François Villon (M. Schwob)

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François Villon d’après des documens nouveaux
Marcel Schwob

Revue des Deux Mondes tome 112, 1892



FRANÇOIS VILLON


D’APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX




I. Auguste Longnon, Œuvres de François Villon (Lemerre, 1892). — II. Étude biographique sur François Villon (Menu, 1877). — III. W.-G.-C. Byvanck, Essai critique sur les œuvres de François Villon (De Breuk et Smits, 1882). — IV. Procès des Coquillards à Dijon en 1455.


Les poèmes de François Villon étaient célèbres dès la fin du XVe siècle. On savait par cœur le Grand et le Petit Testament. Bien qu’au XVIe siècle, la plupart des allusions satiriques des legs fussent devenues inintelligibles, Rabelais appelle Villon « le bon poète parisien. » Marot l’admirait tellement, qu’il corrigea son œuvre et l’édita. Boileau le considéra comme un des précurseurs de la littérature moderne. De notre temps, Théophile Gautier, Théodore de Banville, Dante-Gabriel Rossetti, Robert-Louis Stevenson l’ont passionnément aimé. Ils ont écrit des essais sur sa vie, et Rossetti a traduit plusieurs de ses poèmes. Mais jusqu’aux travaux de MM. Auguste Longnon et Byvanck, qui parurent de 1873 à 1892, on ne savait rien de positif sur le texte de ses œuvres ou sur sa véritable biographie. On peut aujourd’hui étudier l’homme et son milieu.

Quoique François Villon ait emprunté à Alain Chartier la plupart de ses idées morales, à Eustache Deschamps le cadre de ses poèmes et sa forme poétique ; bien que, près de lui, Charles d’Orléans ait été un poète de grâce infinie et que Coquillart ait exprimé la nuance satirique et bouffonne du caractère populaire, c’est l’auteur des Testamens qui a pris la grande part de gloire poétique de son siècle. C’est parce qu’il a su donner un accent si personnel à ses poèmes que le style et l’expression littéraire cédaient au frisson nouveau d’une âme « hardiment fausse et cruellement triste. » Il faisait parler et crier les choses, dit M. Byvanck, jusque-là enchâssées dans de grandes machines de rhétorique qui branlaient sans cesse leur tête somnolente. Il transformait tout le legs du moyen âge en l’animant de son propre désespoir et des remords de sa vie perdue. Tout ce que les autres avaient inventé comme des exercices de pensée ou de langage, il l’adaptait à des sentimens si intenses qu’on ne reconnaissait plus la poésie de la tradition. Il avait la mélancolie philosophique d’Alain Chartier, devant la vieillesse et la mort ; la tendre grâce et les doux pensers d’exil du pauvre Charles d’Orléans, qui vit si longtemps éclore les fleurs des prairies d’Angleterre au jour de la Saint-Valentin ; le réalisme cynique d’Eustache Deschamps ; la bouffonnerie et la satire dissimulée de Guillaume Coquillart ; mais les expressions qui chez les autres étaient des modes littéraires, paraissent devenir chez Villon des nuances d’âme ; lorsqu’on songe qu’il fut pauvre, fuyard, criminel, amoureux et pitoyable, condamné à une mort honteuse, emprisonné de longs mois, on ne peut méconnaître l’accent douloureux de son œuvre. Pour la bien comprendre et juger de la sincérité du poète, il faut rétablir, avec autant de vérité qu’il est possible, l’histoire de cette vie si mystérieusement compliquée.


I.



Il est impossible d’arriver à une certitude sur l’endroit où naquit François Villon, non plus que sur la condition de ses parens. Quant à son nom, il est probable qu’il faut accepter définitivement celui de François de Montcorbier. C’est ainsi qu’il figure sur les registres de l’Université de Paris. Une lettre de rémission lui donne le nom de François des Loges, et il devint connu sous celui de François Villon.

On sait aujourd’hui que ce nom de Villon fut donné au poète par son père d’adoption, maître Guillaume de Villon, chapelain de l’église Saint-Benoît-le-Bétourné. Ce chapelain, suivant un usage du temps, portait le surnom de la petite ville d’où il était originaire, Villon, située à cinq lieues de Tonnerre. Sa nièce, Étiennette Flastrier, y demeurait encore après sa mort, en 1481.

Villon nous dit qu’il était lui-même pauvre, de petite naissance ; si l’on en juge par la ballade qu’il composa pour sa mère, c’était une bonne femme pieuse et illettrée. Il naquit en 1431, pendant que Paris était encore sous la domination anglaise. On ne sait à quelle époque maître Guillaume de Villon le prit sous sa protection et le fit étudier à l’Université ; en mars 1449, il était reçu bachelier ès-arts et, vers le mois d’août 1452, il passa l’examen de licence et fut admis à la maîtrise. On peut, entre 1438 et 1452, se faire une idée assez juste de la manière de vivre et des relations du jeune homme. Il avait sa chambre dans l’hôtel de maître Guillaume de Villon, à la Porte Rouge, au cloître de Saint-Benoît-le-Bétourné. Probablement, malgré les accidens de son existence, il la conserva jusqu’à la fin de sa vie ; car le dernier document qui nous ait transmis un détail de sa vie intime nous montre qu’en 1463 il pouvait encore recevoir des amis dans cette chambre de la Porte Rouge, sous le cadran de Saint-Benoît.

Ce fut un triste temps pour les Parisiens, après l’entrée du roi Charles VII, en 1437. Ils venaient de subir l’occupation des Anglais ; et l’hiver qui suivit, en 1438, fut terrible. La peste éclata dans la cité et la famine tut si dure que les loups erraient par les rues et attaquaient les hommes. On a conservé de curieux mémoires qui nous renseignent sur un petit cercle de la société à cette époque. C’est le registre des dépenses de table du prieur de Saint-Martin-des-Champs, Jacques Seguin, du 16 août 1438 au 21 juin 1439. Jacques Seguin était un pieux homme, simple et frugal, faisant parfois lui-même ses achats, car il était friand de poisson et il aimait le choisir. Son receveur tenait un compte exact de ses dépenses. D’ailleurs, le prieur de Saint-Martin-des-Champs était un grand seigneur ecclésiastique, et pendant cette famine de l’hiver 1438-1439, il invita souvent ses amis à dîner. Nous connaissons les noms des convives, grâce aux notes consciencieuses du receveur Gilles de Damery. C’étaient des gens de marque, prélats, capitaines, bouteillers, procureurs et avocats. Entre autres, maître Guillaume de Villon apparaît comme un commensal ordinaire du prieur de Saint-Martin-des-Champs, On peut supposer sans trop de hardiesse qu’il avait des relations communes avec le prieur, et que les convives de Jacques Seguin étaient pour la plupart choisis dans le cercle de ses amis. Les dîners n’étaient point très graves, puisque deux femmes y assistaient, que le receveur appelle la Davie et Regnaulde. Mais ce qui frappe d’abord, c’est le nombre de procureurs et d’avocats au Châtelet. Il y a là maîtres Jacques Charmolue, Germain Rapine, Guillaume de Bosco, Jean Tillart, examinateur à la chambre criminelle, Raoul Crochetel, Jean Chouart, Jean Douxsire et d’autres encore, jusqu’à Jean Truquan, lieutenant criminel du prévôt de Paris. Voilà quelle était la société habituelle du chapelain de Saint-Benoît-le-Bétourné. On comprend dès lors que François Villon ait connu nombre de gens du Châtelet, outre ceux avec qui il eut relation par force, et qu’il ait entretenu commerce d’amitié avec le prévôt Robert d’Estouteville. On est moins surpris que le chapelain de Saint-Benoît ait pu tirer son fils adoptif « de maint bouillon ; » on apprend par quelles influences François Villon put se faire accorder deux lettres de rémission pour le même crime, sollicitées sous deux noms différens, et comment il obtint gain de cause par un appel au parlement, dans un temps où l’appel était d’institution si récente et où les appelans réussissaient si rarement. Il est possible que Jean de Bourbon, Ambroise de Loré, peut-être même Charles d’Orléans aient intercédé pour lui ; mais sans doute le plus souvent, il eut recours aux amis de Guillaume de Villon parmi lesquels il fut élevé.

Ainsi il entendit de fort bonne heure les conversations des gens de robe et il fut marqué pour être clerc, peut-être suivant ses goûts, et envoyé à l’Université, où sa bourse, qu’il versait toutes les semaines entre les mains de l’économe, était de deux sous parisis. Il y étudia sous maître Jean de Gonflans. Aristote et la Logique ne paraissent pas l’avoir attiré, car il les raille sans pitié dans sa première œuvre. Mais les légendes de l’Ancien et du Nouveau-Testament, l’histoire d’Ammon, celle de Samson, le conte grec d’Orphée, la vie de Thaïs, les touchantes aventures d’Hélène et de Didon, lui laissèrent de vifs souvenirs. Il eut assez tôt le goût des vieux romans français et des héros de nos traditions. En fait, son premier poème, la première ébauche qu’il esquissa, encore écolier, et que nous avons perdue, fut un roman héroï-comique. L’histoire de ce roman est liée si intimement à l’existence même de François Villon pendant cette période qu’il faut l’exposer succinctement ici.

L’Université en 1452 était dans un désordre très grand, et François Villon y entra au moment où les écoliers y devenaient rebelles et tumultueux. Les troubles duraient depuis l’année 1444. Le recteur, sous prétexte qu’il avait été insulté pour son refus de payer une imposition, fit cesser les prédications du 4 septembre 1444 au 14 mars 1445, dimanche de la Passion. Il y avait des précédens, et dans une affaire de ce genre, l’Université avait eu gain de cause en 1408. Gependant la justice laïque devint sévère ; quelques écoliers furent emprisonnés, et malgré les réclamations de l’Université, le roi Charles VII fit juger le procès au parlement et menaça de poursuites les auteurs de la cessation des leçons et sermons. Le cardinal Guillaume d’Estouteville fut délégué par le pape Nicolas V, afin de rédiger un acte de réformation (1er juin 1452). Mais les écoliers n’acceptèrent pas les nouveaux règlemens. Ils s’étaient habitués à la licence. Le procureur du roi, Popaincourt, plaidant au parlement en juin 1453, dit « que depuis quatre ans ençà est venu à notice qu’aucuns de l’Université faisoient plusieurs excès dont on murmuroit à Paris, comme d’avoir arrachié bornes et estre venuz à l’Ostel du Roy[1], à port d’armes et comment depuis naguère ils s’étoient transportés à la Porte Baudet avec des échelles et y avoient arrachié enseignes d’hôtel attachiées à crampons de fer et s’estoient vantez avoir d’autres enseignes. »

Parmi les bornes qu’ils arrachèrent ainsi, se trouvait une pierre très remarquable, située devant l’hôtel de Mlle de Bruyères, dans la rue du Martelet-Saint-Jean, en face de Saint-Jean en Grève[2]. On trouve cet hôtel mentionné dès 1322, sous le nom d’Hôtel du Pet-au-Diable. La borne qui était plantée devant sa façade était une des curiosités de Paris. Sans doute elle était sculptée et couverte d’ornemens. Elle fut volée en 1451 et le parlement commit au mois de novembre de la même année Jean Bezon, lieutenant criminel, pour s’informer de son transport, avec ordre de se saisir de tous ceux qui seraient trouvés coupables. Jean Bezon la fit reprendre, et, en attendant le procès, apporter à l’Hôtel du Roi ou Palais de Justice. Mais elle disparut de nouveau et on ne la retrouva que le 9 mai 1453. D’ailleurs, Mlle de Bruyères, qui était une vieille personne quinteuse, aimant à plaider, fîère de son hôtel et de la tour qui en faisait une sorte de construction féodale, et refusant à cause de cela depuis de longues années de payer le cens à la Commanderie du Temple, se lassa d’attendre et fit remplacer sa borne. À peine la nouvelle pierre fut-elle plantée devant l’hôtel de la rue du Martelet-Saint-Jean, qu’elle fut enlevée comme la première.

On n’ignorait pas que les coupables étaient les écoliers de l’Université. Ils avaient apporté les pierres, l’une sur la montagne Sainte-Geneviève, l’autre sur le mont Saint-Hilaire, un peu plus bas, à l’emplacement du Collège de France. Là, avec des cérémonies burlesques, ils avaient marié les deux bornes et consacré leurs privilèges. Tous les passans, et surtout les officiers du roi, étaient tenus de tirer leur chaperon aux pierres et de respecter leurs prérogatives. Les dimanches et fêtes, on couronnait ces bornes avec des « chapeaux » de romarin, et la nuit les écoliers dansaient autour « à son de fleutes et de bedons. » Ceux de la basoche s’étaient unis dans ces réjouissances avec les autres. Ils rompaient la nuit les enseignes à grand tumulte, en criant : « Tuez ! tuez ! » pour faire mettre les bourgeois aux fenêtres. Ils étaient allés aux Halles pour décrocher l’enseigne de la Truie Qui File, et l’un d’eux, tombant de l’échelle qui était trop courte, se tua sur le coup. À la porte Baudet, ils avaient pris l’enseigne de l’Ours, ailleurs le Cerf et le Papegault. Ils se proposaient de célébrer le mariage de la Truie et de l’Ours par-devant le Cerf, et d’offrir le Perroquet à la nouvelle mariée, en manière de présent de noces. À Vanves, ils avaient enlevé une jeune femme qu’ils maintenaient depuis dans leur forteresse. À Saint-Germain-des-Prés, ils avaient volé trente poules et poulets. Les bouchers de la montagne Sainte-Geneviève portaient plainte à la prévôté : les écoliers leur avaient emporté les crochets de fer où ils pendaient leurs pièces de viande. Enfin, ils s’étaient retranchés sur la montagne, dans l’hôtel Saint-Étienne, où ils avaient les enseignes, deux leviers pleins de sang, les crochets de fer, un petit canon et de grandes épées.

Cette étrange turbulence dura jusqu’au mois de mai 1453. Les écoliers « pullulaient, » disent les témoins, sur la montagne Sainte-Geneviève. Les bourgeois se lamentaient, et les marchands se complaignaient. Il est probable que François Villon, qui était encore à l’Université dans l’été de 1452, prit quelque part à ces réjouissances. Une tradition constante lui attribue de fameux tours qu’il fit sans doute pendant ces années joyeuses. Quelques-uns de ses compagnons composèrent là-dessus des contes en vers, qu’on nomme Repues franches, et qui ont été publiés sous le nom de François Villon jusqu’à ce que M. Longnon les ait résolument classés parmi les pièces justificatives. On voit par ces contes que Villon et ses amis escroquaient, pour dîner, du poisson à la poissonnerie, des tripes chez une tripière du Petit-Pont, du pain chez le boulanger, des pièces de viande à la rôtisserie, et du vin de Beaune à la taverne de la Pomme-de-Pin. Ce fameux « trou » de la Pomme-de-Pin était un cabaret de la Cité, dans la rue de la Juiverie, avec une double entrée dans la rue aux Fèves, non des mieux renommés, car, dès 1389, un commun larron, Jeannin-la- Grève, venait y faire, avec un sien camarade, la répartition d’une douzaine d’écuelles volées. Il demeura célèbre jusqu’au temps de Rabelais, et plus tard, avec toutes ses traditions de vie de bohème. Au temps où François Villon fréquenta cette taverne, elle était tenue par Robin Targis. Villon parle de Robin Turgis, à plusieurs reprises, dans le Grand Testament, et avoue ce larcin, qui devint si connu par les Repues franches. On sait d’ailleurs que Villon quitta Paris en 1456, et qu’il n’y rentra qu’après la publication du Grand Testament, en 1461. On ne peut donc placer l’escroquerie du broc de vin de Beaune que dans les années qui précèdent le départ de Villon, c’est-à-dire en 1452 et 1453, quand les écoliers prenaient des poules à Saint-Germain-des-Prés et des crochets de fer aux bouchers de la montagne Sainte-Geneviève. Voilà le temps que Villon déplore :


Je plaings le temps de ma jeunesse,
Ouquel j’ay plus qu’autre gallé. . .
....................
Hé Dieu ! se j’eusse estudié
Au temps de ma jeunesse folle,
Et à bonnes meurs dédié,
J’eusse maison et couche molle !
Mais quoy ? je fuyoie l’escolle,
Comme fait le mauvais enfant. . .
En escripvant ceste parolle,
À peu que le cueur ne me fent.


C’est quand il avait ainsi la vie facile, logeant chez le chapelain, vivant sur l’habitant, et plein de « nonchaloir, » que François Villon put regarder autour de lui et prendre goût à la peinture réaliste du vrai Paris. Au coin d’une rue, entre Isabeau et Jehanneton, il rencontra « la belle qui fat heaulmière, » vieille, chenue, et dont le rusé garçon était mort passé trente ans. Il en eut pitié. Comme Mlle de Bruyères, dont le caractère semble avoir été difficile, devait injurier les étudians, avec ses chambrières « qui ont le bec si affilé, » quand ils venaient en tumulte déterrer les bornes à l’hôtel de la rue du Martelet-Saint-Jean, Villon fit sur elle la ballade :


Il n’est bon bec que de Paris.


Enfin il se lia, pendant ces années, avec deux clercs de mauvaise vie, Régnier de Montigny et Colin de Cayeux. En août 1452, Régnier de Montigny, qui était d’une famille noble de Bourges, fut condamné au bannissement pour avoir rossé une nuit deux sergens du guet à la porte de « l’ostel de la Grosse Margot. » Régnier de Montigny était avec deux compagnons, Jehan Rosay, et un nommé Taillelamine. Rosay fut pris avec lui, et nous les retrouverons, plus tard encore, signalés ensemble dans un terrible procès. Là il faut convenir qu’il ne s’agissait que d’une lourde frasque d’écolier. L’un des sergens, qui était de service, ayant tiré sa dague, Montigny la lui arracha et frappa du manche le bourrelet de son chaperon. Il ne paraît pas que François Villon ait aidé ses camarades cette nuit-là. Mais il connaissait fort bien l’hôtel à l’enseigne de la Grosse Margot, qu’il fréquentait sans doute avec Montigny. La peinture de la planche dressée au-dessus du porche, « très douce face et pourtraicture, » lui donna l’idée d’une ballade cynique. Ce n’est pas à dire que ce poème ne retrace un épisode vrai de l’existence irrégulière du poète : le procès de ceux qui devaient être ses compagnons quelques années après laisse peu de doute à cet égard; mais il y a une équivoque littéraire. Si on réfléchit d’ailleurs que le premier vers de l’envoi, si horriblement désabusé,


Vente, gresle, gelle, j’ay mon pain cuit !


a été choisi pour faire la première lettre de l’acrostiche du nom de Villon, il sera clair que cette ballade est surtout un tour de force en poésie. Mais rien n’y semble contraint ni ajusté, et c’est en cela que consiste l’art supérieur de ce poète.

Colin de Cayeux était fils d’un serrurier qui paraît avoir habité dans le quartier de Saint-Benoît-le-Bétourné, près de la Sorbonne. Il y connut probablement de bonne heure François Villon. Ce Colin était clerc, et, en 1452, il avait eu déjà deux fois maille à partir avec la justice pour piperie. On l’avait rendu à l’évêque de Paris. C’était donc, dès ce temps, un homme de fort mauvaises mœurs. Nous le retrouverons aussi plus tard en compagnie de François Villon et de Régnier de Montigny. Ces deux amis donnèrent à Villon le moyen de passer sur-le-champ de la vie universitaire et collégiale à une existence de crime et de vagabondage. En même temps, ses relations avec eux lui créaient une manière de seconde existence, obscure et basse, qui devait plaire à cette nature déjà perverse. C’est pendant des courses nocturnes, où il fréquentait des gens de toute espèce, qu’il dut connaître des voituriers par eau, des égoutiers de fossés, comme Jehan le Loup, ou des meneurs de hutin, comme Casin Cholet, avec lesquels il allait voler des canards qu’on mettait en sac au revers des murs de Paris. Ce Casin Cholet était grand querelleur, se battit avec un autre compagnon de Villon, Guy Tabarie, avant 1456. et plus tard, en 1465, le 8 juillet, s’amusa à donner faussement l’alarme aux Parisiens, la nuit, criant : « Boutez-vous tous en vos maisons, et fermez vos huis, car les Bourguignons sont entrez dedans Paris ! » Pour ce méfait, il fut emprisonné au mois d’août suivant, et fustigé de verges par les carrefours. Il était alors sergent au Châtelet, et Villon eut plusieurs compagnons parmi ces Unze-Vingts, comme on les appelait : Denis Richier, Jehan Vallette, Michault du Four, et Hutin du Moustier, tous gens de mauvaise vie, tapageurs et ivrognes ; il fréquenta Hutin du Moustier au moins jusqu’en1463. Quant à Guy Tabarie, nous le retrouverons tout à l’heure mêlé à une affaire criminelle.

Cependant les habitans des montagnes Sainte-Geneviève et Saint-Hilaire, ainsi que Mlle de Bruyères, continuaient à se plaindre de la licence des écoliers à la prévôté de Paris. Le matin de la Saint-Nicolas (9 mai 1453), le prévôt de Paris, Robert d’Estouteville, le lieutenant-criminel, Jean Bezon, quelques examinateurs au Châtelet, avec des sergens à verge, se rendirent au quartier des Écoles.

Les étudians avaient annoncé qu’il y aurait des « têtes battues » si on les troublait; mais ce matin-là un grand nombre d’entre eux assistaient à la messe de leurs « nations, » Les sergens forcèrent les portes de trois hôtels de la rue Saint-Jacques, où ils avaient onfermé les enseignes décrochées, arrachèrent les bornes et les mirent dans une charrette. Puis ils défoncèrent une « queue » de vin dans l’une des maisons, et burent et mangèrent les provisions des écoliers pour déjeuner, étant en service extraordinaire. Après boire, ils trouvèrent la jeune femme enlevée à Vanves, qui hachait de la porée, et la mirent aussi dans la charrette, coiffée de la chape d’un étudiant. Un des sergens s’affubla plaisamment d’une robe d’écolier et d’un chaperon ; et les autres le menaient, par dérision, sous les bras, comme représentant les étudians de l’Université, le frappant de droite et de gauche et lui criant : « Où sont tes compaignons? » Sans doute le lieutenant-criminel avait abandonné l’exécution des ordres à seë sergens, après avoir fait saisir les bornes et les enseignes. Enfin, dans l’hôtel du prévôt d’Amiens, où logeaient beaucoup d’écoliers sous la direction d’un pédagogue, on en arrêta une quarantaine qu’on mena au Châtelet. L’aventure leur sembla plaisante, et ils en rirent. Le lieutenant-criminel s’indigna, et comme un écolier était venu voir son camarade prisonnier, il le retint au Châtelet. Tandis qu’il les interrogeait, ils éclatèrent encore de rire. Le lieutenant donna deux soufflets à l’un d’eux et s’écria : « Mort-Dieu ! si j’avois été en la place, j’aurois fait tuer ! »

C’est ce qui arriva l’après-midi. En effet, le recteur, à la tête de huit cents étudians, en colonne par neuf, vint réclamer ses prisonniers chez le prévôt, Robert d’Estouteville, qui habitait rue de Jouy. Le prévôt consentit à rendre les écoliers. Malheureusement, Robert d’Estouteville ayant mandé, par son barbier, le lieutenant-criminel et les sergens, il y eut des insultes entre écoliers et gens du guet. Une terrible bagarre suivit. Les écoliers attaquèrent à coups de pierre, et les sergens se défendirent avec leurs masses et des arcs. Un jeune étudiant en droit fut tué sur place. L’archer Clouet avait visé déjà le recteur : on détourna la flèche. Un pauvre prêtre fut jeté dans le ruisseau ; plus de quatre-vingts personnes lui passèrent sur le corps ; il perdit son chaperon et son bonnet ; rencontrant un sergent vêtu d’une cotte violette, il fit voir qu’il était prêtre, — mais le sergent lui envoya un coup de dague. Il courut chez un bourrelier, en fut chassé, et s’enfuit devant des gens armés de pelles et de bûches. Deux fillettes lui offrirent asile ; mais il n’osa, par honnêteté. Enfin il se traîna chez un barbier, et là trouva nombre d’étudians blottis dans les huches et sous les lits ; lui-même se réfugia sous l’étal, et cria pour avoir à boire.

Telle fut cette querelle, jugée au Parlement à la requête de l’Université, qui obtint gain de cause, comme d’ordinaire, le 12 septembre 1453. L’origine de la guerre avait été la pierre du Pet-au-Diable, enlevée devant l’hôtel de Mlle de Rruyères. L’aventure inspira Yillon, et, en 1461, il léguait à Me Guillaume de Villon le manuscrit de son premier poème :


Je luy donne ma librairie
Et le Rommant du Pet-au-Diable
Lequel maistre Guy Tabarie,
Grossa qui est homs véritable.
Par cayers est soubz une table.
Combien qu’il soit rudement fait,
La matière est si très notable
Qu’elle amende tout le meffait.


Ce roman du Pet-au-Diable, qui ne nous est pas parvenu, devait être une œuvre héroï-comique où Villon racontait la vie joyeuse des écoliers et leur déconvenue. Elle contenait probablement des ballades intercalaires, comme le Roman de la Rose, de Guillaume de Dol, le Roman de la Violette, de Gérard de Nevers, ou le roman de Meliador, de Froissart. Parmi celles-là on peut désigner en toute sûreté la Ballade des femmes de Paris. D’ailleurs, le jeu des enseignes donnait « notable matière » à plaisanteries. Ces équivoques restèrent familières à François Villon. Elles étaient dans le goût de son temps. À la même époque on écrivit une facétie en prose, le Mariage des IV fils Hemon, que l’on fiance à une autre enseigne, les Trois filles Dan Simon, Les Trois Pucelles, devant l’hôtel de Jean Truquan, devaient tenir compagnie aux épousées, et le Chevalier au Cygne de la rue des Lavandières les conduirait au moustier. On voyait sans doute, dans le roman de François Villon, un mariage tout pareil entre l’Ours de la Porte-Baudet et la Truie qui file des Halles, avec le Papegault pour amuser la mariée et le Cerf pour célébrer les noces. Ailleurs François Villon parlait peut-être des brocs de vin d’Aulnis que buvaient les écoliers à la Pomme-de-Pin, et des mauvais tours qu’ils firent rue Saint-Jacques, rue de la Juiverie et au Petit-Pont. Ce sont les Iragmens de tout cela que nous avons dans les Repues franches.

Villon prit-il lui-même une part active aux désordres de l’Université ? Rien ne le démontre, et il était plutôt de caractère à regarder faire. Quand il fut mêlé directement aux choses, il garda toujours, dans l’action, une mine d’attente. Puis les relations qu’il avait dans ce temps avec le prévôt de Paris lui auraient rendu difficile une opposition ouverte. Tout fait supposer, en effet, qu’il était reçu, en 1452, chez Ambroise de Loré, femme de Robert d’Estouteville, dans son hôtel de la rue de Jouy. C’était une charmante personne, affable et intelligente. Quand Robert d’Estouteville tomba en disgrâce, en 1460, Jehan Advin, conseiller au Parlement, fit une perquisition chez lui ; on fouilla les boîtes et les coffres ; « et fist plusieurs rudesses audit hostel, écrit l’auteur de la Chronique scandaleuse, à dame Ambroise de Loré, femme dudit d’Estouteville, qui estoit moult sage, noble et honneste dame. Dieu de ses exploicts le vueille pugnir, car il le a bien desservy ! » Le même chroniqueur, rapportant la mort d’ Ambroise de Loré, le 5 mai 1468, répète qu’elle était « noble dame, bonne et honneste, et en l’hostel de laquelle toutes nobles et honnestes personnes estoient honorablement receuës. » Il y avait peut-être des poètes qui étaient accueillis auprès d’ Ambroise de Loré. La fortune et la haute naissance de son mari permettent de le croire. Les œuvres d’Alain Chartier contiennent une complainte de quatorze huitains a présentée à Paris l’an 1452. » Les premières lettres de chaque huitain donnent le nom d’Ambroise de Loré. La complainte n’est pas d’Alain Chartier ; elle fut recueillie dans ses œuvres par erreur. Les poètes composaient donc des vers pour cette dame, qui les recevait. François Villon adressa aussi à Robert d’Estouteville une ballade qui porte en acrostiche le nom d’Ambroise de Loré. On a cru jadis que c’était à l’occasion de son mariage. Mais il y a une allusion très claire à l’enfant, qui ressemble à Robert d’Estouteville. La ballade fut donc écrite probablement dans cette année 1452, où un autre poète chantait aussi Ambroise de Loré.

Nous ne savons pas quelles furent les occupations sérieuses de François Villon quand il quitta l’Université, au début de l’année 1453. Il demeurait toujours au cloître Saint-Benoît. Peut-être qu’il obtint, par l’entremise du chapelain, l’autorisation de tenir une petite école. C’est vers ce temps qu’il dut avoir pour élèves les trois « pauvres orphelins : » Colin Laurens, Girard Gossouin et Jean Marceau. On peut juger de ce qu’il leur enseignait par la liste des livres que la reine Marie d’Anjou fit acheter pour le dauphin Louis XI, quand il avait environ l’âge de onze ans. Ces livres de classe étaient « le Donat, » traité de grammaire du IVe siècle d’Ælius Donatus ; « ung sept pseaumes, » c’est-à-dire les psaumes de la pénitence, qu’on faisait apprendre aux enfans avant les Heures ; « ung accidens, » sans doute une grammaire traitant des déclinaisons et conjugaisons ; « ung Caton » ou les Distiques moraux de Dionysius Cato ; enfin a ung doctrinal, » le Doctrinale puerorum d’Alexandre de Villedieu. Un peu plus tard on passait à la Logique d’Okam. Villon paraît avoir bien connu le Donat, et c’était pour l’avoir appris à ces trois petits enfans pendant les années 1453 et 1454. D’ailleurs on peut penser qu’il continuait de fréquenter à l’hôtel d’Ambroise de Loré, en même temps qu’il nouait de plus étroites relations avec les mauvais compagnons qui l’entraînèrent dans les aventures. Ce doit être pour une intrigue amoureuse qu’il eut la triste querelle du 5 juin 1455. Ce jour-là, il prenait le frais, après souper, assis sur une pierre, sous le cadran de l’horloge de Saint-Benoît-le-Bétourné, dans la rue Saint-Jacques. Il causait avec un prêtre, du nom de Gilles, et une demoiselle nommée Isabeau. La soirée d’été s’avançait ; il était neuf heures. François Villon avait jeté, de crainte du froid, un petit manteau sur ses épaules. Comme ils devisaient, survint un prêtre, Philippe Sermoise, accompagné d’un étudiant de Tréguier, maître Jehan le Mardi. Philippe semblait excité. À peine aperçut-il Villon qu’il cria: « Je renie Dieu! maître François, je vous ai trouv é! » Sur quoi Villon se leva doucement et lui ofïrit de s’asseoir auprès de lui. Mais Philippe refusa, avec de mauvaises paroles. Et Villon lui dit avec étonnement : « Beau sire, de quoi vous courroucez-vous ? » Le ton vexa sans doute Philippe, non moins que la calme insolence des paroles. Il repoussa rudement Villon et le fît rasseoir. Les assistans, voyant qu’une rixe se préparait, s’esquivèrent prudemment, tandis que Philippe, tirant une grande dague, en frappait Villon à la lèvre supérieure. Villon, la lèvre fendue, la bouche pleine de sang, sortit sa dague de sa ceinture, sous son petit manteau, et blessa Philippe à l’aine ; mais Jehan le Mardi, qui était revenu, lui arracha la dague, qu’il tenait de la main gauche. Alors Villon ramassa une pierre et la lança au visage de Philippe, qui tomba aussitôt. À peine Villon eut-il vu le prêtre à terre, qu’il s’enfuit chez un barbier pour se faire panser. Le barbier, devant faire un rapport, lui demanda son nom et celui de l’homme qui l’avait blessé. Et Villon lui donna le nom de Sermoise « afin que le lendemain il fût attaint et constitué prisonnier ; » mais lui-même déclara se nommer Michel Mouton. Il est impossible de ne pas remarquer dans cette scène, racontée par deux lettres de rémission qui furent rédigées sur les propres notes de François Villon, quelques traits qui caractérisent l’homme. On ne peut douter qu’il savait avoir irrité Philippe Sermoise. Pourtant il se lève à son arrivée, et l’invite à s’asseoir au frais ; lui donne du « beau sire, » fait l’étonné ; et, quand il se défend, frappe au bas- ventre et de la main gauche. Il y a quelque traîtrise dans le coup de pierre de la fin. Et, après avoir blessé grièvement son adversaire, il se hâte de le dénoncer pour le faire arrêter. Quant à lui, il craint les démêlés avec la justice. Il trouve sur-le-champ ce nom de « Michel Mouton, » comme s’il l’eût préparé dès longtemps pour de semblables aventures. C’était la première affaire grave où il était compromis : mais son attitude restera la même, dans les circonstances pareilles, jusqu’en 1463. Il aura la même crainte d’être poursuivi, essaiera, comme ici, de dissimuler, aimera mieux préparer les affaires et en profiter que les mettre à exécution ; et, dans la rixe de 1463, il ira jusqu’à pousser ses compagnons dans une bagarre, pour certaines raisons qu’il a, en se gardant d’y prendre part, et en prenant la fuite aux premiers coups de dague. Le mensonge reste un des traits les mieux fixés de son caractère, et on verra, au cours du séjour qu’il fit à Blois, que Charles d’Orléans semble l’avoir noté.

Cependant on porta d’abord Philippe Sermoise aux prisons du cloître Saint-Benoît, où il fut interrogé par un examinateur au Châtelet. Là il aurait déclaré qu’il pardonnait à son meurtrier « pour certaines causes qui à ce le mouvoient. » Mais c’est la lettre de rémission rédigée sur les indications de François Villon qui l’affirme. Puis on le transporta à l’Hôtel-Dieu, où il mourut le samedi suivant. Malgré les protections de maître Guillaume, et le prétendu pardon du prêtre, François Villon fut arrêté, mené au Châtelet et jugé par la prévôté. Le meurtre d’un prêtre était chose fort grave, et on n’admettait guère l’escrime de la dague dans la ligne basse. Villon fut condamné à être pendu. On n’a aucun détail sur son procès. Mais il crut être en grand danger de supplice. Suivant la coutume, les meurtriers devaient être traînés avant d’être pendus. Il y a des obscurités dans cette question du procès de Villon. On ne s’explique pas comment il ne se réclama pas de sa qualité de clerc pour se soumettre à la juridiction de l’évêque de Paris. La justice ecclésiastique était en général plus douce, et la plus grave condamnation y était la prison perpétuelle au pain et à l’eau. Aussi les malfaiteurs se faisaient faire de fausses tonsures et s’apprenaient la cérémonie d’initiation, la récitation des psaumes, et les deux soufflets de l’évêque. Mais les juges laïques exigeaient, pour accorder le privilège de clergie, une lettre de tonsure ou la déposition des témoins de la cérémonie. D’ailleurs, l’évêque se montrait jaloux de ses prérogatives : on dut condamner, en 1390, un greffier qui dressait pour les tribunaux ecclésiastiques la liste des prisonniers du Châtelet qui se disaient clercs. Il faut supposer que Villon usa de ce moyen. Mais il était facile de démontrer qu’il fréquentait des femmes, sans doute cette Isabeau qui était près de lui le soir du meurtre. Alors le clerc était dit bigame, ayant épousé une femme en dehors de l’Église, et il retombait sous la juridiction laïque. Le prévôt le condamnait à avoir la tête entièrement rasée, « être rez tout jus, » afin de faire disparaître la tonsure. Puis on procédait contre lui, comme de coutume. Villon dut être « rez tout jus, » puisqu’il écrit de lui-même, dans le Grand Testament, et à propos de son appel :


Il fut rez, chief, barbe et sourcil,
Comme ung navet qu’on ret ou pelle.


La prévôté, l’ayant ainsi condamné à être rasé, le traita en pur homme lay. On le mit à la question du petit et du grand tréteau, et on lui fit boire de l’eau à travers des linges. Alors Villon eut l’idée d’en appeler au Parlement. Il fut transporté, ainsi qu’on faisait d’ordinaire pour les appelans, dans les prisons de la Conciergerie du Palais. En tout cela, on peut supposer que Robert d’Estouteville montra quelque indulgence pour un poète ami de sa femme. Il n’opposa pas de difficultés à l’appel de Villon, bien que le prévôt se souciât peu des demandes de ce genre. Elles réussissaient rarement. Étienne Garnier, qui était geôlier à cette Conciergerie, regarda le nouveau prisonnier avec quelque scepticisme. Il ne pensait pas que le Parlement dût juger que Villon « avait bien appelé. » Nous ignorons comment cet appel fut plaidé, car les registres du Parlement ne le mentionnent pas. Mais on le prit en considération, et la peine de Villon fut transformée en bannissement. Il devait vider Paris sur l’heure. Là Villon se retrouva poète. Il remercia le Parlement par une ballade où ses cinq sens étaient chargés de rendre grâces pour la vie qu’on leur avait donnée. Dans l’envoi, il demandait trois jours pour se pourvoir, dire adieu aux siens et les prier de lui donner un peu d’argent. Pour Étienne Garnier, il le raille finement :


Que vous semble de mon appel,
Garnier ? feis-je sens ou folie ?
Cuidlez-vous que soubz mon cappel
Y eust tant de philosophie,
Comme de dire : « J’en appel ? »
S’y avoit, je vous certiffie,
Combien que point trop ne m’y fie.
Quand on me dit, présent notaire :
« Pendu serez ! » je vous affie,
Estoit-il lors temps de me taire ?


C’est grâce à cette pièce que l’on peut fixer la date de la condamnation de Villon. Étienne Garnier était geôlier de la Conciergerie en 1453. Mais, le 10 février 1456, il était remplacé par Jean Papin, qui garda ces fonctions jusqu’en l470. Dans un des bons manuscrits du Grand Testament (celui qui appartint au président Fauchet), la Ballade de l’Appel avait pour titre : la Question que fit Villon au clerc du guichet. Garnier, à qui s’adressa Villon, est donc bien Étienne Garnier. Seulement il faut que la condamnation de Villon soit antérieure à février 1456. Comme il était à l’Université en 1452, et que son seul crime, suivant les lettres de rémission de janvier 1455, était le meurtre de Philippe Sermoise, on est amené à conclure qu’il fut condamné à être pendu et banni pour cette affaire de juin 1455. D’ailleurs la seconde lettre de rémission mentionne le bannissement. L’histoire ainsi rétablie fait voir la célèbre Ballade des Pendus sous un jour différent. Le titre disait que Villon la fit pour lui et ses compagnons, s’attendant à être pendu avec eux. Parlant du haut du gibet de Montfaucon, Villon criait :


Vous nous voiez cy atachez cinq, six.


Comme Villon commit plus tard des crimes d’association, il était facile d’imaginer qu’il parlait au nom de plusieurs condamnés. Mais cette ballade fut composée après la rixe de juin 1455, où Villon n’avait pas de complices. Les compagnons dont il parle ne sont que des voisins de potence. L’effort littéraire est plus grand, et la vue de l’imagination plus forte. Villon se plaint au gibet avec les camarades que le hasard a accrochés près de lui, pour des crimes bien différens. Et cependant il se sent lié à eux par une sorte de solidarité. Il semble qu’il n’ait commis qu’un acte de violence, et déjà il a éprouvé la fraternité du crime.

Vers la fin du mois de juin 1455, Villon quitta donc Paris, banni par la justice. Il y laissait le bon gîte de Saint-Benoît, les relations de maître Guillaume de Villon, Ambroise de Loré et les causeries à l’hôtel de la rue de Jouy. Il entrait dans une vie de vagabond, presque sans argent, ne sachant d’autre métier que celui de clerc. Rien ne devait lui servir parmi tout ce qui avait fait jusque-là l’existence qu’il pouvait reconnaître. Mais il avait d’autres amis ; et si Gasin Cholet et Jehan le Loup n’avaient que la courte expérience de l’enceinte immédiate de Paris, Régnier de Montigny et Colin de Gayeux pouvaient indiquer à François Villon des moyens de vivre et des relations rapides sur toutes les grand’-routes du royaume.


II.



Les gens du moyen âge ont beaucoup vagabondé. Un grand nombre de clercs allaient de ville en ville ; ce leur était une manière de vivre après qu’ils en eurent fait un prétexte à s’instruire. Certains écoliers traversaient les frontières, passaient en Espagne, en Italie, en Flandre, en Allemagne. Ils discutaient solennellement avec les docteurs étrangers et les défiaient à des joutes de connaissances. Ainsi ce singulier étudiant espagnol, Fernand de Cordoue, qui vint à Paris vers le milieu du XVe siècle, étonna les docteurs de Sorbonne par son érudition dans les langues anciennes, l’hébreu, les langues vivantes et sa subtilité dans les sciences, puis disparut et passa en Allemagne. On crut qu’il avait fait un pacte avec le démon et qu’il usait de magie. Mais la plupart du temps les clercs vagabonds et mendians étaient moins instruits. Dès le XIe siècle, ils se mirent à fréquenter les grand’-routes de France et d’Allemagne. Ceux qui allaient d’abbaye en abbaye transportaient des rouleaux de parchemins où les moines inscrivaient le nom du dernier mort de leur confrérie, avec des pensées pieuses. Les clercs vagabonds qui avaient reçu l’hospitalité d’un couvent étaient chargés d’annoncer ainsi la mort d’un frère en religion aux moines des couvons du même ordre. Ils payaient de ce prix l’hospitalité qu’on leur donnait. C’étaient de sinistres messagers qui arrivaient dans les abbayes, à la nuit tombante, avec le rouleau des morts. On ajoutait des noms à la liste, et ils promettaient de prier pour les âmes pendant leur route. Quelques-uns de ces rouleaux des morts ont plus de vingt mètres de long, tant les clercs y avaient fait inscrire de décès, tant ils avaient été hébergés dans les couvens de tous les pays. On donna à ces vagabonds le nom de goliards, qui fut très rapidement pris dans un mauvais sens. Déjà, au XIe siècle et au XIIe siècle, les goliards d’Allemagne composaient des chansons en latin et en allemand. Un manuscrit les a conservés sous le nom de Carmina Burana, Ce sont souvent de véritables chansons de route, où les vagabonds se réjouissent du printemps, des prairies vertes pleines de fleurs, ot des auberges où on leur donne du vin à boire. D’autres sont extrêmement licencieuses et justifient pleinement le mépris où tomba le nom de goliard. Au XVe siècle, la goliardise faisait perdre le privilège de clerc, comme la bigamie ou l’exercice de certains métiers. Entre 1450 et 1460, lorsque Régnier de Montigny et Colin de Cayeux se réclamèrent de la justice ecclésiastique, on leur opposa au Parlement qu’ils étaient pipeurs et goliards. Les écoliers errans répandirent partout leur mauvais renom. Dans une liste de proverbes qui fut ajoutée à une des plus anciennes éditions de Villon, figure celui-ci : « Pire ne trouverez que escouliers. » Le Liber vagatorum, qui parut d’abord à Bâle entre 1494 et 199, catalogue les gohards parmi les classes dangereuses. Ce Liber vagatorum n’est d’ailleurs que le développement d’une enquête sur les vagabonds que le conseil de Bâle fit faire au commencement du XVe siècle et qui fut insérée dans les annales de Johannes Knebel en 1475. « La sixième classe, lit-on dans le Liber vagatorum, est celle des Kammesierer. Ce sont des mendians ou jeunes écoliers, jeunes étudians, qui ne suivent ni père, ni mère, n’obéissent plus à leurs maîtres, tombent en apostasie et fréquentent la mauvaise société. Ils sont fort instruits dans l’art du vagabondage, par lequel ils boivent, gaspillent, jouent, et perdent leur argent en débauches. Ils se font faire de fausses tonsures, quoiqu’ils n’aient souvent pas reçu les ordres et ne possèdent aucune lettre de confirmation. » La septième classe est celle des Vagierer, qui sont aussi des mendians, et se disent écoliers voyageurs (farnder Schuler), maîtres de magie et conjurateurs du diable. On reconnaît là le Fahrender scolasticus, sous l’habit duquel Méphistophélès apparaît à Faust dans le drame de Goethe. Les clercs vagabonds étaient souvent aussi ménétriers ou vielleurs, allaient jouer « par les festes de menestrerie et portoient les poupetes. » D’autres étaient « pardonneurs , » comme ceux dont parle Chaucer en Angleterre, ou « porteurs de bulles, » comme ceux que cite Villon dans la Ballade de bonne doctrine. Ils étaient faux pèlerins et montraient des lettres attestant qu’ils revenaient de Rome ou de Saint-Jacques de Gompostelle, ou ils « contrefaisoient l’homme de guerre, » portant vouges, cranequins et plançons crêtelés à la ceinture.

En effet, les routes étaient infestées d’hommes armés. La guerre de cent ans avait désorganisé la société. À la fin du XIVe siècle, certaines bandes, qui s’étaient formées avec les débris des grandes compagnies, continuèrent à tenir le pays, « échellant » les villes et les « appâtissant, » vivant des provisions qu’ils obtenaient par force des habitans du plat pays, détroussant ou rançonnant les marchands. À l’ouest, la Normandie fui désolée par une bande de criminels qu’on appelait Faux-Visages, parce qu’ils portaient des masques. Ils arrêtaient les convois de marchands qui circulaient de nouveau dans un pays à peu près pacifié. À l’est, après la bataille de Saint-Jacques, les bandes des Écorcheurs se rompirent et vécurent sur le pays autour de Dijon et de Mâcon. Il y avait là de vieux routiers qui avaient fait campagne avec les capitaines espagnols, comme Rodrigue de Villandrando et Salazar, jusque sur les marches de Gascogne ; des Écossais, des Lombards et des Bretons, qui gardaient la terrible tradition de chefs tels que Fortépice et Tempête. Ils errèrent entre Langres, Toul et Auxonne, et passèrent souvent en Alsace. Les villes étaient si pleines de terreur qu’elles refusaient même de recevoir les soldats réguliers qui devaient les protéger contre ces invasions. Les Écorcheurs avaient coutume de ravager en été les pays situés plus au sud, et d’attaquer les villes du Dijonnais pendant le froid, afin d’y hiverner. Ainsi cette population errante des routes de France, faite de mendians, de faux clercs, de pillards et de traîneurs d’armée, était prête à accueillir les gens qui fuyaient la justice ; et on comprend aisément que ces élémens variés aient pu constituer une grande association criminelle qui tint le pays pendant plus de sept ans, de 1453 à 1461, dont faisaient partie presque tous les malfaiteurs de profession, et où François Villon allait entrer pendant sa vie vagabonde.

À sa sortie de Paris, Villon erra d’abord dans les environs. Il nous dit lui-même qu’il resta huit jours à Bourg-Ia-Reine, où Perrot Girard, barbier juré, le nourrit de cochons gras. L’abbesse de Pourras, c’est-à-dire du Port-Royal, comme l’a lort judicieusement reconnu M. Longnon, assista à ces franches repues. Les legs de Villon sont si satiriques, et la compagnie de l’abbesse de Port-Royal si étrange, qu’on est tenté d’imaginer que ces cochons gras furent pris la nuit dans le parc du bon Perrot Girard et mangés dans l’abbaye à grande réjouissance.

On ne sait pas vers quelle province François Villon se dirigea après avoir quitté Bourg-la-Reine. Mais précisément en juin 1455 on trouvait sur toutes les routes entre Lyon, Dijon, Auxonne, Toul, Mâcon, Salins et Langres, des malfaiteurs qui appartenaient à la compagnie de la Coquille. Il est hors de doute que Villon entra en relation avec ces compagnons coquillards. Deux ballades en jargon leur sont adressées. Régnier de Montigny faisait partie de l’association. Jouant sur le nom de Colin de Cayeux, François Villon écrit Colin l’Escailler, c’est-à-dire le Coquillart. C’est dans la ballade où il donne comme exemple tragique la mort de Régnier de Montigny et de Colin de Cayeux. Le jargon dans lequel sont écrites les six ballades de Villon est le même que le jargon des compagnons de la Coquille. Enfin, Jehan Rosay, Jehan le Sourd de Tours, Petit-Jehan, tous trois coquillards, furent à Paris ou à Poitiers compagnons de Régnier de Montigny et complices de François Villon dans le vol du collège de Navarre en 1456. Quand Villon quitta Paris au mois de juin, il est probable que Régnier de Montigny l’avait préparé à rencontrer ses amis de la Coquille. Le poète dut gagner le Dijonnais ; il parle dans ses poèmes de Dijon et de Salins. On peut bien croire qu’il n’aurait pas connu la petite ville de Salins s’il n’y avait passé. Les coquillards fréquentaient Salins ; mais leur capitale était alors Dijon.

C’est vers 1453 qu’arriva dans la ville de Dijon cette compagnie de gens inconnus, oisifs et vagabonds. Ils firent bientôt connaissance avec un carrier du duc de Bourgogne, Regnault Daubourg, qui les conduisait dans la campagne. « il étoit, dit un témoin, le père conduiseur des coquillards es foires et marchés de Bourgogne, » comme Villon avait été à Paris « la mère nourricière de ceux qui n’avoient point d’argent. » À Dijon, ils passaient leur temps dans un hôtel mal famé, tenu par un sergent de la mairie, Jaquot de la Mer. On ne savait de quoi ils vivaient. Ils allaient et venaient dans la boutique d’un barbier, Perrenet le Fournier, où ils jouaient aux dés, aux tables et aux marelles, après s’être fait peigner et couper la barbe. Ils s’étaient liés aussi avec des filles de Dijon, et certains en avaient amené avec eux de Paris. Quand ils n’avaient plus d’argent, ils disparaissaient pendant quinze jours, un mois ou six semaines. Revenant à Dijon, ils étaient les uns à cheval, les autres à pied, « bien vestuz et habilliez, bien garnis d’or et d’argent et recommencent à mener avec aulcuns aultres qui les ont attenduz ou aultres qui sont venuz de nouvel leurs jeux et dissolucions accoustumez. » Souvent ils se disputaient, ivres, dans la boutique du barbier. Ils criaient : Estoffe ! ou je faugeray ! et se donnaient des noms extraordinaires qu’ils prononçaient à la ma- nière des injures, tels que beffleurs, vendengeurs, planteurs, bazisseurs, desbochilleurs, dessarqueurs, baladeurs, blancs coulons, esteveurs. Puis, furieux, ils se battaient à coups de dague. Quelques-uns marchandaient chez les orfèvres des gobelets d’argent, et on ne savait pour quel usage. D’autres négociaient la vente de chevaux, sans oser sortir de Thôtel de Jaquot de la Mer. Le prix qu’ils en demandaient était si bas que les acheteurs devinaient des chevaux volés. D’autres se promenaient au bras de Jaquot de la Mer, jour et nuit, riant, chantant, et ne faisant rien. Un cordelier apostat, nommé Johannes, achetait les provisions pour ses compagnons à l’hôtel de Jaquot ; et quand il donnait un écu au boucher, il escroquait subtilement le change, et reprenait trop de monnaie. Certains mettaient en gage de belles robes et de riches manteaux, des anneaux à pierre et des chaînes d’or. On s’apercevait bientôt que les chaînes étaient de cuivre doré, aussi bien que les anneaux, et les pierreries fausses. Enfin, sous prétexte de faire faire une targette à verrouiller, ils avaient porté un patron en bois chez un maréchal, qui reconnut aussitôt le modèle d’un crochet à ouvrir les serrures.

Cependant, la ville de Dijon ne paraissait plus sûre la nuit. Le maire fit faire des rondes, et lui-même en commanda. Une nuit Jaquot courut prévenir ses compagnons que le maire allait arriver. Ils étaient douze environ qui jouaient dans son hôtel. Les chandelles furent soufflées ; ils sortirent doucement, gagnèrent le quarroy de la rue des Petits-Champs et la boutique de Perrenet le Fournier, où ils se couchèrent, immobiles, dans l’obscurité, l’un çà, l’autre là, jusqu’à ce que le maire fût passé. Pourtant, le maire avait été informé, ainsi que Jehan Rabustel, procureur syndic de la vicomte mairie de Dijon, et on avait fait des dénonciations précises. Le 1er octobre 1455, Jehan Rabustel interrogea Regnault Daubourg, déjà détenu dans les prisons de Dijon. Les réponses lui parurent si graves que deux jours après, il commença une information régulière contre les compagnons de la Coquille. Il fit venir d’abord Perrenet le Fournier, qui semblait connaître les noms de tous les malfaiteurs, leurs habitudes et leurs projets. Ce barbier, qui avait reçu et caché les coquillards pendant deux ans, faisait probablement partie de la bande. Il laissait jouer chez lui à des jeux de fraude et vendait aux compagnons des « dés d’advantaige et de forte cire, » c’est-à-dire des dés pipés. Il recélait et recevait en gage des vêtemens et des faux bijoux. Enfin, il savait les noms de la plupart des associés et il parlait leur jargon avec une science rare. Perrenet le Fournier s’excusa d’abord sur ce qu’ayant appris dans sa jeunesse quelques mots de jargon ancien, et joué aux dés, aux cartes et aux marelles, la vie des coquillards l’avait intéressé. Puis il révéla les noms des principaux compagnons et l’organisation de la bande ; enfin, il dicta un vocabulaire de leur langage. Il tenait tous les détails, disait-il, d’un coquillard du nom de Jehanin Cornet, d’Arras.

Ainsi que l’association criminelle qui porte aujourd’hui en Italie le nom de Camorra, la société de la Coquille était disposée comme une corporation, et elle avait ses apprentis, ses maîtres et son chef. Le nombre des affiliés, suivant Perrenet, était de mille, et d’après des documens de 1459, de cinq cents seulement. Ils avaient un roi qui se nommait le Roi de la Coquille. Ceux qui entraient dans la bande comme apprentis s’appelaient gascâtres. Une fois instruits, ils devenaient maîtres ; et quand ils étaient « bien subtils en toutes les sciences, ou aucune d’icelles, » on les nommait longs. Car les coquillards avaient différentes professions. Les vendengeurs coupaient les bourses ; les beffleurs escroquaient aux dés (gourds), aux cartes (la taquinade), aux marelles {Saint-Marry ou Saint-Joyeux) au jeu de la courroie (queue de chien). Les envoyeurs et les bazisseurs assassinaient. Les desrocheurs dépouillaient entièrement l’homme qu’ils volaient, et les desbochilleurs ne laissaient rien aux niais qui se laissaient entraîner à jouer avec eux. Quand il s’agissait de vendre de faux bijoux ou des lingots fraudés, chacun avait son rôle particulier. Le dessarqueur allait examiner l’endroit et causer avec la dupe pour préparer l’affaire. Le baladeur venait parler à l’homme d’église ou au paysan qu’on voulait tromper, et engager la négociation. Le confermeur de la balade était chargé d’affirmer l’honnêteté de la vente et l’intégrité de la marchandise. Enfin, c’était le planteur qui apportait les fausses chaînes, les pierres contrefaites ou les lingots. On appelait les bijoux falsifiés des plants. Les blancs coulons ou pigeons blancs allaient coucher dans les hôtelleries avec les marchands de passage. Ils les volaient, se volaient eux-mêmes et jetaient le butin par la fenêtre aux fourbes qui l’attendaient. Puis ils se lamentaient et se plaignaient avec le marchand dérobé.

Pour le jargon des coquillards, il est de tous points semblable à celui des ballades de François Villon. Ils appelaient la justice marine ou roue. Tromper la justice, c’était blanchir la marine. L’homme qu’on décevait était blanc, sire, dupe ou cornier. Ils nommaient les sergens gaffres et les prêtres ras ; le crochet à ouvrir les coffres était le roi David. Une bourse, c’était une feullouze, et de l’argent de l’aubert ou du caire ; le pain, arton, et le feu Saint-Antoine rufle. Ils avaient donné au jour le nom de torture ; et inversement la torture, c’était le jour. L’un des témoins dit qu’on ne pourra rien obtenir des accusés « senon à grand’force du jour. » Estoffe était la part du butin. Quand ils se criaient : Estoffe ! ou je faugeray ! cela signifiait : « Ma part, ou je dénoncerai ! » Une robe se nommait jarte ; un cheval galier ; l’ance était l’oreille, les quilles les jambes, et la serre la main. S’ils étaient poursuivis par le guet, en faisant un crochet pour s’échapper, ils disaient qu’ils baillaient la cantonade. Un homme résolu à battre ceux qui voudraient l’arrêter était ferme à la louche[3] (ferme à la main). Celui qui refusait de confesser ses crimes quand on le mettait à la question était ferme en la mauhe[4] (ferme en la bouche).

Parmi les noms que dicta Perrenet le Fournier, on reconnaît des Picards, des Gascons, des Provençaux, des Normands, des Savoyards, des Bretons, des Espagnols et des Écossais, sans compter les Bourguignons qui sont en nombre supérieur. Ainsi on peut voir que la société de la Coquille fut formée des débris de bandes d’écorcheurs revenus de la bataille de Saint-Jacques et qui vivaient sur le pays depuis 1445.

La bande avait ses receleurs et ses fabricans de faux bijoux et de faux lingots à Paris, bien qu’elle comptât plusieurs ouvriers orfèvres comme Denisot Leclerc et Christophe Turgis. L’un d’eux était Jaquet Legrant, âgé de cinquante-six ans, emprisonné cinq lois depuis 1448 pour dorer des anneaux de cuivre. Ce Jaquet Legrant avait deux filles de seize ou dix-sept ans, ce qui rendit la justice indulgente. On trouva dans sa boutique un anneau de cuivre doré avec une pierre vermeille, un grand nombre de « signets et verges » en cuivre doré, une chaîne de laiton qu’il se préparait à dorer en même temps qu’un écu d’argent. Régnier de Montigny connaissait fort la boutique de Jaquet Legrant, où il devait aller souvent pour ses compagnons de la Coquille. Une nuit, avec Nicolas de Launay, il vola dans l’église de Saint-Jean en Grève un calice d’argent. Ils le mirent en pièces et apportèrent le tout à Jaquet Legrant. Il y avait là 2 marcs 6 « esterlins » d’argent que Jaquet leur prit à raison de 8 francs le marc. D’ailleurs l’orfèvre avoua qu’il avait déjà acheté à Régnier de Montigny 4 onces d’argent cassé, fondu, et qui provenait d’une burette. On peut supposer que les coquillards apportèrent souvent à Jaquet Legrant de l’argenterie fondue, en échange de laquelle il leur donnait les faux anneaux à pierres contrefaites, et les chaînes de cuivre doré, que les « planteurs » allaient vendre par les villes et les campagnes.

Une compagnie comme celle des coquillards ne pouvait se développer et se suffire que sur les grands chemins. Aussi passaient-ils de province en province ; ils volaient des chevaux à Salins et les ramenaient à Dijon ; Regnault Daubourg allait de Genève à Besançon avec des tissus volés et trois livres de safran, passait à Màcon où il rencontrait un autre coquillard,Philippot de Marigny, auquel il donnait rendez-vous à Dijon. Puis avec Dimanche le Loup, dit Bar-sur-Aube, le cordelier Johannes et Jehanin Cornet d’Arras, ils préparaient un voyage en Lorraine pour « aller à l’estève, » « faire un coup de roi, » et on les arrêtait à Toul. Là, Regnault Daubourg se réclama de sa qualité de « pierrier » du duc de Bourgogne ; Johannes et Bar-sur-Aube s’échappèrent ; et Jehanin Cornet contrefit l’homme de guerre. Pour des bandes ainsi organisées la grand’route était la liberté, puisqu’il n’y avait ni surveillance, ni gendarmerie. Le danger n’était que dans les villes où la police avait quelques rigueurs. La bande de la Coquille comptait à peu près toutes les professions de malfaiteurs qui se sont perpétuées jusqu’à notre société ; mais elles ont sans exception cette nuance particulière qu’elles s’exerçaient sur les routes et non dans les cités. Les coquillards quittaient Dijon pour se fournir d’argent : ils y revenaient mener joyeuse vie, jouer aux dés et aux marelles. Voilà pourquoi leur établissement à demeure dans la ville de Dijon causa la perte de leur association. Dénoncés par un informateur, Regnault Daubourg arrêté, Perrenet le Fournier ayant livré tous les secrets, les coquillards furent très rapidement traqués. Avant le 7 novembre 1455, le maire fit prendre Bar-sur-Aube, l’un des chefs de la bande, qui était couché avec Philippot de Marigny à l’hôtel du Veau, dans la rue Saint-Nicolas. Comme les sergens saisissaient Philippot, il fouilla dans son sein et en tira des objets qu’il cacha dans la paille au chevet du lit. C’étaient des crochets de l’espèce que les coquillards appelaient « roi David et roi Davyot. » Malgré la torture Bar sur- Aube ne voulut rien avouer. Finalement, on le confronta avec Perrenet le Fournier, et il reconnut presque toutes les charges qu’on avait assemblées contre lui. Le 18 décembre 1455[5], trois coquillards furent bouillis vivans dans une chaudière sur la place du Morimont, à Dijon, comme faux-monnayeurs, et six autres traînés et pendus aux fourches de la ville. Parmi ces derniers était Jaquot de la Mer. Le procureur, Jehan Rabustel, ne se contenta pas de cette exécution. Il nota de sa main les noms de plus de soixante-dix affiliés de la Coquille et les signala aux justices des villes de France. Ainsi Christophe Turgis fut emprisonné à Sens et interrogé par commission rogatoire de Dijon. Plus tard, à mesure que Jehan Rabustel reçut la nouvelle de l’exécution des criminels qu’il avait dénoncés, il inscrivit en face de leurs noms leur mort et le genre du suppUce : bouilli, pendu, jeté en un puits, etc., suivant la coutume du royaume ou des provinces. Il y en eut de suppliciés à Lyon, à Grenoble, à Amiens, à Avignon. Près du nom de Régnier de Montigny figure la mention : mort et pendu. Pourtant, la procédure de 1455 ne paraît pas avoir détruit la société de la Coquille. Certains malfaiteurs, Tassin et Andet de Durax, ne furent pris et exécutés à Dijon même que dans les années 1456 et 1457. En juillet 1458, Jehan Rabustel demanda au maire de Dijon un édit sévère contre plusieurs « compaignons incognuz qui sont oyseulx, lesquels ne font que aler et venir parmy cestedite ville par nuyt et par jour; et ne savent les aucuns que de jouer les ungs aux dez, les autres à la paume et à plusieurs aultres jeux et les aultres que de ruffîanaige. » Ces vagabonds se retiraient aussi dans l’ancien hôtel de Jaquot de la Mer. Ils avaient les mêmes mœurs que les coquillards, et sans doute cette nouvelle compagnie de 1458 n’était qu’une autre partie de la bande. En effet, un document[6] conservé aux archives de Dijon montre que les coquillards circulaient encore librement dans la ville et les environs en juillet 1459. On disait que les clercs chantant au chœur de la Sainte-Chapelle du duc de Rourgogne étaient affiliés à la Coquille. Ils menaient une vie dissolue et se mêlaient aux compagnons inconnus qui troublaient Dijon la nuit. Le 25 juillet 1459, une douzaine de ces clercs de la Sainte-Chapelle, étant en gaîté, sortirent à dix heures du soir, affublés de draps blancs, de « couvrechiefz et autres desguisemens, » prirent dans une taverne un gros fagot de branches sèches qu’ils traînèrent par la ville en criant et chantant. Près de la porte Saint-Pierre, ils virent l’huis de l’hôtel d’un boulanger encore ouvert. Il y avait une chandelle allumée dans l’ouvroir , et le valet tirait de l’eau à un puits dans la rue. Les clercs crièrent au valet d’aller se coucher et lui jetèrent une grosse pierre qui frappa contre l’ouvroir et fit un tel bruit que le boulanger se leva et sortit de son hôtel. Les clercs lui souhaitèrent « le maul soir. » Sur quoi le boulanger alla quérir un huissier d’armes du duc de Bourgogne, échevin de Dijon, Ogier Nauldin, qui mit sa robe et vint faire remontrance aux clercs de la chapelle. Ceux-ci lui répondirent que s’il « ne se aloit couchier, ils lui bouteroient le doigt en l’œil. » Ogier Nauldin, jugeant que les clercs étaient rebelles, rentra dans son hôtel et y prit un « bâton d’armes. » Puis il s’avança vers eux et demanda qui l’avait menacé. Ils lui crièrent qu’on allait lui faire « le droit du jeu, » lui ôter son « bâton » et le lui faire manger par la pointe. Comme deux des clercs l’attaquaient, l’huissier d’armes se débattit et essaya de les saisir; mais il ne put en approcher et ils s’enfuirent dans la nuit. Peu de jours après, Ogier Nauldin fut cité à comparaître devant le doyen de Mâcon, accusé d’avoir violé les privilèges des clercs de la Sainte-Chapelle. On a les élémens de sa défense dans le mémoire qu’il fit établir; mais, sans doute, le chapitre de la Sainte-Chapelle eut gain de cause. Toutefois, Ogier Nauldin prouva que les clercs du chœur étaient affiliés aux coquillards, et que, malgré l’exécution de 1455, la bande troublait encore la ville. « Item est vray que depuis environ quatre ans se sont mis sus une grant compaignie de gens estrangiers qui se nomment en leur jargon les Enfans de la Coquille, lesquels sont par ce royalme ou nombre de cinq cens ou plus, qui vont de bonne ville à aultre et commettent plusieurs larcins et sacrilèges, ainsi qu’il est assez notoire. Pour obvier aux malices desquels et à fin d’empescher leurs damnables entreprises, le Mayeur et ses eschevins ont establi et mis sus de faire guet chacun soir de nuyt parmi les quarrefours de la ville et par tout icelle assez tost après la dite heure de huit heures sonnées et meismement tantost qu’il est nuyt. » Ainsi, la compagnie de la Coquille existait encore en 1459. François Villon ne l’ignorait pas, car il entretint des relations avec les deux bons coquillards Régnier de Montigny et Colin de Cayeux jusqu’en 1460 au moins, et prit part avec eux à l’affaire de Montpipeau qui fit pendre Colin et emprisonner Villon à Meung-sur-Loire. Ce n’est qu’après le mois de juillet 1461 qu’il proposa ses amis en exemple aux enfans perdus. Peut-être qu’il eut alors quelque regret d’avoir si longtemps vécu dans la Coquille.

Ces informations criminelles donnent une idée assez juste du genre de vie que mena Villon depuis le mois de juin 1455 jusqu’au mois de janvier 1456. Cependant ses protecteurs, à Paris, s’occupaient de lui. Maître Guillaume de Villon et ses amis les procureurs du Châtelet, Ambroise de Loré, peut-être le prévôt Robert d’Estouteville intercédèrent et payèrent à la chancellerie royale pour avoir des lettres de rémission. Avec sa prudence habituelle, François Villon fit présenter deux requêtes, sous deux noms différens, à Paris et à Saint-Pourçain. La chancellerie délivra, au mois de janvier 1456, deux lettres de rémission pour le meurtre du prêtre Philippe Sermoise, aux noms de François des Loges, dit de Villon, et de François de Montcorbier. La seconde relevait Villon de la peine de bannissement prononcée contre lui par le parlement et le poète put regagner Paris. Il ne semble pas qu’il ait changé de conduite pendant cette année. Le vagabondage et la vie des coquillards avaient laissé en lui une forte impression. On peut penser qu’il fréquenta beaucoup avec ses mauvais amis le Trou-Perrette, qui était une maison de jeu de paume ou un tripot, dans la rue aux Fèves, en face de la Pomme-de-Pin. Il avait besoin de beaucoup d’argent. Les gains faciles de la Coquille lui avaient donné l’habitude de la dépense, et il s’était épris de Catherine de Vaucelles qui était insatiable. Il semble bien que cette Catherine est la même que Rose, à qui Villon lègue une bourse de soie pleine d’écus, « combien qu’elle ait assez monnoye. » Mais il est difficile de rien affirmer à cet égard. Il eut avec elle une triste aventure, où il fut battu « comme la toile au ruisseau, » et on le railla publiquement, puisqu’on l’appelait partout « l’amant remis et renyé. » Cependant, à Noël 1456, lorsqu’il se plaint de sa maîtresse, dont il a pris « en sa faveur les doux regards et beaux semblans, » mais qui lui a été « félonne et dure, » il est peu probable qu’il dise la vérité. Il invoque avec douleur celle qui veut sa mort ; il déclare qu’il va la fuir, n’ayant plus la force de supporter ses feintes, et qu’il part pour Angers afin de se séparer d’elle. Son voyage à Angers avait, comme on va le voir, d’autres raisons ; si bien qu’on est tenté d’admettre que la cruelle amoureuse n’exista guère qu’à la façon de la Dame d’amour dont se plaignaient si assidûment les poètes de ce temps. Villon dessina cette figure avec des traits plus réalistes, comme il convenait à son talent ; mais il tint sans doute à employer un procédé poétique dont s’étaient servis tous ses prédécesseurs, dans cette satire du Petit Testament où il essayait de railler la manière d’Alain Chartier.

Au mois de décembre l/i56, Villon errait à travers la cité avec Cohn de Gayeux. Ils passaient de la taverne de la Chaire au Petit-Pont, à l’hôtellerie de la Mule, en face de l’église des Mathurins. Ils soupaient au Trou-de-la-Pomme- de-Pin, « le dos aux rais, au feu la plante, » car le Noël est « morte saison, où les loups se vivent de vent, » où les gens se tiennent cois, enfermés et tisonnent l’âtre. On voyait avec eux maître Guy Tabarie, clerc, qui avait copié le roman du Pet-au-Diable, Petit-Jehan, un bon crocheteur, aussi « maître de l’épée, » Petit-Thibaud, qui savait forger des « rois David, » et un religieux picard, dom Nicolas. Une après-midi, Guy Tabarie rencontra Villon avec Colin, et Villon lui dit d’acheter des provisions pour dîner à la taverne de la Mule. Là ils se retrouvèrent tous les six et dînèrent jusque vers neuf heures du soir. Après le dîner, François Villon, Colin de Cayeux et dom Nicolas adjurèrent Guy Tabarie de ne rien dire de ce qu’il allait voir ou entendre, ce qu’il promit. Puis ils passèrent tous dans la maison de maître Robert de Saint-Simon, en escaladant un petit mur bas ; où ils se dépouillèrent de leurs gippons, c’est-à-dire de leurs tuniques à manches. Guy Tabarie resta pour garder les vêtemens et faire le guet. Les autres emportèrent un râtelier de la maison de maître Robert, à l’aide duquel ils franchirent le grand mur de la cour du collège de Navarre. Il était dix heures quand ils disparurent sur la crête de la muraille. Guy Tabarie les attendit jusqu’à minuit. Ils revinrent, portant un sac de grosse toile et lui dirent qu’ils avaient « gagné » 100 écus d’or, dont ils lui donnèrent 10 aussitôt afin d’être sûrs de son silence. Après quoi ils le mirent à l’écart et firent le partage entre eux ; d’où Tabarie se douta qu’il y avait plus de 100 écus. Enfin, ils le rappelèrent et lui dirent qu’il y avait encore « 2 écus de bons » dont ils pourraient bien tous dîner le lendemain, — car Guy Tabarie, qui copiait les manuscrits, était aussi l’intendant de bouche de la petite bande. Le jour suivant, ils avouèrent à Tabarie que chacun d’eux avait eu pour sa part 100 écus d’or. Pour François Villon, il annonça presque aussitôt à ses complices qu’il partait pour Angers. Il y avait, disait-il, un oncle religieux dans une abbaye. Là il voulait se renseigner sur « l’estât » d’un autre vieux moine qui devait avoir 500 ou 600 écus. Après avoir étudié l’affaire, il reviendrait en parler à ses compagnons, et ils iraient tous à Angers pour « desbourser » le moine. Ce mot « desbourser » dont se servait Villon est l’un de ceux qui figurent dans ses ballades en jargon. De sorte que la petite bande parisienne « devoit quelque jour apprester toute son artillerie pour destrousser quelque homme et ils n’attendoient autre chose qu’ils poussent trouver quelque bon plant pour frapper dessus. »

Il paraît bien que le départ de Villon pour Angers n’était pas une fuite pour l’amour de Rose ou de Catherine de Vaucelles. Ce sont là de belles raisons littéraires qu’il donna dans le Petit Testament. Il ne dit pas plus vrai, quand il parle de ses vieux habits, ses pauvres châssis tissus d’araignées, son encre gelée, faute de feu, par la bise de décembre, ou quand il cherche à nous attendrir :


Fait au temps de la dicte date
Par le bien renommé Villon,
Qui ne mengue figue ni date.
Sec et noir comme escouvillon.
Il n’a tente ne pavillon
Qu’il n’ait laissé à ses amis
Et n’a mais qu’ung peu de billon
Qui sera tantost à fin mis.


Car il avait eu 100 écus d’or du petit sac de grosse toile volé au collège de Navarre ; 100 écus d’or étaient une somme importante en l/i56 et qui aurait suffi à lui assurer une vie aisée pendant deux ou trois ans. Il voulut peut-être les mettre en sûreté, ou il craignit les poursuites et laissa ses compagnons se tirer d’affaire, ou il essaya véritablement de préparer un nouveau vol à Angers. En effet, le 16 décembre 1456, un nommé Chevalier appela au parlement du juge d’Angers, sous prétexte qu’il avait été injustement emprisonné. À quoi le juge d’Angers fit répondre « que, à Angiers, ont esté faiz puis naguères plusieurs larrecins, pilleries et roberies... et fut sceu que avoient esté fais par Jehan Doubte et Jehan Ghevalier qui sont compaignons vagabondes ; et aprez information sur ce faitte, furent pris Doubte et Chevalier se mit en franchise. Dit que les appelans estoient cause de tous lesdicts larrecins et pilleries et recevoient en leur hostel lesdicts larrecins et les robeurs et toutes gens de mauvais gouvernement. » Il serait peu étonnant que cette bande, qui volait à Angers entre août et décembre 1456, se fût composée de coquillards et que Villon eût été tenté de préparer des affaires pour eux, puisqu’il en connaissait de bonnes dans le pays.

Il est certain que François Villon partit pour Angers à la fin de l’année 1456. Avant de quitter Paris, il avait laissé à ses amis un poème satirique, auquel il donnait le titre de Lays, où il voyait le double sens de Legs, puisque c’était un testament. Le poème eut beaucoup de succès aussitôt, et tut copié et répandu, mais avec le titre nouveau de Testament, que Villon n’approuva point. Il ne devait, d’ailleurs, rentrer à Paris qu’à la fin de l’année 1461, avec le manuscrit du Grand Testament, qui lut composé en province. Il craignait d’être poursuivi dans l’affaire du collège de Navarre, et n’ignorait point qu’il avait été dénoncé à l’officiahté. On ne décou- vrit le vol qu’au mois de mars 1457. La somme dérobée apparte- tenait à la communauté des doyen, maîtres, régens et écoliers de la Faculté de théologie, et elle avait été placée dans un petit coffre de noyer, à trois serrures, enfermé dans un grand coffre bandé de fer, à quatre serrures. Toutes ces serrures avaient été crochetées. Voilà pourquoi les compagnons mirent deux heures à leur vol. L’un des sergens qui assistèrent à l’enquête fut Michault du Four, que Villon connaissait bien. Les serruriers jurés firent un rapport très détaillé sur le crochetage des serrures, furent d’avis qu’on y avait employé « crochets, marteaux, ciseaux et truquoises » et que le vol remontait au moins à deux ou trois mois. Mais on n’eut d’information sur les voleurs que le 17 mai 1457. Ce fut par une déposition de Pierre Marchand, prieur, curé à Paray-lez-Ablis, près de Chartres. Pierre Marchand, de passage à Paris, se trouva déjeuner à la taverne de la Chaire, au Petit-Pont, avec un autre prêtre et Guy Tabarie, qui sortait des prisons de l’official. Pendant le déjeuner, comme Guy Tabarie racontait qu’on l’avait accusé d’être crocheteur, le curé de Paray essaya de le faire causer, ayant appris qu’on venait de voler 600 écus à un religieux des Augustins, frère Guillaume Coiffier. Il feignit même de vouloir prendre part à un vol. Sur quoi Guy Tabarie lui parla de Petit-Thibault, qui savait fabriquer des crochets, le mena à Notre-Dame et lui montra quatre ou cinq jeunes compagnons qui y tenaient franchise, s’étant échappés des prisons de l’évêque de Paris. Il lui désigna l’un d’eux, « qui estoit petit homme et jeune de vingt-six ans ou environ, lequel avoit longs cheveux par derrière et lui dist que c’estoit le plus soutil de toute la compaignie et le plus habile à crocheter et que rien ne lui estoit impossible en tel cas. » Les compagnons qui tenaient franchise causèrent très bien avec le curé de Paray, qui les laissa dans Notre-Dame. Ensuite Guy Tabarie, prenant confiance, raconta au curé le vol du collège de Navarre, une entreprise à Saint-Mathurin, où les chiens, aboyant de nuit, les avaient fait enfuir, et l’affaire de Guillaume Coiffier. Enfin, il parla de François Villon et du rapport qu’on attendait de lui pour aller à Angers. Le curé de Paray fit bonne mine à Tabarie, mais alla le dénoncer. Pourtant on ne put l’arrêter qu’en juillet 1458, un an après. Mis à la question de la courte-pointe et du petit tréteau, Guy Tabarie reconnut tout, en présence des docteurs en décrets et des licenciés en droit canon. Parmi ces derniers étaient François de La Vacquerie et François Ferrebouc.

On ne sait quelle fut la condamnation de Guy Tabarie, ni les poursuites que l’offîcialité ordonna contre ses complices. Mais François Villon apprit la dénonciation. Il ne la pardonna pas à Guy Tabarie, ni la procédure aux juges de l’official. Dans le "Grand Testament" il raille Guy Tabarie sur l’habitude qu’il a de dire la vérité, Guy Tabarie, « qui est hom véritable ; » il lègue à François, promoteur de La Vacquerie, « un haut gorgerin d’Écossois, » c’est-à-dire sans doute une corde de chanvre pour le faire pendre ; pour François Ferrebouc, il devait le retrouver cinq ans après, en 1463, et se venger de lui plus sérieusement. Ainsi Villon quittait Paris une seconde fois, en hiver, allant vers l’Ouest, mais avec 100 écus d’or dans sa poche. C’était sa véritable vie errante qui commençait. La fuite de 1455 n’en avait été que la préparation. Il savait qu’on lui pardonnerait bien difficilement un vol comme celui du collège de Navarre. Il ne comptait plus sur Guillaume de Villon, ni sur les amis de Mme Ambroise de Loré. L’exil dont il s’est plaint fut volontaire, et il s’imposa son bannissement. Les coquillards lui avaient enseigné toutes les façons de vivre sur la route. Il espérait peut-être, dans les villes où il passerait, composer quelque farce, faincte ou moralité, qui lui donnerait un peu d’argent. Enfin, il avait l’intention de gagner les domaines de la Loire pour faire un séjour à la cour de Charles d’Orléans et probablement d’aller vivre auprès de Jean II de Bourbon qui pourrait l’entretenir d’une pension. Car il devait savoir composer sa figure, changer de manières pour se conformer à l’étiquette, rire à ceux qui lui riaient, bouffonner pour gagner son pain et recevoir les plaisanteries et les brocards à la table des grands, pourvu qu’on lui donnât de l’hospitalité et de l’admiration pour son extraordinaire talent de poète.


III.



La partie de la vie de François Villon, qui s’étend de janvier 1457 à octobre 1461, est encore très mal connue. On peut espérer que des découvertes dans les archives de province, à Angers, à Bourges, à Orléans, à Dijon, nous apprendront un jour comment il vécut et où il alla. Il est impossible de déterminer s’il a visité Angers ou s’il y a été mêlé à l’affaire criminelle qu’il projetait. Mais il parcourut l’ouest de la France. C’est à Saint-Géneroux, dans les Deux-Sèvres, ainsi que l’a reconnu M. Longnon, qu’il devint l’ami de deux dames très belles et gentes qui lui apprirent à parler poitevin et auxquelles il fait allusion bien discrètement dans ses vers. Il passa par Saint- JuUen-de-Vouventes, dans la Loire-Inférieure. Sans doute remontant le cours de la Loire, il arriva vers la fin de l’année 1457 dans un des châteaux du duc d’Orléans. Charles d’Orléans avait alors soixante- six ans ; mais moralement il était encore plus âgé. Depuis Azincourt, pendant vingt-cinq ans, il avait traîné en Angleterre une douloureuse captivité. Rien n’avait pu l’en distraire que la composition de poèmes charmans, doux et résignés. Il avait appris l’anglais pour écrire des rondeaux d’une exquise fraîcheur, quoique les critiques anglais pensent qu’il en fit seulement trois et que les autres furent traduits par des poètes de ce temps. Dès l’âge de quarante trois ans, il fut infirme, avec quelque coquetterie, et déclara qu’il abandonnait le dieu d’Amours. Étant vieux, grave, estimé pour ses souffrances et la noblesse de son esprit, il avait de par son état de prince du sang une situation haute et imposante. Son cou était long, sa figure maigre et sèche avec la bouche grande, le nez fin un peu retroussé et tout l’air de son visage était austère et timide. En 1457, il devait être déjà bien las, car il ne put plus écrire ni même signer à partir de l’an 1463. Pourtant, l’année d’avant, en 1456, au conseil du roi, il demandait une croisade, peut-être désireux d’aller mourir en Terre-Sainte. Toutes les semaines, le vendredi, il donnait à dîner à treize pauvres et les servait lui-même. Il était pieux et indulgent. Sa cour de Blois fut à la fois paisible et brillante. Charles d’Orléans désirait de plus en plus ce royaume de Nonchaloir, où il parut entrer enfin vers 1462. Le nonchaloir est un peu ce que les stoïciens et les épicuriens appelaient l’ataraxie. Le vieux duc voulait le calme moral, sans souci. Et il ne prenait plaisir qu’à une société raffinée, artistique, qu’il recevait à Blois et gardait le plus longtemps possible. Mais un homme si grave ne pouvait supporter les élégans de la cour et les minauderies des jeunes gens délicats.

Il raille les nouvelles modes, les pourpoints déchiquetés et crevés, les souliers à longue pointe. Ce n’est pas là ce qull demandait aux gens de goût avec lesquels il aimait à vivre. Il les voulait surtout poètes, avec un esprit soudain qui leur permît d’improviser une réponse à un problème d’amour. Les bouts-rimés étaient en honneur, autant que les concours de ballades ou de rondeaux où le premier vers était proposé à plusieurs poètes. Charles d’Orléans correspondait ainsi avec Olivier de La Marche, Meschinot, Jean de Lorraine, Jean de Bourbon, Jacques de La Trémoille ; Robertet vint à la cour de Blois ; enfin il avait dans sa maison Guiot, Philippe Pot, Boulainvilliers, Blosseville, Fredet, Gilles des Ormes, Simonet Gaillau et Jehan Caillau, qui était aussi son médecin. Entre ceux-là il y avait comme des tournois de poésie, auxquels le duc d’Orléans prenait part. Cependant il jouait aux échecs, et la duchesse aux dames, aux marelles et au glic, avec les officiers du duc. Les états de dépenses de la maison d’Orléans pour ce temps montrent qu’il passa souvent à la cour des ménestrels, que l’on traitait avec de l’argent. Charles d’Orléans aimait les fêtes traditionnelles, même un peu libres. Il fit faire des cadeaux aux enfans du chœur de Saint-Sauveur à Blois, pour fêter l’évêque qu’ils nommaient par plaisanterie le jour des Innocens. Les réjouissances de ces clercs du chœur de Saint-Sauveur durent ressembler aux plaisirs un peu violens que prenaient les clercs du chœur de la Sainte-Chapelle à Dijon. Le duc d’Orléans fit aussi des cadeaux à l’évêque des Fous, et au roi que nommaient les pages le jour des Rois.

Comment François Villon fut-il reçu dans cette société ? Il est probable que Charles d’Orléans prit d’abord un grand plaisir à une conversation qui devait être fort spirituelle. Le 14 décembre 1457 naquit sa fille Marie, et Villon composa pour elle un Dit. Ce n’est pas un de ses bons poèmes ; mais il y demande à la petite princesse de donner au monde la paix. Le Problème ou ballade au nom de la Fortune fut écrit aussi sous l’influence de Charles d’Orléans et composé probablement à la cour de Blois. Enfin il y eut un concours de ballades entre plusieurs poètes de l’entourage du duc. Le premier vers proposé était :


Je meurs de soif auprès de la fontaine.


Robertet, Simonet Caillau et Charles d’Orléans composèrent leurs ballades. Villon fit aussi la sienne. Elle est incontestablement supérieure. À travers la contradiction qu’on lui imposait dans chaque vers, il a montré le malheur de sa nature. « Je riz en pleurs, » dit-il. Deux vers de cette ballade font croire que le poète fut pensionné par Charles d’Orléans.


Que fais-je plus ? Quojt Les gaîges rayoir,
Bieu recuelly, débouté de chascun.


Mais les comptes de la maison d’Orléans qui sont conservés pour cette période ne mentionnent pas de dépense en faveur de François Villon. D’ailleurs l’amitié de Charles d’Orléans pour lui eut peu de durée, si l’on en croit le témoignage d’un manuscrit des poésies de Charles d’Orléans, le n° 25458 du fonds français à la Bibliothèque Nationale. C’est un petit volume sur parchemin, composé de cahiers de huit feuilles, qui furent reliés ensemble plus tard. Il a été étudié de près par M. Byvanck ; et le savant hollandais y a fait une importante découverte qu’il justifiera dans la Romania. Ce petit manuscrit, très personnel à Charles d’Orléans, contient deux poésies écrites de la main même de François Villon. Voici comment on peut établir ce point. M. Byvanck a remarqué que certaines poésies de ce manuscrit avaient été transcrites de la main propre de Charles d’Orléans, et que les ballades du concours Je meurs de soif... sont chacune d’une écriture différente et bien caractérisée. Au-dessus de ces ballades un scribe a noté les noms des auteurs : Robertet, Caillau, Villon, etc. On ne retrouve l’écriture de la ballade de Villon qu’une autre fois dans le manuscrit : et c’est l’écriture du Dit de la naissance Marie, qui est signé : « Votre povre escolier Françoys. » D’ailleurs l’orthographe de ces deux pièces est de tous points conforme à celle de Villon, qu’on avait rétablie à l’aide de la méthode critique. Tandis que les autres poètes écrivaient soif, Villon note seuf, à la parisienne. Il orthographie je pourré pour je pourrai, perdent pour perdant. Quand M. Byvanck aura apporté l’ensemble de preuves philologiques qu’il se propose de donner, le petit manuscrit 25458 deviendra bien célèbre. L’encre avec laquelle sont écrites les deux pièces est la même aussi, différente des autres encres du manuscrit, qui ont un ton plus noir. Elle est jaune, fine et pâle. En effet chacun portait alors son encrier à la ceinture, un galimart avec les plumes et l’encre que l’on préférait. L’écriture est petite, serrée, ronde et nette, peu gothique d’aspect et assez analogue à celle de Rabelais dans la minuscule. Mais les grandes lettres sont gothiques, quoique Villon en ait simplifié quelques-unes par un procédé tout à fait personnel. Elles sont disposées en colonne, avec soin, au début des vers, séparées par un blanc du mot qu’elles commencent. On voit très bien que le poète avait la grande habitude des acrostiches, et qu’il mettait les lettres initiales de ses vers en lumière. Enfin il traçait au-dessus de tous les y un petit signe courbe très délicat.

Voici maintenant la conjecture que l’on peut faire, d’après ce manuscrit, sur les relations de Charles d’Orléans et de François Villon. Le Dit de la naissance Marie est copié sur le premier feuillet d’un des cahiers reliés qui composent le manuscrit. Mais les quatorze pages qui suivent sont restées en blanc. Peut-être que le cahier avait été remis à Villon, que le poète fut paresseux ou qu’il cessa de plaire à la cour. Rien ne peut être fixé à cet égard. Toutefois, M. Byvanck a pu constater, au moyen de remarques philologiques qu’il exposera tout au long, que Charles d’Orléans a écrit de sa main, au recto de la page qui contient le poème sur la Naissance Marie et peu après, une réponse indirecte au Dit de Villon, où il demandait la paix.

Chascun s’esbat au mieulx mentir
Et voulentiers je l’apprendroye,
Mais maint mal j’en voy advenir,
Parquoy savoir ne le vouldroye…
.........
Paix crie ; Dieu la nous ottroye !
C’est ung trésor qu’on doit chérir,
Tous bien s’en peuvent ensuir.
Si faulceté ne s’y employe.


On serait moins tenté d’appliquer ces vers à François Villon, si l’on ne savait qu’il lut menteur en attitude et en action, littérairement et avec ses compagnons. Il paraît peu douteux que Charles d’Orléans ait esquissé son portrait dans ce rondeau, qui fait nettement allusion aux deux premiers vers du Grand Testament.


En l’an de mon trentiesme aage,
Que toutes mes hontes j’eus beues…


Voici la pièce du duc d’Orléans :


Qui a toutes ses hontes beues,
Il ne lui chault que l’on lui die.
Il laisse passer mocquerie
Devant ses yeulx, comme les nues.

S’on le hue par my les rues,
La teste hoche à chiere lie.
Qui a toutes ses hontes beues,
Il ne lui chault que l’en lui die.

Truffes sont vers lui bien venues ;
Quant gens rient, il faut qu’il rie ;
Rougir on ne le ferait mie ;
Contenances n’a point perdues
Qui a toutes ses hontes beues.


Ce portrait est grave et triste. On n’est point surpris que le prince austère ait été choqué par la bouffonnerie forcée de François Villon. Deux esprits si diflérens ne pouvaient guère se comprendre ni s’aimer. Puis nous ne savons pas si Villon ne provoqua pas la mésestime du duc d’Orléans.

Il ne put rester à Blois, bien qu’y ayant à la maison ducale « les gages. » Il se dirigea vers le Bourbonnais. Nous savons qu’il passa à Saint-Satur, sous Sancerre, parce qu’il y releva une inscription tombale très naïve, qu’il replaça dans le Grand Testament. L’indication topographique, ainsi que l’a montré M. Longnon, est rigoureusement exacte, puisque Saint-Satur est au pied de la montagne où s’élève Sancerre. Puis il vint auprès du duc Jean II de Bourbon, qui aimait les poètes, puisqu’il correspondait avec Charles d’Orléans. Les comptes de la maison de Bourbon sont malheureusement détruits, pour cette période. Nous y aurions trouvé à coup sûr note de la pension que Villon reçut de Jean II. La Requête en vers que le poète lui adressa pour avoir de l’argent montre bien que Villon en recevait habituellement. Mais il ne resta pas à la cour de Bourbon. Il alla, comme l’a reconnu M. Longnon, jusque dans le Dauphiné, à Boussillon, en dehors du royaume de France. Et il revint, toujours errant, incertain, ne sachant où se reposer. Dans l’été de 1461 il était prisonnier depuis de longs mois à Meung-sur-Loire, dans les prisons de l’évêque d’Orléans, Thibault d’Aussigny. Villon conseille aux enfans perdus dans sa ballade d’éviter Montpipeau, où fut compromis Colin de Cayeux. Montpipeau est une forteresse isolée, à dix kilomètres au nord de Meung. Probablement les coquillards, et François Villon avec eux, firent près de Montpipeau quelque vol ou quelque meurtre. L’affaire devait être grave, car Villon fut mis à l’oubliette, au pain et à l’eau, et enferré. Jamais il ne pardonna à l’évêque d’Orléans. Il lui parut qu’on l’avait traité d’horrible façon. Il prétendit avoir subi dans ce cachot de Meung toutes les peines de sa vie. Il s’attendait à la prison perpétuelle, et il maudissait Thibault d’Aussigny.


Large ou estroit, moult me fut chiche.
Tel lui soit Dieu qu’il m’a esté.


Mais Charles VII, heureusement pour Villon, mourut le 22 juillet 1461. Pour le droit de joyeux avènement, Louis XI donna des lettres de rémission aux prisonniers des villes où il passa après son sacre. Ainsi, à Reims, à Meaux, à Paris, à Bordeaux. Il passa à Meung le 2 octobre 1461. Nous n’avons pas la lettre de rémission qu’il accorda à François Villon. Elle nous aurait appris la série de ses délits et son dernier crime. Parmi les notes que le suppliant remit à la chancellerie royale, il dut indiquer l’affaire du collège de Navarre, pour laquelle il eut rémission, comme pour les autres. Villon ne se connaît plus de joie. Il remercie Jésus :

Loué soit-il, et Nostre-Dame,
Et Loys, le bon roy de France !


Il allait pouvoir rentrer à Paris et reprendre sa chambre au cloître Saint-Benoît. Pourtant il écrivit le Grand Testament avant de revenir auprès de maître Guillaume de Villon. Beaucoup des pièces qu’il y inséra avaient été composées depuis longtemps. Mais divers indices montrent que, contrairement au témoignage de son contemporain Eloy d’Amerval, ce n’est pas à Paris qu’il termina son poème. Il croit d’abord que Robert d’Estouteville est encore prévôt de Paris en 1461, quoique le roi Charles VII lui eût retiré ses fonctions dès 1460, et que Louis XI eût confirmé sa disgrâce. Il ne fut rétabli à la charge de prévôt qu’en 1465. Villon parle aussi de la Maschecroûe, comme si elle était encore vendeuse de volailles près de la porte du Grand Châtelet. M. Longnon a retrouvé cette poulaillière dans les censiers du Temple. Elle se nommait vraiment Machico, veuve d’Arnoul Machico, et au moins depuis 1443 elle habitait cette maison de la Porte de Paris. Sa réputation était ancienne. Mais, en 1461, la Machico était morte, et sans doute depuis une année ; sa maison était inhabitée, et personne ne lui avait succédé dans son commerce. François Villon l’ignorait aussi, et certes s’il avait été à Paris, il aurait souvent passé devant la Machico, à la porte du Grand Châtelet.

Sa dernière captivité l’avait impressionné plus fortement. Il y a dans le Grand Testament de sérieuses préoccupations morales, et la tentative évidente de composer un traité édifiant. Comme il fallait nécessairement dans une œuvre de ce genre placer l’invocation traditionnelle à Notre-Dame, François Villon inséra dans le Grand Testament la ballade qu’il fit pour sa mère. Il parle à la sainte Vierge au nom de sa pauvre mère illettrée. Le poème est admirable. Villon a su merveilleusement adapter ses sentimens et leur expression. Là, comme ailleurs, il a fait œuvre littéraire. On ne saurait demander tant de foi naïve à l’homme qui avait écrit, pourtant dans un moment de haute sincérité, pour éloigner ses amis du vol et du meurtre :


Ce n’est pas ung jeu de trois mailles,
Où va corps, et peut-estre l’âme,


et qui terminait son œuvre, en parlant de sa propre mort, par cet envoi :


Prince, gent comme esmerillon,
Sachez qu’il fist, au départir :
Ung traict but de vin morillon,
Quant de ce monde voult partir.


Enfin, après avoir terminé le Grand Testament, François Villon rentra à Paris. On dut aussitôt copier et répandre son poème. Mais Villon, ayant retrouvé le chapelain de Saint-Benoît, et sa chambre au cloître, reprit son ancienne vie. Quoiqu’il eût a toutes ses hontes bues, » il ne s’était pas amendé. Ce petit homme sec, noir, futé et prudent, ayant repris sa tonsure depuis que la justice laïque l’avait fait entièrement raser, continuait à errer dans la cité, et n’oubliait pas ses vieilles haines. La rancune est son moindre défaut. M. Longnon a eu le bonheur de le retrouver en novembre 1463.

François Villon vint trouver un soir, vers six heures, Robin Dogis, à un hôtel où pendait l’enseigne du Chariot, dans la rue des Parcheminiers. Il demanda à Robin Dogis de lui donner à souper. Avec eux mangèrent Rogier Pichart et Hutin du Moustier, qui fut plus tard sergent à verge au Ghâtelet. Pendant le souper, ils convinrent tous qu’ils iraient passer la soirée dans la chambre de maître François Villon. Vers sept ou huit heures donc, ils quittèrent l’hôtel du Chariot, et s’en allèrent à Saint-Benoît, par la rue Saint-Jacques. On ne sait si François Villon conseilla à ses compagnons une mauvaise plaisanterie, mais il y a tout lieu de le croire. Car ils s’arrêtèrent devant la fenêtre de l’écritoire de maître François Ferrebourg (qui est le même que le François Ferrebouc, licencié en droit canon, examinateur dans l’affaire du collège de Navarre). Là Rogier Pichart se mit à railler les clercs de François Ferrebourg, les insulta et cracha dans leur écritoire par la fenêtre. Les clercs sortirent, la chandelle allumée au poing, criant : « Quels paillards sont-ce là ? » Et Rogier Pichart leur demanda s’ils voulaient acheter des flûtes, entendant qu’il leur donnerait des coups de bâton. Il y eut une bagarre. Les clercs saisirent Hutin du Moustier et l’entraînèrent dans l’hôtel de Ferrebourg, tandis qu’il hurlait : « Au meurtre ! on me tue ! je suis mort ! » Les cris firent sortir François Ferrebourg, qui heurta Robin Dogis, et en reçut un coup de dague. Puis Robin laissa maître Ferrebourg à terre et remonta la rue Saint-Jacques. Il retrouva Rogier Pichart devant l’église Saint-Benoît. François Villon était rentré, et Rogier s’était enfui, la rixe devenant sérieuse. Robin Dogis dit à Rogier Pichart « qu’il estoit ung très mauvais paillart, » et rentra se coucher à l’hôtel du Chariot. Plus tard, Dogis, étant sujet savoyard, obtint rémission pour l’entrée à Paris du duc de Savoie. On voit bien que dans cette affaire, Rogier Pichart fut l’agresseur, et que François Villon disparut aussitôt qu’on se battit. Dogis appela Pichart « paillard » pour l’avoir laissé seul aux prises avec les clercs après avoir été la cause du tumulte. Mais le véritable instigateur de l’injure dut être François Villon. Il avait de la rancune contre François Ferrebourg, comme il en avait contre François de La Vacquerie. Tous deux avaient ordonné contre lui des poursuites pour le vol du collège de Navarre. C’étaient des griefs que Villon n’oubliait pas. Ainsi il ne reçut pas ses compagnons dans sa chambre de Saint- Benoît, après la rixe. Il craignait probablement d’être encore une fois accusé.

Cette date de novembre 1463 est la dernière où l’on trouve la preuve de l’existence de François Villon. Il nous dit, en 1461, qu’il était malade, qu’il toussait. Peut-être qu’il mourut vers l’année 1464. Le testament de maître Guillaume de Villon, dressé en 1468, est malheureusement perdu. On y aurait eu des détails sur François Villon, s’il était encore vivant. Suivant Rabelais, il se serait retiré sur ses vieux jours à Saint-Maixent, en Poitou ; mais les autres anecdotes que conte Rabelais sur Villon sont apocryphes, et il est difficile d’admettre que Rabelais ait reçu celle-là par une tradition orale de Saint-Maixent. Il est plus probable que François Villon mourut, encore jeune, à Saint-Benoît-le-Bétourné. Si sa vie s’était prolongée bien au-delà de 1463, il aurait laissé d’autres œuvres pour la première édition de ses poèmes en 1489.

Telle est donc la biographie de François Villon, encore imparfaite sans doute et pleine de lacunes; mais elle permet de juger plus sérieusement l’homme à côté de son œuvre. Il passa dans des sociétés bien différentes, fut écolier de l’Université, ami des procureurs, du prévôt de Paris et reçu chez sa femme, et mena une vie paisible avec le chapelain de Saint-Benoît. En même temps il fréquentait les écoliers turbulens et les compagnons de la Coquille. Devenu criminel, il sut pourtant se faire accueillir chez Charles d’Orléans et Jean de Bourbon. Deux ans après qu’il avait écrit une œuvre de repentir, il se faisait encore venger par ses compagnons d’un souvenir rancunier de sa mauvaise vie. La complication d’une pareille existence, la difficulté de composer des attitudes pour ces différentes sociétés, le goût même pour une mascarade continuelle, font voir que François Villon n’avait pas l’âme naïve. Il posséda au plus haut point la belle expression littéraire. C’était un grand poète. Dans un siècle où la force, le pouvoir et le courage avaient seuls quelque valeur, il fut petit, faible, lâche, il eut l’art du mensonge. S’il fut subtil par perversité, c’est de sa perversité même que sont nés ses plus beaux vers.

Marcel Schwob.

  1. Palais royal ou de justice.
  2. À l’emplacement de la caserne Lobau.
  3. Dans le petit livre de jargon, de Pechon de Ruby (1596), louche (cuiller) signifie main.
  4. Mauhe (mohe, mowe moe, moue), bouche, dans la langue vulgaire du XVe siècle.
  5. Date donnée par M. Joseph Garnier, archiviste de la Côte-d’Or ; mais il est impossible de retrouver les documens d’où elle a été tirée.
  6. Cette pièce m’a été signalée par M. Bernard Prost, et elle a été copiée par M. George Dottin, maître de conférences à la Faculté des lettres de Dijon.