Français, reprenez le pouvoir !/Partie 4/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
◄  L’économie au service des hommes La révolution de la participation La sécurité professionnelle  ►


Le principal tort des socialistes, avec la réforme des trente-cinq heures, est d’avoir confondu temps de travail et épanouissement personnel. À quoi sert de gagner quelques heures si le stress, la flexibilité, la peur du chômage, minent la vie du salarié? Quelle que soit l’ampleur de la réduction de son temps de travail, il continue de passer une part importante de sa vie sur son lieu d’activité. Après avoir progressé pendant un siècle, les conditions de travail ont tendance à se dégrader. Cela n’est ni acceptable moralement, ni efficace économiquement.

Évolution d’autant plus insupportable pour les salariés que la plupart des dirigeants bénéficient de salaires démesurés, d’options sur titres (stock-options), et de parachutes dorés pour leur retraite. Face aux ravages d’un libéralisme mondialisé indifférent à toute préoccupation sociale, environnementale et nationale de long terme, nous ne pouvons rester passifs.

Mon pari est que les Français sont désormais conscients de l’effort à fournir pour sortir de l’état de crise dans lequel l’irresponsabilité des gouvernements les a plongés. Ils semblent prêts aux sacrifices nécessaires, y compris dans l’organisation de leur économie, pourvu que ce soit dans la plus stricte conformité à leur idéal républicain de fraternité et que cette politique leur soit clairement perceptible.

Au-delà des mesures correctrices déjà proposées pour « moraliser » le gouvernement d’entreprise (limitation du montant des options sur titres, interdiction de les lever au-delà d’un certain montant lorsque le détenteur exerce ses fonctions, transparence des avantages en nature des cinq plus hauts dirigeants, etc.), il nous faut maintenant aller à la source des difficultés et repenser l’équilibre entre actionnaires, dirigeants et salariés.

La participation est une révolution douce bénéfique, car elle peut transformer le visage du capitalisme dans l’intérêt de chacun, à commencer par le marché lui-même. Cette idée de participation, recours alternatif au tandem capitalisme sauvage-économie collectivisée, n’est pas nouvelle. Elle peut apparaître désuète pour certains, alors qu’en vérité elle est profondément moderne, offrant un remède aux excès actuels du capitalisme.

Le général de Gaulle, tout comme il avait anticipé la chute finale de l’URSS (« La Russie boira le communisme comme le buvard boit l’encre »), avait perçu les limites d’un système libéral mondialisé, ni ordonné ni maîtrisé. « À l’origine de ce trouble, déclarait-il le 31 décembre 1968, il y a le sentiment attristant et irritant qu’éprouvent les hommes d’à présent, d’être saisis et entraînés par un engrenage économique et social sur lequel ils n’ont point de prise, qui fait d’eux des instruments[1]

Pour répondre aux emballements d’un libéralisme « qui ne libère personne », il entendait proposer un ordre social nouveau qui rende à l’homme sa liberté face à l’anonyme dictature des marchés qui le broie. Cela, sans nier l’économie de marché proprement dite, mais en la corrigeant des injustices qu’engendre la domination exclusive du capital dans la phase actuelle de financiarisation de l’économie. En un mot, le libéralisme doit demeurer le serviteur du développement matériel et moral de l’humanité, non pas en devenir le maître.

Une fois de plus, les faits donnent chaque jour un peu plus raison à l’analyse du général de Gaulle. On ne compte plus les témoignages de chefs d’entreprise et d’économistes qui démontrent combien le système s’est emballé, allant même jusqu’à tuer l’esprit d’entreprise.

Pour résister à ce capitalisme de court terme qui, en demandant des taux de rentabilité de 15 % alors que la croissance n’est que de 2 %, ne conduit qu’au désastre, il faut mettre un terme à la dictature de l’actionnaire en faisant émerger une autre culture, inscrite dans la durée et fondée sur un certain partage. La participation telle que la concevait le général de Gaulle arrive à point nommé, entendue comme « l’association digne et féconde de ceux qui mettent en œuvre à l’intérieur d’une même entreprise soit leur travail, soit leur technique, soit leur bien[2]». Le salarié deviendra ainsi un associé, coresponsable de la marche de l’entreprise. Actionnaire en même temps que salarié, il sera associé au bénéfice (intéressement), au capital (actionnariat) et, stade ultime, aux décisions (présence au conseil d’administration en qualité d’administrateur).

Plus d’un demi-siècle après son lancement, la participation ne fait que vivoter, car elle n’a jamais été vraiment engagée à grande échelle, ce qui aurait nécessité une mobilisation des pouvoirs publics et des organisations professionnelles, syndicales et patronales. Certes, plus de huit millions de salariés bénéficient déjà, soit de l’intéressement au bénéfice, soit de la participation au capital avec acquisition de titres, ce qui représente tout de même, en moyenne, 1800 euros de revenu complémentaire annuel. Les entreprises qui ont osé franchir le pas s’en félicitent. Leur productivité est meilleure, car le climat social qui y règne est plus stable et leur capital est solide.

Mais la révolution de la participation voulue par le général de Gaulle s’est heurtée, y compris sous sa propre présidence, au mur des intérêts et à l’incompréhension, pour ne pas dire à l’hostilité, tant de la classe politique que des syndicats, notamment patronaux. Malgré les dispositions législatives de 1959, 1967 et 1990, parmi les quarante plus grosses capitalisations du CAC 40, huit entreprises seulement dépassent le seuil des 5 % d’actionnaires salariés.

Tout récemment, la volonté sincère de relance par le gouvernement a conduit à des avancées bien timides (rapport Cornut-Gentille/Godfrain de septembre 2005 et « projet de loi Breton », de juillet 2005).

En fait, la participation demeure encore, dans l’esprit de la classe politique, du patronat et des syndicats (encore que chez ces derniers les mentalités semblent évoluer), soit une « carotte », pour adoucir les mœurs des salariés et faciliter les grandes manœuvres des investisseurs institutionnels, soit un danger dans la remise en cause de l’oligarchie financière. À titre d’exemple, les décrets d’application de la loi Fabius du 17 janvier 2002, prévoyant la représentation des salariés au conseil d’administration lorsque leurs parts dépassent plus de 3 %, ne sont toujours pas publiés! Il est donc vital et urgent de réconcilier les Français avec l’entreprise, d’améliorer la productivité, grâce à la complémentarité du capital et du travail et enfin de stabiliser le capital de nos entreprises de plus en plus victimes d’OPA étrangères.

À ce sujet, j’ai longuement rencontré Gérard Mulliez, fondateur et longtemps P-DG d’Auchan, qui m’a présenté en détail le dispositif mis en œuvre. Aujourd’hui, 20 % du capital de l’entreprise est détenu par les salariés, qui bénéficient d’un complément annuel non négligeable de rémunération et d’épargne. M. Mulliez m’a dit combien sa famille était initialement réticente à cette ouverture du capital et comment il a dû mettre en balance son départ pour forcer la main de ses frères, sœurs et cousins. Aujourd’hui, quand le groupe Carrefour est sous la menace permanente d’une OPA de Walmart, le géant américain du secteur, le groupe Auchan peut, lui, engager une stratégie à long terme sans dépendre des caprices de la Bourse.

Dans un pays comme le nôtre qui n’a pas de fonds de pension, la relance de la participation est redevenue une urgence pour l’État. La réforme doit mêler contrainte et incitation. Toutes les entreprises et non plus seulement celles de plus de cinquante salariés devront être concernées, l’objectif étant d’atteindre, pour celles qui emploient plus de cent salariés, 15 % de leur capital dans les cinq ans. Pour y réussir, les incitations fiscales à la distribution gratuite d’actions comme à l’abondement de la réserve spéciale de participation doivent être augmentées sur le modèle du plan épargne retraite collectif. Il faut rendre le dispositif très attractif pour l’actionnariat salarié proprement dit comme pour les entreprises. L’impôt sur les sociétés diminuerait pour celles qui atteignent l’objectif et augmenterait pour les autres.

Il nous faut aussi encourager le développement des associations d’actionnaires salariés, qui pourront non seulement siéger au sein du conseil d’administration mais surtout être ouvertes aux actionnaires individuels qui, très souvent, manquent de visibilité dans la gestion de leurs titres par les gestionnaires institutionnels.

Les représentants des actionnaires salariés doivent enfin être élus par ceux-ci sans confusion avec la représentation des syndicats. Grâce à ces associations d’actionnaires salariés ou indépendants, nous aurons l’occasion de casser le microcosme financier parisien, qui fonctionne en autarcie et a de plus en plus tendance à se vendre à l’étranger le plus offrant, comme en témoigne la triste OPA de Mittal sur Arcelor. Ces associations permettront aussi de bousculer le monopole de la représentation syndicale par les grandes centrales, qui ont parfois tendance à cultiver un certain conservatisme.

Pour permettre aux salariés dont l’entreprise est fragile (la participation repose sur l’existence de bénéfices) d’y trouver leur intérêt, on pourra aussi réfléchir à la création d’un fonds de péréquation nationale de la participation, regroupant toutes les valeurs des entreprises françaises qui seront obligées d’y cotiser. Quelques titres de ce fonds seront symboliquement distribués aux salariés des entreprises insuffisamment performantes pour générer leur propre participation, permettant ainsi, en vertu du principe de solidarité nationale, à chaque salarié du privé d’en bénéficier.

Enfin, je propose un nouveau statut d’entreprise spécifiquement adapté au développement participatif comme la société anonyme à gestion partagée (SAGP), qui pourra mieux répondre à certains projets d’entreprise et vérifier la pertinence de ce nouveau modèle économique et social.

En présentant de manière attractive cette nouvelle forme de solidarité, c’est-à-dire en montrant au citoyen qu’il peut faire fructifier son épargne tout en contribuant au progrès social, on peut raisonnablement espérer drainer vers les entreprises des masses monétaires importantes (fonctionnaires encore réticents aux formes actuelles d’épargne en entreprise pour des raisons idéologiques, salariés des PME-PMI, artisans et commerçants, etc.). Les banques populaires ou mutualistes pourront donc proposer à leurs clients des « produits financiers » constitués sur ce modèle. À la fois sûrs – car gagés sur une économie nationale de nouveau puissante – et raisonnablement dynamiques, ces produits pourront avoir une composition variable, limitée à une entreprise ou panachée entre plusieurs entreprises et associations de diverses origines. Les salariés actionnaires eux-mêmes en tireront profit, car ils pourront souscrire à ces produits par affiliation, afin de mutualiser les risques financiers (ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier), sans réduire pour autant leur pouvoir de représentation.

Outre son rôle de protection et de dynamisation de l’économie nationale, la participation à grande échelle peut ainsi permettre aux salariés, au côté des actionnaires et des dirigeants, de devenir de vrais acteurs de la marche de l’entreprise. Mais comment est-ce possible sans être aussi maître de sa propre évolution professionnelle? C’est pourquoi l’esprit de responsabilité doit irriguer la politique de l’emploi et l’emporter sur la logique de l’exclusion et de l’assistanat qui, aujourd’hui, écarte un nombre toujours plus grand de Français du monde économique marchand.


  1. De Gaulle déclarait déjà, le 31 août 1948, dans une allocution devant les comités professionnels du RPF : « On a fait ce qu’on a fait au point de vue économique dans le monde, en gros, avec un système qui s’appelait le libéralisme et on a fait de très grandes choses, c’est évident. Il n’est pas moins évident que le libéralisme tel qu’on le voyait avant-hier est devenu une chose inconcevable et insupportable dans l’état présent du monde et spécialement dans l’état présent de la France […]. Nous ne l’admettons pas, sans doute pour des raisons humaines, des raisons de justice sociale, mais nous ne l’admettons pas non plus pour des raisons économiques, parce que nous considérons […] que ce système-là n’est plus susceptible de donner à tous ceux qui produisent l’impulsion, la volonté, la passion de produire et de créer qui sont indispensables si nous voulons redevenir puissants, prospères, généreux et rayonnants dans le monde. Par conséquent, le vieux libéralisme, ce n’est pas la voie économique et sociale dans laquelle la France se refera telle qu’elle doit se refaire.»
  2. Charles de Gaulle, le 7 avril 1947 à Strasbourg.