François Palacky, historien de la Bohême (1798-1876)

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FRANÇOIS PALACKY
HISTORIEN DE LA BOHÊME
(1798-1876)

Pendant trois jours, du 28 juin au 1er juillet, la Bohême a été en fête. Prague regorgeait d’hôtes accourus de tous les points de l’Europe et même des Etats-Unis. La cause de cet afflux extraordinaire des Slaves et des amis de la race ; slave dans la noble et pittoresque capitale de l’ancien royaume de Bohême, était une double solennité. La Société des Sokols, ces gymnastes tchèques, qui rendirent à la cause de la régénération nationale du peuple tchèque des services considérables et qui furent les ardens et dévoués propagateurs de l’idée patriotique, fêtait le cinquantenaire de sa fondation et, à cette occasion, d’autres groupes de Sokols étaient accourus de tous les pays slaves pour affirmer leur foi en l’avenir de leur race et leur volonté de le préparer en unissant leurs cœurs et leurs forces. En même temps, les représentans du monde savant et les amis du peuple tchèque et des Slaves étaient venus à Prague pour assister, le 1er juillet, à l’inauguration du monument grandiose élevé par la ferveur patriotique des Tchèques au grand historien de la Bohême, François Palacky.

Les Tchèques paient ainsi le juste tribut de leur reconnaissance à l’homme qu’ils appellent avec orgueil « l’organisateur de la nation, » car c’est bien grâce aux efforts de Palacky, savant et homme politique à la fois[1], que la Bohême, réduite sous Marie-Thérèse et sous Joseph II à l’état de simple province de la monarchie des Habsbourg, a trouvé la force de se relever pour réclamer la reconnaissance de ses droits méconnus. Palacky a ressuscité la nation tchèque : c’est une gloire très pure et très rare qui lui assure, parmi les grands historiens, une place à part, à côté des grands conducteurs de peuples.


Pour apprécier à sa valeur l’œuvre de Palacky, il convient de se reporter à cent vingt ans en arrière. Ecrasée en 1620 à la bataille de la Montagne Blanche, la Bohême était encore, à la fin du XVIIIe siècle, plongée dans une torpeur dont rien ne pouvait la tirer. Dépouillée de ses anciens droits et privilèges, elle n’existait plus comme nation, elle voyait venir le moment où, complètement germanisée, elle serait traitée à l’égal des pays dits héréditaires de la maison de Habsbourg.

L’aristocratie et les classes élevées ne gardaient que de vagues souvenirs du passé de la Bohême. Les descendans des plus grandes familles nobles ne faisaient, à peu d’exceptions près, que de courtes apparitions dans le pays. L’éclat de la Cour les attirait à Vienne, brillante résidence impériale où les fêtes et les réjouissances se suivaient sans fin. La population des grandes capitales des trois pays de la couronne de Bohême, Prague, Brno (Brünn), Opava (Troppau), et des villes secondaires était germanisée par les colons allemands, pour la plupart commerçans et industriels, et par les fonctionnaires de l’administration centrale, qui étaient exclusivement recrutés parmi les Allemands. La langue tchèque n’était parlée dans les campagnes que par les masses rurales, et dans les villes par les ouvriers, artisans et petites gens sans biens, sans instruction. Ce parler, déformé, altéré par le mélange d’élément étrangers, ne rappelait que vaguement le beau et clair langage de Komensky (Comenius), le grand pédagogue tchèque au XVIIe siècle.

Tout ce qui subsistait de l’ancienne autonomie du pays, comme la Chancellerie aulique bohème, représentation des plus hauts pouvoirs régionaux, fut supprimé par Marie-Thérèse. Joseph II se montra encore plus ardent que sa mère à transformer le conglomérat d’élémens hétérogènes, dont est formée la monarchie danubienne, en un Etat uniforme et centralisé. Son rêve était de construire un Etat national, uni par la même législation, la même administration et la même langue, — l’allemand, — qui devait supplanter dans les pays slaves la langue autochtone. Ce moment où lame de la nation semble sur le point de disparaître, est celui où elle se réveille et se révolte. Pour empêcher la disparition de l’idiome national, quelques savans bohèmes à l’exemple de Dobrovsky, le premier des slavistes, entreprirent de restaurer la langue tombée au rang de patois, de créer une littérature nouvelle et de rendre au peuple le sentiment de sa nationalité. Ils n’étaient d’abord qu’une poignée, mais comme ils interprétaient un sentiment partagé par tous les hommes éclairés chez qui le souvenir de la Bohème indépendante n’était pas éteint, leur voix trouva dans le pays un écho retentissant, et l’essai réussit au-delà de toute espérance. Ce mouvement régénérateur qui empêcha, au moment du danger suprême, l’absorption du peuple tchèque, eut Prague pour foyer. De là il ne tarda pas à s’étendre à la province et aux pays voisins, la Moravie et la Silésie.


Palacky commença en 1818 à prendre part à cette noble émulation littéraire et nationale. Il écrivit en collaboration avec Safarik, l’auteur des Antiquités slaves, un manifeste, Les débuts de la Poésie tchèque, qui attira l’attention sur le jeune écrivain. Il était alors préoccupé surtout de philosophie et d’esthétique ; il prit goût à l’histoire après avoir lu quelques anciennes chroniques de Bohème, les livres de Dalimil et de Hajek, avec ceux de Komensky et de Veleslavin. Il ne pensa plus dès lors qu’a écrire l’histoire de Bohême, voyant dans le passé la promesse de l’avenir et dans l’histoire l’instrument de la résurrection.

Un passage d’une lettre qu’il écrivit en 1822 à son ami Kollar, le célèbre chantre de la Fille de Silva, nous fait voir sa résolution de se faire l’historien de son pays. « Mon parti est pris, dit-il, je suis fermement décidé à écrire l’histoire de Bohême. Si je ne vis pas assez longtemps pour mener cette tâche à bonne fin, je chercherai à tirer au clair au moins les premiers âges de notre histoire et la période hussite. Il est révoltant de constater à quel point on est ignorant, en Bohême de même qu’à l’étranger, de l’héroïque passé de notre patrie. »

Lorsque, une année après, il vint se fixer à Prague, son plan était définitivement arrêté. Les premiers dix ans se passèrent en recherches dans les archives. Le jeune savant entreprit plusieurs voyages en Italie, en France et en Allemagne. Il exhuma de précieuses généalogies, mit en ordre le premier cartulaire[2], publia un grand nombre de documens historiques. Ses travaux : Scriptores rerum bohemicarum et Würdigung der alten bœhmischen Geschichtschreiber, puis quelques monographies qu’il écrivit pour plusieurs grandes familles nobles, — les Sternberk, les Kinsky, les Cernin, les Martinice, — auxquelles il fut présenté par le maître qui l’avait initié à la paléographie, le vieux Dobrovsky, lui valurent les laveurs de la noblesse bohème, effleurée par le souffle libéral venant de l’Occident. Les Etats de Bohème le nommèrent, en 1827, historiographe du royaume de Bohême. Le premier volume de l’Histoire du Peuple tchèque, écrit en allemand, parut en 1836. L’édition tchèque ne fut prête qu’en 1848. Les autres volumes, au nombre de cinq (dix fascicules), suivirent à des intervalles de huit à dix ans. Le dernier volume parut en 1870, peu de temps avant la mort de l’auteur. L’œuvre s’arrête à l’avènement des Habsbourg, en 1520.

Les chapitres les plus remarquables, palpitans de vie et écrits avec une chaleureuse éloquence, sont ceux qui se rapportent aux événemens du XVe siècle : la lutte héroïque de la Bohême, soulevée comme un seul homme pour la défense des doctrines du prédicateur de la chapelle de Bethléem, Jean Huss ; la défense de la nation contre l’envahissement germanique ; le règne de Georges de Podiebrad.

Palacky possédait la maîtrise pleine et entière de tous les instrumens de recherche ; son âme d’ardent patriote resplendit à travers son œuvre sans nuire à sa probité de savant et à sa loyauté d’historien[3]. Son style est d’une élégance sobre et d’une souveraine clarté. Au point de vue philosophique, Palacky voit la loi de l’histoire dans l’antagonisme de deux forces agissant l’une sur l’autre. Tout progrès vient de leur lutte, comme dans la nature où ces deux forces se heurtent constamment, se pénètrent, se concilient et se repoussent pour recommencer sans cesse. Dans ses conclusions, Palacky est idéaliste : la force intellectuelle et morale est, pour lui, toujours victorieuse. Palacky est un historien de l’époque romantique : il est le Michelet de la Bohème.

Au cours de l’histoire de Bohème, il voit ce heurt des forces contraires dans le contact inévitable et les luttes perpétuelles des Slaves et des Germains. Ces rapports forment la trame fondamentale de l’histoire du peuple tchéco-morave. Mais loin de déplorer ce contact avec l’élément étranger, il le considère comme nécessaire, comme bienfaisant même. La décadence de la Bohême utraquiste, dans la seconde moitié du XVe siècle, est, à ses yeux, la conséquence de l’obstination du peuple à repousser l’influence de l’Occident : la Bohème resta trop figée dans son particularisme. Le contraste qui frappe entre le Slave et le Germain provient, d’après Palacky, de la différence du caractère et de la culture primitive de ces deux races : le Slave, doux, n’aimant pas la guerre, bon agriculteur ; le Germain, agressif, conquérant, envahissant. Dans l’ancienne communauté slave régnait l’égalité absolue ; la liberté et le droit étaient assurés à tous au même degré. En face de cette démocratie slave se dressait la société germanique, fondée sur le système hiérarchique : maîtres et esclaves ; privilèges et immunités d’un côté, servitude et défaut absolu de protection de l’autre. Ces théories, aujourd’hui vieillies, étaient alors en faveur.

Après s’être prodigué durant plus de cinquante ans au service de l’histoire, Palacky tâcha d’en dégager la vérité pour la faire pénétrer dans l’âme du peuple, qui avait besoin d’un tel appui moral dans la lutte engagée pour reconquérir son autonomie d’autrefois. Le vrai but que Palacky poursuivit en écrivant son histoire fut de donner aux aspirations nationales une base solide : le droit historique.

Les historiens tchèques venus après lui, Tomek, Gindelly, Erben, Emler, Kalousek, Goll, s’attachèrent à faire mieux connaître, d’une part, les institutions urbaines et les tendances de la bourgeoisie, — telle fut l’œuvre de Celakovsky, qui écrivit le Corpus juris municipalis regni bohemiæ, de Winter, etc., — et d’autre part, ils s’efforcèrent de dissiper la nuit qui enveloppait le sort des paysans et des classes asservies. Parmi ces derniers historiens prennent rang Kalousek et Pekar. Palacky, ayant été nommé historiographe par les Etats, donna une place peut-être trop large, dans son histoire, aux classes privilégiées, laissant dans L’ombre la bourgeoisie et les ruraux.

Parmi les historiens étrangers qui ont écrit des livres d’histoire sur la Bohème, le plus en vue est le très distingué professeur à la Sorbonne, M. Ernest Denis, dont les volumes : Huss et la guerre des Hussites, Georges de Podiebrad, les premiers Habsbourg, les Origines de l’Unité’ des Frères Bohèmes et La Bohême depuis la Montagne Blanche, ont été traduits en tchèque.


Le premier effet de l’influence de Palacky et de l’école historique qu’il avait créée fut de rallier à la cause nationale tchèque les Etats de Bohème. S’étant décidés à revendiquer, à l’exemple des Etats hongrois, la restauration de leurs libertés et prérogatives, ils demandèrent, en 1842, à Palacky de les instruire sur la Constitution de 1627. Plus tard, ils appuyèrent de leurs voix les aspirations des patriotes tchèques à la Diète, espérant reconquérir, avec la restitution de la Constitution, leurs anciens droits.

Quand Palacky fut appelé en 1848 à la vie politique, il formula le programme national de la Bohème et posa nettement la question tchèque. Il voulait que l’Autriche, forte à l’extérieur, fût, à l’intérieur, la puissante égide sous laquelle vivraient les nationalités réunies sous le sceptre du souverain Habsbourg. Chacune de ces nationalités devait jouir de la liberté de se développer selon l’esprit et les traditions de sa race. La victoire exclusive d’une nationalité sur l’autre serait, à ses yeux, le signe avant-coureur du morcellement et de la ruine de la monarchie.

Au cours de cette mémorable année 1848, Palacky fut deux fois invité à entrer dans le Cabinet de Sa Majesté comme ministre de l’Instruction publique, mais il déclina cette offre, de peur que les Allemands n’en prissent prétexte pour crier à la slavisation de l’Autriche. Une lettre qu’il écrivit au président du Congrès de Francfort pour décliner l’invitation de prendre part, comme délégué de la Bohême aux travaux du Congrès, montre à quel point il était un fervent défenseur de l’intégrité de l’Autriche. Il s’y exprime comme il suit sur la situation de la Bohème et de l’Autriche :

« Que certains liens aient rattaché autrefois les pays de la couronne de Bohême au Saint-Empire, c’est un fait que personne, connaissant l’histoire du moyen âge, ne peut contester. Il est cependant bien établi que ces liens ne furent jamais si étroits que ceux, par exemple, qui unissent à l’Allemagne les pays de la Confédération germanique. La souveraineté de la Bohême n’a jamais été mise en doute ; les chefs du Saint-Empire n’ont jamais possédé, à ce titre, des droits régaliens en Bohême.

« Demander aujourd’hui, à ce pays qui n’a pas abdiqué son individualité historique, et qui ne s’est, à aucun moment, considéré comme un pays germanique, de travailler, d’accord avec les représentans du peuple allemand, à la reconstitution de l’Empire germanique, c’est vouloir créer une situation qui n’a pas de fondement dans l’histoire et pourrait menacer l’existence de l’Autriche.

« Les Tchèques, habitans autochtones des pays de la couronne de Bohème, sont de race slave et ne peuvent avoir de place dans une Assemblée qui se préoccupe d’affermir la puissance de la race allemande. Ils ne peuvent prêter leur concours à la création d’un état de choses qui serait une menace continue pour le maintien de l’Autriche comme puissance indépendante.

« Or, le maintien de cette monarchie importe non seulement aux Tchèques, mais à l’Europe même, à l’humanité, à la civilisation. Cette puissance a une mission si importante à remplir que, si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer. »

En 1860, quand l’Autriche revint au régime constitutionnel, après la défaite de ses armées en Lombardie et la terrible crise financière qui secouait la monarchie, Palacky défendit le principe fédéraliste. La période qui s’ouvrit en Bohême après la promulgation du diplôme impérial de 1860, qui annonçait la Constitution, est celle où le mouvement patriotique prit le plus d’ampleur et d’intensité. Los patriotes tchèques se hâtèrent de profiter des libertés que la Charte leur promettait. Le sentiment national, si longtemps comprimé, éclata en bruyantes fanfares. La littérature et l’art s’unirent pour chanter la diane de l’émancipation. Des journaux se fondèrent, les sociétés patriotiques pullulèrent.

En 1863, Palacky écrivit une étude politique : La raison d’être de l’Autriche, qui fut très remarquée à cause surtout de la position que l’auteur y prend contre le dualisme qui commençait à ce moment à poindre à l’horizon.

Peu après, les hommes politiques tchèques se divisèrent en deux partis : l’un, parti conservateur, libéral-national, se préoccupait surtout de droits et de traditions historiques et poursuivait la reconstitution du royaume de Bohème : il avait à sa tête Palacky, Rieger et le clan des Vieux-Tchèques. Il trouva un appui auprès de la noblesse bohème. L’autre [parti, radical-démocrate, invoquait surtout le droit naturel. Il trouvait son soutien dans le peuple et avait pour chefs Gregr, Sladkovsky et d’autres pionniers du parti jeune-tchèque.

Pendant que cette crise de croissance poursuivait son cours en Bohème, à Vienne les événemens se précipitaient. Schmerling, forcé de donner sa démission, cédait le pas à Belcredi qui cherchait en premier lieu à apaiser les Hongrois. Le compromis de 1867, la division de la monarchie habsbourgeoise en deux Etats augmenta le désarroi politique de la Bohème. Les députés tchèques protestèrent contre l’institution d’un Parlement central, à Vienne, pour tous les pays cisleithans et réclamèrent un arrangement à l’instar de celui que la couronne venait de conclure avec les Hongrois. Le gouvernement de Vienne resta sourd à ces réclamations. Il fit procéder à de nouvelles élections pour la Diète de Bohême ; elles se tirent sous la pression du gouverneur et donnèrent la majorité au parti constitutionnel contraire au rétablissement de l’autonomie de la Bohême. Les députés tchèques s’abstinrent alors pour plusieurs années de participer aux travaux parlementaires et ne consentirent à reprendre leurs sièges au Reichsrath de Vienne que lorsque l’empereur François-Joseph eut signé, en 1871, le Rescrit impérial, qui donna satisfaction aux légitimes aspirations des Tchèques. Le comte Hohenwart, président du Conseil, inspirateur du Rescrit ne put tenir contre la campagne furibonde que les Allemands et les Magyars menèrent contre son système. Il donna sa démission et le Rescrit fut rapporté.

Cet échec de l’action tchèque pour obtenir l’indépendance nationale détermina Palacky à se retirer de la lutte. Il résigna ses mandats de député à la Diète de Bohême et de membre de la Chambre Haute de Vienne. Il écrivit, en 1874, son Testament politique où il résume les principales phases que la Bohème a traversées depuis 1848. Il avoue les erreurs que le parti national tchèque a commises : il eut une trop grande confiance dans l’appui de la noblesse, il fit trop fond sur le sentiment de justice des Allemands. Attristé de voir se substituer à l’absolutisme d’un prince l’absolutisme d’une race qu’il regardait comme l’ennemie de la race slave, il laisse tomber le mot amer : « La Bohême et la nation tchèque existaient avant l’Autriche, elles subsisteront après elle. »

Il ne perdit jamais foi dans l’avenir de la Bohême autonome. Il aimait à citer des exemples tirés de l’histoire universelle prouvant que les destinées des nations sont déterminées plutôt par le degré de la civilisation que par la force numérique du peuple. Appliquant cette règle à la Bohème, il répétait que les alternatives de prospérité et de décadence qui se succédèrent dans ce pays avaient toujours correspondu au degré de l’instruction du peuple. « Tachons donc, ajoutait-il, de nous élever surtout moralement et intellectuellement, ne recourons jamais à la force brutale. Voilà le moyen d’assurer notre ; existence nationale et de reprendre un jour, dans la vie et dans l’histoire, la place qui nous appartient de droit. »

Le programme politique que Palacky laissa à la nation tchèque est un legs précieux. Si ce programme, qui poursuit le rétablissement du droit historique de la Bohême dans une Autriche transformée en un Etat fédéraliste, ne pouvait encore être réalisé de son temps, il n’est pas démontré qu’il ne le sera jamais. Dans la vie des nations les idées, pour mûrir, ont besoin de beaucoup de temps.


Parmi les nombreuses créations nationales et civilisatrices dont Palacky prit l’initiative ou qui se développèrent sous son influence, il convient de citer la Revue du Musée du royaume de Bohême, fondée en 1827. Lorsqu’il fut question de la publication des premiers fascicules tchèques de ce recueil, le Comité exprima des doutes sur la possibilité de trouver en Bohème assez de lecteurs pour une revue scientifique rédigée en langue tchèque. Palacky, indigné du peu de foi qu’il trouvait chez ses confrères, s’écria : « Si je descendais d’une famille de tziganes, et que je fusse le dernier représentant de ma race, je considérerais comme mon devoir de travailler de toutes mes forces à ce qu’elle laissât un souvenir honorable dans les annales de l’humanité. » Il enleva le vote à l’unanimité, et cette publication est encore aujourd’hui la source la plus précieuse de renseignemens et d’informations pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la Bohème et à sa littérature ancienne et moderne.

La Matice ceskâ (la Mère tchèque) est une autre fondation nationale due à l’initiative de Palacky. Cette société facilita la publication des plus important travaux littéraires tchèques, comme le Dictionnaire de Jungmann, les Antiquités slaves de Safarik, l’Histoire du peuple tchèque de Palacky. Elle commença en 1840 la publication en traduction autorisée des chefs-d’œuvre des littératures étrangères.

Palacky contribua ensuite à la fondation de l’Archiv cesky (les Archives tchèques) et de l’Institut archéologique du Musée de Bohème. Il est enfin l’un des fondateurs du Svatoborv société de secours, créée pour les écrivains tchèques, leurs veuves et orphelins.


L’idée d’élever un monument à la mémoire du grand historien et patriote prit naissance au lendemain de sa mort. Le 21 juin 1876, le Conseil municipal de Prague vota la première annuité de 10000 couronnes, qui fut portée peu après à 20 000. Un comité fut constitué qui se chargea de la direction des travaux. Les projets et l’exécution du monument sont dus à un grand artiste tchèque, M. Stanislas Sucharda, statuaire, et à M. Aloïse Dryak, architecte. Les frais de construction s’élèvent à 570000 couronnes, à peu près 600 000 francs. Les travaux d’architecture sont exécutés en granit de Bohème ; les groupes décoratifs sont en bronze. Seule la statue de Palacky est taillée dans le granit.

Le monument, qui se dresse dans l’axe du pont Palacky, consiste en un vaste hémicycle, au milieu duquel s’élève un pylône massif. Palacky, grave, méditatif, semble regarder au loin, comme s’il voulait pénétrer le secret de l’avenir. La tête du savant, modelée avec beaucoup de vigueur, reflète la puissance et la sérénité de la pensée. Le grand historien semble dire : « L’œuvre de ma génération est terminée. La voie est ouverte, les premiers jalons sont posés. A vous, ô jeunes, de faire le reste pour assurer le triomphe de demain. »

Aux extrémités basses du monument se dressent deux groupes symboliques : l’un représente l’effort du germanisme pour étouffer le réveil slave ; dans l’autre on voit le peuple tchèque se soulevant à la voix de l’Histoire ; il est encore sur les genoux, mais tout fait espérer que demain il sera debout. L’Histoire, sous les traits d’une vieille femme, raconte aux jeunes le passé de la Bohême ! Ce groupe est d’un effet saisissant. Puis, voici une figure impressionnante, celle de la Bohème écrasée après la Montagne Blanche ; c’est une jeune femme agonisante, image, foulée aux pieds des étrangers, de la patrie tchèque ; elle git là, à la droite de Palacky, encadrée de ses ailes comme un grand oiseau foudroyé. Au sommet du pylône, un autre groupe symbolique représente les trois pays de la couronne de Saint-Venceslas : la Bohême, la Moravie et la Silésie. A gauche, enfin, le Génie de la Nation est suspendu dans l’air, comme s’il traversait les espaces, poussant le cri de ralliement. Le monument est à la fois un hymne à la gloire de « l’organisateur de la nation » et un symbole des destinées tragiques du peuple tchèque.


HENRI HANTICH.

  1. Né dans l’humble cabane d’un maître d’école à Hodslavice, village situé aux confins de la Moravie et de la Slovaquie, François Palacky reçut les premières leçons de son père, un excellent pédagogue, descendant des Frères moraves. La famille était nombreuse ; François était le puîné de douze enfans. Il fit ses études dans les écoles de Trencin et de Presbourg. Ce fut à l’âge de vingt-trois ans qu’il conçut l’idée de se vouer à l’histoire.
  2. Après lui, Emler et Erben publièrent les Regesta, qui vont jusqu’à 1346. Les documens les plus importans, postérieurs à cette date, ont été reproduits par Friedrich : Codex diplomaticus et epistolaris regni Bohemiæ. Nombre de documens furent publiés dans l’Archio èesky, revue fondée par Palacky, et par l’Académie tchèque.
  3. Ce fut notamment dans les polémiques qu’il fut obligé d’entamer avec quelques historiens allemands, surtout Hœfler, qu’éclata la grande érudition, l’impartialité et la probité morale de Palacky.