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François Buloz et la Comédie-Française

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François Buloz et la Comédie-Française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 122-127).
FRANÇOIS BULOZ
ET LA COMÉDIE-FRANÇAISE

Diriger une Revue n’est pas une mince affaire : le lecteur peut m’en croire. Mais je songe à ce que ce devait être, quand, la Revue comptant seulement quelques années d’existence, il y avait tout à organiser, tout à créer. Or, François Buloz n’avait pas seulement à pousser dans le monde la Revue qu’il venait de fonder ; il présidait aux destinées de deux Revues, ayant aussi la direction de la Revue de Paris. Comme si ces doubles fonctions ne suffisaient pas à son activité, voici qu’au mois d’octobre 1838, il est nommé Commissaire royal près la Comédie-Française. Désormais, il pourra comparer son métier à celui d’un forçat, et affirmer qu’il n’a pas une minute de répit : nul ne le suspectera d’exagérer. Mais j’ai toujours pensé que, pour ces grands travailleurs, ces excès de travail sont un besoin. Ils s’en plaignent et ne sauraient s’en passer. Ils geignent, ils soufflent, ils ahannent ; mais ils aiment ces tours de force et ils s’y complaisent. C’est leur hygiène intellectuelle et même physique.

En nous initiant à l’intimité de ce fécond labeur, dans le nouveau volume qu’elle consacre à la biographie de François Buloz[1], Mme Pailleron nous fait assister à un spectacle vraiment impressionnait et qui n’est pas sans donner un petit frisson, comme celui d’une puissante machine en pleine activité. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié ces piquants articles, si pleins de détails curieux et nouveaux, que seule pouvait nous donner la petite-fille de François Buloz, en puisant à pleines mains dans ses souvenirs aussi bien que dans ses riches archives. Le livre sur La Revue des Deux Mondes et la Comédie-Française en est la suite. Comme ce sont les lettres de F. Buloz et celles de ses correspondants, que nous avons sous les yeux, les témoignages sont indiscutables, et la vérité en ressort d’elle-même. C’est le meilleur moyen, sinon de détruire les légendes, — elles ont la vie dure, — du moins d’empêcher qu’elles ne deviennent de l’histoire.

Si l’on veut se faire quelque idée des tracas qui attendaient F. Buloz à la Comédie-Française, il ne suffit pas de rappeler ce que tout le monde sait de la vanité et de l’esprit d’intrigue qui est le péché mignon des gens de théâtre. Molière, dont c’était la maison, s’est expliqué une fois pour toutes sur la difficulté de conduire « ces animaux-là. » Les conditions où allait se trouver François Buloz, devaient rendre sa tâche particulièrement difficile. D’abord, ses pouvoirs, du moins dans les premiers temps, étaient fort limités, et le Commissaire royal de jadis était moins bien armé que l’Administrateur d’aujourd’hui, qui lui-même… Il avait à côté de lui un directeur. Et le directeur relevant du Comité, tandis que le Commissaire relevait du Ministre, on devine l’espèce de rivalité que cet ingénieux système ne pouvait manquer de créer et d’entretenir entre les représentants, de ces deux puissants dieux. Ces royaumes où chacun se croit le droit de commander ont un nom, et ce sont eux que Mme Pernelle qualifie d’être la Cour du roi Pétaud. « Je ne vous dirai qu’une chose du premier Théâtre français, écrivait vers ce temps-là Alfred de Vigny, c’est qu’il est le dernier. Il doit cela à ses dissensions intestines ; il porte la peine de ses haines d’acteur à acteur, de sociétaire à sociétaire, des intrigues inouïes des comédiens contre les pièces même qu’ils jouaient et qui les alimentaient… » La désorganisation était complète, et c’est bien pourquoi on avait recours à Buloz qui avait fait ses preuves d’administrateur et chez qui l’habileté ne le cédait en rien à la ténacité.

Une autre raison s’ajoutait à cette question d’ordre — ou de désordre — intérieur, pour expliquer le complet marasme dont souffrait alors la Comédie. Dans ses Mémoires sûr Rachel, Mémoires d’une octogénaire et dont la bonhomie garantit la véracité, la veuve de l’acteur Samson ne craint pas de dire : « La Comédie-Française était alors discréditée : le public se partageait entre les théâtres d’opéra et ceux de vaudeville et de drame. » Le romantisme battait son plein. Et tandis que les copies décolorées de notre tragédie à bout de sève faisaient régulièrement salle vide, la foule se portait vers les scènes du boulevard du Crime, où le mélo faisait fureur. A la Comédie-Française, on réalisait des recettes de soixante-quinze francs ! Le théâtre, ne pouvant payer son loyer, obtenait de M. Empis, directeur des domaines de la liste civile, une remise de sa dette. Mais pour reconnaître ce service, il mettait sur l’affiche une pièce de M. Empis : cela ne faisait pas courir tout Paris. On était dans les temps difficiles. C’est l’honneur des grandes institutions telles que la Comédie-Française, que si elles connaissent de mauvais jours, chaque fois elles en sortent intactes et prêtes pour l’avenir. L’essentiel est qu’elles aient confiance en cet avenir, et pour cela qu’elles commencent par avoir foi en elles-mêmes.

Les fournisseurs habituels du Théâtre-Français étaient alors Scribe, qui faisait jouer Une Chaîne, Dumas, qui obtint avec Mlle de Belle-Isle un grand succès, tandis que les Demoiselles de Saint-Cyr et Un mariage sous Louis XV furent moins bien accueillis, Ponsard, Mme de Girardin. Pour ce qui est de Victor Hugo, brouillé avec la Comédie, Buloz eut l’art de le ramener en reprenant Marion Delorme et montant les Burgraves. C’est un poème magnifique que les Burgraves ; ce n’est guère une pièce de théâtre. Et puis la fièvre de Hernani était passée. A l’ami que Victor Hugo avait chargé de recruter la claque, Célestin Nanteuil avait répondu : « Jeune homme, allez dire à votre maître qu’il n’y a plus de jeunes gens. » L’échec fut retentissant. Il eut pour effet de détourner à jamais Victor Hugo du théâtre : les Burgraves eux-mêmes indiquaient clairement la route à son génie fait pour l’épopée.

Ici, rendons à Buloz ce qui appartient à Buloz. Un honneur lui a été injustement dérobé, un titre à la reconnaissance de tous les lettrés : c’est d’avoir fait entrer au répertoire le théâtre d’Alfred de Musset. Tout le monde connaît la gracieuse légende qui s’est accréditée sur ce point d’histoire littéraire. On veut qu’un caprice d’artiste nous ait valu la mise à la scène d’Un Caprice. Mme Allan, qui avait joué le rôle en Russie, aurait rapporté la pièce dans son manchon. La vérité est tout autre. Quand Mme Allan débarqua à Paris, elle trouva la Comédie en train de mettre la pièce en répétitions, et elle n’eut qu’à y accepter un rôle. C’est à Buloz que revient l’initiative d’avoir fait jouer les charmantes pièces qu’il avait été si heureux de publier dans sa Revue. Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes, n’eut qu’à les passer à Buloz, Commissaire royal. Il y songeait depuis longtemps et pressait Alfred de Musset de se laisser faire violence. Mme Pailleron souligne justement ce passage d’une lettre à Mimouche, écrite huit jours après la nomination de Buloz : « Buloz est nommé : il est donc décidé que nous allons faire le saut périlleux. » L’argument est topique.

Comme il était à prévoir, la proposition fut accueillie froidement par MM. les comédiens ; il fallut que Buloz usât d’autorité. Le rôle de Mme de Léry avait été primitivement distribué à Mlle Brohan. Sur ces entrefaites, Mme Allan revint de Saint-Pétersbourg, où elle avait créé le rôle avec succès : cette circonstance lui valut son engagement. Rien de plus, clair et la cause est entendue. Je ne veux pas dire que ce soit la fin d’une légende. Le manchon d’une actrice… jolie façon d’entrer à la Comédie ! Mais les faits sont là.

Le seul auteur avec qui Buloz ait eu maille à partir, ce fut Alexandre Dumas. Les rapports avaient été d’abord excellents, — Dumas n’avait-il pas été l’un des premiers collaborateurs de la Revue ! — empreints de cette familiarité qui était la marque de ce bon compagnon. « Parlez un peu de moi, dans vos Revues, pour l’Académie, écrivait-il à Buloz. Je ne suis pas sur les rangs, mais je suis bien aise qu’on s’étonne que je n’y suis pas. » Les choses se gâtèrent à propos d’une affaire dont on trouvera tous les détails dans le livre de Mme Pailleron et qui se ramène à une question d’argent. Le « bon » Dumas avait, entre autres dons de sa riche nature, celui de l’invective. Il en gratifia abondamment son ami de la veille. Il était de ceux qui accusent à tour de bras. Il prétendit que Buloz avait « reçu mission d’arrêter l’essor de la littérature moderne, inquiétant pour le pouvoir. » Tout simplement ! En 1844, il ne consacrait pas moins de cinq articles de la Démocratie pacifique à développer cette révélation horrifique. On y relevait des bourdes de ce genre : « Un jour on se dira, comme l’une des choses les plus curieuses qu’ait enfantées le chaos dans lequel nous vivons, qu’il y a eu un petit-fils de Louis XIV et un successeur de Colbert qui ont mis à la tête de l’art dramatique en France un homme qui ne gavait pas que Cinna fût de Corneille, Il est vrai qu’on a été obligé de le naturaliser pour en faire un Commissaire royal. » Jugez un peu, si cette Démocratie n’avait pas été pacifique !… Sept années plus tard, dans le Mousquetaire, le père de d’Artagnan ayant la rancune tenace, François Buloz est portraituré de la belle façon : « Un moral taciturne, presque sombre, mal disposé à répondre par une surdité naissante, maussade dans ses bons jours, brutal dans ses mauvais, en tout temps d’un entêtement coriace… ». En passant, Dumas s’attribuait dans le succès de la Revue, voire dans sa fondation, la part du lion. Car il eut toujours une manière d’écrire l’histoire qui lui était particulière.

Mais les véritables difficultés que rencontra le Commissaire royal, ce fut avec les artistes. Il en était une alors qui dépassait tous les autres de toute la grandeur de son génie : c’était Rachel. C’est elle qui illustra la direction de Buloz… et qui empoisonna ses jours et ses nuits.

Le premier soin de Buloz en arrivant à la Comédie-Française, où Rachel avait débuté le 13 juin 1838, dans le rôle de Camille[2], avait été d’assurer à l’extraordinaire jeune fille de dix-sept ans, en qui s’incarnait le démon de la tragédie, des conditions dignes d’un talent unique et déjà complet. En 1841, — elle a vingt ans, — Buloz demande pour elle au Ministre, le sociétariat, 42 000 francs sur les 200 000 de la subvention, et trois mois de congé. Et il ajoute cette phrase suggestive : « Votre décision aura aussi l’avantage de faciliter, pour l’année courante, les arrangements de la Comédie avec M. Félix, et d’empêcher jusqu’à la majorité de Mlle Rachel un départ non moins fâcheux pour l’artiste que pour le Théâtre-Français. » M. Félix ! Le voici qui apparaît ! Désormais, nous ne cesserons plus de le trouver derrière son illustre fille, dont il inspire les exigences, souffle les réclamations et exaspère l’avidité. J’aime qu’il en soit ainsi. Au moins, nous pouvons rejeter sur ce père d’actrice ce qui nous gêne dans notre culte pour la grande artiste. Qu’il s’agisse de Rachel ou de telles autres étoiles de la scène, il nous répugne de penser que la passion de leur art et la vaine renommée ne leur aient pas suffi. Mais c’est qu’un père, une sœur, un fils, un amant, les forçait à monnayer leur gloire. M. Félix, qui était lui-même un vétéran de la vie nomade s’aperçut bien vite que la grande source de revenus pour sa fille, c’étaient les tournées. Alors commença pour Rachel cette vie errante qui devait si puissamment contribuer à épuiser ses forces. Ou trouvera dans le curieux livre de M. Fleischmann sur Rachel intime de nombreuses caricatures du temps qui représentent les départs de Rachel en tournée, avec accompagnement de trompettes et de grosse caisse. Si bien que tantôt roulant du Nord au Midi de la France et tantôt débarquant de Londres ou s’embarquant pour New-York, il ne restait plus à la grande tragédienne, ni assez de temps, ni surtout assez de forces pour faire son service à la Comédie-Française. Le théâtre était à la merci de ses perpétuels caprices. « D’où vient, écrivait Buloz dans un rapport fameux, que l’artiste peut jouer quatre fois par semaine en province et dans les pays étrangers, et qu’elle ne peut plus jouer que six à sept fois par mois à Paris ? N’est-on robuste que pour exploiter son congé ? N’est-on faible que quand il s’agit d’accomplir ses obligations envers le Théâtre-Français ? » Nous n’irons pas jusqu’à dire avec Auguste Vacquerie, qui n’en est pas à un paradoxe près, que Rachel « a été funeste à tout et d’abord au Théâtre-Français ; » mais il est hors de doute que pour un administrateur ces glorieux sujets, honneur et raison d’être d’un théâtre, ne sont pas d’un maniement facile et d’une administration de tout repos.

Buloz se flattait d’avoir trouvé le moyen de tout concilier : les exigences de Rachel et les nécessités du service, — la quadrature du cercle, — lorsque éclata la Révolution de 1848. Ledru-Rollin destitua le Commissaire royal. Ce fut son remerciement pour dix années de labeur et de dévouement. Ledru-Rollin renvoya à la Revue le directeur incomparable qui désormais allait lui consacrer tous ses soins et lui faire dans les deux mondes la situation que l’on sait. Ainsi, il nous a rendu un service signalé et s’est créé des titres certains à notre gratitude. Mais peut-être ne l’a-t-il pas fait exprès.


RENE DOUMIC.

  1. Marie-Louise Pailleron : François Buloz et ses amis. — La « Revue des Deux Mondes » et la Comédie-Française. 1 vol. in-8o. Calmann-Lévy.
  2. Sur Rachel, voir : Hector Fleischmann, Rachel intime, 1 vol. chez Fasquelle.