François-Louis de Bourbon Conti et sa candidature au trône de Pologne (1696-1697)

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François-Louis de Bourbon Conti et sa candidature au trône de Pologne (1696-1697)
Général de Piepape

Revue des Deux Mondes tome 60, 1910


FRANÇOIS-LOUIS DE BOURBON CONTI
ET
SA CANDIDATURE AU TRÔNE DE POLOGNE
(1696-1697)


I

L’ambition est un sentiment naturel aux âmes bien trempées, surtout chez l’homme dont la naissance appelle la gloire. L’amour, qui amollit les âmes, est parfois le plus fort et peut amoindrir une destinée que l’ambition semblait devoir porter au plus haut sommet. On vit l’amour, à la fin du XVIIe siècle, âge ambitieux, mais plus galant encore, contre-balancer l’attrait d’une couronne chez un prince français né lui-même sur les marches d’un trône. Ce fut François-Louis de Conti, d’abord appelé prince de La Roche-sur-Yon, le personnage le plus remarquable de sa branche à cette époque, le neveu, presque le fils adoptif du grand Condé, l’héritier de sa renommée après avoir été son élève, le plus séduisant des grands seigneurs ses contemporains, le héros de roman que tous les cœurs féminins se disputaient, le chevaleresque soldat en qui semblait s’être incarnée l’âme de son oncle, celui qui, dès vingt ans, avait rêvé la guerre et vu s’entr’ouvrir devant lui les plus rians horizons.

Nul ne jouit, dans son temps, d’une popularité égale à la sienne. Nul n’eut plus de succès dans le monde et à la guerre. Nul n’aspira davantage au commandement suprême et ne fut plus près de régner un jour. Déçu et malheureux même en amour, il ne fît que porter à ses lèvres la coupe de la gloire et du bonheur. Il mourut jeune dans un profond désenchantement. La nature l’avait formé avec une faveur exceptionnelle. Il semblait que ce fût pour lui que le nom de Prince charmant eût été créé. « Sa bonne mine, jointe à la beauté de son visage, à sa douceur et à un certain air guerrier qui s’y mêlait, commandât en même temps l’amour et le respect. Ses charmes physiques n’étaient rien encore auprès de sa valeur intellectuelle. Il était doué d’un grand fonds d’esprit, d’un jugement solide ; il avait un tour de conversation facile, agréable et naturel, de la lecture, de l’érudition et de la science, même en théologie. » Nul, mieux que lui, n’appréciait le mérite des hommes. Sa qualité maîtresse était un naturel guerrier, un coup d’œil spécial, une bravoure merveilleuse, qui, sur le champ de bataille, devait le porter au premier rang, parmi les capitaines de son temps[1].

Il fit ses premières armes en Hongrie, au cours d’une escapade qui le mit en disgrâce auprès du Roi, Louis XIV n’ayant jamais souffert la désobéissance, même dans la Maison royale. Au lit de mort de M. le Prince le héros, comme on appelait Condé, il n’obtint son pardon qu’en apparence, par l’entremise du grand homme. La rancune royale, un peu de jalousie surtout, de le voir supérieur au Dauphin et au duc du Maine, le poursuivit jusqu’à la fin de sa carrière. Nous n’avons pas l’intention de la parcourir. Saint-Simon en a donné les principaux traits.

Il brilla surtout en campagne sous le maréchal de Luxembourg, aux côtés de son beau-frère M. le Duc[2], son émule sur le champ de bataille comme sur le terrain des lettres et des sciences, enfin surtout son rival ; car, pour l’infortune de sa vie, non moins que pour l’ombre à sa mémoire, Conti était follement épris de sa belle-sœur, la duchesse de Bourbon, fille du Roi et de Mme de Montespan.

A vingt-quatre ans, le 27 juin 1688, il avait épousé, par pure convenance, sa cousine, Marie-Thérèse de Bourbon. Le prince de Conti, dit la chronique, aima la femme qui lui avait été presque imposée par le vieux Condé, « aussitôt que le Roi le trouva bon, et n’eut point à s’en repentir. » Le vrai, c’est que l’horizon conjugal fut bien vite assombri par la présence de l’astre nouveau qui brillait à Chantilly, dans la personne de la fille naturelle du Roi. Nous renverrons au mémorialiste pour le séduisant portrait qu’il fait de cette « figure formée des plus tendres amours, et de cet esprit fait pour se jouer d’eux, à son gré, sans en être dominé. » « On ne pouvait, selon Mme de Caylus, en apparence être moins fait pour l’amour que M. le Duc, bien que lui aussi se donnât volontiers pour un héros de roman. » Quel contraste avec la personne de François-Louis de Conti ! Un délicieux prince ! « Jusqu’aux défauts de son corps et de son esprit avaient des grâces infinies. » Les comparaisons de ce genre sont toujours dangereuses.

Déjà lasse de son époux, la duchesse de Bourbon ne tarda pas à s’éprendre du beau séducteur. Conti ne fut pas son seul amant, d’ailleurs. M. de Marsan lui faisait concurrence, en attendant le marquis de Lassay. Ce que préférait cependant ce petit cœur de seize ans, s’il était capable d’aimer, chose assez douteuse chez une coquette, c’était, assurent les contemporains, son beau cousin Conti. A force de s’entendre dire qu’il ne fallait pas regarder Mme la Duchesse, le prince, qui n’avait eu jusqu’alors que des amours de papillon, ancra pour toujours dans sa pensée l’éblouissante image de la fille de Mme de Montespan. Il l’emporta en campagne, où elle l’encouragea à conquérir des lauriers dignes d’être déposés ensuite à ses pieds, tout en lui suscitant, car il n’y a pas de roses sans épines, la jalousie croissante de M. le Duc.

Donc, sans entrer dans des détails étrangers à notre sujet, François-Louis se couvre de gloire sous le maréchal de Luxembourg, au siège de Namur, à Steinkerque et à Nerwinde[3]. Maréchal de camp en 1690, à Steinkerque, il rétablit l’aile gauche qui plie. Il a quatre chevaux tués sous lui. A l’assaut, il prend, des mains d’un porte-étendard blessé, le « drapeau colonel » du régiment de Bourbonnais, et, l’élevant au-dessus de sa tête, pour rallier officiers et soldats, s’élance à pied contre l’ennemi, lui enlève ses chevaux de frise et franchit tous les obstacles, sous les balles, suivi de ses gardes qui se font jour après lui. Dans ce violent effort, qu’il dirige avec un irrésistible élan, les bataillons hollandais de Guillaume d’Orange, sans avoir été rompus par le feu, sont culbutés à coups d’épée ou de baïonnette. Luxembourg, en rentrant au camp, dit à ses officiers : « Messieurs, l’honneur de cette journée appartient tout entier à Mgr le prince de Conti. Je vais l’écrire au Roi ! » Mêmes prouesses à Nerwinde (1693).

A midi, la victoire est encore incertaine : il faut à tout prix se réemparer du village qui a été pris et repris. Conti propose à Luxembourg de ne plus batailler à coups de mousquet, mais d’aborder l’adversaire l’épée à la main. « Prince, lui répond le maréchal, vous faites si bien qu’il n’y a qu’à vous laisser faire. Je compte sur vous ! » Et Conti, à la tête de ses gardes et de la Maison du Roi, pousse l’attaque à fond. Les munitions épuisées, comme à Steinkerque, on combat à l’arme blanche, C’est l’élève de Condé qui inaugure cette nouvelle tactique. Le lendemain de la victoire, Saint-Simon alla au quartier général. « Je causai fort, dit-il, avec M. le prince de Conti, qui me montra sa contusion au côté et qui ne me parut pas insensible à la gloire acquise. » De l’avis unanime, Conti et son beau-frère, M. le Duc, les deux rivaux, avaient fait des merveilles pendant cette campagne. Après Rocroi, le grand Condé fut comparé au dieu Mars. Après Nerwinde, Conti, ce fut Germanicus pour les courtisans ; dans les salons, on faisait courir cette épigramme :


D’une manière triomphale
Comme César vint de Pharsale,
Luxembourg doit venir ici ;
Mais on nous écrit de l’armée,
Que sans Vendôme et sans Conti,
Il revenait comme Pompée[4].


Luxembourg prétendait avec bonhomie que le prince de Conti lui apprenait son métier. C’était du moins un digne collaborateur et tous deux de la même école : celle de M. le Prince le héros. Le public enthousiaste répétait naïvement que l’âme de Condé avait dû combattre pour les princes de sa maison. Nerwinde fit en France, au dire de Voltaire, un effet extraordinaire. C’était du délire.

Et dans toutes les campagnes suivantes, François-Louis continua à s’attirer les regards de l’armée et du pays.

Pour parler comme celui qui prononcera son oraison funèbre, « sans avoir eu l’honneur du commandement, il avait eu plus d’une fois presque lui seul l’honneur de la victoire. » Peu à peu sa renommée d’homme de guerre avait franchi les frontières de la France. Il devenait célèbre en Europe. Il était mûr pour le rang suprême ; mais, hélas ! malgré ce prestige universellement reconnu, il ne recevait de Louis XIV ni récompenses nouvelles, ni le haut commandement auquel il aspirait, ni même aucun emploi dans les dernières années de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Il demeurait à l’écart et rongeait son frein dans son château de l’Isle-Adam. De temps en temps, il poursuivait ses assiduités vis-à-vis de Mme la Duchesse, et M. le Duc s’en montrait non moins courroucé que des lauriers cueillis par son beau-frère. « C’était, dit le mémorialiste, une sorte de rage qu’il ne pouvait cacher. »

Quand il reparaissait à la Cour de Versailles, Conti y était un irrégulier, presque un exilé. Il s’y sentait mal à l’aise et gêné auprès du Roi. En 1696, il se rendit en Suisse, à Neuchâtel, pour recueillir un héritage de son oncle le duc de Longueville ; mais il en fut évincé par la duchesse de Nemours. Louis XIV, trouvant fâcheux pour la dignité de sa couronne le conflit suscité à ce propos par les Etats suisses, rappela son cousin en France et lui proposa un dédommagement… à Varsovie ! Le miroitement d’une couronne lointaine tentait peu l’amant de Mme la Duchesse. Nous allons assister chez lui à une évolution morale que ne faisait pas prévoir l’élan de ses premiers succès. Cependant, il ne pouvait se dérober à une offre aussi avantageuse pour sa maison, surtout en souvenir de Condé, qui, à deux reprises, en 1663 et 1669, avait failli monter sur le trône des Jagellons.


II

La mort du dernier roi de Pologne, Jean Sobieski[5], survenue le 17 juin 1696, rendait vacant une fois de plus ce trône électif. L’ambassadeur de France à Varsovie songea tout de suite à lui donner pour successeur un nouveau prince français. Le nom de Conti fut mis en avant et agréé par Louis XIV. On allait ainsi reprendre à Versailles les anciens projets d’il y avait trente ans, avec l’espoir d’enlever la Pologne aux influences autrichiennes et de la détourner de la guerre contre les Turcs. L’instrument de cette politique habile siégeait déjà à Varsovie, au cœur de la place. C’était l’abbé Melchior de Polignac, l’élégant prélat qui devait plus tard, étant le confident de la duchesse du Maine et revêtu alors de la pourpre cardinalice, jouer un rôle important dans la conspiration de Cellamare.

Nommé, en mars 1693, ambassadeur en Pologne en même temps que l’abbé de Bonport[6], il s’était chargé avec empressement de préparer l’élection par des négociations avec les magnats de la « République polonaise[7]. » Il croyait avoir réussi à faire agréer le neveu et l’élève favori du grand Condé, à cause de ses origines et de sa nature chevaleresque. Cependant, une forte opposition s’éleva en Pologne contre une candidature française, et Conti s’y trouvait en butte aux calomnies de cette cabale. L’ambassadeur de France à Varsovie était un personnage ambitieux, mais un ambitieux de haute naissance et de grande envergure. Il avait « beaucoup d’esprit, dit Saint-Simon, surtout de grâces et de manières, toute sorte de savoirs, avec le débit le plus agréable, la voix touchante, une éloquence douce, insinuante. Tout couloit de sources, tout persuadoit. » — « C’est, disait de son côté Mme de Sévigné, l’un des hommes du monde dont l’esprit me paraît le plus agréable. »

Il y avait là de réelles qualités pour un diplomate. Mais, emporté par ses illusions, Polignac allait se jeter et jeter trop légèrement le roi de France avec lui dans une terrible impasse. Dès le début, et non sans présomption, il se déclara en mesure de faire réussir l’élection désirée, là où avaient échoué trois candidatures françaises précédentes. Il s’agissait avant tout, selon lui, d’engager le prétendant à répandre dans le pays des largesses, des cadeaux, de fortes gratifications, autant dire que la couronne de Pologne était à vendre au plus fort enchérisseur. Le pays manquait d’argent. Il lui en fallait à tout prix.

Le 26 juillet 1696, six semaines après la mort de Sobieski, arrivent à Varsovie les premières instructions de la Cour de France. Le Roi consentait bien à envoyer un prince de sa maison sur les bords de la Vistule, et même il désignait déjà François-Louis. Mais il voulait d’abord prendre ses précautions, étudier le terrain, savoir au juste par son ambassadeur « quelles seraient les sûretés que pourrait trouver le prince en arrivant dans son royaume, quels ports lui seraient ouverts, etc. » Huit jours après, une lettre de Polignac donnait les plus belles espérances sur le projet formé[8]. Les concurrens de Conti seraient selon lui peu sérieux : l’un des fils de Sobieski, prince débauché et antipopulaire ; peut-être un Allemand qu’on ne nommait pas. Conti « serait infailliblement roi de Pologne, avant que ses rivaux n’eussent le temps de former leur brigue et de traverser son élection. » Encore fallait-il presser l’affaire, le bon succès de l’entreprise dépendant de la célérité de l’exécution. « Si l’on donnait au peuple le temps de se rendre maître de l’élection, son peu de penchant pour les princes étrangers rendrait l’affaire plus difficile. Il fallait apporter un million de francs. » « Je le répéterai cent fois, écrivait Polignac, et jusqu’au dernier jour. Pour les Polonais, les promesses ne suffisent pas… Il faudra tout au moins leur montrer les coffres ou leur donner des arrhes, comme on fait aux ouvriers et aux marchands. » «… Les gentilshommes qui viendront à la diète d’élection demanderont à celui qu’ils éliront d’être remboursés de leurs frais[9]. » Le Roi paraissant assez peu disposé à vider les caisses de la France pour la Pologne, l’abbé de Polignac reviendra dès lors constamment à la charge avec le même refrain. Sa copieuse correspondance de Varsovie pour l’élection du prince de Conti n’occupe pas moins, en minutes, de quatre volumes in-folio, aux archives des Affaires étrangères. Il n’y a de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre : le Roi répondait rarement sur le chapitre finances. Conti, de son côté, laissait venir les événemens, avec une sceptique insouciance. Il comptait peu sur le succès ; peut-être ne le désirait-il pas. D’ailleurs, la diplomatie n’était pas son affaire. Sur ce champ de bataille, il n’avait plus les mêmes ardeurs.

Polignac, au contraire, était fort pressant. Il ne cessait de moduler ses variations sur ce thème connu : Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Il écrivait le 2 octobre : « Le nom du prince de Conti et le bruit répandu des avantages que son élection produirait à la Pologne, ont absolument renversé les pratiques du prince Jacques, et la faction de V. M. devient si forte que les deux autres en seront facilement surmontées. »… « La Reine (de Pologne) et le prince Jacques (son fils) ont remué ciel et terre pour faire changer le terme de l’élection… C’est en vue de M. le prince de Conti surtout qu’on l’a reculée, tant pour éviter les surprises que pour me donner le temps d’agir en sa faveur[10]… » Je suis assuré déjà « de la meilleure partie du Sénat et des gentilshommes les plus considérables. »

Le 24 octobre, le cardinal primat Radziejowski, l’évêque de Plosk, Casimir Sapieha, palatin de Vilna, et autres grands dignitaires de la couronne polonaise, signent l’engagement solennel de faire élire le prince de Conti[11]. Ils veulent un roi « qui puisse rétablir et conserver le culte de la religion catholique, les privilèges de leur précieuse liberté et la gloire de leur nation à présent fort obscurcie. »

Ils ne se soucient pas du prince Jacques, « qui cherche à se faire donner la couronne par des moyens violens, » ni d’un prince allemand dont la puissance serait préjudiciable à la liberté. « Pour ces raisons, disait l’acte d’engagement, nous nous sommes promis foy et parolle de chrestien et de gentilhomme d’élever sur le trône le prince que nous avons jugé le plus digne… c’est-à-dire Louis de Bourbon, prince de Conti, lequel, et non un autre, nous nommerons au temps destiné pour cela… »

Le traité était subordonné à de grandes promesses d’argent : un million d’écus payés comptant, deux autres demandés à Versailles. Une députation de la noblesse polonaise fut envoyée en France. Louis XIV la reçut très froidement. « Je vous recommande, avait écrit Polignac à cette occasion[12], que M. Towienki, l’un des députés, reparte bien content, et, s’il se peut, bien régalé. Si S. M. jugeoit à propos, en le congédiant, de lui donner de sa propre main une bague pour M. le comte Radziejowski, je sçay qu’un si grand honneur toucheroit vivement le cœur de cette Éminence. » Un tel appétit d’argent et de cadeaux, si en dehors de nos habitudes françaises, déplaisait fort à Louis XIV, qui n’y répondait pas sans se faire tirer l’oreille. A la Cour de Versailles, tous les yeux étaient tournés vers le trône de Pologne et l’on se repaissait de belles espérances. Conti, ne partageant pas ces illusions, remerciait Polignac de son zèle, mais non sans lui avouer les embarras que lui causaient les engagemens pris en son nom[13].

D’autre part, le Roi, trouvant excessives les profusions de son ambassadeur à Varsovie, l’invitait à les réduire sous peine d’être obligé de les désavouer. Il eût préféré que le nom du prince français ne fût divulgué qu’aux approches de l’élection. Mais comment réprimer les empressemens intempestifs du négociateur ?

La reine de Pologne, veuve de Sobieski, Marie-Casimire, était venue se réfugier à Dantzig[14]. De là, elle se trouvait à même de surprendre les agissemens du parti français et elle discréditait Conti de tout son pouvoir. Elle était cependant Française elle-même, fille d’un gentilhomme poitevin, sœur de la marquise de Béthune. Si elle combattait la cause de notre prétendant, c’est, dit-on, parce que Louis XIV avait refusé la pairie à son père Henri de Lagrange d’Arquien et parce que, reine élective et non héréditaire, elle n’avait pu être reçue à Versailles avec les mêmes honneurs que la reine d’Angleterre. Elle écrivait sournoisement à sa sœur que, selon toute apparence, l’élection de Conti devait avorter sans autre résultat que de lui faire substituer un prince ennemi du roi de France, « ce que n’étaient pas aujourd’hui, ajoutait-elle, les fils du roi Sobieski. » Sincère ou non, cette lettre de la veuve du dernier roi de Pologne, commentée à Versailles, ne laissa pas que d’y faire impression, et l’année 1696 se ferma dans l’esprit du Roi sur des réflexions assez sérieuses au sujet d’une entreprise qui lui parut désormais fort compromise.

Polignac adressait lettres sur lettres à Pontchartrain, le secrétaire d’Etat aux finances françaises, pour en obtenir de l’argent. « Monsieur, vous me trouverez sans doute bien importun, mais je vous supplie d’excuser la nécessité qui m’y oblige. » Les subsides n’arrivant pas, il lui fallut recourir à des emprunts sur place pour soutenir son personnage à Varsovie. Un nouveau compétiteur sérieux avait surgi : l’Electeur Frédéric-Auguste de Saxe. Celui-là avait un réel avantage, possédant non seulement de l’argent, mais des troupes. Elles s’étaient partagées en deux corps. L’an devait, disait-on, marcher sur Marienbourg, l’autre sur Oliva, près de Dantzig.

Dès le mois de février 1697, la candidature de l’Electeur, prêt à abjurer le luthérianisme et appuyé dans ce cas par la Cour de Rome, était considérée en Pologne comme sérieuse. Louis XIV dépêcha au printemps, à Varsovie, un certain abbé de Châteauneuf, avec le titre de coadjuteur de l’ambassadeur, un peu pour aider Polignac et beaucoup pour le surveiller. Dès son arrivée, Châteauneuf reconnut une scission, que l’ambassadeur avait jusque-là dissimulée de son mieux, dans le corps électoral.

Au mois de mai, les préparatifs commencèrent pour la diète d’élection, par les soins du cardinal Radziejowski. Les partisans du prince de Conti, ce prélat en tête, insistèrent avec énergie pour que le prétendant français se montrât le plus tôt possible avant le vote. « Qu’il se mette, disaient-ils, à la tête des troupes, et marche contre le prince Jacques, si le fils de Sobieski donne le signal de la guerre civile ! » Aussitôt Polignac et Châteauneuf de s’appuyer sur cette pression et d’écrire à Conti[15] : « Vos plus fidèles serviteurs tout d’une voix demandent que Votre Altesse se mette en chemin incessamment, pour venir prendre possession de son royaume aussitôt qu’Elle sera élue. »

Point de réponse. Le prince préféra attendre l’élection en France. Il était d’autant moins enflammé, qu’il voyait maintenant devant lui cinq concurrens suscités par sa temporisation : Jacques Sobieski, l’Electeur de Saxe, le prince de Neubourg, le prince de Lorraine et le prince Louis de Bade.

Polignac, ne recevant plus aucun courrier de France, se rongeait, et travaillait en aveugle, à Varsovie, pour la cause qui lui tenait tant au cœur. C’est que la reine de Pologne, la soi-disant amie de la France, profitait de ce qu’elle était logée chez le maître de poste de Dantzig, pour se faire un jeu d’intercepter les lettres de Varsovie à l’adresse de Versailles, passant par ses mains. Elle poussait même l’ironie jusqu’à renvoyer les enveloppes vides à leur auteur.

En attendant de nouvelles instructions, Polignac avait gagné à prix d’or les Sapieha et quelques autres magnats sur lesquels il croyait pouvoir compter à l’approche de l’élection. Malgré tout, le parti du prince Jacques se relevait. À cette nouvelle, Louis XIV blâma ses deux négociateurs de l’imprudence de leurs agissemens[16]. Il leur reprocha surtout « de s’être constitués otages, ce qui ne convenait pas, écrivait-il, à la dignité de leurs caractères. »

Enfin la date solennelle fixée pour l’élection arriva. Le 25 juin, toute la noblesse polonaise représentée par un corps électoral de plus de quatre cent mille hommes, se trouva réunie dans la plaine de Varsovie. Quelle scène imposante, presque invraisemblable ! Une telle affluence d’électeurs, tous mus par le sentiment d’un devoir national à accomplir, sans que le moindre désordre en vînt troubler la gravité. De tous les palatinats assemblés, avec leurs costumes pittoresques et leurs passions ardentes, celui de Plosk fut le plus enflammé à crier : « Vive Conti ! » Une première opération incomplète eut lieu ce jour-là, et l’on remit au lendemain la suite de l’élection.

Fatal délai ! « Cette nuit nous fut funeste, mandait Polignac au Roi, le 27. Le Castelnau de Caïman traita avec nos ennemis en faveur de Saxe. Le nonce attesta qu’il avait abjuré… Nous le crûmes roi pendant six heures… La scission se forma là-dessus. Vingt-huit palatinats pour Conti. Nous n’attendions que le moment de sa nomination. Nous apprîmes qu’elle seroit encore différée, parce que le cardinal la vouloit unanime. Le second jour, dans une conférence, nos ennemis déclarèrent par leurs députés, qu’ils estoient prêts à renoncer à la Maison Royale et aux Allemands, pourvu qu’on renonçât à M. le prince de Conti… Le grand Sapieha fit alors défection… On jugea qu’il n’étoit plus temps de différer la nomination. » Tandis que le cardinal Radziejowski nommait Conti dans le Colo (champ d’élection), l’évêque de Cujavie, l’un de nos ennemis, proclama l’Electeur de Saxe dans le camp. Il y avait double élection en sens contraire. « La nomination de Conti fut suivie du Te Deum dans l’église de Saint-Jean, et de la décharge d’artillerie, en sorte qu’elle fut revêtue de toute la solennité nécessaire… Enfin, Sire, ajoutait Polignac, M. le prince de Conti est élu par les trois quarts de la République, et l’autre quart, par pur désespoir, a éleu un prince qu’on ne pouvoit prévoir, et qui peut opprimer la religion et la liberté. Votre Majesté jugera aisément que ce n’est pas sans peine que nous en sommes venus jusque-là… » Et cette dépêche embarrassée, déchirant enfin les voiles, se poursuivait ainsi : « Il nous sera impossible d’empêcher le couronnement de M. de Saxe, qui est aux portes du royaume, si nous n’avons de l’argent pour faire confédérer l’armée sous quelques-uns de ses chefs, puisque les généraux sont contre nous… » « Tous nos seigneurs nous demandent où est M. le prince de Conti, parce qu’ils le croient dans le royaume et qu’ils veulent aller au-devant de lui. Nous les envoyons à Copenhague[17]. »

Ainsi, malgré la scission inattendue, les deux négociateurs français ne perdaient pas l’espoir. « Si le roi arrivait avant trois semaines, son couronnement serait immanquable ! »

Alors commença le calvaire de l’abbé de Polignac, pris entre deux feux, empêtré dans un réseau de difficultés et de contradictions inexplicables, si ce n’est par son trop de hâte et de présomption. Il multiplie, sans rien obtenir, ses lettres pressantes, tantôt au Roi, tantôt à son ministre des Affaires étrangères, le comte de Torcy, tantôt au prince de Conti lui-même, suppliant, répétant à satiété, dans son insistante correspondance trop souvent restée sans réponse : « De l’argent ! Des subsides ! Que le prince vienne prendre possession de son trône ! » Il recourt à tous les subterfuges, même au mensonge, pour faire patienter en Pologne. Il envoie l’abbé de Châteauneuf à Dantzig, sous prétexte d’y chercher des fonds à distribuer à l’armée et aux électeurs, sachant bien que ces fonds sont imaginaires.

Pendant ce temps, les partisans de l’Electeur de Saxe lui font signer les pacta conventa, sorte de contrat qui lie l’Électeur à la Pologne[18]. Cela ne se fait pas sans opposition. L’homme de loi qui a dressé l’acte manque d’être écharpé dans une assemblée de contistes. Il ne doit son salut qu’à l’intervention du cardinal primat[19]. Il restait encore de chauds partisans à Conti. Le prince Radziwil, à la tête de son palatinat, appuyait sa cause avec énergie. Des séditieux le menacent de mort. Il prend un drapeau et leur crie : « Mes frères, il faut me tuer ou me suivre. » Germanicus passant pour un prince romanesque, les dames polonaises lui sont généralement favorables. La palatine de Balz, qui ne rêvait que de lui, dit un jour à un grand dignitaire du royaume, partisan du prince de Saxe : « Sachez-le bien, je défendrai le parti français le sabre à la main. » Elle saisit celui d’un de ses fidèles, oblige le « grand enseigne » à dégainer, et lui assène d’abord un si grand coup qu’elle le désarme. » Emerveillés du courage de la noble dame, les spectateurs lui attribuent la victoire dans ce singulier duel.

La journée du 31 juillet[20]fut la plus terrible pour notre négociateur. Il se vit contraint d’avouer à ceux qui le harcelaient de questions, qu’il n’avait plus aucun courrier de France, que les lettres avaient dû être surprises en route. En l’écoutant, les seigneurs polonais ouvrirent de grands yeux, et commencèrent à se repentir d’avoir suivi ses conseils. « Nos amis sont en fureur, écrivait Châteauneuf le 4 août. Tout le monde accuse notre prince d’indifférence… Attendre son arrivée jusqu’à la fin de la scission, c’est attendre que le feu soit éteint, pour y porter de l’eau. » — « Il faut trois millions, déclare carrément Polignac, brûlant cette fois ses vaisseaux dans une lettre au Roi, trois millions pour gagner l’armée lithuanienne. » «… Mes ennemis ne me donneroient aucune inquiétude si j’avois de l’argent ; mais mes amis me mettent au désespoir parce que je n’en ai pas. » L’ambassadeur dut envoyer l’échanson de la couronne à l’armée de Pologne, avec ordre d’enrôler les soldats au service du prince de Conti, en leur promettant, au petit bonheur, le paiement de leur solde arriérée.

« Voilà bien du temps perdu, écrit Polignac à la fin de juillet, et l’Électeur de Saxe n’en perd pas… Il est venu sur la frontière avec des troupes, et il est entré dans le royaume dès que son parti l’est allé chercher. » Et le 11 août[21], dans une lettre au Roi : « Les amis du roi élu sont tout déconcertés par le retard de son arrivée. C’est M. de la Rozière qui devait porteries nouvelles de l’élection. Etaient-elles bien parvenues ? »

Les Polonais se décident alors à dépêcher à Versailles un envoyé extraordinaire de la République « pour dénoncer à Louis XIV, dans les formes, l’élection du prince, et la résolution de ses électeurs de ne pas attendre plus longtemps, si, d’ici à la fin du mois, ils ne reçoivent justice, c’est-à-dire la personne de leur roy, l’argent promis à la République pour l’armée, et enfin la parole de Votre Majesté qu’Elle ne laissera pas sombrer cette importante affaire. » Polignac, à la suite de cette dernière tentative sur l’esprit de son maître, obtint enfin la remise au 14 septembre de l’ouverture d’une diète nouvelle, dont la réunion n’était que trop nécessitée par la scission. Les palatinats les plus affectionnés à la cause française se disaient décidés cette fois à s’en retirer, « si, d’ici là, ils ne voyaient rien paraître. » Il y avait un roi de trop.

Les têtes s’échauffaient. La mère du prince Jacques se trouvant en mauvais termes avec son fils, compétiteur évincé, se prononçait à son tour pour l’Electeur de Saxe, et, malgré son impopularité, cette reine détrônée était encore une puissance. Elle faisait de la politique allemande. « Je ne crois pas, écrivait-elle à sa sœur, que pas un de mes enfans ne monte sur le trône. On y veut faire monter M. le prince de Conti ; il vaudrait mieux que ce fût notre Électeur[22]… »

Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est de voir le nonce, qui avait ordre du Pape de tenir pour le prince français, lui faire, au contraire, une opposition acharnée, comptant moins sur lui que sur l’Electeur de Saxe pour obtenir le chapeau de cardinal[23].


III

A Versailles ou à l’Isle-Adam, l’opinion était perplexe, quand on y lisait ces courriers de Pologne, si contradictoires, et quelques-uns si peu engageans, en dépit de l’optimisme voulu qu’affectaient les lettres de Polignac. Louis-François de Conti se réservait, ne se livrait pas, malgré l’empressement des courtisans à le pousser vers cette fortune incertaine qui lui souriait de loin. L’évêque de Soissons, l’un de ses panéygristes, rapporte[24]que « sa coutume était de n’entreprendre jamais rien, sans y avoir pensé auparavant, longtemps et profondément. »

La princesse de Conti était moins ambitieuse que sa sœur, la duchesse du Maine. Bien que le titre de reine ne fût pas pour lui déplaire, elle évitait d’engager son mari à s’expatrier. On devine que Mme la Duchesse l’y exhortait moins encore et le prince se sentait tiraillé par ces liens secrets, dont les plus forts n’étaient pas les plus légitimes. L’horizon qu’on lui montrait était loin d’être dégagé. Aussi Conti cherchait-il plutôt les atermoiemens, les incidens dilatoires, que les moyens précipités de parvenir. Ce sceptre qu’on faisait miroiter à ses yeux lui apparaissait tantôt comme un rêve, tantôt comme un cauchemar. Le choix du candidat était cependant très judicieux, très avantageux pour les Polonais, et on le sentait bien à Versailles[25]. A une nation guerrière, il fallait un prince belliqueux ; à une nation libre un prince sage et modéré ; à une nation zélée pour la foi chrétienne, un prince foncièrement catholique ; à une nation divisée, un prince d’un génie supérieur. Conti avait ces aptitudes. Les premières dépêches de Polignac favorables à sa candidature trouvèrent, à Marly, « tous les esprits tournés vers la Pologne[26]. »

Louis XIV envoya chercher son cousin, eut avec lui plusieurs entrevues en tête à tête dans son cabinet, lui communiqua les messages de l’ambassadeur et le pressa vivement d’accepter la belle royauté qui s’offrait à lui, du moment qu’il paraissait demandé par une bonne partie de la noblesse polonaise disposée à écarter les fils du feu roi Sobieski. Dans ces deux entretiens du 12 et du 23 septembre 1696, Conti se montra extrêmement circonspect, au sujet d’une candidature si soudaine, « très attentif à en faire peser au Roi toutes les difficultés. » Deux lettres du courrier le traitant déjà de roi de Pologne, Louis XIV voulut aussi le déclarer tel. Le prince le supplia d’attendre au moins que son élection fût plus certaine[27]. Cette réserve tenait-elle à la prudence, à la modestie, ou plutôt, sans qu’il voulût se l’avouer, à son secret amour ?…

Le Roi, cependant, le soutenait alors avec énergie et faisait tout pour évincer ses compétiteurs. Le fils de Sobieski fut un jour député en France par sa mère, pour saluer à Versailles le maître du monde. Louis XIV se borna à lui faire un accueil honnête. « Au bout d’un demi-quart d’heure de conversation, Sa Majesté s’inclina la première, comme pour marquer qu’elle avait reçu la visite. » Jean Sobieski se retira avec sa suite. Le Roi, qui était couvert n’avait pas fait couvrir ses visiteurs[28]. Il avait ainsi manifesté que son choix entre les compétiteurs au trône de Pologne était fait et irrévocable. Il trouvait la candidature de son cousin glorieuse pour sa maison et pour la France, de nature à augmenter le prestige de son gouvernement, et bonne à étendre son action jusque sur la Vistule. Il attendait donc l’élection avec le plus vif intérêt, tout en tenant serrés les cordons de sa bourse.

Les premiers courriers de juillet lui apportèrent enfin la nouvelle de la proclamation espérée. Alors il ne se contint plus. Un jour qu’il sortait de la chambre de Mme de Maintenon, il oublia les protestations du prince de Conti. Aux dames rangées debout dans le grand cabinet, il dit d’une voix forte, avec cette majesté qui donnait tant de poids à ses paroles : « Je vous amène un roi[29]. » Aussitôt la nouvelle de se répandre. Germanicus est « étouffé de complimens. » Il va sans grand empressement à Saint-Germain annoncer son triomphe au roi Jacques II et à la reine d’Angleterre.

A l’abbé Fleury qui lui demande s’il faut le qualifier de Majesté, il répond : « Non, il n’y a rien de changé au traitement qui m’est dû. Je veux attendre d’avoir reçu mon diplôme d’élection et l’ambassade solennelle qu’on m’annonce[30]. » Il supplie aussi le Roi de ne pas traiter en reine la princesse de Conti, tant qu’elle n’aura pas la certitude de son couronnement.

Louis XIV avait déjà envoyé 600 000 livres en Pologne. Cette fois, il donna à son cousin deux ou trois millions à emporter. Une si faible somme devait être vite épuisée, selon toute apparence. Conti, par l’entremise de Pontchartrain, obtint en outre du banquier Samuel Bernard[31]un million de livres en or et dix millions en argent. « Jamais, dit Saint-Simon, le crédit n’a été si grand. » Songez ! la couronne de Pologne ! Ce qu’elle valait pour la France ! Mais elle coûtait cher aussi, et toutes ces belles sommes, c’était comme une goutte d’eau dans la mer, à entendre les appels désespérés de l’abbé de Polignac.

A la fin d’août seulement, après bien des hésitations et des silences calculés, le prince de Conti, sur de nouvelles instances[32], se décida, un peu tardivement pour sa cause, à écrire une longue lettre[33], très noble d’ailleurs, au primat du royaume de Pologne, son plus chaud sectateur, le cardinal Radziejowski, au sujet de son élection du 25 juin, « jour, dit-il, où Votre Eminence, à la tête de la plus grande partie de la République, m’avait proclamé roi dans les formes et suivant les règles requises par les lois[34]. » Son premier mouvement l’eût porté à se mettre tout de suite en route pour Varsovie, afin d’y dissiper par sa présence les semences de division répandues dans le pays, à l’occasion de l’élection irrégulière du prince de Saxe. La réflexion l’a amené, ajoutait-il, à ce parti contraire : suivre inviolablement les lois du royaume, en vertu desquelles seules peut subsister l’élection légitime des rois ; attendre, pour se déplacer et pour prendre le titre de roi de Pologne, une lettre de la République lui attribuant ce titre et l’appelant « dans un royaume dont elle l’a cru digne d’être le chef. » « Dès que j’aurai ces nouvelles, conclut le prince, je me rendrai en diligence sur les lieux où mon devoir m’appelle. Je montrerai alors les résolutions où je suis d’employer le reste de ma vie et de prodiguer tout mon sang pour l’augmentation de la gloire de mes nouveaux sujets et le maintien de leur liberté… Croyez à mon impatience d’arriver avec tous les moyens nécessaires pour satisfaire aux paroles que l’on a données en mon nom et qui seront inviolables. »

La lettre attendue n’arriva que le 9 août. Jusque-là Torcy lui-même[35]avait considéré comme impoli tique, pour le Roi de France, de prendre, à l’égard de son cousin, une résolution définitive, tant qu’on ne serait pas mieux instruit de l’état des choses en Pologne. « On ne peut, écrivait-il à Polignac, commettre un prince français dans une aventure, sans connaître au moins de façon plus précise l’état des partis qui se disputent la couronne. »

Cependant, comme en fin de compte l’appel direct de la nation polonaise était arrivé officiellement, comme les lettres de Polignac continuaient à laisser croire que le parti français, entre tous, se manifestait le plus solidement dans le pays, Conti, de bon ou de mauvais gré, cédant à tous les conseils de Versailles et de Varsovie, se détermina à partir. « J’ai approuvé ce départ, » mandait Louis XIV à son ambassadeur. Dans la crainte que cette dépêche royale ne fût surprise en route, on omettait d’y indiquer l’itinéraire que devait suivre le prince, soit par terre, soit par mer.

Le 1er septembre arrive à Versailles un courrier plus pressant que jamais. Si le nouveau roi ne paraît pas immédiatement en Pologne, tout est perdu. Louis XIV n’en peut plus douter. Il se recueille et donne une longue audience à son cousin. Conti en sort les larmes aux yeux. Comment résister au Roi ? Il a consenti. Il répond au primat de Varsovie une lettre froide et mesurée, pour lui annoncer qu’il accepte la couronne. Son message sera traduit en polonais et répandu dans le pays. Le prince se prépare ensuite à quitter la France, le cœur gros. « Il était persuadé, dit Mme  de Caylus, de n’y revenir jamais, » et l’amour lui semblait plus précieux que la couronne. Sans plus tarder et pour ne pas lui laisser le temps de reprendre sa décision, Louis XIV envoie l’ordre de faire des réjouissances dans toutes les troupes. Un Te Deum est chanté à l’armée du Rhin, avec accompagnement de salves de mousqueterie[36].

Les femmes voient surtout le brillant des choses. Cette fois, à l’aspect si prochain d’un trône, la princesse de Conti parut transportée de joie. Tout son entourage était à l’unisson. M. le Prince se rengorgeait, en pensant à la grandeur attendue pour son gendre, grandeur dont il aurait le reffet. M. le Duc était partagé entre la jalousie que lui causait l’élévation d’un beau-frère à qui l’on reconnaissait « un mérite si supérieur, » et la satisfaction de se voir débarrassé d’un rival amoureux de sa femme, ainsi que « du sentiment journalier de sa propre infériorité vis-à-vis de ce beau-frère[37]. » — « Qui fut à plaindre ? conclut Saint-Simon. Ce fut Mme la Duchesse. Elle aimoit. Elle étoit aimée. Elle ne pouvoit douter qu’elle ne le fût plus que l’éclat d’une couronne. Il falloit prendre part à une gloire si proche, à la joie du Roi, à celle de sa famille, qui l’observoit dans tous les momens, qui voyoit clair, mais qui ne put mordre sur les bienséances. » Secrètement elle était navrée et devait dévorer son chagrin.

Le public demeura partagé « entre la perte de ses délices et la joie de les voir couronnées[38]. » Mme de Maintenon s’intéressait vivement au sort de l’entreprise. « Elle triomphoit dans ses réduits[39]. » Elle écrivait[40] : « Il faut prier pour notre prince du sang ; car il est de l’intérêt de la religion et de l’État qu’il règne préférablement à l’autre. » Les adieux du partant à la famille donnèrent lieu à une scène touchante. Des larmes coulèrent. Mme de Conti avait espéré être du voyage. Le prince n’avait pas voulu l’y exposer. Devant une séparation qui pouvait être longue et cruelle, elle se montra plus ferme que les autres. « Elle crut, dit Sourches[41], qu’elle devoit se trouver digne de la grande fortune à laquelle elle aspiroit. Ce n’est pas qu’elle n’aimât tendrement son mari ; mais outre… que le désir d’être reine tenoit une grande place dans son cœur, elle étoit bien aise de le voir sortir de la Cour. Elle savoit qu’il y étoit amoureux jusqu’à la folie, et elle espéroit qu’à mesure que sa maîtresse s’éloigneroit de ses yeux, il s’éloigneroit aussi de son cœur. »

On devine les larmes que cette future absence, désormais inévitable et peut-être si prolongée, dut causer à l’idole. Mme de Caylus ne nous laisse pas ignorer que, de ce côté, les adieux furent aussi tendres « qu’on puisse se l’imaginer. »

Ce fut le 3 septembre[42]que Conti quitta Paris pour aller s’embarquer à Dunkerque sur la petite escadre de Jean Bart, l’ancien pêcheur devenu célèbre par ses abordages et la destruction d’une flotte anglaise. Le Roi, en récompense de ses éclatans services de mer, l’avait anobli en 1689 et venait de le nommer chef d’escadre. Il avait voulu lui annoncer lui-même cette distinction. « Sire, vous avez bien fait, » répondit brusquement le marin[43], sans plus se troubler d’une élévation si extraordinaire pour son origine.

Le chevalier Bart, comme on appelait ce loup de mer, avait alors une réputation européenne. Ses exploits passionnaient jusqu’aux grandes dames de la Cour. Un jour, en 1694, la princesse de Conti avait voulu voir le fils du célèbre marin j pour avoir des détails sur un combat qu’il venait de livrer aux Hollandais. Le récit terminé, elle détache une fleur du bouquet qu’elle porte à son corsage, et la tend au fils de Jean Bart avec ces mots : « Dites à votre père de la mettre à sa couronne de lauriers[44]. » La princesse se doutait-elle alors que trois ans plus tard Jean Bart porterait son royal époux sur une côte étrangère, pour y aller régner ?

Au départ de Conti, le chef d’escadre avait quarante-six ans. Sur la fin d’août, le Roi lui envoya l’ordre d’armer dans le port de sa ville natale, à Dunkerque, sept vaisseaux de guerre, puis de se tenir prêt à conduire le nouveau monarque sur les confins de la Pologne. Le prince serait confié à sa prudence et à ses soins. Le 5 septembre, ayant pris congé du Roi, Conti arriva à Dunkerque, accompagné d’un nombreux état-major : les chevaliers Carloman, Brulart de Sillery, d’Angoulême, de Lauzun (le frère du duc), M. de Forval, etc. Il emportait avec lui 800 000 livres en or, la valeur d’un million en pierreries et pour 2 millions de lettres de change. Il s’embarqua le lendemain :

La petite escadre, en face d’Ostende, échappa de nuit à une vingtaine de vaisseaux de guerre anglais, qui voulaient lui barrer le passage. Au point du jour, elle en rencontra une dizaine d’autres, mouillés entre les embouchures de la Meuse et de la Tamise. Jean Bart se tint sur la défensive et poursuivit fièrement sa route, sans être inquiété davantage. Le danger conjuré, Conti dit au chef d’escadre : « S’ils nous avaient attaqués, ils auraient pu nous prendre ! — Non, prince, c’était impossible, répond le rude marin, la terreur de ses équipages, toujours la pipe aux lèvres et l’apostrophe à la bouche. — Qu’auriez-vous donc fait alors ? — Moi ? reprend tranquillement Jean Bart. J’aurais fait mettre le feu au vaisseau. Mon fils avait l’ordre de se tenir prêt à obéir pour cela à mon signal. Nous aurions sauté en l’air et nous n’aurions pas été pris. — Le remède est pire que le mal, repartit le prince. Tant que je serai sur votre vaisseau, il faudra chercher un autre moyen d’échapper[45]. »

L’escadre arriva sans encombre le 10 au matin en vue des côtes de Norvège, et le 13 mouilla près d’Elseneur. Le Sund fut franchi le lendemain sans obstacle. Le roi de Danemark Christian V envoya des pilotes à Jean Bart et des rafraîchissemens à Conti. L’escadre défila à double portée de mousquet du château de Cronenbourg. « La reine danoise s’avança sur le bord de la mer, pour voir le prince qui était sur le tillac et qui fit saluer Sa Majesté de quinze coups de canon : à quoi la Reine fit répondre par neuf coups[46]. » Du rivage où elle contemplait l’escadre de Jean Bart, elle pouvait se dire : « Voilà la fortune de la France qui passe ! » Fortune bien éphémère peut-être !

L’Electeur de Saxe, esprit ardent, audacieux, jugeait que sa cause à lui dépendait uniquement de la force, l’ultima ratio était sa devise. Il envoya prier le roi de Danemark de s’opposer au passage de Conti. Son émissaire arrivait trop tard. D’ailleurs, Christian V, irrité contre l’Electeur, déclara vouloir rester neutre entre les compétiteurs au trône de Pologne.

Le calme plat et les courans contraires à la navigation obligèrent l’escadre française à mouiller en rade de Copenhague, jusqu’à ce que le vent permît de mettre à la voile pour Dantzig. Enfin, le 25 septembre, Jean Bart amena le prince à bon port devant cette ville allemande, et s’y embossa.

Les premières paroles de Conti aux envoyés polonais qu’il eut à recevoir furent pour se plaindre qu’on eût gâté sa cause par des mensonges, et pour déclarer qu’il voulait essayer de la rétablir en disant la vérité[47].

Puis, de son bord[48], sortant enfin de sa réserve obstinée, il écrivit au primat de Varsovie une lettre où il s’intitulait « François-Louis de Bourbon, prince de Conti, par la grâce de Dieu et l’affection de la nation, élu roi de Pologne et du duché de Lithuanie. » Dans cette lettre, digne du titre qui vient de lui être conféré, il déclare que, s’il ne s’est point empressé d’aller plus tôt témoigner sa reconnaissance aux Polonais, c’est afin de ne porter aucun préjudice aux coutumes du royaume. « C’est pour la même raison, affirme-t-il, qu’il reste à son bord, et qu’il n’a point amené de troupes avec lui. » Il n’appréhende pas que le couronnement de l’Electeur puisse aucunement préjudicier à son droit, attendu la maxime qui porte que ce qui est de nulle valeur dans son commencement ne peut être rendu valide par ses suites. Il met sa confiance dans les Polonais, ayant dessein d’éviter toute effusion de sang. Mais, en cas de besoin, il promet autant de forces qu’il en pourra être nécessaire. Il demeure prêt à employer ses biens, à exposer sa propre vie, pour la religion et la liberté du royaume.

Vaines promesses ! L’élu de Varsovie n’avait guère d’argent, peu ou point d’hommes. Quant à sa vie, il ne l’exposera pas longtemps : elle est trop chère à Mme la Duchesse !

La situation était trouble d’ailleurs. L’assemblée de la noblesse de la haute Pologne avait bien déclaré légitime l’élection du prince et sommé son concurrent saxon de quitter le territoire ; mais à cette sommation l’Electeur opposait la résistance, et dès son arrivée en rade de Dantzig, ville libre sous la protection de la Pologne, Conti trouvait de l’opposition, au lieu de l’accueil enthousiaste dont on l’avait voulu leurrer.

Le malheur, c’est que cette capitale de la Hesse était luthérienne, et que depuis 1725, les menées du Brandebourg l’avaient acquise à l’Electeur de Saxe[49]. Aussi, sous prétexte de neutralité, cruel contretemps, interdit-elle au prince de descendre de son vaisseau. En vain les grands seigneurs polonais s’étaient engagés à envoyer des troupes d’escorte au-devant de lui. Il ne tarda pas à apprendre que l’armée de Lithuanie qui devait venir le joindre s’était arrêtée court. « Il est certain, écrivait Polignac, le 30 septembre, que ceci ne se terminera pas sans guerre, l’Électeur de Saxe étant trop embarqué pour céder, à moins qu’il n’y soit forcé. » Polignac mettait les pouces.

C’est en recevant cette mauvaise nouvelle inattendue, que Conti avait abordé la rade de Dantzig et mouillé en face de l’abbaye d’Oliva. Il fut salué de trois coups de canon devant le fort de Wilmunde, et à cette maigre salve se bornèrent les honneurs qui lui furent rendus par la ville. Pas la moindre manifestation publique en sa faveur. Tous les officiers de l’armée devaient prêter serment au nouveau roi et le joindre ensuite. Ils s’en abstinrent. Le magistrat de Dantzig fit prévaloir le parti de Saxe[50] ; les bourgeois se déclarèrent pour lui, et la plupart des habitans de la cité manifestèrent leur mauvais vouloir à l’égard du nom français. C’est qu’ils avaient parmi eux une reine détrônée, notre adversaire la plus fausse et la plus dangereuse, comme nous l’avions appris trop tard à nos dépens.

Installée à Dantzig et surveillant les mouvemens du parti Conti, Marie-Casimire manœuvrait secrètement contre lui ; le prince put bientôt le constater. Le conseil de Dantzig consentit bien à le recevoir ; mais il refusa d’accorder la libre pratique à ses équipages, puisqu’il y avait déjà un autre roi de Pologne reconnu et couronné. Le magistrat de cette cité fit même envoyer de la cavalerie à Termunde, pour empêcher qu’on y fît un débarquement contraire à ses intentions. Dans des conditions si difficiles, le prince voulant respecter la neutralité d’une ville libre et ne pas compromettre sa sécurité personnelle, préféra rester à bord « jusqu’à ce qu’il eût été complimenté par les députés de son parti et qu’il vît un bon corps de noblesse venir au-devant de lui, pour le conduire en sûreté au lieu de leur assemblée. » Il descendit cependant deux fois à terre. Il y entretint les partisans qui manifestaient l’impatience de le connaître et ne pouvaient tous monter à bord de son vaisseau.

Le starote Olstienski fut expédié dans la petite Pologne pour y lever un millier de gentilshommes. Conti promit de payer deux quartiers aux corps de l’armée. On se plaignait qu’il n’eût pas amené de troupes. Cependant le cardinal primat envoyait des députés à Dantzig. Le prince eut avec eux plusieurs conférences. Des premiers arrivés il forma son conseil, avant de recevoir l’ambassade solennelle qu’on lui annonçait. Il leur jura de tenir ses engagemens, dès qu’il aurait vu l’effet des paroles données par ses partisans. Tous les députés n’étaient pas encore là le 9 octobre. Il y manquait les Lithuaniens, ce qui retardait « l’ambassade solennelle » et par conséquent l’entrée du prince dans son royaume.

Bien qu’il différât toujours de prendre le titre de roi, « les Polonais, dans leurs discours et dans leurs lettres, ne laissaient pas que de le traiter comme leur maître avec toutes les démonstrations d’un zèle incomparable, » écrivait l’ambassadeur[51].

Conti avait ses raisons pour ne pas entrer dans Dantzig. Il savait que 5000 hommes de l’Electeur, divisés en deux corps, étaient en marche sur Marienbourg et Oliva, pour s’opposer à sa descente et empêcher la jonction de la noblesse avec lui.

Quand la députation finit par être au complet, elle vint le saluer à son bord. On but « à la polonaise, » et l’on porta des toasts au nouveau souverain. Voyant le mauvais vouloir du magistrat de Dantzig, Conti fit transporter à Marienbourg une grande quantité de munitions de guerre et du canon. Il parvint aussi à faire lever pour lui quelques contingens. Il fit distribuer tout ce qu’il put d’argent aux troupes, mais il manqua bientôt de subsides. Pendant ce temps, l’Electeur de Saxe faisait avancer ses forces, et ses partisans le précédaient par leurs manifestations hostiles. Un des généraux saxons, Brandt, avec 1 000 à 1 200 chevaux, vint saccager les environs de Dantzig, et, entre autres, l’abbaye d’Oliva. Un valet du prince français fut surpris, lié à un arbre, mis à nu. « Crie à présent : Vive Conti ! » lui dirent ses insulteurs. Déjà on était en état de guerre.

L’abbé de Polignac[52], voyant son action paralysée par mille incidens hostiles, ne songea plus qu’à se dérober et à réembarquer le personnel de l’ambassade. Jean Bart envoya, le 8 octobre, une soixantaine de soldats pour protéger l’embarquement. A peine descendus dans leurs chaloupes, ils durent essuyer le feu des premiers cavaliers saxons qui, à ce moment, débouchaient de tous côtés. Le prince, averti de ce grave incident, et sachant que ses gens étaient reçus par la fusillade, jugea du coup l’entreprise manquée.

Il ne voulut pas entamer le combat et « déconcerta ses amis par ses hésitations inattendues, par ses répugnances non dissimulées[53]. » Ne pouvant supporter plus longtemps, sans grand espoir de réussir d’ailleurs, une séparation trop cruelle à son amour, il sacrifiait en ce moment à cette folle pensée secrète et à des difficultés qu’il s’exagérait encore, jusqu’à sa haute réputation guerrière. Lorsqu’un nombreux parti lui était annoncé pour sa défense, « lorsque tant d’ambitions s’étaient éveillées, tant d’intrigues avaient été nouées pour obtenir cette couronne, celui-là seul qui l’avait reçue, aveuglé par sa passion, n’aspirait qu’à la perdre[54]. » La faute principale venait de ses hésitations et de ses lenteurs. Ses excuses étaient dans le peu d’appui matériel qu’il avait reçu du Roi, et une fois devant Dantzig, dans l’attitude de ceux qui l’y avaient accueilli. Ce fut pour son amour-propre une profonde blessure. « Ni la dignité, ni la froideur d’un prince du sang de France, ni la majesté royale, ni le mérite personnel d’un candidat si connu de toute l’Europe, n’empêchèrent les Dantzicois de manifester leur mauvaise volonté pour le nom français. » Alors, il y eut une série d’insultes à essuyer : refus du salut au pavillon de France par les vaisseaux marchands mouillés dans la rade, insolence des bourgeois pour les officiers de l’escadre.

Polignac, tout en écrivant au Roi pour se plaindre et s’indigner, engageait ses compatriotes à dévorer ces insultes. Bientôt son caractère d’ambassadeur ne fut même plus respecté. La neutralité de la mer Baltique empêchait le chef d’escadre de tirer de Dantzig la satisfaction qu’on aurait pu en exiger. Cependant par représailles, Jean Bart fit arrêter sept bâtimens dantzicois dans la rade[55]. Le lendemain, en revanche, les Dantzicois firent fermer les portes de la ville et retenir tous les Français qui s’y trouvaient, même des gens de l’ambassade. On vendit les chevaux de carrosse de l’abbé de Polignac, « et jusqu’aux chariots servant à transporter ses meubles[56]. » Le magistrat de Dantzig écrivit aux rois de France et d’Angleterre, à la Suède, au Danemark et aux principaux Etats de l’Allemagne, pour protester contre l’embargo mis par Jean Bart sur les vaisseaux de la rade[57].

La situation devenait des plus critiques. Le prince français avait appris par l’ambassadeur de la République polonaise la marche hostile de l’armée saxonne. Aucun corps assez considérable ne s’était formé pour tenir la campagne en sa faveur. Les résolutions de l’assemblée d’où était partie son élection n’avaient pas été exécutées. Il n’avait trouvé ni plage hospitalière pour débarquer son monde, ni armée sérieuse pour le recueillir. Il avait eu des mains pour l’applaudir, aucun bras pour le défendre. « Au moins, écrivait-il, il avait su s’empêcher d’être dupe des ovations. » Il n’avait embarqué avec lui aucune illusion.

Cependant, il lui restait encore une lueur d’espoir. La Diète générale avait été convoquée en Pologne pour le 10 octobre, et la noblesse polonaise « devait se tenir en divers lieux à main année pour s’opposer par force à l’Electeur[58]. » La Diète ne put se réunir que le 17. Elle fut unanime pour le prince de Conti ; malheureusement, l’approche des troupes saxonnes l’obligea à se disperser et rendit son vote nul. Les Sapieha avaient disparu. Polignac, alors retiré auprès de Stettin, en fut consterné. Le prince tint à ce sujet plusieurs conférences avec les sénateurs. « Ils n’ont sçu eux-mêmes que luy dire, » écrivait l’ambassadeur au roi de France, et, grave nouvelle, voici ce qu’il lui faisait pressentir[59] :

« Comme la saison fort avancée oblige l’escadre de V. M. à quitter la rade en peu de jours, je crois le prince résolu à s’en retourner avec elle, plutôt que de mettre pied à terre sans avoir de troupes réglées ny une place de sûreté meilleure que Marien-bourg. » Polignac lui-même se résignait ou avait la main forcée.

Dans sa précédente dépêche, Louis XIV avait approuvé la réserve de son prudent cousin, son peu de hâte à descendre à terre et à se faire donner le titre de roi. Il avait enjoint à Polignac de régler sa propre attitude sur celle de Conti. Cette fois, le Roi, irrité de voir tant d’entraves apportées au projet qu’il avait longtemps caressé, témoigne son mécontentement au malheureux ambassadeur et le rend responsable de la lenteur des affaires de Pologne. Il ne veut pas s’engager plus avant « sans savoir si son cousin le prince de Conty sera en estat de se maintenir sur le throsne, sans luy envoyer de troupes comme on en demande présentement, quoique les Polonais eussent, jusqu’à présent, gardé le silence sur cette condition dont l’exécution seroit absolument impossible. »

C’est en vain que Conti avait fait expédier en Pologne des lettres circulaires avertissant les Polonais des secours qu’il exigeait d’eux. Il n’obtint rien. La plupart des chefs de l’armée et des seigneurs étaient déjà gagnés à l’autre cause. Dès lors Saxe l’emportait, appuyé sur la force. Le prétendant français prit le parti de se rembarquer : dure extrémité pour l’orgueil du grand Roi, pour le nom du prince et pour la responsabilité de l’abbé.

Dans une lettre au primat de Varsovie, Conti marqua son chagrin de voir la Pologne assujettie à des troupes étrangères et la religion en péril dans cet infortuné royaume. Pour lui, ajoute-t-il fièrement, il est bien tranquille sur la préférence que l’on donne à son rival. « Quand on est prince du sang de France, on peut se passer d’être mieux ! »

Dans un autre message adressé à la République polonaise, il récrimine davantage. « On m’a manqué de parole. Ou m’a exposé à un affront, à la face de toute l’Europe. » Il termine sa lettre de mauvaise humeur, en assurant les Polonais que, s’ils ont besoin de lui, ils devront venir le chercher en France. C’est un congé en règle qu’il leur donne[60].

Coup de théâtre, stupeur à Versailles quand le comte de Portland fit savoir au maréchal de Rouf fiers la résolution prise par notre prétendant. « Ce fut un étrange rabat-joie[61]à toute l’armée qui prenait part à la gloire d’un prince dont elle admirait la valeur. » Dès lors, à Marly et à Paris, l’affaire de Varsovie fut regardée comme un avortement. On attendit de jour en jour, mais sans le moindre enthousiasme, le retour-de l’escadre de Jean Bart au port de Dunkerque. On murmurait tout bas et on commentait les diverses causes de l’échec : la parcimonie du Roi, le peu d’entrain du roi élu, qui aurait pu tout au moins tirer l’épée, l’attitude inattendue de Dantzig et de la reine de Pologne. On accusait moins la mauvaise volonté des Polonais que celle du principal intéressé. On chuchotait que le prince de Conti, « qui n’avoit été jusque-là sensible qu’à la gloire et à son plaisir, le fut assez aux charmes de Mme la Duchesse pour lui sacrifier une couronne. » On alla même jusqu’à dire, et peut-être non sans raison, qu’il aurait été unanimement déclaré roi, s’il l’avait voulu, « et si son amour n’avait point ralenti son ambition. » Que ce fût ou non le vrai motif, l’impression la plus générale parmi les partisans du prince en Pologne fut que, s’il avait été soutenu par la France au bon moment, les concurrens ne se seraient pas déclarés ou auraient été facilement distancés. Et alors ce modèle des princes fût devenu, pour le bonheur du peuple polonais, paisible possesseur de sa couronne au lieu d’abandonner cette nation à l’inconnu de nouvelles dissensions intestines.

Après le rembarquement de Conti, Polignac resta à Stettin, fort décontenancé, attendant ses lettres de rappel. Il revint en France, au reçu d’une dépêche royale, courroucée contre les Polonais d’abord et contre l’ambassadeur ensuite. Les biens de l’abbé, meubles, bagages, papiers, etc., confisqués à Dantzig, ne lui furent restitués qu’en 1708[62].

Louis XIV s’était empressé de communiquer à Mme de Conti, à Versailles, le dernier message que le prince son époux avait adressé de son bord. Voyant depuis quelque temps, à chaque courrier, se multiplier les obstacles à l’entreprise, elle comprit que ce n’était qu’une aventure, et se montra assez résignée à renoncer à un trône devenu de plus en plus problématique. Pour adoucir ses regrets, le Roi lui prodigua ses complimens « sur le plaisir qu’elle auroit à revoir bientôt son époux[63]. » Ce plaisir, Mme la Duchesse se le promettait non moins. Les deux princesses allaient continuer à se partager le cœur de ce roi sans royaume. Elles n’avaient plus longtemps à l’attendre.

Conti, toujours remorqué par Jean Bart, débarqua le 10 décembre 1697 à Nieuport. Deux jours après, il arrivait à Paris, « où il se trouva plus à son gré qu’il n’eût fait roi à Varsovie[64]. » Il rapportait une faible partie seulement des fonds qu’il avait eus à sa disposition. Le reste avait été dépensé pour la cause ou semé dans le transport. Il avait même dû y ajouter de ses propres deniers. L’expédition ne laissa pas que de coûter cher au Roi, qui voulut le rémunérer de ses débours. Conti préféra, dit la chronique, l’effet de la générosité royale à l’appât de la couronne. Il fut surtout heureux de rejoindre le volage objet de sa flamme. Louis XIV le reçut cordialement, bien que sans doute il eût préféré ne pas le revoir si tôt. Que de petites passions donnent parfois la clé des événemens les plus graves ! A toute fâcheuse entreprise, il faut un bouc émissaire. L’abbé de Polignac ne fut pas épargné : « l’homme présomptueux et inconsidéré qui avait mené l’affaire surtout dans son propre intérêt, » dit Saint-Simon. Tant de noirceur n’apparaît pas, à la lecture des dépêches diplomatiques. Ses illusions auraient pu se changer en réalités, si l’on eût déféré plus tôt à ses appels incessans, à ses demandes d’argent et de subsides.

Conti, à sa rentrée en France, se montra quelque peu ingrat vis-à-vis du négociateur qui avait tant travaillé pour lui. Il lui reprocha, non sans aigreur, de l’avoir entraîné dans un guêpier, presque dans un guet-apens. Le prince s’en plaignit même en public, « ne pouvant pardonner à Polignac, dit malicieusement Saint-Simon, la peur que celui-ci lui avait donnée. »

Le grand Roi témoigna plus que sa mauvaise humeur au malencontreux diplomate. Il le disgracia et l’exila dans son abbaye d’Anchin jusqu’en 1701[65]. Cette fois l’opinion publique, toujours si mobile en France, fut assez sévère pour François-Louis de Conti, qui avait été jusque-là son favori, et le triste dénouement de l’affaire de Pologne lui fit perdre un peu de son prestige et de sa belle popularité. « Il ne parut pas à cette occasion, dit le marquis de La Fare[66], avoir eu l’âme aussi élevée qu’on se l’était imaginé. S’il l’avait eue, il aurait été roi, et la Pologne plus heureuse qu’elle n’a été depuis. » Tout se paye en ce monde, même l’amour ! Ici, l’amour avait barré le chemin de la gloire. Dalila avait coupé les cheveux de Samson.


Général DE PIEPAPE.


  1. Opuscules de messire Fabio Brulart de Sillery, évêque de Soissons. Bibliothèque nationale, manuscrit français 12 986, p. 98.
  2. Le duc de Bourbon Louis III, fils de M. le prince Henri-Jules, petit-fils du grand Condé, frère de la duchesse du Maine et de la princesse de Conti, femme du héros de cette notice.
  3. DG. 1206, n° 218, 222, etc. Rapport du 3 août 1693, relation de Pomponne. (Archives de la Guerre.) Récit de Saint-Simon, I, 242, 261, 279. Quincy, Histoire militaire de Louis XIV, II, 537.
  4. Bibliothèque nationale, manuscrit français 12 696, p. 499. Cf. Chansonnier de Clairambault. La lettre écrite par J. de La Fontaine à son ami Sillery (28 août 1692), Recueil de Brunet, I. 308, Recueil Jæglé, 1, 157.
  5. L’abbé Croyer, Histoire de Jean Sobieski, Paris, 1761.
  6. Melchior, second fils du vicomte de Polignac, né au Puy, le 11 octobre 1661, avait accompagné le cardinal de Bouillon au conclave de 1680, et était retournée Rome en 1691, pour l’élection d’Innocent XII.
  7. C’est ainsi qu’on désignait le royaume de Pologne.
  8. Polignac au marquis de Croissy, 3 août 1696. A. E. Pologne, vol. 93.
  9. Polignac au Roi, 17 août 1693.
  10. Polignac au Roi, 5 octobre 1696.
  11. Dépêche du 18 octobre.
  12. Polignac à Torcy, Varsovie, 23 décembre 1696. A. E. Minutes de Polignac, vol. 94, f° 212.
  13. Conti à Polignac, 6 décembre 1696. A. E. Pologne
  14. Le 30 avril 1697. (Archives de Dantzig.)
  15. 3 mai 1697. A. E.
  16. Le Roi à Polignac, 14 mars 1697, A. E.
  17. Polignac au Roi, 29 juin 1697. Polignac à Torcy, 1er juillet. A. E.
  18. Le 21 juillet 1697.
  19. Gazette d’Amsterdam, 15 juillet 1697. Gazette de France, n° 38, p. 447, Bibliothèque nationale, ImG 4285. Dangeau, VI, 183-184.
  20. L’abbé de Châteauneuf au magistrat de Dantzig, 31 juillet 1697. A. E.
  21. A. E. Pologne, vol. 96, f° 36.
  22. La reine de Pologne à la marquise de Béthune (25 septembre 1696). A. E. Pologne, vol. 93, f° 56.
  23. Curiosités historiques, I. 313-315. Faucher, Histoire du cardinal de Polignac, I. 336-346. Comte de Basford, Négociations du même, 173-178. Gazette d’Amsterdam, n° LXXXIV et XCVI, 1er août 1697, Nouvelles de Varsovie. Marius Topin. L’Europe et les Bourbons, p. 112.
  24. Opuscule, B. N. fr. 12986, loc. cit.
  25. Cf. Massillon, Oraison funèbre du prince de Conti (Œuvres de Massillon, édition de 1833, p. 650).
  26. Souvenirs de Mme de Caylus.
  27. Conversation du prince de Conti rapportée dans une lettre de Madame du 4 août 1691 (Correspondance de la Palatine, recueil Jæglé, I. 171. Dangeau, 14 juillet 1697, Gazette de France, n° 30, p. 358.)
  28. Procès-verbal de Sainctot, B. N. ms. fr. 14119, f° 168.
  29. Mémoires de Saint-Simon.
  30. Papiers Stassart, cités par M. de Boislisle (note des Mémoires de Saint-Simon.)
  31. Samuel Bernard (1651-1739) anobli en 1699.
  32. Polignac à Conti, 6 août, A, E. 96, Pologne, f° 90. Polignac à Torcy, Varsovie, 8 août.
  33. A. N. Carton K. 604, dossier III, n° 1-16. Dossier des minutes autographes du prince de Conti et des réponses de Torcy.
  34. Conti au primat de Pologne (fin d’août 1697).
  35. Torcy à Polignac (15 juillet 1697).
  36. Voyez une conversation du prince de Conti rapportée dans une lettre de Madame du 4 août 1697, Recueil Jæglé. Correspondance de Madame, I, III.
  37. Saint-Simon.
  38. Idem.
  39. Idem.
  40. Lettre du 28 septembre (Mme de Maintenon, Correspondance générale, IV, 183). Mercure, septembre 1697, p. 279-286. Œuvres de Louis XIV, pp. 514-516.
  41. Sourches, Mémoires.
  42. Annales de la Cour, II, 270. Duc de Noailles, Histoire de Mme de Maintenon, t. IV, p. 396. Marquis de Lassay, Recueil de différentes choses, II, 129-137. Dangeau, t. V, 180-181.
  43. Nomination du 1er avril 1697.
  44. Richer, Histoire de Jean Bart. Jal, Dictionnaire critique, p. 422.
  45. Second supplément au Parlement français, 1755, p. 5-6.
  46. Gazette d’Amsterdam, n° LXXVI et LXXX. Gazette de Hambourg. Gazette de Paris, n° du 30 septembre. Mercure Galant, juillet 1697, p. 288. Dangeau, VI, 183-198. Faucher, Histoire de Polignac, I, 366-367.
  47. Cf. une lettre du 7 septembre 1697, publiée par M. Kemble dans ses State papers and Correspondance (1857), pp. 202-203. Collections d’autographes de M. de Stassart, par le baron Kervyn de Lettenhove, p. 90. Cité par Boislisle, Note des Mémoires de Saint-Simon.
  48. Curiosités historiques, I, 241-243-290. Vanderest. Histoire de Jean Bart, p. 161.
  49. Lettres de Dantzig à Thorn, 1er et 4 octobre. (Archives de Dantzig.)
  50. Gazette d’Amsterdam. Lettres de Dantzig, 25 et 29 septembre, 10 octobre 1697. (Archives de Dantzig.)
  51. Polignac au Roi, 8 octobre 1691. A. E. Pologne, 96, f°, 208. Dangeau. VI, 183. Mémoires des Curiosités historiques, Gazette d’Amsterdam, n° XCIII, p. 374-376, n° LXXIX. Lettres de Dantzig à Thorn (11 et 15 octobre). Archives de Dantzig.
  52. Polignac au Roi Louis XIV (d’Oliva, 30 octobre). A. E. Pologne, 96, f° 237.
  53. Marius Topin, L’Europe et les Bourbons sous Louis XIV.
  54. Id., loc. cit.
  55. « Il n’y a que la ville de Dantzig qui ait eu l’imprudence, à la vue de ce prince, de se déclarer pour l’Électeur de Saxe, et de faire des insultes aux officiers de V. M. que M. Bart envoyait à terre, pour les besoins de son escadre. » (Polignac au Roi.)
  56. Gazette d’Amsterdam, p. 374-376.
  57. Archives de Dantzig, 6, 8 et 15 novembre.
  58. Gazette d’Amsterdam, n° LXXIX.
  59. Polignac à Louis XIV, 30 octobre 1697, près d’Oliva. A. E. Pologne, 96, f° 237.
  60. Gazette de France, n° 48 et 49.
  61. Annales de la Cour, p. 207.
  62. Archives de Dantzig. Gazette d’Amsterdam, 25 novembre, n° XCV et extraordinaire, n° XCIX-LXXXIX. Gazette de Copenhague, 19 novembre.
  63. Saint-Simon.
  64. Saint-Simon.
  65. Dangeau, 14 novembre 1697, VI, p. 227-229. Polignac au Roi, 22 novembre. Torcy à Polignac, 18 décembre. A. E. vol. 96. Pologne, f° 249. Annales de la Cour, 11, 12.
  66. Mémoires de La Fare, Curiosités historiques, I, 293, 297.