François de Bienville/10

La bibliothèque libre.
Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 171-187).

CHAPITRE DIXIÈME.



nuit terrible.


Un peu avant l’heure où Bras-de-Fer faisait son apparition sur la plate-forme défendue par la batterie de Sainte-Hélène, Harthing, qui était attaché à l’expédition de terre, se présentait devant le major Whalley, son commandant.

Ce dernier avait établi son camp à peu près un mille en deçà de l’endroit où ses troupes étaient débarquées, et un demi-mille au nord de la rivière Saint-Charles. Afin de pouvoir surveiller les mouvements de la flotte et d’assurer au besoin sa retraite, le major avait fait placer, durant la nuit, un tiers de ses troupes au lieu même du débarquement. Son quartier général occupait une ferme où les soldats purent se mettre à l’abri dans les quelques bâtiments qui s’y trouvaient.[1]

Lorsque John Harthing parut devant son chef, celui-ci, installé dans le meilleur local de la ferme, causait avec quelques officiers. Voyant que son lieutenant désirait lui parler et qu’il restait à l’écart, Whalley le rejoignit et l’entraînant à quelques pas du groupe d’officiers qui composaient son état-major :

— Eh bien ! monsieur Harthing, avez-vous des renseignements à me donner, lui demanda-t-il ?

— Non, monsieur, répondit l’autre. Mais si vous voulez me donner congé ce soir, peut-être réussirai-je mieux aujourd’hui que Dent-de-Loup hier.

On se souvient que le lieutenant avait fait tolérer la présence du sauvage sur la flotte, sous prétexte que ce fidèle allié offrait à s’introduire dans la ville, pour y découvrir un endroit faible par où l’on y pourrait pénétrer par surprise.

Aussi lui avait-il d’abord été facile de rendre plausibles aux yeux de ses chefs, la première reconnaissance de Dent-de-Loup et l’expédition de la veille où celui-ci avait donné à Boisdon la lettre remise par ce dernier à Louis d’Orsy.

Mais, comme on le peut bien croire, ces démarches n’ayant pas beaucoup profité à l’utilité générale des assiégeants, vu que Harthing ne donnait sur ces deux tentatives que d’évasives réponses, les chefs de l’expédition retirèrent aussitôt leur confiance à ces vaines sorties nocturnes. Aussi Whalley répondit-il froidement à son lieutenant :

— D’après le résultat de vos premières tentatives, il est difficile, monsieur, d’augurer mieux d’une nouvelle. Cependant je veux bien vous laisser libre de faire un dernier effort ; mais si la réussite ne vient pas cette fois à votre aide, il me faudra vous empêcher d’exposer inutilement votre vie.

— Aussi est-ce bien mon intention, monsieur, de vous demander congé seulement pour ce soir. Mais, vous plairait-il de me donner le mot de passe, afin de ne pas être retardé par nos sentinelles ?

— Le mot d’ordre est : « Prenez garde, » dit Whalley qui regarda froidement Harthing.

Celui-ci ne put supporter ce coup-d’œil froid et inquisiteur, et après avoir salué profondément, il sortit.

À peine eut-il franchît le seuil et refermé la porte de l’habitation, qu’un homme surgit devant lui ; c’était Dent-de-Loup.

Le lieutenant s’attendait à cette apparition, car il dit au sauvage.

— C’est bien ! suis-moi.

L’autre, qui portait un petit baril sous son bras gauche, emboîta le pas derrière Harthing.

Ils marchèrent ainsi pendant un quart-d’heure, sans rien dire autre chose qu’une courte réponse au qui-vive des sentinelles. Lorsqu’ils eurent laissé derrière eux le dernier factionnaire, placé en enfant perdu à quelque distance du camp, Dent-de-Loup prit le premier la parole.

— Mon frère pâle ne se souvient plus, dit-il à Harthing, que nous avons fumé tous deux le calumet du conseil dans son ouigouam du grand village des blancs.[2]

— Et pourquoi ne m’en souviendrais-je pas ?

— Parce qu’il semble au chef qu’il est plutôt l’esclave que l’allié de son frère au visage pâle.

Harthing se mordit les lèvres avec tant de violence que le sauvage s’en fût aperçu si la nuit n’eût été sombre. Car bien que ce fût la première fois que Dent-de-Loup se plaignît du rôle passif que son allié lui avait fait jouer jusqu’alors, il importait beaucoup aux projets du lieutenant que le chef ne se révoltât point au moment où l’Anglais croyait prévoir le succès de ses intrigues. Aussi maîtrisant l’inquiétude que la brusque sortie de l’Agnier suscitait en lui, répliqua-t-il d’une voix calme :

— Mon frère croit-il, par hasard, que je veuille le tromper ?

Le Chat-Rusé ne répondit pas.

— Alors, fit Harthing en s’arrêtant, le chef est libre d’abandonner un ami, s’il est le jouet d’un tel soupçon.

— Les hommes blancs sont prompts comme la balle de leurs mousquets, dit le sauvage. Non, le désir du chef n’est pas de trahir un frère avec lequel il a fumé le calumet du conseil. Mais il voudrait bien savoir s’il pourra travailler bientôt à l’accomplissement de ses propres projets ; ce dont son frère blanc a su le détourner jusqu’à ce jour.

Harthing craignant de se fermer tout accès dans la ville, avait en effet défendu jusqu’alors à Dent-de-Loup de donner cours à ses idées de vengeance.

— Si j’ai jusqu’à présent agi de la sorte, répondit Harthing refoulant en lui toute la mauvaise humeur que lui causaient les trop justes plaintes de l’Iroquois, c’est que j’ai voulu rendre plus sure la vengeance que nous désirons exercer tous deux sur nos ennemis.

— Le pauvre homme des bois ne saurait comprendre ces belles paroles.

— Eh bien ! que mon frère écoute et il se convaincra de ma sincérité à son égard. N’est-ce pas bien commencer à se venger des français que d’enlever la jeune fille pâle ? N’y a-t-il pas deux hommes qui pleureront des larmes de sang lorsque la jeune fille aura disparu ? Sans compter qu’elle même…

Dent de-Loup sembla convenir tacitement de cette assertion ; car il se rapprocha du lieutenant et parut attendre avec le plus vif intérêt ce que celui-ci allait ajouter.

— Mais pour faire réussir ce premier plan, continua l’Anglais satisfait d’un tel avantage, il faut retarder un peu l’exécution des autres. Car si tu avais tué d’abord quelques français, nous ne pourrions maintenant nous introduire dans la place ; et pour un ou deux ennemis que tu aurais occis, au grand risque de ta propre vie, il nous devenait impossible d’empoisonner les jours de ceux qui vont bientôt ressentir les effets de notre colère. Or ces derniers souffriront plus et pour un plus long temps de la catastrophe qui les va frapper par notre main, que les quelques malheureux que tu aurais massacrés et dont la peine se serait terminée avec la mort.

— Le manitou de la vengeance parle par ta bouche, repartit l’Agnier convaincu.

— Mais une fois la jeune fille enlevée, dit Harthing en terminant, je jure à mon frère, sur les mânes sacrées de mes aïeux, que loin d’arrêter le couteau du chef sur le cœur d’un ennemi, je l’aiderai moi-même à l’y enfoncer plus profondément encore !

Le serment fait par Harthing et que les sauvages ont toujours regardé comme inviolable, rendit toute confiance à Dent-de-Loup. Il tendit à l’Anglais sa main et dit :

— Le cœur du visage pâle est franc comme ses paroles et ces dernières sont une douce musique aux oreilles du chef. Mais allons et réparons le temps perdu.

Harthing ne demandait pas mieux et s’efforça de suivre de près le sauvage qui se dirigeait déjà d’un pas rapide vers la grève de la rivière Saint-Charles. Les épais mocassins qui chaussaient leurs pieds étouffaient le bruit de leurs pas et diminuaient de beaucoup le danger où ils étaient d’être entendus de quelque rôdeur ennemi.

Ils atteignirent la rivière en dix minutes de marche.

Là, Dent-de-Loup s’orienta et se mit à ramper comme un reptile vers un rocher sis à cinquante pas de distance. Il fut satisfait de cette exploration, car il revint bientôt vers Harthing et lui fit signe de le suivre.

Quand ils arrivèrent au rocher, l’Anglais vit un canot d’écorce que le sauvage avait caché dans une anfractuosité du roc. Ils prirent alors sur leur dos la légère pirogue et marchèrent vers l’eau du Saint-Charles, que la marée montante refoulait depuis deux heures dans l’embouchure de la rivière. Mais ils avançaient lentement, car leurs pieds s’enfonçaient à chaque pas dans le terrain mouvant et vaseux que le flux des eaux du fleuve détrempe deux fois le jour.

Enfin la pirogue est mise à flot, et armés chacun d’un aviron, Harthing et Dent-de-Loup rament vigoureusement vers Québec. Bientôt ils abordent sur une plage de sable que les hautes marées chassaient alors jusque sur le sol, aujourd’hui plus ou moins desséché, que les nombreux piétons de la rue Saint-Pierre foulent maintenant de leurs pas affairés.

Ils se glissent ensuite en tapinois au pied du cap, après avoir mis leur canot hors des atteintes de la marée montante. Mais ils n’ont pas fait trente pas, que Dent-de-Loup saisit son compagnon par le poignet et le force à s’arrêter.

C’est qu’on avait opéré des changements depuis le dernier passage de Dent-de-Loup en cet endroit ; car M. de Frontenac avait fait établir une barricade à l’entrée de la rue Sault-au-Matelot, afin de prévenir une descente des ennemis sur ce point. Les trente hommes qui gardaient ce poste avaient converti en corps-de-garde une maison avoisinante ; et, tandis que les autres reposaient, un factionnaire veillait sur la barricade.

— Par les cinq cent mille diables ! se dit Harthing, tous les obstacles vont donc surgir devant moi au moment même où le succès paraissait me sourire ! Est-ce un dernier avertissement que m’envoie le ciel ? Oh ! qu’importe alors, car si je risque tout, l’enjeu en vaut la peine !

— La tanière des loups est difficile à approcher, murmura le Chat-Rusé à son oreille.

— N’y a-t-il pas quelque moyen de passer ?

— Un seul ; mais j’ai bien peur qu’il ne nous soit funeste, si les bons manitous nous sont contraires.

— Peste soit de tous les manitous passés, présents et futurs ! pensa le lieutenant. Et s’adressant au sauvage :

— Je suis prêt, dit-il ; tentons le destin !

— Que mon frère me suive, alors, lui répondit l’Iroquois.

Et il rétrograda d’une vingtaine de pas, puis grimpant sur le flanc du cap, il fit un détour afin de passer au dessus de la barricade.

La pente du roc en cet endroit est très rapide ; aussi se figurera-t-on le danger que couraient les deux aventuriers. Car Harthing suivait intrépidement Dent-de-Loup, s’accrochant comme lui à toute saillie de rochers qui se rencontrait sous sa main, se cramponnant aux arbustes et aux racines qui semblaient quelquefois céder sous la pesanteur du poids de ceux qu’ils retenaient suspendus à vingt-cinq pieds au dessus de la rue.

Deux fois l’Iroquois, qui ne perdait pas de vue la sentinelle, crut remarquer que le bruissement des feuilles sèches foulées par ses genoux et par ceux du lieutenant, et le craquetis des racines sous leurs nerveuses étreintes, attiraient l’attention du factionnaire. Mais soit que ce dernier fût inattentif ou que ces bruits vagues se perdissent dans la forte brise qui se jouait sur les feuilles et les branches mortes, soit même que Dent-de-Loup se fût trompé, Harthing et lui tournèrent ce dangereux obstacle, sans que leur passage eût été remarqué.

Lorsqu’ils redescendirent dans la rue, à cent pas en deçà de la barricade, Harthing s’arrêta un moment pour respirer et s’adressant à son compagnon :

— Eh bien ! que pense le chef de son frère au visage pâle ? Croit-il que je puisse marcher avec un peau-rouge dans le sentier de la guerre ?

— Le visage pâle est en effet brave et agile ; mais qu’il me dise donc comment il s’y serait pris pour apporter jusqu’ici ce baril et ces liens ?

Harthing ne put retenir une légère exclamation de surprise. Car outre un paquet de cordes que Dent-de-Loup avait apporté de son canot, il ne s’était pas un moment départi du barillet que nous lui avons vu sous le bras à son départ du camp des Anglais. Et pourtant il n’avait fallu rien moins que l’audace et l’indomptable force de caractère et de muscles du lieutenant pour escalader, avec ses mains libres, les flancs escarpés du cap.

— Mais comment ferons-nous pour amener l’autre avec nous ? demanda t-il à Dent-de-Loup.

— Ce fardeau sera doux et léger aux épaules du chef.

— Avançons donc.

Vingt pas les rapprochèrent de l’endroit par où nous avons déjà vu le sauvage escalader le cap et entrer dans la ville ; c’est à-dire au dessous des bâtisses de l’évêché. L’ascension du roc se fit sans obstacles ; après quoi, les deux hommes se glissèrent comme des couleuvres dans la cour de l’évêché, qu’ils traversèrent sans fâcheuses rencontres, et vinrent s’arrêter à l’endroit où les murs de clôtures du Séminaire et du palais épiscopal se réunissaient. Ici le Chat-Rusé imita doucement le parler sentimental d’un chat maraudeur.

Le même signal répondit au sien de l’autre côté du mur que Dent-de-Loup se hâta d’escalader ; et Harthing de rejoindre aussitôt son compagnon qu’il trouva conversant à voix basse avec un tiers. Instinctivement, l’officier porta la main au poignard dont il était armé.

— Ce visage pâle est notre ami le vendeur d’eau de feu, dit le sauvage qui remarqua ce mouvement.

— Ah ! charmé de vous rencontrer ici, monsieur Boisdon, dit Harthing à voix basse.

— Vraiment ! repartit l’hôtelier ; moi je vous assure que cela ne me va pas autant, bien que je ressente un honneur infini de toucher la main de milord. Car, outre que je grelotte ici depuis une heure, il m’a fallu rester caché en cet endroit, frôlé à chaque instant par les patrouilles qui parcourent la ville en tous sens.

— Eh bien ! voici pour vous récompenser de vos peines, et des dangers que vous avez courus à notre service, fit Harthing en lui présentant une bourse pesante dont l’avare Boisdon se saisit avec plus d’empressement qu’il n’avait fait de la main de milord, comme il appelait l’Anglais. Mais attendez ici notre retour, et faites bonne garde, ajouta Harthing.

Le sauvage et son compagnon marchèrent alors à pas de loup vers la demeure de Louis d’Orsy, tandis que l’aubergiste se recouchait sur le sol pour attendre leur retour.

L’hôtelier entendit bientôt, en frissonnant de tous ses membres, le bruit d’une fenêtre que l’on ouvrait précipitamment et qu’on refermait de même de l’autre côté de la rue ; au même instant des pas qui venaient de la côte de la basse ville, se rapprochèrent graduellement de la place où il était blotti. Puis ses yeux habitués aux ténèbres, distinguèrent un homme qui, en le dépassant, remonta la rue Port-Dauphin, s’engagea dans la rue Buade et alla s’arrêter sous la fenêtre par laquelle Harthing et Dent-de-Loup venaient de s’introduire dans la demeure du lieutenant d’Orsy.

Mais laissons Boisdon exhaler par tous les pores de sa peau les sueurs froides de la terreur, et transportons-nous chez Mlle d’Orsy que nous avons par trop négligée depuis quelque temps.

D’après les ordres de son frère, notre héroïne avait dû se réfugier, durant l’après-midi, au couvent des Ursulines ; car la petite maison de la rue Buade était trop exposée aux atteintes du boulet, pour que Louis permit à sa sœur d’y demeurer pendant le bombardement.

Mais le feu de la flotte ayant cessé vers le soir, Marie-Louise était revenue chez elle avec la vieille Marthe que les détonations successives du canon avaient beaucoup effrayée et qui tremblait encore de tous ses membres.

Quand Marie-Louise eut pris le repas du soir et préparé, avec Marthe, celui de son frère qu’elle attendait d’un moment à l’autre, il était passé neuf heures.

Alors la jeune fille se mit à regarder avec inquiétude vers cette fenêtre de la cuisine, où l’apparition de la figure hideuse de Dent-de-Loup l’avait effrayée quelques jours auparavant.

Sans être tout à fait noire, la nuit n’était cependant éclairée que par la seule lumière des étoiles. Aussi Mlle d’Orsy ne pouvait-elle voir bien loin au dehors ; mais elle espérait entendre au moins les pas de son frère… et de son fiancé.

Enfin, elle revint s’asseoir dans cette chambre où nous l’avons vue pour la première fois avec Bienville, et au même endroit qu’elle occupait alors.

Une humble chandelle de suif éclairait faiblement la chambre. La lumière rougeâtre et triste qu’elle jetait et le champignon, qui semblait dormir au milieu de la flamme fumeuse de la bougie, attestaient qu’on négligeait de s’occuper de ces détails. C’est que Marie-Louise était en proie à une préoccupation trop grande pour y prêter attention. Quant à Marthe, elle s’était affaissée dans une chaise à bascule et à dos élevé, où, toute recoquillée, la pauvre vieille avait fini par succomber au sommeil si facile à cet âge. Mais elle paraissait encore agitée des émotions de la journée ; car un frisson nerveux passait, de temps à autre, sur ses membres débiles, et ses lèvres laissaient tomber d’incohérentes paroles.

Laissée seule à son inquiétude, énervée déjà par les graves événements des jours précédents, et partant prédisposée à se laisser aller à ces craintes si naturelles à son sexe, Marie-Louise sent un malaise étrange la gagner peu à peu.

Elle tressaille au moindre bruit : une vitre que le vent fait battre sur les châssis, un grillon qui chante en remuant les cendres du foyer, une poutre de la charpente craquant sous le poids des murs de la maison, un vieux meuble qui semble s’étirer et se plaindre d’un trop long service, font passer par tout son corps de fiévreux frissons.

Cet effroi semble augmenter encore lorqu’une rafale de vent s’en vient ranimer les cendres chaudes de la cheminée, et jeter, en faisant vaciller les meubles, une lueur passagère sur la pénombre qui règne dans la grande salle.

La jeune fille n’ose faire un mouvement et retient son haleine dont le seul bruit l’effraie.

Soudain ses yeux qui se sont arrêtés machinalement sur la fenêtre de la cuisine, s’y fixent avec terreur. Il lui semble que cette fenêtre est agitée par secousses, comme si on la forçait du dehors.

— Je suis folle ! dit-elle pour se rassurer.

Tout à-coup deux hommes bondissent à l’intérieur et referment derrière eux la croisée qu’ils ont ouverte avec fracas.

C’est Harthing, c’est Dent-de-Loup dont la figure bizarrement tatouée lui est une fois apparue hideuse comme celle d’un génie malfaisant et avant-coureur de l’infortune.

L’Anglais s’avance vers le siège où la jeune fille est clouée par la stupeur, tandis que Dent-de-Loup reste dans l’ombre.

— Ne vous avais-je pas dit « au revoir, » mademoiselle, lors de notre entrevue à Boston, fait Harthing en s’inclinant d’un air railleur.

Comme Marie-Louise terrifiée ne peut rien répondre, Harthing continue, mais d’un ton plus sérieux :

— C’est que, voyez-vous, mes sentiments sont de ceux que l’absence ne saurait tuer. Ainsi, tel j’étais quand nous nous séparâmes là-bas, tel vous me revoyez encore.

— Eh bien ! monsieur Harthing, sachez aussi que mes dispositions à votre égard n’ont pas plus changé que les vôtres, repart la jeune fille à qui la gravité de la situation rend en partie l’énergie que la seule surprise lui avait enlevée.

— Ô Marie-Louise ! ne vous hâtez pas de vous perdre en me perdant aussi ! s’écrie Harthing qui s’avance avec un geste moitié suppliant et moitié menaçant.

— Vous oubliez, je crois, monsieur, qu’outre l’inconvenance de vous introduire chez moi à pareille heure, il y a lâcheté de votre part à menacer une femme seule et sans défense !

— Mademoiselle, le temps presse et ne doit pas être perdu en vaines déclamations ! Je vous aime, vous le savez ; et pour vous posséder, l’enfer serait-il béant devant moi, que j’y sauterais à pieds joints, pourvu que je pusse rouler avec toi dans l’abîme en te serrant sur mon cœur ! Tu vois donc que cet amour est un sûr garant de ton bonheur, si tu consens à partager mon sort… Marie-Louise d’Orsy, voulez-vous être ma femme ?

— Plutôt mourir ! répond la jeune fille indignée.

— Alors, mademoiselle, je suis forcé, bien qu’à regret, de vous annoncer qu’il va falloir me suivre de gré ou de force !

— Monstre ! je te méprise autant que je te hais !

Et belle comme Junon courroucée, la fille du baron d’Orsy foudroie l’Anglais du regard.

Harthing fait un pas… Mais au même instant la fenêtre s’ouvre avec une violence extrême, et quelqu’un tombe comme un boulet au milieu de la chambre, en criant :

— Damnation !

C’est Bienville, lui que Boisdon vient de voir s’arrêter près de la demeure du lieutenant Louis.

On se souvient que François avait quitté seul le quai de la reine pour revenir à la haute ville. Battu de mille inquiétudes au sujet de sa fiancée, il avait pris à la hâte le chemin de la demeure de Marie-Louise. Il n’était plus qu’à vingt pas de la maison, lorsqu’il vit deux ombres sortir du sol, et bondir à l’intérieur de l’habitation de son amie en forçant une des croisés qui donnaient sur la rue.

Il accourt, approche ses yeux ardents de la fenêtre que l’on a vitement refermée, et, voit John Harthing auprès de sa fiancée dont la pâleur atteste l’effroi. Il va s’élancer, cédant au premier mouvement de son cœur ; et pourtant comme la réflexion lui vient en aide, il se contient et attend.

Mais lorsqu’il a vu son rival abhorré prêt à porter sur Marie-Louise des mains violentes, il rugit, bondit et tombe dans la maison l’épée au poing.

— Ah ! attends un peu, infâme ! s’écrie Bienville d’une voix étranglée par l’exaspération ; nous allons voir si tu peux aussi bien manier l’épée que violenter une femme. Oh ! je te tiens enfin, misérable !

— Pas encore, mon cher monsieur ! répond Harthing avec un ricanement satanique. Et, sans prendre la peine de dégainer, il fait un signe à Dent-de-Loup.

Celui-ci que François n’a pu voir en entrant saisit ce dernier par derrière, le terrasse traîtreusement ; et, avec l’aide de l’Anglais, il garrotte et bâillonne Bienville avant même qu’il ait eu le temps de porter un seul coup de pointe à ses ennemis.

La vieille Marthe veut appeler au secours ; elle se lève, jette un cri sourd et tombe évanouie de frayeur.

Dent-de-Loup sort de sa gaine un long couteau à scalper, en appuie la pointe acérée sur la poitrine de Bienville et interroge Harthing du regard.

— Non ! répond celui-ci, pas devant cette jeune femme. D’ailleurs, la poudre que tu as apportée nous en débarrassera plus vite. Entendez-vous, galant chevalier, dit-il à Bienville, ce baril contient vingt livres de poudre, et, dans cinq minutes, vous sauterez bravement dans les nuages comme un soldat sur un bastion miné ! J’en suis bien fâché, mais pourquoi diable aussi vouloir intervenir entre cette femme et moi !

Et, sans s’occuper de Bienville qui se tord, impuissant, dans ses liens, il se retourne vers Dent-de-Loup. Celui ci va scalper la servante.

C’était une horrible scène.

Ici Bienville se roulant à terre dans une rage folle, les artères du cou gonflés, les muscles tendus et les yeux rouges de sang ; là, Harthing les traits contractés par toutes ses passions mauvaises et dévorant de son regard de feu Marie-Louise qui vient de perdre connaissance. Plus loin Dent-de-Loup qui, après avoir fait décrire à la pointe de son couteau un cercle rapide sur la tête de Marthe, retient entre ses dents la lame ensanglantée dont il vient de se servir ; et posant son pied droit sur le dos de la pauvre femme, la saisit par la chevelure qu’il arrache violemment par une brusque secousse, en laissant nu l’os du crâne.

Pour éclairer cet affreux tableau, une chandelle fumeuse jette sa sinistre lumière dont la lueur blafarde rougit la muraille comme d’une teinte de sang.

Harthing n’a pu vaincre le dégoût que lui inspire la brutalité sauvage de son complice ; il a détourné la tête et relève Marie-Louise évanouie. Puis il saisit ce fardeau si léger à ses bras et se dirige vers la porte, quand il remarque Dent-de-Loup qui se prépare à scalper aussi Bienville.

— Laisse-le donc mourir en paix, dit-il au sauvage.

L’homme des bois ne répond que par un grognement sourd et appuie la pointe de son couteau sur la tête de François, tandis qu’un hideux sourire crispe ses lèvres.

En ce moment le ciel semble s’illuminer au dehors, et plusieurs fortes détonations font trembler la maison, pendant que de rauques rugissements déchirent le voile de silence qui plane sur la ville.

— Voilà que l’amiral fait feu sur la place ! s’écrie Harthing. Il n’y a pas une seconde à perdre ! Allons ! vite ! ouvre la porte, Dent-de-Loup, et, lorsque je serai sorti avec la jeune fille, allume la mèche du baril et suis-moi !

Le sauvage lui lance un regard haineux ; et pourtant, laissant là Bienville qu’il allait scalper, il obéit à l’ordre du lieutenant.

Mais à peine la porte est-elle entr’ouverte qu’un bruissement de pas et de voix se fait entendre dans la côte de la basse ville.

Tandis que l’Anglais se précipite au dehors avec Marie-Louise, le sauvage, qui entend les pas se rapprocher rapidement, pousse le baril de poudre jusqu’à la porte, mais au-dedans du seuil, afin de pouvoir s’esquiver plus vite. Puis, saisissant la chandelle allumée, il en met la flamme en contact avec une mèche fixée à l’un des bouts du barillet, rejette dans la cuisine la bougie qui s’éteint en tombant ; et, sans prendre le temps de refermer la porte, vu que les pas du dehors deviennent de plus en plus distincts, il court rejoindre Harthing qui déjà rampe avec sa proie dans l’ombre.

Afin de rendre plus mystérieux l’enlèvement de Marie-Louise, Harthing avait imaginé de faire sauter et d’incendier la maison, pour laisser ainsi croire qu’une bombe avait pénétré, puis éclaté dans la demeure de Louis d’Orsy. Car il savait que l’amiral devait recommencer le bombardement durant la soirée.

Spectateur enchaîné, Bienville a tout vu, tout entendu. On enlève son amante… il ne peut la secourir… et le feu consumant la mèche va se communiquer au volcan…

Il concentre ses forces, et raidit ses membres qu’il fait se détendre violemment contre les liens qui le retiennent ; mais ces derniers résistent, car Dent-de-Loup les a choisis neufs.

Ô rage ! ô désespoir !

Vingt fois Bienville se tord contre la corde qui l’enchaîne, et vingt fois ses muscles épuisés craquent à se rompre dans leurs impuissants efforts…

Une sueur froide enveloppe son corps comme du linceul de l’agonie…

C’en est fait, il lui faut mourir ! Car il voit dans l’ombre la lueur tremblotante de la fusée dont chaque étincelle ronge, en pétillant, le faible lien qui le tient suspendu sur son éternité…


  1. Journal du major Whalley.
  2. Boston.