François de Bienville/17

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Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 249-263).

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.



joie et deuil.


— Où courez-vous donc, de si grand matin, mon compère disait M. Pelletier, le maigre mais riche marchand de fourrures de la rue Sault-au-Matelot.

La tête encore couverte de son bonnet de nuit, et ses bretelles négligemment attachées en guise de ceinture autour de son haut-de-chausses, il ouvrait en ce moment la porte de son magasin. Ainsi que l’aurore, M. Pelletier venait de se lever sous le ciel… du lit conjugal où sa robuste moitié ronflait son dernier rêve, mollement enfouie dans un douillet lit de plume qui gardait, longtemps encore après qu’elle l’avait quitté, un moule profond de ses formes arrondies.

— Eh ! par la corbleu ! répondit M. Poisson qui passait en courant, — le brave épicier avait tout dernièrement appris ce juron d’un soldat pour se donner du ton dans la compagnie de milice où il était caporal, et au logis où devant sa femme il n’était que simple soldat, — par la corbleu ! ne savez vous donc point la nouvelle qui court les rues ?

— Comment saurais-je ce que mon épouse ignore encore ?

Madame Pelletier passait à bon droit pour avoir l’oreille et la langue toujours à l’affût des nouvelles.

— Il paraît que la flotte de l’amiral Philippe[1] a quitté le port et redescend vers le golfe, répondit l’épicier qui continua sa course après s’être arrêté quelque peu pour reprendre haleine.

— Quoi ? qu’est-ce ? dit à cet instant une voix criarde partant de l’intérieur de la maison.

C’était madame Pelletier qui venait de s’éveiller. Sa forte voix couvrait les craquements du lit qu’elle ébranlait en chaussant ses bas de laine grise.

Au même instant la grosse cloche de la cathédrale fit entendre sa voix de basse, tandis que celles de toutes les communautés de la ville lançaient leurs notes d’alto ou de soprano à travers les couches de brume matinale.

— Assurément que ce n’est point là l’Angélus, dit M. Pelletier en entrant dans sa chambre à coucher, car on l’a sonné il n’y a pas plus qu’une demi-heure.

Comme il apparaissait, une salve d’artillerie partie soudainement de la haute ville, fit faire un bond prodigieux à madame Pelletier qui passait sa première jupe. Aussi perdant son centre de gravité vint-elle s’abattre lourdement entre les bras de son époux qui gémit et plia sous ce poids chéri.

— Mon Sauveur ! qu’est ce que c’est ! s’écria la bonne dame. Le bombardement recommencerait il ? On disait pourtant qu’il était fini.

— Je vas aller voir ce qui se passe à la haute ville, fit le mari qui sortit après avoir endossé son pourpoint.

Ceci avait lieu le matin dit vingt-trois octobre, un lundi.

Quand le digne marchand arriva à la ville haute, tout y semblait en mouvement. Officiers et soldats, militaires et bourgeois, tous couraient par les rues, s’appelant les uns les autres, se serrant les mains et riant aux éclats. Les femmes, en toilette des plus matinales, allaient d’une maison à l’autre, le teint très-animé, la langue aussi. Il n’était pas jusqu’aux chiens qui n’aboyassent à l’envie, excités qu’ils étaient par cette joie bruyante qu’une bonne fée semblait avoir secouée durant la nuit sur cette ville si sombre et si peu riante depuis le commencement du siège.

Au château, M. de Frontenac se tenait sur la terrasse, entouré d’un groupe d’officiers non moins joyeux que les bourgeois de Québec.

— Le voilà donc qui s’enfuit cet arrogant amiral, disait un officier gascon. Sont ce là les résultats de ces grands airs de croque-mitaine que trahissait sa sommation ? Vous avez donc eu peur de nous, monsieur le mangeur d’enfants ?

Le gouverneur regardait les dernières voiles des vaisseaux anglais. Elles s’éloignaient entre la Pointe-Lévis et l’île d’Orléans, et disparaissaient graduellement dans les derniers flocons de brume qui remontaient dans l’espace aspirés par le soleil.

C’était par l’ordre du comte qu’on avait tiré le canon et sonné les cloches en signe de réjouissance.

Et certes, il y avait bien lieu d’être content de la prompte retraite des Anglais. Car outre le danger qu’on avait couru d’être conquis par un ennemi bien supérieur en nombre, la famine sévissait déjà dans la ville depuis quelques jours, lorsque les Anglais se décidèrent à lever le siège.[2]

Mais pour expliquer le départ précipité de la flotte anglaise, il faut d’abord raconter en quelques mots les événements qui avaient eu lieu durant les deux jours précédents.

Pendant la nuit qui suivit le combat où Harthing trouva la mort et où MM. d’Orsy et de Sainte-Hélène, ainsi que Dent-de-Loup furent tous trois blessés, Whalley fit approcher ses troupes de l’endroit où elles avaient débarqué. Mais ceux qui montaient les chaloupes s’y prirent avec tant de lenteur que les Anglais durent renoncer à s’embarquer pendant cette nuit.

Le jour suivant, ils furent attaqués par quelques volontaires que commandaient les sieurs de Vilieu, de Cabanac, Duclos et de Beaumanoir, ainsi que par les miliciens de l’île d’Orléans, de Beauport et de la côte Beaupré. On se battit avec acharnement jusqu’à la nuit, et bien que les Anglais fussent de beaucoup supérieurs en nombre, ils ne purent jamais déloger les Canadiens d’une maison entourée de palissades où ceux-ci s’étaient retranchés.[3] Nous n’eûmes en cette occasion qu’un écolier tué et un sauvage blessé.

Les ennemis au contraire y perdirent beaucoup de monde ; ce qui leur fit hâter l’embarquement qu’ils effectuèrent dans la nuit du vingt-un au vingt deux. Mais il le firent avec tant de précipitation qu’ils laisseront sur le rivage « cinq canons avec leurs affûts, cent livres de poudre et quarante à cinquante boulets. » [4] Sur le matin, Whalley s’étant aperçu de cet oubli, envoya plusieurs compagnies pour reprendre les pièces dont les volontaires de Beauport et de Beaupré s’étaient saisis. Nos miliciens auxquels s’étaient joints quarante écoliers du séminaire de Saint-Joachim, défendirent si vaillamment leur prise qu’ils forcèrent les Anglais à regagner la flotte sans leur canon. C’était le sieur Carré, brave cultivateur de Sainte-Anne du Petit-Cap, qui commandait les volontaires en cette occasion ; il y montra tant de courage et d’habileté, que M. de Frontenac lui donna, pour le récompenser de sa belle conduite, l’un des canons pris à l’ennemi.

Durant toute la journée suivante, un dimanche, les Anglais se tinrent coi sur la flotte, et levèrent enfin l’ancre et le siège le lendemain matin.[5]

Mais le malheur sembla vouloir rivaliser avec l’inexpérience[6] de Sir William Phips. Son vaisseau, si maltraité par nos boulets, faillit périr au-dessous de l’île d’Orléans. Une violente tempête assaillit la flotte dans le bas du fleuve où neuf bâtiments périrent avec leurs équipages. Quelques-uns des navires furent enfin poussés jusqu’aux Antilles par les vents du nord. Phips n’arriva à Boston avec les débris de sa flotte et de son armée que le dix-neuf de novembre, après avoir perdu, tant devant Québec que par les naufrages, près de neuf cents hommes.[7]

Cet insuccès discrédita Phips auprès de ses concitoyens. Nommé, trois ans plus tard, gouverneur du Massachuset, il accrut encore son impopularité par le superstitieux aveuglement qui lui fit condamner au feu, avec l’aide de son âme damnée Mather, un grand nombre de personnes légèrement accusées de sorcellerie. Il mourut en 1695, négligé par la cour et peu estimé de ses compatriotes.

C’est ainsi que se dissipa ce noir orage qui avait menacé tout d’abord d’écraser la petite colonie française du Canada. Notre pays qui ne comptait que onze mille habitants venait de repousser l’invasion des colonies anglaises peuplées, dès lors, de plus de deux cents mille âmes.

La Nouvelle-France était dans la période ascendante de sa gloire. Dieu qui veillait sur la destinée de cette colonie voyait, sans doute, que le vivace élément français n’y était pas encore assez enraciné pour pouvoir y lutter, comme il le sut faire avec succès par la suite, contre les prétentions des races environnantes. Et si plus tard nos pères durent courber un moment la tête sous l’orage, pour la relever ensuite avec orgueil, c’est que la Providence voulait nous sauver des plus grands dangers de la révolution française que Louis XV et sa voluptueuse cour attiraient déjà sur la France au moment de la conquête du Canada par l’Angleterre. Ce n’était que justice, puisque tandis que la société française irritait là-bas le ciel par son luxe et sa démoralisation sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, les colons de la Nouvelle-France arrosaient de leurs sueurs et de leur sang le sol de leur patrie d’adoption ; pendant que Jogue, Brebœuf, Daniel et Lalemant rachetaient abondamment par leur martyre la petite part de ces fautes qui incombaient à nos ancêtres par suite de leurs rapports de parenté avec la mère-patrie.

La joie des Québecquois fut bien grande quand ils se virent ainsi débarrassés de leurs ennemis. Ils firent, le cinq novembre, une procession où l’on porta en triomphe le tableau de la Sainte-Vierge que l’on avait suspendu au clocher de la cathédrale, et le pavillon de l’amiral anglais ; tandis que les églises et les communautés de la ville exhalaient en chœur de longs cantiques d’actions de grâces.

Pour perpétuer le souvenir de la délivrance de Québec, les citoyens instituèrent une fête sous le nom de Notre-Dame de la Victoire ;[8] et l’église commencée à la basse ville quelques années avant le siège de 1690 fut destinée à être un mémorial de la protection du ciel.[9]

De son côté Louis XIV fit frapper une médaille commémorative pour conserver le souvenir de ce nouveau triomphe de la France sur l’Angleterre.[10]


Si vous aviez pu voir François de Bienville descendre du château vers la rue Buade, dans l’après-midi qui suivit le départ de la flotte anglaise, sa mine superbe et joyeuse vous eût certainement frappés. D’abord, sa toilette était irréprochable. Il portait un nouveau justaucorps de velours cramoisi brodé d’une bande d’or dite à la bourgogne, qu’ombrageait un large chapeau de feutre à la mousquetaire où se balançait au vent une grande plume fraîchement frisée.[11] Sa nouvelle épée d’enseigne de la marine frappait gaillardement, à chacun des pas qu’il faisait, sa jambe que dessinait avec avantage un bas de soie bien tiré.

Quant à son air, il était fier et conquérant, notre gentilhomme portant haut le regard et la moustache qui se relevait crânement aux coins de sa bouche souriante et moqueuse.

Comme il débouchait dans la rue Buade par la ruette de Frontenac qui passe entre le bureau de Poste et celui de l’Événement,[12] il se trouva face à face avec le sieur d’Hertel que le gouverneur faisait mander en son château pour le féliciter de sa belle conduite durant le siège.[13]

— Eh ! sur mon âme ! cher Bienville, dit celui-là, comme vous voici superbe ! Est-ce qu’Amour vous tend les bras, comme dirait là-bas ce bon M. de La Fontaine ?

— Ce doit être quelque chose d’approchant, répondit Bienville confiant comme on l’est à son âge. Car vous savez, mon cher, qu’un militaire se fait beau pour sa maîtresse[14] ou pour la bataille. Or comme la guerre est finie…

— J’avais raison ! n’est-ce pas ? Allons ! bonne chance, mon amoureux !

— Et vous de même, mon ami.

Toujours leste et pimpant, Bienville dévora la courte distance qui le séparait de la demeure de Louis d’Orsy où il entra le cœur à rire, ainsi qu’il est dit dans « la claire fontaine. »

D’Orsy convalescent, mais pâle et faible encore, était assis dans son lit lorsque Bienville arriva chez le jeune baron.

— Sois le bienvenu, mon cher François, lui dit Louis en tendant sa main amaigrie à Bienville.

— Merci, mon bon. Et comment va cette précieuse santé que nous avons tant failli perdre ?

— De mieux en mieux, grâce au ciel.

— Ah ! mademoiselle, mille pardons ! je ne vous ai pas vu en entrant, dit François à Marie-Louise qui était assise à l’écart et se livrait à un travail d’aiguille.

— Oh ! ce n’est rien, monsieur, fit celle-ci qui rendit à Bienville un salut gracieux mais quelque peu contraint.

François remarquait, depuis deux jours, que sa fiancée n’était plus la même à son égard. Elle ne montrait pas à son arrivée le même empressement ni le même plaisir à le recevoir. Elle paraissait embarassée, triste et souffrante en la présence du jeune homme qui avait plus d’une fois cru voir, à la dérobée, rouler une larme dans les yeux de son amie. Il n’était pas jusqu’à Louis qui n’eût l’air gêné.

Aussi Bienville s’était-il bien promis d’en savoir le dernier mot ce jour-là même.

— Eh bien ! dit-il à Louis, nous voici donc encore une fois débarrassés des Anglais.

— Oui, pour cette année, du moins ; car je pense qu’il ne leur prendra pas fantaisie de revenir avant l’été prochain, l’hiver du Canada n’étant point propice aux expéditions militaires.

— Leur départ me remet quelque chose en mémoire, dit François à Marie-Louise. Avez-vous souvenance, mademoiselle, de cette bien douce conversation que nous avions entamée, lorsque l’apparition de l’Iroquois y vint mettre un terme ? C’était, je crois, le soir de mon arrivée de Montroyal.

— Oui, monsieur, répondit Marie-Louise, mais à voix si basse, que cette réponse effleura ses lèvres comme un souffle.

Et le sang lui afflua si vite à la figure qu’elle se pencha vivement sur son ouvrage pour cacher sa rougeur.

Bienville prit cette émotion subite pour l’effet que devait produire la demande suprême qu’il allait faire. Aussi continua-t-il, mais d’une voix légèrement émue.

— Je vois bien, Marie-Louise, que votre mémoire est aussi bonne que la mienne, mais que votre bouche, seulement, n’est pas assez hardie pour en oser traduire les impressions ; je répéterai donc les paroles que je vous dis alors. Écoutez-moi bien et me dites si ce ne sont pas les mêmes ? « Je désire vous voir porter mon nom, aussitôt que nous aurons repoussé l’Anglais. » Est ce bien cela ?

Au lieu de la réponse, ou du moins de l’aveu tacite qu’il attendait de sa fiancée, il vit la jeune fille pâlir, tandis que deux grosses larmes jaillissaient de ses yeux.

Un chaud rayon de soleil qui pénétrait en ce moment par la fenêtre se joua sur ces larmes qui brillèrent comme deux diamants.

La surprise de Bienville augmenta pourtant encore, lorsque Marie cacha sa tête en ses deux mains, et que des sanglots redoublés agitèrent son sein de mouvements convulsifs.

— Mais est-ce donc là l’effet qu’une demande en mariage a coutume de produire sur les jeunes filles ? dit-il en se tournant vers Louis.

Celui-ci baissa la tête et ne répondit pas !

— Je vous en prie, continua Bienville au comble de l’étonnement, dites-moi, l’un ou l’autre, ce que signifient ce silence et ces pleurs ?

Puis se frappant tout d’un coup le front, signe qu’une nouvelle idée venait d’y éclore :

— Oh ! dis-moi, Louis, ma prétention à la main de mademoiselle serait-elle donc trop ambitieuse ? Mais n’as-tu pas toujours encouragé cet amour que, loin de te cacher, je t’ai confié depuis deux ans ! Ah ! c’est vrai ! j’aurais dû m’en douter, la nature ne m’a pas fait baron, moi !

— Arrête ! s’écria Louis, et ne te livres pas à des suppositions absurdes et offensantes à la fois. Tu sais que je t’ai toujours considéré comme le futur beau-frère que me devait donner ma sœur. Ce n’est donc pas une vaine disparité de titre qui pourrait maintenant mettre obstacle à votre mariage. Tu es gentilhomme, et cela m’a suffi ; car, à mes yeux, la récente noblesse léguée par ton père à ses dignes enfants, et que lui ont value sa bravoure et ses services en la Nouvelle-France, je la considère autant et plus encore que celle d’un descendant des croisés qui passe à la cour une vie rampante et oisive !

— Mais enfin, tu viens de le trahir, il y a des obstacles à notre union ? Ah ! Marie-Louise ! auriez-vous si tôt oublié vos promesses ? Ne m’aimez-vous donc plus ?

— À mon tour je vous arrête, monsieur de Bienville ! dit enfin Mlle d’Orsy en séchant les larmes qui humectaient ses joues comme de la rosée sur une fleur. Prenez garde de froisser aussi mes sentiments que vous devez si bien connaître. Ah ! c’est bien plutôt vous qui ne m’aimez plus, puisque vous ne m’estimez pas assez pour supposer que s’il me faut renoncer à une union si chère à mon cœur, j’y dois être forcée par des circonstances extraordinaires. Attendez un peu pour me juger, que je vous aie d’abord exposé les motifs de ma conduite ; et, si étrange qu’elle vous puisse sembler maintenant, vous conviendrez sans doute ensuite que loin de mériter vos reproches, j’ai plus que jamais droit à votre entière sympathie !

L’attitude de Marie-Louise était si douloureuse et si noble à la fois, que Bienville se sentit malgré lui subjugué. Il est aussi vrai de dire qu’il s’attendait si peu à rencontrer des obstacles, qu’il demeura comme anéanti sur son siège, et incapable de faire un mouvement ni de dire un seul mot.

Marie-Louise continua donc, mais avec des accents déchirants dans la voix et des pleurs dans les yeux :

— Rappelez-vous, monsieur, les lugubres événements qui se passaient, il y a trois jours, dans cette même chambre où nous sommes. Vous veniez de me ramener mon frère presque mourant de sa blessure. Il était là, traîtreusement frappé, luttant pour sa vie contre un mal atroce et mystérieux. Le médecin venait de se croiser les bras, impuissant qu’il se sentait d’intervenir en ce combat suprême. Il avait même prononcé, Louis devait mourir. Vous vous souvenez qu’alors j’allai me jeter au pied de ce crucifix et que j’y priai longtemps. Cet affreux malheur qui planait sur moi, me rappela les scènes horribles des jours précédents, et, comme un éclair, cette pensée terrible traversa mon âme quand je tombai à genoux : n’étais je pas la cause de la mort de mon frère ? N’était ce pas moi, que ce misérable Harthing avait voulu frapper par la main de son agent ? Moi la cause de la perte de Louis ? Cette idée brûla mon cœur comme un trait de foudre. Le dernier rejeton des barons d’Orsy expirant, sinon par la faute, du moins à cause de sa sœur qui n’attendrait peut-être pas pour se marier la fin du deuil fraternel ! Oh ! non, cela ne pouvait pas être ! — C’est moi, mon Dieu ! qu’il vous faut frapper, lui dis-je en ma prière. Rendez à la vie à mon frère, pour continuer une lignée de preux qui s’éteindrait sans lui ; et je vous promets d’entrer en religion à l’Hôtel-Dieu pour y passer mes jours au chevet des malades !

— Ah ! mon Dieu ! fit Bienville qui se trouva machinalement debout.

— Je te jure, mon cher François, dit Louis à celui-ci que j’ai tout fait pour détourner ma sœur d’un dessein si funeste ; mais rien n’a pu ébranler sa résolution. Car elle prétend qu’il en résulterait un malheur pour nous tous si elle allait manquer au vœu que Dieu a bien voulu accepter, dit-elle, puisqu’il a fait un miracle en ma faveur.

— Oui, c’est vrai, reprit Marie-Louise ; d’ailleurs, mon amour semble fatal à ceux qu’il touche. Harthing en est mort, et si M. de Bienville et toi, mon bon Louis, ne l’êtes pas déjà, c’est parce que Dieu prévoyait que je me devais dévouer pour vous. Il n’est pas jusqu’à Marthe et à l’Iroquois[15] dont je n’aie, bien qu’involontairement, causé la perte.

Monsieur de Bienville, dit-elle en finissant, je comprends votre douleur. Elle vous doit être d’autant plus amère qu’elle était imprévue. Soyez cependant certain que vous ne souffrirez pas en cinquante ans de vie les tortures que j’ai subies depuis trois jours. Mais ceci doit rester entre Dieu seul et moi. Au cloître où je vais désormais vivre pour mourir, je prierai Dieu pour vous. Il voudra bien m’entendre et vous consoler sans doute ; et, bientôt vous m’oublierez pour en aimer une autre qui saura vous rendre heureux. Adieu ! mon ami, adieu ! pour cette vie du moins !

Des sanglots couvrirent ici sa voix, et elle tendit sa blanche main à Bienville.

Mais de la poitrine haletante du jeune homme sortit un cri de désespoir. Et d’abord il chancela comme un homme ivre.

Si grande était pourtant sa force qu’il comprima soudain cette mer immense de douleur qui venait de combler son âme. S’il ne déborda point ce torrent furieux qui grondait en lui, ce fut grâce à l’énergie plus grande dont Dieu prend soin de gratifier ceux qu’il voue à la souffrance dès leur berceau.

Aussi n’essaya-t-il point de parler, mais d’un pied lourd et vacillant il sortit.

Lorsque le dernier des pas de son fiancé vint résonner à son oreille, lugubre comme le bruit produit par la pelle du fossoyeur sur une tombe aimée, Marie-Louise s’évanouit.


  1. C’est ainsi que nos Canadiens appelaient Phips.
  2. « Québec était fort mal muni pour un siège ; il y avait très-peu d’armes, point de vivres, et les habitants venus de Montréal avaient consommé les petites provisions qui s’étaient trouvées dans la ville. Nous faisions bouillir dans des chaudières, qui contenaient une barrique, des légumes que nous distribuions aux soldats et aux officiers qui entouraient notre enclos. Ils venaient nous demander du pain et ils le prenaient dans le four avant même qu’il fût cuit ; nous leur donnions des fournées de pommes cuites qu’ils mangeaient avec joie. » Hist. de l’Hôtel-Dieu par la sœur Juchereau de Saint Ignace.
  3. Tout me porte à croire que cette maison était celle qui appartient aujourd’hui aux héritiers Racey. Elle est située au sud du chemin de la Canardière, qui la sépare de la propriété de M. Joseph de Blois dont je tiens les renseignements qui suivent.

    Cette habitation était la seule qui se trouvait alors dans les environs. Par un acte de vente dont je dois la connaissance à M. de Blois, on voit que cette propriété avait appartenu, jusqu’au mois de juin, 1690, à Pierre Denis, écuyer, sieur de La Ronde, et que le cinq juin de cette même année, dame Catherine Le Neuf, épouse et procuratrice de Pierre Denis de La Ronde, l’avait vendue à Maurice Pasquet, « laboureur. » Il est dit dans l’acte que « la maison était couverte en bardeau, avec deux petits pavillons aux deux coins, » que « le jardin était clos de pieux de cèdre à pointe par en haut et reliés de perches font autour, » etc.

    En lisant la description de la propriété, telle qu’elle est faite par Me Gilles Rageot, « notaire garde-note du Roy en la Prévosté de Québec, » on voit que l’habitation et ses dépendances étaient entourées d’ouvrages palissadés.

  4. Voyez nos historiens, Charlevoix, Garneau, Ferland.
  5. Tous les détails qui précèdent sont strictement historiques.
  6. « Si les Anglais ne réussirent pas, remarque La Hontan (nouveaux voyages, vol. I) c’est qu’ils ne connaissaient aucune discipline militaire… et que le chevalier William Phips manqua tellement de conduite en cette entreprise, qu’il n’aurait pu mieux faire s’il eût été d’intelligence avec nous pour demeurer les bras croisés. »
  7. M. Ferland pages 229 et 231. — M. Garneau dit que les Anglais perdirent plus de mille hommes dans cette expédition. 3e  édit. vol. I, p. 323.
  8. Ce nom fut changé en celui de N. D. des Victoires en 1711, par une nouvelle protection de Marie, la flotte anglaise qui remontait le fleuve pour s’emparer de Québec ayant été obligée de rebrousser chemin après avoir perdu huit transports et neuf cents hommes sur les récifs de la côte du nord.
  9. Lettre de Monseignat.
  10. On peut voir une vignette représentant cette médaille, au commencement du second volume de l’œuvre de Charlevoix.
  11. Le goût des riches habits était très en vogue en Canada dès l’époque dont nous parlons. Voyez ce que La Hontan dit à ce propos. Nos gentilshommes s’efforçaient de copier les grands seigneurs de France dont le luxe à ce sujet allait jusqu’à la folie. N’a-t-on pas vu par exemple le vaniteux et beau Bassompierre donner cent mille francs pour un seul habit à l’occasion du baptême de Louis XIII. Voyez les mémoires de cet homme à bonnes fortunes.
  12. On voit dans les mémoires du temps que c’était par cette ruelle que nos gouverneurs se rendaient à l’église.
  13. « Deux des chefs canadiens furent anoblis pour leur bravoure : M. Hertel qui s’était distinguée la tête des miliciens des Trois-Rivières, et M. Juchereau de Saint-Denis. » M. Garneau 3e  édit : 1 vol, p. 322.
  14. On sait par nos chansons populaires que le mot maîtresse était alors en Canada le synonyme de fiancée.
  15. Elle devait croire avec François, Louis et Bras-de-Fer que Dent-de-Loup était mort.