Français, reprenez le pouvoir !/Partie 1/Chapitre 7

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Sommes-nous encore dans une démocratie républicaine? On est en droit de s’interroger, quand on s’aperçoit que ce pouvoir sans précédent du Président et du gouvernement, cette humiliation quotidienne du Parlement, servent, paradoxalement, non pas une ambition collective mais plutôt la primauté des intérêts particuliers sur l’intérêt général.

À la racine de cette étrange déliquescence, il y a une sorte de répudiation par les élites tricolores de ce qui a toujours fait le ferment de notre pays: notre civilisation singulière, porteuse de valeurs, de traditions et d’intérêts propres, insolubles dans une mondialisation sauvage elle-même synonyme d’abandon de toute volonté collective face aux éternelles prétentions hégémoniques des puissants.

Pour justifier ce renoncement, les classes dirigeantes disposent d’un commode alibi, selon le degré de sincérité qu’elles placent dans leur propos: la prétendue toute-puissance de l’économie et de ses forces sur la volonté politique démocratique qui, depuis 1789 au moins, doit primer tout le reste. L’économisme qui en découle n’est qu’une « dictature » des marchés, odieuse conséquence de cette subordination générale des objectifs politiques à ceux de l’économie.

À l’origine de ce dépérissement de la démocratie républicaine en France, il y a aussi une récusation systématique de tout ce qui ressemble peu ou prou à la puissance publique et à son intervention dans la vie de la Nation. L’État, pourtant instrument du bien commun, est curieusement devenu le mal absolu, de sorte qu’on lui préfère systématiquement les forces du marché, les actionnaires, les ONG, les autorités administratives indépendantes, etc. Le PS n’a d’ailleurs rien à envier à l’UMP dans cette dérive…

Dans ce climat idéologique et moral si dégradé, les responsables politiques ont de moins en moins l’envie et les moyens de résister aux grands intérêts privés, qui leur apparaissent souvent comme l’alpha et l’oméga de l’intérêt général.

Cependant, on aurait tort de céder à cette grossière dialectique de la contrainte économique et de l’adaptation nécessaire à celle-ci. Si notre pays est aujourd’hui à ce point dépendant du capitalisme total, c’est que nos dirigeants l’ont accepté sans le dire. Or, la France compte parmi les pays dont la taille et le rang lui permettraient de ne pas capituler face à la jungle des intérêts privés, des communautarismes et des experts. D’autres pays, bien plus petits, l’ont fait, comme la Malaisie, ou d’autres, plus grands, comme le Japon ou l’Alle­magne. Le discours fataliste assis sur l’économisme est bel et bien un leurre dont les Français ne doivent plus être dupes. Je ne crois pas aux déterminismes historiques; nous avons suffisamment expérimenté au xxe siècle la fascination qu’ils pouvaient exercer sur les plus beaux esprits (aussi bien, d’ailleurs, que sur le plus grand nombre) et la déso­lation à laquelle ils conduisaient. Nous devrions par conséquent tous être vaccinés contre un déterminisme économique motivant nombre de décisions « politiques ».

Trois réformes que j’ai voulu empêcher en sont la malheureuse illustration: la privatisation rampante d’EDF-GDF, la cession des autoroutes aux géants du BTP et la loi sur Internet et les droits d’auteur. Leur seul véritable point commun: la croyance en l’absence d’alternative crédible et, parfois, le copinage de haut niveau.

Dans le premier cas, pour boucler le budget 2005 et pour honorer les engagements du sommet de Bar­celone[1] on a ouvert le capital d’EDF et de GDF, ce patrimoine de tous les Français versé au pot national lors de la Libération par le général de Gaulle.

Deux ans après, on s’aperçoit des premiers méfaits de cette décision. EDF a augmenté ses tarifs libres de plus de 70 % pour échapper aux foudres de la Commission de Bruxelles qui estime qu’EDF profite des investissements nucléaires publics pour déstabiliser le marché de l’électricité. Le travailleur polonais a donc le droit de vendre sa force de travail à la moitié du salaire minimum, mais EDF ne peut pas profiter de ses capacités nucléaires pour faire bénéficier le consommateur d’un bas prix!

Bien évidemment, au lieu de reconnaître cette erreur, la gauche et la droite parlementaires, coresponsables de cette décision, se sont mises à protester à l’unisson lorsque les premiers effets se sont fait sentir. Aujourd’hui à la pointe du combat contre l’électricité chère, François Hollande et Pierre Méhaignerie n’avaient pourtant rien trouvé à redire lorsque Jacques Chirac et Lionel Jospin avaient signé à quatre mains la libéralisation du marché français de l’énergie, sous la pression de nos partenaires trouvant scandaleuse la modicité des tarifs d’EDF et de GDF par rapport aux leurs!

À présent le premier secrétaire du parti socialiste et le président de la commission des finances de l’Assemblée – par ailleurs secrétaire national de l’UMP – brandissent comme un seul homme l’étendard de la révolte contre l’alignement par le haut des prix de l’électricité en Europe! L’un et l’autre savaient pourtant depuis longtemps qu’une telle libéralisation allait fatalement provoquer une explosion des tarifs, puisque les dirigeants français avaient purement et simplement renoncé à cet avantage comparatif tout à fait loyal, acquis grâce à notre industrie électronucléaire! Mais le PS et l’UMP estiment sans doute qu’ils peuvent dormir tranquilles: qui, dans la presse, a relevé et dénoncé cette schizophrénie délibérée des deux grands partis de gouvernement?

D’ailleurs, deux ans après avoir promis de ne pas baisser la participation de l’État en dessous du seuil de 70 % du capital, le gouvernement, sans scrupule, propose aux parlementaires de réduire la participation publique à 33 % du capital de GDF pour fusionner cette entreprise avec Suez. Quel crédit accorder à la parole d’un ministre de la République? Pourquoi la fusion EDF-GDF, que j’ai toujours proposée avec beaucoup d’autres (experts, élus…), a-t-elle été refusée alors qu’aujourd’hui on nous propose celle de Suez et de GDF, beaucoup moins pertinente? MM. Mestrallet et Cirelli, respectivement présidents de Suez et de GDF, ont beaucoup utilisé, selon les journaux, les avions privés de leurs sociétés pour conduire des députés au Mondial de foot! Et l’intérêt de la France dans tout cela?

Point d’orgue de cette politique de vente des actifs de la nation qui apparaîtra sans doute un jour comme un scandale d’État: la privatisation des autoroutes. Sans vote du Parlement, ce qui a motivé à juste titre un recours devant le Conseil d’État de François Bayrou, en catimini, les sociétés en question ont été cédées à vil prix à des intérêts privés. La majorité, en bonne intelligence avec le gouvernement Raffarin, avait refusé cette privatisation et prévu, après un vrai travail parlementaire, que la rente autoroutière servirait au financement des programmes d’infrastructures de transports pour les vingt prochaines années. Or le gouvernement Villepin, uniquement motivé par la volonté de réduire l’affichage du déficit budgétaire de la France (au motif politicien de faire mieux que Nicolas Sarkozy qui, lors de son passage à Bercy à l’automne 2004, avait pu profiter de la vente d’une partie d’EDF), a remis en cause cet accord.

Pendant trente ans, les Français s’arrêteront donc aux péages pour verser des dividendes à des actionnaires privés. Si l’on songe que l’existence des péages était exclusivement justifiée par la construction du réseau autoroutier français et que la promesse avait été faite de leur suppression dès son achèvement, on comprend aisément pourquoi près de trois Français sur quatre ont pu désavouer une telle opération. Mais le plus inadmissible de tout est le bas prix auquel les sociétés ont été cédées.

L’affaire d’ailleurs a été tellement juteuse pour certaines entreprises que, on vient de l’apprendre, le patron de Vinci a demandé 8 millions d’euros de récompense personnelle pour cette opération, en sus des 173 millions d’euros accumulés en stock-options (soit l’équivalent de 5766 années de rémunération moyenne d’un salarié de cette entreprise), d’une prime de départ de 13 millions d’euros et d’une retraite annuelle de 2 millions d’euros jusqu’à sa mort. Malheureusement pour lui, le conseil d’administration de l’entreprise a finalement estimé que c’était pousser le bouchon un peu loin!

Comme moi, bon nombre d’élus de la majorité en ont assez de voir la technocratie et les intérêts privés en telle osmose, le pouvoir politique ne faisant qu’arbitrer entre des clans ou des réseaux. Cela nous rappelle les tristes heures de l’économie mixte mitterrandienne. Quand l’État n’est plus impartial, le pouvoir politique vacille au gré des influences, la démocratie est malade, l’intérêt général n’est plus défendu.


  1. Lors du sommet de Barcelone, en mars 2002, peu avant le premier tour de l’élection présidentielle, Jacques Chirac, président de la République, et Lionel Jospin, Premier ministre, signaient discrètement des accords par lesquels la France, après tous les autres membres de l’UE, acceptait finalement d’ouvrir à la concurrence le marché français de l’énergie contre la vague promesse qu’une directive-cadre sur les services publics serait étudiée par la Commission de Bruxelles. Cette dernière n’eut aucune difficulté à en faire enterrer le principe au Parlement européen deux ans plus tard. Les eurodéputés français, lorsqu’ils se battirent pour cet encadrement du marché, étaient totalement en minorité face à leurs collègues.