinoit soigneusement tous les enfans qui arrivoient au monde, et si l’on ne les trouvoit pas conformés de manière à pouvoir défendre un jour la république, ils étoient aussi-tôt immolés ; là l’on ne jugeoit pas qu’il fût essentiel d’ériger des maisons richement dotées, pour conserver cette vile écume de la nature humaine[13]. Jusqu’à la translation du siége de l’empire, tous les Romains qui ne vouloient pas nourrir leurs enfans, les jettoient à la voierie ; les anciens législateurs n’avoient aucun scrupule de dévouer les enfans à la mort, et jamais aucun de leur code ne réprima les droits qu’un père se crut toujours sur sa famille. Aristote conseilloit l’avortement ; et ces antiques républicains remplis d’enthousiasme, d’ardeur pour la patrie, méconnoissoient cette commisération individuelle qu’on retrouve parmi les nations modernes, on aimoit moins ses enfans, mais on aimoit mieux son pays. Dans toutes les villes de la Chine, on trouve chaque matin une incroyable quantité d’enfans abandonnés dans les rues, un tombereau les enlève à la pointe du jour, et on les jette dans une fosse ; souvent, les accoucheuses elles-mêmes en débarrassent les mères, en étouffant aussi-tôt leurs fruits dans des cuves d’eau bouillante, ou les jetant dans la rivière ; à Pékin, on les met dans de petites corbeilles de joncs que l’on abandonne sur les canaux, on écume chaque jour ces canaux, et le célèbre voyageur du Halde évalue à plus de trente mille le nombre journalier qui s’enlève à chaque recherche ; on ne peut nier qu’il ne soit extraordinairement nécessaire, extrêmement politique de mettre une digue à la population dans un gouvernement républicain ; par des vues absolument contraires, il faut l’encourager dans une monarchie ; là les tyrans n’étant riches qu’en raison du nombre de leurs esclaves, assurément il leur faut des hommes ; mais l’abondance de cette population, n’en doutons pas, est un vice réel dans un gouvernement républicain ; il ne faut pourtant pas l’égorger pour l’amoindrir, comme le disoient nos modernes décemvirs, il ne s’agit que de ne pas lui laisser les moyens de s’étendre au-delà des bornes que sa félicité lui prescrit. Gardez-vous de multiplier trop un peuple dont chaque être est souverain, et soyez bien sûrs que les révolutions ne sont jamais les effets que d’une population trop nombreuse. Si, pour la splendeur de l’état, vous accordez à vos guerriers le droit de détruire des hommes, pour la conservation de ce même état, accordez de même à chaque individu de se livrer tant qu’il le voudra, puisqu’il le peut sans outrager la nature, au droit de se défaire des enfans qu’il ne peut nourrir, ou desquels le gouvernement ne peut tirer aucun secours ; accordez-lui de même de se défaire, à ses risques et périls, de tous les ennemis qui peuvent lui nuire, parce que le résultat de toutes ces actions, absolument nulles en elles mêmes, sera de tenir votre population dans un état modéré, et jamais assez nombreux pour bouleverser votre gouvernement ; laissez dire aux monarchistes qu’un état n’est grand qu’en raison de son extrême population, cet état sera toujours pauvre si sa population excède ses moyens de vivre, et il sera toujours florissant, si, contenu dans de justes bornes, il peut trafiquer de son superflu ; n’élaguez-vous pas l’arbre quand il a trop de branches ? et pour conserver le tronc, ne taillez-vous pas les rameaux ? Tout systême qui s’écarte de ces principes, est une extravagance dont les abus nous conduiroient bientôt au renversement total de l’édifice que nous venons d’élever avec tant de peine ; mais ce n’est pas quand l’homme est fait, qu’il faut le détruire, afin de diminuer la population, il est injuste d’abréger les jours d’un individu bien conformé, il ne l’est pas, je le dis, d’empêcher d’arriver à la vie un être qui certainement sera inutile au monde. L’espèce humaine doit être épurée dès le berceau ; c’est ce que vous prévoyez ne pouvoir jamais être utile à la société, qu’il faut retrancher de son sein ; voilà les seuls moyens raisonnables d’amoindrir une population dont la trop grande étendue est, ainsi que nous venons de le prouver, le plus dangereux des abus.

Il est tems de se résumer.

Le meurtre doit-il être réprimé par le meurtre ? Non, sans doute ; n’imposons jamais au meurtrier d’autre peine que celle qu’il peut encourir par la vengeance des amis ou de la famille de celui qu’il a tué ; je vous accorde votre grace, disoit Louis XV à Charolois qui venoit de tuer un homme pour se divertir, mais je la donne aussi à celui qui vous tuera. Toutes les bases de la loi contre les meurtriers se trouvent dans ce mot sublime[14].

En un mot, le meurtre est une horreur, mais une horreur souvent nécessaire, jamais criminelle, essentielle à tolérer dans un état républicain ; j’ai fait voir que l’univers entier en avoit donné l’exemple ; mais faut-il le considérer comme une action faite pour être punie de mort ? Ceux qui répondront au dilemme suivant, auront satisfait à la question.

Le meurtre est-il un crime ou ne l’est-il pas ? S’il n’en est pas un, pourquoi faire des loix qui le punissent ? Et s’il en est un, par quelle barbare et stupide inconséquence le punirez-vous par un crime semblable ?

Il nous reste à parler des devoirs de l’homme envers lui-même. Comme le philosophe n’adopte ces devoirs qu’autant qu’ils tendent à son plaisir ou à sa conservation, il est fort inutile de lui en recommander la pratique, plus inutile encore de lui imposer des peines s’il y manque ; le seul délit que l’homme puisse commettre en ce genre est le suicide ; je ne m’amuserai point ici a prouver l’imbécillité des gens qui érigent cette action en crime, je renvoie à la fameuse lettre de Rousseau ceux qui pourroient avoir encore quelques doutes sur cela ; presque tous les anciens gouvernemens autorisoient le suicide, par la politique et par la religion ; les Athéniens exposoient à l’aréopage les raisons qu’ils avoient de se tuer, ils se poignardoient ensuite ; toutes les républiques de la Grèce tolérèrent le suicide, il entroit dans le plan des anciens législateurs, on se tuoit en public, et l’on faisoit de sa mort un spectacle d’appareil ; la république de Rome encouragea le suicide, les dévouemens si célèbres pour la patrie n’étoient que des suicides. Quand Rome far prise par les Gaulois, les plus illustres sénateurs se dévouèrent à la mort ; en reprenant ce même esprit, nous adoptons les mêmes vertus. Un soldat s’est tué pendant la campagne de 92, du chagrin de ne pouvoir suivre ses camarades à l’affaire de Gemmape. Incessamment placés à la hauteur de ces fiers républicains, nous surpasserons bientôt leurs vertus ; c’est le gouvernement qui fait l’homme, une si longue habitude du despotisme avoit totalement énervé notre courage, il avoit dépravé nos mœurs, nous renaissons ; on va bientôt voir de quelles actions sublimes est capable le génie, le caractère français, quand il est libre ; soutenons, au prix de nos fortunes et de nos vies, cette liberté qui nous coûte déjà tant de victimes, n’en regrettons aucuns si nous parvenons au but, elles-mêmes se sont toutes dévouées volontairement, ne rendons pas leur sang inutile ; mais de l’union… de l’union, ou nous perdrons le fruit de nos peines ; asseyons d’excellentes loix sur les victoires que nous venons de remporter ; nos premiers législateurs, encore esclaves du despote qu’enfin nous avons abattus, ne nous avaient donné que des loix dignes de ce tyran qu’ils encensoient encore, refaisons leur ouvrage, songeons que c’est pour des républicains et pour des philosophes que nous allons enfin travailler, que nos loix soient douces comme le peuple qu’elles doivent régir ; en offrant ici, comme je viens de le faire, le néant, l’indifférence d’une infinité d’actions que nos ancêtres, séduits par une fausse religion, regardoient comme criminelle, je réduis notre travail à bien peu de chose ; faisons peu de loix, mais qu’elles soient bonnes ; il ne s’agit pas de multiplier les freins, il n’est question que de donner à celui qu’on emploie une qualité indestructible ; que les loix que nous promulguons n’aient pour but que la tranquillité du citoyen, son bonheur et l’éclat de la république ; mais après avoir chassé l’ennemi de vos terres, Français, je ne voudrois pas que l’ardeur de propager vos principes vous entraînât plus loin ; ce n’est qu’avec le fer et le feu que vous pourrez les porter au bout de l’univers, Avant que d’accomplir ces résolutions, rappelez-vous le malheureux succès des Croisades ; quand l’ennemi sera de l’autre côté du Rhin, croyez-moi, gardez vos frontières et restez chez vous ; ranimez votre commerce, redonnez de l’énergie et des débouchés à vos manufactures, faites refleurir vos arts, encouragez l’agriculture, si nécessaire dans un gouvernement tel que le vôtre, et dont l’esprit doit être de pouvoir fournir à tout le monde sans avoir besoin de personne, laissez les trônes de l’Europe s’écrouler d’eux-mêmes ; votre exemple, votre prospérité les culbutera bientôt, sans que vous ayez besoin de vous en mêler. Invincibles dans votre intérieur, et modèles de tous les peuples par votre police et vos bonnes loix il ne sera pas un gouvernement dans le monde qui ne travaille à vous imiter, pas un seul qui ne s’honore de votre alliance ; mais si, pour le vain honneur de porter vos principes au loin, vous abandonnez le soin de votre propre félicité, le despotisme qui n’est qu’endormi renaîtra, des dissentions intestines vous déchireront, vous aurez épuisé vos finances et vos soldats, et tout cela pour revenir baiser les fers que vous imposeront les tyrans qui vous auront subjugué pendant votre absence ; tout ce que vous desirez peut se faire, sans qu’il soit besoin de quitter vos foyers ; que les autres peuples vous voient heureux, et ils courreront au bonheur par la même route que vous leur aurez tracée[15].

Eugénie, à Dolmancé.

Voilà ce qui s’appelle un écrit très-sage, et tellement dans vos principes, au moins sur beaucoup d’objets, que je serois tentée de vous en croire l’auteur.

Dolmancé.

Il est bien certain que je pense une partie de ces réflexions, et mes discours qui vous l’ont prouvé, donnent même à la lecture que nous vouons de faire, l’apparence d’une répétition…

Eugénie, coupant.

Je ne m’en suis pas apperçue, on ne sauroit trop dire les bonnes choses. Je trouve cependant quelques-uns de ces principes un peu dangereux.

Dolmancé.

Il n’y a de dangereux dans le monde que la pitié et la bienfaisance, la bonté n’est jamais qu’une foiblesse dont l’ingratitude et l’impertinence des foibles forcent toujours les honnêtes gens à se repentir. Qu’un bon observateur s’avise de calculer tous les dangers de la pitié, et qu’il les mettent en parallèle avec ceux d’une fermeté soutenue, il verra si les premiers ne l’emportent pas.

Mais nous allons trop loin, Eugénie, résumons pour votre éducation l’unique conseil qu’on puisse tirer de tout ce qui vient d’être dit, n’écoutez jamais votre cœur, mon enfant, c’est le guide le plus faux que nous ayons reçu de la nature, fermez-le avec grand soin aux accens fallacieux de l’infortune ; il vaut beaucoup mieux que vous refusiez à celui qui vraiment seroit fait pour vous intéresser, que de risquer de donner au scélérat, à l’intrigant et au cabaleur ; l’un est d’une très-légère conséquence, l’autre du plus grand inconvénient.

Le Chevalier.

Qu’il me soit permis, je vous en conjure, de reprendre sous œuvre, et d’anéantir, si je peux, les principes de Dolmancé. Ah ! qu’ils seroient différens ; homme cruel, si, privé de cette fortune immense où tu trouves, sans cesse tous les moyens de tes passions, tu pouvais languir quelques années dans cette accablante infortune dont ton esprit féroce ose composer des torts, aux misérables ; jette un coup d’œil de pitié sur eux, et n’éteins pas ton ame au point de l’endurcir sans retour aux cris déchirans du besoin ! Quand ton corps, uniquement las de voluptés, repose languissamment sur des lits de duvet, vois le leur affaissé des travaux qui te font vivre, recueillir à peine un peu de paille pour se préserver de la fraîcheur de la terre, dont ils n’ont, comme les bêtes, que la froide superficie pour s’étendre ; jette un regard sur eux, lorsqu’entouré des mets succulens dont vingt élèves de Comus réveillent chaque jour ta sensualité, ces malheureux disputent aux loups, dans les bois, la racine amère d’un sol desséché ; quand les jeux, les graces et les ris conduisent à ta couche impure le plus touchans objets du temple de Cythère, vois ce misérable étendu près de sa triste épouse, satisfait des plaisirs qu’il cueille au sein des larmes, ne pas même en soupçonner d’autres ; regardes-le, quand tu ne te refuses rien, quand tu nages au milieu du superflu ; regardes-le, te dis-je, manquer même opiniâtrement des premiers besoins de la vie ; jette les yeux sur sa famille désolée, vois son épouse tremblante se partager avec tendresse entre les soins qu’elle doit à son mari languissant auprès d’elle, et ceux que la nature commande pour les rejetons de son amour ; privées de la possibilité de remplir aucun de ces devoirs si sacrés pour son ame sensible, entends la sans frémir, si tu peux, réclamer près de toi ce superflu que ta cruauté lui refuse. Barbare, ne sont-ce donc pas des hommes comme toi ; et s’ils te ressemblent, pourquoi doit-on jouir quand ils languissent. Eugénie, Eugénie, n’éteignez jamais dans votre ame la voix sacrée de la nature, c’est à la bienfaisance qu’elle vous conduira malgré vous, quand vous séparerez son organe du feu des passions qui l’absorbe ; laissons-là les principes religieux, j’y consens, mais n’abandonnons point les vertus que la sensibilité nous inspire ; ce ne sera jamais qu’en les pratiquant, que nous goûterons les jouissances de l’ame les plus douces et les plus délicieuses ; tous les égaremens de votre esprit seront rachetés par une bonne œuvre, elle éteindra dans vous les remords que votre inconduite y fera naître, et formant dans le fond de votre conscience un asyle sacré, où vous vous replierez quelquefois sur vous-même, vous y trouverez la consolation des écarts où vos erreurs vous auront entraînées. Ma sœur, je suis jeune, je suis libertin, impie, je suis capable de toutes les débauches de l’esprit, mais mon cœur me reste, il est pur, et c’est avec lui, mes amis, que je me console de tous les travers de mon âge.

Dolmancé.

Oui, chevalier, vous êtes jeune, vous le prouvez par vos discours, l’expérience vous manque, je vous attends ; quand elle vous aura mûri, alors, mon cher, vous ne parlerez plus si bien des hommes, parce que vous les aurez connus ; ce fut leur ingratitude qui sécha mon cœur, leur perfidie qui détruisit dans moi ces vertus funestes pour lesquelles j’étois peut-être né comme vous ; or, si les vices des uns rendent dans les autres ces vertus dangereuses, n’est-ce donc pas un service à rendre à la jeunesse, que de les étouffer de bonne heure en elle ? que ne parles-tu de remords, mon ami, peuvent-ils exister dans l’ame de celui qui ne connoît de crime à rien ? que vos principes les étouffent ; si vous en craignez l’aiguillon, vous sera-t-il possible de vous repentir d’une action de l’indifférence de laquelle vous serez profondément pénétré ? Dès que vous ne croirez plus de mal à rien, de quel mal pourrez-vous vous repentir ?

Le Chevalier.

Ce n’est pas de l’esprit que viennent les remords, ils ne sont les fruits que du cœur, et jamais les sophismes de la tête n’éteignirent les mouvemens de l’ame.

Dolmancé.

Mais le cœur trompe, parce qu’il n’est jamais que l’expression des faux calculs de l’esprit, mûrissez celui-ci, l’autre cédera bientôt, toujours de fausses définitions nous égarent lorsque nous voulons raisonner ; je ne sais ce que c’est que le cœur, moi, je n’appelle ainsi que les foiblesses de l’esprit, un seul et unique flambeau luit en moi ; quand je suis sain et ferme, il ne me fourvoie jamais ; suis-je vieux, hipocondre ou pusillanime, il me trompe, alors je me dis sensible, tandis qu’au fond je ne suis que foible et timide ; encore une fois, Eugénie, que cette perfide sensibilité ne vous abuse pas, elle n’est, soyez-en bien sûre, que la foiblesse de l’ame, on ne pleure que parce l’on craint, et voilà pourquoi les rois sont des tyrans ; rejetez, détestez donc les perfides conseils du chevalier ; en vous disant d’ouvrir votre cœur à tous les maux imaginaires de l’infortune, il cherche à vous composer une somme de peines qui n’étant pas les vôtres, vous déchireroit bientôt en pure perte. Ah ! croyez, Eugénie, croyez que les plaisirs qui naissent de l’apathie, valent bien ceux que la sensibilité nous donne, celle-ci ne sait qu’atteindre dans un sens le cœur que l’autre chatouille, et bouleverse de toutes parts ; les jouissances permises en un mot, peuvent elles donc se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquans, ceux inappréciables de la rupture des freins sociaux, et du renversement de toutes les loix ?

Eugénie.

Tu triomphes, Dolmancé, tu l’emportes, les discours du chevalier n’ont fait qu’effleurer mon ame, les tiens la séduisent et l’entraînent. Ah ! croyez-moi, chevalier, adressez-vous plutôt aux passions qu’aux vertus, quand vous voudrez persuader une femme.

Madame de Saint-Ange, au chevalier.

Oui, mon ami ? fouts-nous bien, mais ne nous sermonne pas, tu ne nous convertirois point, et tu pourrois troubler les leçons dont nous voulons abreuver l’âme et l’esprit de cette charmante fille.

Eugénie.

Troubler, oh non, non, votre ouvrage est fini ; ce que les sots appellent la corruption, est maintenant assez établi dans moi, pour laisser même aucun espoir au retour, et vos principes sont trop bien étayés dans mon cœur, pour que les sophismes du chevalier parviennent jamais à les détruire.

Dolmancé.

Elle a raison, ne parlons plus de cela, chevalier, vous auriez des torts, et nous ne voulons vous trouver que des procédés.

Le Chevalier.

Soit, nous sommes ici pour un but très-différent, je le sais, que celui où je voulois atteindre ; marchons droit à ce but, j’y consens, je garderai ma morale pour ceux qui, moins ivres que vous, seront plus en état de l’entendre.

Madame de Saint-Ange.

Oui, mon frère, oui, oui, ne nous donne ici que ton foutre, nous te faisons grace de ta morale, elle est trop douce pour des roués de notre espèce.

Eugénie.

Je crains bien, Dolmancé, que cette cruauté que vous préconisez avec chaleur, n’influence un peu vos plaisirs ; j’ai déjà cru le remarquer, vous êtes dur en jouissant ; je me sentirois bien aussi quelques dispositions à ce vice. Pour débrouiller mes idées sur tout cela, dites-moi, je vous prie, de quel œil vous voyez l’objet qui sert vos plaisirs ?

Dolmancé.

Comme absolument nul, ma chère ; qu’il partage ou non mes jouissances, qu’il éprouve du contentement, de l’apathie ou même de la douleur, pourvu que je sois heureux, le reste m’est absolument égal.

Eugénie.

Il vaut même mieux que cet objet éprouve de la douleur, n’est-ce pas.

Dolmancé.

Assurément cela vaut beaucoup mieux ; je vous l’ai déjà dit, la répercussion plus active sur nous, détermine bien plus énergiquement, et bien plus promptement alors les esprits animaux, à la direction qui leur est nécessaire pour la volupté. Ouvrez les serrails de l’Afrique, ceux de l’Asie, ceux de votre Europe méridionale, et voyez si les chefs de ces harems célèbres s’embarrassent beaucoup, quand ils bandent, de donner du plaisir aux individus qui leur servent ; ils commandent, on leur obéit ; ils jouissent, on n’ose leur répondre, sont-ils satisfaits, on s’éloigne. Il en est parmi eux qui puniroient, comme un manque de respect, l’audace de partager leur jouissance ; le roi d’Achem fait impitoyablement trancher la tête à la femme qui a osé s’oublier en sa présence au point de jouir, et très-souvent il la lui coupe lui-même ; ce despote, un des plus singuliers de l’Asie, n’est absolument gardé que par des femmes ; ce n’est jamais que par signes qu’il leur donne ses ordres ; la mort la plus cruelle est la punition de celles qui ne l’entendent pas, et les supplices s’exécutent toujours ou par sa main, ou sous ses yeux. Tout cela, ma chère Eugénie, est absolument fondé sur des principes que je vous ai déjà développés. Que desire-t-on quand on jouit ? que tout ce qui nous entoure ne s’occupe que de nous, ne pense qu’à nous, ne soigne que nous ; si les objets qui nous servent jouissent, les voilà dès-lors bien plus sûrement occupés d’eux que de nous, et notre jouissance conséquemment dérangée ; il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande, il semble qu’il a moins de plaisir si les autres paroissent en prendre autant que lui ; par un mouvement d’orgueil bien naturel en ce moment, il voudroit être le seul au monde qui fût susceptible d’éprouver ce qu’ils sentent ; l’idée de voir un autre jouir comme lui le ramène à une sorte d’égalité qui nuit aux attraits indiscibles que fait éprouver le despotisme alors[16] ; il est faux d’ailleurs qu’il y ait du plaisir à en donner aux autres, c’est les servir cela, et l’homme qui bande est loin du desir d’être utile aux autres ; en faisant du mal, au contraire, il éprouve tous les charmes que goûte un individu nerveux à faire usage de ses forces, il domine alors, il est tyran, et quelle différence pour l’amour-propre ? Ne croyons point qu’il se taise en ce cas ; l’acte de la jouissance est une passion qui, j’en conviens, subordonne à elle toutes les autres, mais qui les réunit en même-tems. Cette envie de dominer dans ce moment est si fort dans la nature, qu’on la reconnoît même dans les animaux ; voyez si ceux qui sont en esclavage procréent comice ceux qui sont libres ; le dromadaire va plus loin, il n’engendre plus s’il ne se croit pas seul ; essayez de le surprendre, et par conséquent de lui montrer un maître, il fuira et se séparera sur-le-champ de sa compagne. Si l’intention de la nature n’étoit pas que l’homme eût cette supériorité, elle n’auroit pas créé plus foibles que lui les êtres qu’elle lui destine dans ce moment-là ; cette débilité où la nature condamna les femmes, prouve incontestablement que son intention est que l’homme qui jouit plus que jamais alors de sa puissance, l’exerce par toutes les violences que bon lui semblera, pour des supplices même, s’il le veut ; la crise de la volupté seroit-elle une espèce de rage, si l’intention de cette mère du genre humain n’étoit pas que le traitement du coït fût le même que celui de la colère ? Quel est l’homme bien constitué, en un mot, l’homme doué d’organes vigoureux, qui ne desirera pas, soit d’une façon, soit d’une autre, de molester sa jouissance alors ? Je sais bien qu’une infinité de sots qui ne se rendent jamais compte de leurs sensations, comprendront mal les systêmes que j’établis ; mais que m’importent ces imbécilles, ce n’est pas à eux que je parle. Plats adorateurs de femmes, je les laisse aux pieds de leur insolente dulcinée attendre le soupir qui doit les rendre heureux, et bassement esclaves du sexe qu’ils devroient dominer, je les abandonne aux vils charmes de porter des fers, dont la nature leur donne le droit d’accabler les autres ; que ces animaux végètent dans la bassesse qui les avilit, ce seroit en vain que nous les prêcherions, mais qu’ils ne dénigrent pas ce qu’ils ne peuvent entendre, et qu’ils se persuadent que ceux qui ne veulent établir leurs principes en ces sortes de matières que sur les élans d’une ame vigoureuse et d’une imagination sans frein,

  1. Si quelqu’un examine attentivement cette religion, il trouvera que les impiétés dont elle est remplie, viennent en partie de la férocité et de l’innocence des juifs, et en partie de l’indifférence et de la confusion des gentils ; au lieu de s’approprier ce que les peuples de l’antiquité pouvoient avoir de bon, les chrétiens paroissent n’avoir formé leur religion que de mélange de vices qu’ils ont rencontré par-tout.
  2. Suivez l’histoire de tous les peuples, vous ne les verrez jamais changer le gouvernement qu’ils avoient pour un gouvernement monarchique, qu’en raison de l’abrutissement où la superstition les tient. Vous verrez toujours les rois étayer la religion, et la religion sacrer des rois, on sait l’histoire de l’intendant et du cuisinier, passez-moi le poivre, je vous passerai le beurre ; malheureux humains, êtes vous donc toujours destinés à ressembler : au maître de ces deux fripons !
  3. Toutes les religions s’accordent à nous exalter la sagesse et la puissance intime de la divinité, mais dès qu’elles nous exposent sa conduite, nous n’y trouvons qu’impudence, que foiblesse et que folie. Dieu, dit-on, a créé le monde pour lui-même, et jusqu’ici il n’a pu parvenir à s’y faire convenablement honorer, dieu nous a créé pour l’adorer, et nous passons nos jours à nous moquer de lui ; quel pauvre dieu que ce dieu-là !
  4. Il ne s’agit ici que de ceux dont la réputation est faite dès long-tems.
  5. Chaque peuple prétend que sa religion est la meilleure, et s’appuye, pour le persuader, sur une infinité de preuves non-seulement discordantes entr’elles, mais presque toutes contradictoires, dans la profonde ignorance où nous sommes quelle est celle qui peut plaire à Dieu, à supposer qu’il y ait un Dieu ; nous devons, si nous sommes sages, ou les protéger toutes également, ou les proscrire toutes de même ; or les proscrire est assurément le plus sûr, puisque nous avons la certitude morale que toutes sont des momeries dont aucune ne peut plaire plus que l’autre à un Dieu qui n’écoute pas.
  6. On a dit que l’intention de ces législateurs, étoit, en émoussant la passion que les hommes éprouvent pour une fille nue, de rendre plus active celle que les hommes éprouvent quelquefois pour leur sexe ; ces sages faisoient montrer ce dont ils vouloient que l’on se dégoûtât, et cacher ce qu’ils croyoient fait pour inspirer de plus doux desirs ; dans tous les cas, ne travailloient-ils pas au but que nous venons de dire ? Ils sentoient, on le voit, le besoin de l’immoralité dans des mœurs républicaines.
  7. On sait que l’infâme et scélérat Sartine composoit à Louis XV des moyens de luxure, en lui faisant lire trois fois la semaine, par la Dubaril, le détail privé et enrichi par elle de tout ce qui se passoit dans les mauvais lieux de Paris : cette branche de libertinage du Néron français coûtoit trois millions à l’état.
  8. Qu’on ne dise pas ici que je me contrarie, et qu’après avoir établi plus haut que nous n’avions aucun droit de lier une femme à nous, je détruis ces principes en disant maintenant que nous avons le droit de la contraindre ; je répète qu’il ne s’agit ici que de la jouissance, et non de la propriété ; je n’ai nul droit sur la propriété de cette fontaine que je rencontre dans mon chemin, mais j’ai des droits certains sur sa jouissance ; j’ai le droit de profiter de l’eau limpide qu’elle offre à ma soif ; je n’ai de même aucun droit réel sur la propriété de telle ou telle femme, mais j’en ai d’incontestables à sa jouissance, j’en ai de la contraindre à cette jouissance, si elle me la refuse par tels motifs que ce puisse être.
  9. Les babyloniennes n’attendoient pas sept ans pour porter leurs prémices au temple de Vénus, le premier mouvement de concupiscence qu’éprouve une jeune fille, est l’époque que la nature lui indique pour se prostituer, et sans aucune autre espèce de considération, elle doit céder dès que la nature parle ; elle en outrage les lois si elle résiste.
  10. Les femmes ne savent pas à quel point leurs lascivetés les embellissent, que l’on compare deux femmes d’âge et de beautés à-peu-près semblables, dont l’une vit dans le célibat et l’autre dans le libertinage ; on verra combien cette dernière l’emportera d’éclat et de fraîcheur ; toute violence faite à la nature use bien plus que l’abus des plaisirs ; il n’y a personne qui ne sachent que les couches embellissent une femme.
  11. Le même vouloit que les fiancés, se vissent tous nuds avant de s’épouser ; que de mariages manqueroient si cette loi s’exécutoit ; on avouera que le contraire est bien ce qu’on appelle acheter de la marchandise sans la voir.
  12. Œuvres morales, traité de l’amour.
  13. Il faut espérer que la nation réformera cette dépense, la plus inutile de toutes ; tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour utile à la république, n’a nul droit à conserver la vie, et ce qu’on peut faire de mieux, est de la lui ôter au moment où il la reçoit.
  14. La loi salique ne punissoit le meurtre que d’une simple amende, et comme le coupable trouvoit facilement les moyens de s’y soustraire, Childebert, roi d’Austrasie, décerna, par un réglement fait à Cologne, la peine de mort non contre le meurtrier, mais contre celui qui se soustrairoit à l’amende décernée contre le meurtrier ; la loi ripuaire n’ordonnoit de même contre cette action qu’une amende proportionnée à l’individu qu’il avoit tué, il en coûtoit fort cher pour un prêtre ; on faisoit à l’assassin une tunique de plomb de sa taille, et il devoit équivaloir en or le poids de cette tunique, au défaut de quoi le coupable et sa famille demeuroient esclaves de l’église.
  15. Qu’on se souvienne que la guerre extérieure ne fut jamais proposée que par l’infâme Dumourier.
  16. La pauvreté de la langue française nous contraint à employer des mots que notre heureux gouvernement réprouve aujourd’hui avec tant de raison ; nous espérons que nos lecteurs éclairés nous entendront, et ne confondront point l’absurde despotisme politique, avec le très luxurieux despotisme des passions de libertinage.