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FRANÇOIS
DE BIENVILLE
FRANÇOIS
DE BIENVILLE
SCÈNES DE LA VIE CANADIENNE
au xviie siècle
PAR
JOSEPH MARMETTE

À QUÉBEC
Chez Léger Brousseau Imprimeur-Éditeur

1870


À
L’HONORABLE P.-J.-O. CHAUVEAU
premier ministre, secrétaire et ministre de l’instruction publique
pour la province de québec
par son très-humble et dévoué serviteur
JOSEPH MARMETTE

INTRODUCTION


Le récit qui va suivre n’est le fruit ni du caprice, ni du hasard, contrairement au grand nombre de ces œuvres légères dont notre siècle est ahuri. Et, comme il n’est guère probable qu’on mette le motif qui me l’a fait écrire au compte de l’intérêt pécuniaire — il est bien établi que les lettres ne sauraient, en Canada, faire vivre, même médiocrement, le plus frugal comme le plus fécond des écrivains — je puis dire avec Montaigne, dès le début : « Cecy, lecteurs, est un livre de bonne foy. »

En voici la raison.

Bercé, dans mon enfance, par les doux refrains des chants populaires et les légendes avec lesquelles on évoquait mon sommeil, déjà mon imagination s’éveillait au récit de ces histoires de loups-garous et de revenants qui font les délices des vieilles femmes et des enfants.

Plus tard, bien que très-jeune encore, je pus lire, en cachette, quelques romans de Sir Walter Scott. Alors, quand le soir je regagnais mon lit, il me semblait entendre, dans le vent de la nuit, le son prolongé des trompettes des hérauts sonnant la fanfare d’un tournoi. Et, lorsque le sommeil venait enfin mettre un terme à ces insomnies, je croyais quelquefois, dans un songe, ouïr les pas sonores des chevaux de hardis hommes d’armes ébranlant le pont-levis d’un antique donjon.

Par la suite, on emprisonna mes douze ans et mes rêveries dans les sombres murailles du collège. Passer, sans transition, d’une liberté presque absolue au sévère régime d’une captivité de dix mois, et de promenades forcées à travers les steppes arides de la syntaxe latine, en la maussade compagnie d’une caravane de pensums, c’était très-dur. Mais, comme il n’est pas de désert sans oasis, je trouvai bientôt moyen de passer des heures charmantes en l’aimable compagnie des livres que j’aimais tant. Que de fois alors n’ai-je pas, à la barbe du maître d’étude, battu les prairies et les forêts avec Bas-de-Cuir, le héros favori de Cooper, tandis que mes compagnons de misère se piquaient aux chardons du « jardin des racines grecques » ! Combien de fois, en classe, n’ai-je pas fait le coup de feu contre les sauvages du Mexique avec le Coureur des Bois de Louis de Bellemare, alors que mon maître biffait un onzième solécisme sur mon dernier thème latin, et que mon voisin de droite s’endormait doucement à la cadence monotone d’une décade rétive aux freins de la mémoire.

Vint un jour enfin, où, lassé par la lecture exclusive de ces fictions, je me mis à lire l’histoire de mon pays. Aux émouvants récits des luttes, des aventures et des souffrances de nos aïeux, tout l’enthousiasme de mes jeunes ans, toutes les facultés de mon imagination, se concentrèrent sur ces faits aussi brillants que vrais ; et, à mesure que j’avançais en la lecture de ces pages attachantes, une idée qui m’était venue tout d’abord, surgissait, croissait, grandissait en moi : c’était de rendre populaires, en les dramatisant, des actions nobles et glorieuses que tout Canadien devrait connaître.

C’est dans le premier essor de cette pensée que j’écrivis, il y a cinq ans, ma Nouvelle de « Charles et Éva. » J’avais alors vingt ans ; à cet âge, on ne doute de rien, et l’on ne sait pas grand’chose. Aussi y a-t-il plus de bonne volonté que de mérite et de style dans cette malheureuse Nouvelle, qui n’en est pas une.

Mais le lecteur fut assez bon pour ne se point fâcher, et donna même un bienveillant sourire à cette tentative dans un genre encore peu exploité dans notre pays.

Enhardi par cette tacite approbation, j’ai continué de cultiver mon idée, et d’ajouter à mes ressources littéraires et historiques. Et voilà pourquoi je crois pouvoir dire, en livrant ce nouvel écrit à la publicité, que c’est un livre de bonne foi, puisqu’il est né d’une pensée sérieuse et constante.

D’ailleurs, loin de fausser l’histoire, comme il arrive malheureusement dans le très-grand nombre des romans historiques, je me suis au contraire efforcé de la suivre rigoureusement dans toutes les péripéties du drame. De sorte que le lecteur saisira facilement la ligne de démarcation qui, dans ce récit, sépare le roman de l’histoire.

Mais on me reprochera, peut-être, l’aridité de certains détails qui pourront, aux yeux de quelques lecteurs, sembler étranges dans une œuvre d’imagination. À cela je répondrai que, mon but étant de faire mieux connaître un des plus beaux épisodes de nos annales — le second siège de Québec — je n’ai, à dessein, employé d’intrigue que ce qu’il en faut pour animer mon récit.

Aussi, bien heureux serai-je, si je puis dire comme le poète :

«  Le conte fait passer le précepte avec lui. »
Québec, 1er septembre 1870.
FRANÇOIS
DE BIENVILLE

Pensez-vous quelquefois à ces temps glorieux
Où seuls, abandonnés par la France leur mère,
Nos aïeux défendaient son nom victorieux,
Et voyaient devant eux fuir l’armée étrangère ?
Regrettez-vous encore ces jours de Carillon,
Où, sur le drapeau blanc attachant la victoire,
Nos pères se couvraient d’un immortel renom,
Et traçaient de leur glaive une héroïque histoire ?

O. Crémazie

CHAPITRE PREMIER.



portraits en pied du vieux temps.

— Qui vive !

— France.

— Le mot d’ordre ?

— Canada.

— Passez.

Ces mots vibrèrent dans la nuit du 14 octobre de l’an de grâce 1690 ; et la sentinelle qui veillait au pied de la côte de la Montagne, livra passage à trois hommes dont l’un venait de répondre ainsi à la consigne. Le factionnaire leur ayant présenté les armes, ces derniers escaladèrent, tant bien que mal, un retranchement qui barrait, en cet endroit, la rue dans sa largeur, et continuèrent l’ascension de la montée.

Comme ils arrivaient au milieu de la côte, le cri d’une seconde garde arrêta de nouveau leur marche ; ils y répondirent et passèrent outre.

— Qui vive ! leur demanda une troisième sentinelle qui faisait faction à l’entrée de la haute ville.

— Vive Dieu ! s’écria celui des trois arrivants qui venait de donner le mot de passe, il paraît que l’on fait bonne garde en notre ville de Québec ! France et Canada, mon brave.

— Monseigneur le Gouverneur ! murmura le soldat, en présentant les armes.

C’était en effet le comte de Frontenac, qui arrivait de Montréal avec le sieur François LeMoyne de Bienville. Leur compagnon était M. Provost, major de Québec, dont il avait eu le commandement en l’absence du gouverneur.

Vers le coucher du soleil, on avait averti le major que l’on voyait un canot descendre au loin le courant du fleuve et s’approcher de la ville ; pensant que ce pouvait être le comte de Frontenac qui venait dans cette embarcation, M. Provost était descendu à sa rencontre afin de le recevoir.

À peine le comte eut-il passé la porte de palissades qui séparait la haute ville de la basse, qu’il fut accueilli par de joyeux vivat. Les habitants venaient acclamer au passage celui qu’ils regardaient comme leur sauveur dans la situation critique où ils se trouvaient depuis quelques jours, et dont nous connaîtrons bientôt la cause.

Quand il entra dans le château Saint-Louis (ou château du Fort, comme on disait à cette époque), il y avait aussi là nombreuse réunion de notables tant civils que militaires ; car, grande était l’inquiétude des bons bourgeois de Québec, depuis qu’ils connaissaient l’arrivée d’une flotte anglaise dans le Saint-Laurent. Aussi s’étaient-ils portés en foule au château, quand ils avaient appris que M. le major s’était rendu à la basse ville pour y recevoir le gouverneur. On avait tellement confiance en son courage et son expérience, que la seule présence du comte au milieu d’eux rassurait en quelque sorte les esprits les plus alarmés.

Tandis que M. de Frontenac répond avec bienveillance aux félicitations qu’on lui adresse de tous côtés, permettez-moi, lecteurs, de secouer un peu la poussière qui couvre ces pages du passé, et de ranimer fictivement les plus illustres des héros que vous verrez agir en ce récit.

Louis de Buade, comte de Frontenac, chevalier de l’ordre de Saint-Louis, et gouverneur de la Nouvelle-France, avait alors soixante-dix ans ; on ne lui en aurait pas donné soixante, tant il était vert, actif et vigoureux encore. Figure martiale, maintien plein de distinction et de grâce, extérieur à la fois digne, imposant et sévère, il résumait en lui le vrai type de ces gentilshommes français, moitié soldats moitié courtisans, qui brillaient alors au premier rang, tant à la cour qu’à l’armée du grand roi.

Son œil noir étincelait sous un grand front à peine sillonné de rides légères, tandis que son nez en bec d’aigle et ses lèvres minces qui commençaient à fuir le menton un peu trop proéminent, donnaient à l’ensemble de sa physionomie un air bien spirituel, mais très-impératif.

Aussi n’aurez-vous nulle raison d’être surpris, si je vous dis que le comte exigeait l’obéissance la plus ponctuelle chez ses subordonnés. Quand il avait commandé, il fallait se soumettre ; sinon, l’orage éclatait. Les démêlés qu’il eut, lors de son premier gouvernement, avec M. Perrot, l’abbé Fénelon et l’intendant Duchesnau, sont là pour le prouver. Vous avouerez cependant avec nous que les deux premiers n’étaient pas sans avoir tort, puisqu’ils furent rappelés tous deux en France, où le roi logea Perrot à la Bastille, tandis qu’il défendait à M. l’abbé Fénelon de remettre les pieds sur nos rivages.

Mais ce fut bien pis lorsque l’intendant se fut mis en guerre ouverte avec lui. Le vieux gentilhomme qui avait eu, dit on, un roi (Louis XIII) pour parrain, et la discipline militaire pour tutrice — il n’avait que dix-sept ans quand il entra dans l’armée — voulut se roidir contre les récalcitrants, et punir à tout prix leurs refus répétés d’obéissance. Alors, l’intendant porta jusqu’au pied du trône ses plaintes et celles du parti qui le soutenait — plaintes plus ou moins fondées — et les deux adversaires furent rappelés en France en 1682.

La colonie s’était bientôt ressentie de la perte qu’elle venait de faire en la personne de ce gouverneur. Les temps étaient des plus difficiles à cette époque, et il fallait un homme de talents et d’énergie pour faire face aux circonstances.

En effet, la molle et malheureuse administration de MM. de La Barre et de Denonville, avait bientôt mis la Nouvelle-France à deux doigts de sa perte. Mais Louis XIV, qui se connaissait en hommes, renvoya le comte de Frontenac au Canada, vers la fin de l’année 1689, comme le seul qui pût réhabiliter le prestige du nom français en ses lointaines possessions.

Aussi, les détracteurs de M. de Frontenac ont beau le décrier pour ravaler son mérite, cette marque de confiance de Louis le Grand, dans une situation si délicate, impose, il me semble, plus de respect que leurs clameurs outrées. D’ailleurs, ce qui prouve beaucoup en faveur de l’habile administrateur, c’est qu’à son retour à Québec, il fut reçu avec de grandes démonstrations de joie par tous les habitants, y compris ceux-là mêmes qui avaient le plus contribué à son rappel en France, quelques années auparavant.

Peu de temps avant l’arrivée de ce gouverneur, le tomahawk iroquois avait frappé le plus terrible des coups à Lachine, où deux cents personnes avaient péri dans cette tragique journée. Les barbares auteurs de ce lugubre drame promenaient encore par le pays l’effroi de leurs armes, quand le comte de Frontenac arriva, pour ainsi dire, à la rescousse des pauvres colons.

La situation prit dès lors un autre caractère. Dans l’espace de quelques mois, Schenectady, Salmon Falls et Casco, bourgs fortifiés de la Nouvelle-Angleterre, disparaissaient sous des ruines ; tandis que les Iroquois étaient repoussés, et que le brave d’Iberville laissait aux Anglais, dans la baie d’Hudson, les sanglants souvenirs de ses audacieuses victoires.

Tel était le comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, au début de ce récit.

Au moment où nous vous introduisons à lui, sa tête, ornée d’une perruque légèrement poudrée et à torsades, ou tire-bouchons, descendant à droite et à gauche de sa mâle figure, était coiffée d’un chapeau à trois cornes et bordé d’or. Son manteau de voyage, de couleur sombre, aussi galonné d’or, laissait entrevoir un long justaucorps gris à parements et à retroussis de couleurs tranchantes, avec, au-dessous, une courte veste brodée. Il portait encore des nœuds de cravate de point, des nœuds d’épaule et d’épée. De plus, le bas de ses chausses s’engouffrait en bouffant dans des bottes de chasse évasées par le haut, dont il avait eu la précaution de se munir pour le voyage. Les poignets de ses mains blanches, mais amaigries par l’âge, se perdaient dans les gracieux replis de deux manchettes de point. Un large baudrier, tout damasquiné d’or, lui descendait enfin de l’épaule droite en ceinturant le corps, et retenait une bonne épée dont le bout du fourreau relevait le manteau par derrière, tandis que la poignée, appuyée sur sa hanche gauche, laissait miroiter à la lumière des bougies, mille pierreries dont la garde était ornée.

MM. Provost et De Bienville étaient habillés d’une manière analogue, bien qu’un peu moins richement. Ainsi, un simple filet d’or bordait le chapeau du major, tandis que celui du jeune LeMoyne n’était ceint que d’un galon d’argent. Toutefois, M. Provost, au lieu d’être chaussé de lourdes bottes, comme le comte et Bienville, ne portait que des bottes de ville, ou bottines, et de longs bas de soie noire qui laissaient librement se dessiner son musculeux mollet.[1]

François LeMoyne, sieur de Bienville, compagnon de voyage de M. de Frontenac, avait vingt-quatre ans. Bien qu’il doive être un des principaux acteurs dans ce récit des hauts faits d’un âge héroïque, veuillez bien, jolies lectrices, ne le point orner d’avance de ces qualités extérieures dont beaucoup de romanciers contemporains se plaisent à habiller leurs héros.

D’abord, Bienville n’avait pas une de ces tailles élancées qui se dessinent si bien, selon le goût moderne, sous la coupe, plus ou moins élégante, des habits de nos tailleurs à la mode ; bien au contraire, il était trapu, courtaud, robuste et carré.

Ensuite, sa main n’était ni effilée, ni blanche, comme celle de ces héros de romans, plutôt propres à chiffonner les dentelles d’une folle marquise dans une collation sur l’herbe,[2] qu’à pourfendre un homme au champ d’honneur.

Le nôtre arrivait de la baie d’Hudson, où il avait guerroyé contre l’Anglais, pendant plusieurs mois, avec ses frères d’Iberville, Sainte-Hélène et Maricourt. Accoutumées, lors des fréquentes expéditions qu’il faisait à travers les bois, à manier la hache autant que l’épée, ses mains étaient devenues épaisses, larges et musculeuses.

Enfin, lectrices, dernière déception pour vous, M. de Bienville n’était pas beau de figure. Cependant, pour rester dans le vrai, je dois me hâter d’ajouter qu’il n’était certainement pas laid.

Si vous aviez examiné ses grands yeux bruns où se lisaient l’intelligence, le courage, ainsi qu’une aristocratique fierté, ses lèvres tant soit peu dédaigneuses et si fines de contour, vous n’auriez pas remarqué, sans doute, qu’il avait la figure osseuse et fort peu d’animation dans le teint. Si enfin, tenant vos doigts mignons et roses, dans sa main nerveuse et dure, cet homme, frère de héros et héros lui-même, vous eût dit : « Je vous aime, » peut-être alors, Mademoiselle, aurait-il pris un extérieur plus séduisant à vos yeux, et n’auriez-vous pas retiré votre main tremblante de celle du galant guerrier.

La famille de François LeMoyne de Bienville était originaire de Normandie. Le père de notre héros, Charles LeMoyne, qui avait brillé au premier rang dans nos luttes, alors si fréquentes, avec les Iroquois, avait eu onze fils et deux filles. Cinq des premiers moururent au champ des braves, après avoir étonné leurs contemporains par leur courage toujours indomptable, et par leurs merveilleux faits d’armes qu’un glorieux trépas a si dignement couronnés.

M. de Bienville, quatrième fils de Charles LeMoyne, avait déjà, dès l’époque où nous sommes, la réputation bien méritée d’un vaillant soldat et d’un bon officier. Il avait, l’année précédente, fait plus que ses preuves à la baie d’Hudson, où il avait rivalisé d’audace avec ses frères.

Il était à peine revenu de ces froides contrées, et se trouvait à Montréal, quand M. de Frontenac, qui s’y était aussi rendu pour s’opposer à l’invasion de terre tentée par Winthrop, ce dont nous parlerons bientôt, ayant été rappelé à Québec par l’approche d’une flotte anglaise, lui avait demandé de descendre à la capitale en sa compagnie. Comme le sieur de Bienville flairait de loin la poudre, haïssait mortellement l’Anglais, et se trouvait bien partout où il y avait de glorieuses estocades à donner — quitte à en recevoir en échange — il avait accepté avec joie, et s’était aussitôt embarqué avec le comte, qui l’affectionnait particulièrement.

Mais ils avaient couru maint danger en descendant le fleuve : leur barque s’était échouée à la Pointe-aux-Trembles ; et, pour ne point perdre de temps, ils avaient pris un mauvais canot d’écorce, qui faillit chavirer plus d’une fois, avant de les rendre à bon port.

Et, c’est après toutes ces péripéties que nous les avons vus monter au château du Fort en la compagnie du major Provost.

Elle était spacieuse la chambre où ils entrèrent. Dans la vaste cheminée, qui occupait à elle seule plus de la moitié de l’un des pans de la pièce, pétillait un feu des mieux nourris.

— Vive Dieu ! mon cher Bienville, dit le comte en s’approchant du bon feu clair, voici qui vaut mieux, je pense, que cet air glacial de tantôt : Allons, mon gentilhomme, prenez place à ma gauche, et vous, major, asseyez-vous sur ce siège à ma droite.

Puis, se tournant vers un valet de chambre :

— Servez le souper.

— Et bien ! major, dit-il ensuite, quoique l’on fasse ici bonne et vigilante garde, l’ennemi n’est pas encore en vue !

— Non, monsieur le comte, mais peut-être qu’il n’est pas bien loin.

— Ah !… quelles nouvelles en avez-vous ?

— J’ai envoyé ce matin un éclaireur à la découverte, et il a aperçu des bâtiments mouillés en grand nombre au pied de l’île.

— Par la mordieu ! s’écria le gouverneur, qui jurait en bon gentilhomme, pourvu que mes soldats et miliciens de Montroyal et des Trois-Rivières aient le temps d’arriver. Mais, il serait peut-être bon d’envoyer, sur l’heure, un officier avec un détachement, pour observer l’ennemi et nous avertir de son approche.

Et se tournant vers un valet de chambre, qui semblait attendre ses ordres à distance respectueuse :

— Allez dire au chevalier de Vaudreuil que je le voudrais voir immédiatement ; il était ici quand je suis arrivé.

Le valet s’inclina, sortit et revint quelques moments après, annonçant au gouverneur que le chevalier était reparti, mais qu’on l’allait quérir.

— Monseigneur est servi, dit au même instant un second serviteur.

Se tournant alors avec quelque vivacité vers la table où fumaient force plats, tout propres à faire venir l’eau à la bouche :

— Allons ! messieurs, s’écria gaîment le gouverneur, à table ! à table !

Quoiqu’il sût se priver au besoin, M. de Frontenac aimait la bonne chère, et, la preuve, c’est qu’il avait littéralement mangé son patrimoine. Dame ! on ne vivait pas piètrement, de son temps, à l’armée ou à la cour du roi magnifique ; et d’ailleurs, la caisse d’épargne n’était pas encore inventée. Un jour vint où le comte, pour avoir vécu trop joyeusement, se trouva réduit à la cape et à l’épée. Louis XIV l’envoya en Canada, beaucoup pour ses talents, et un peu pour se refaire. M. de Frontenac s’y couvrit de gloire, mais demeura pauvre d’écus, grâce à la modicité de ses appointements.

Cela ne l’empêchait pourtant pas d’avoir bonne table en son château Saint-Louis, et d’y bien traiter ses hôtes. Que le lecteur en juge par lui-même.

Composé de quatre services, le repas consistait en maints plats succulents qui attestaient l’habileté du cuisinier, et dont nous énumérerons quelques-uns des principaux.

Parmi l’avant-garde des entrées, on apercevait d’abord de grands et petits potages au bouillon et au poulet : puis venaient, un rosbif de mouton garni de côtelettes, et deux pâtés chauds, l’un de chevreuil et l’autre de venaison de choix, dont la croûte soulevée en paillettes dorées, devait faire trouver bien doux le mignon péché de gourmandise.

Entre les pièces de rôti, vous auriez certainement remarqué trois bassins de bécassines, de perdreaux et de pluviers rôtis à la broche ; je ne parle de certains chapelets d’alouettes, servies enfilées, par six ou douze, sur les petites broches de bois mêmes qui les avaient vu rôtir, que pour vous faire entendre combien le joyeux abbé Rabelais aurait aimé d’y réciter un rosaire.

Les succulents petits plats qui suivent, ressortaient de la foule des entremets, ou troisième service : d’abord, c’étaient des salades sucrées et salées, puis une omelette parfumée, suivies de beignets, de tourtes à la moelle, de blancs mangers et de crèmes brûlées, pour hors-d’œuvre.

En dernier lieu venait le dessert, où se montraient, d’abord les fruits de la saison, pommes, etc., disposés, en pyramides ; puis de provoquantes pièces de four et des gâteaux fins, tels que tartes, biscuits, massepains et macarons ; enfin quelques crèmes légères et des conserves : le tout dignement couronné par des vins de France et des liqueurs.[3]

Nos dignes gentilshommes, dont l’appétit était parfaitement en harmonie avec la bonne ordonnance du repas, mangèrent quelque temps en silence pour étourdir la grosse faim. Alors, le major qui venait de battre en brèche, et avec grand succès, un second bastion de pâté, s’adressant au gouverneur :

— Je dois vous apprendre, monsieur le comte, lui dit-il, que j’ai donné ordre aux milices des deux rives, en bas de la ville, de se rendre à Québec avec la plus grande diligence.

Fort bien ! major. Et qu’avez-vous fait pour la défense de la place ? demanda M. de Frontenac tout en suçotant avec délices un aileron de pluvier.

— Voici, monsieur le comte. J’ai fait planter des palissades depuis le palais de M. l’intendant, en remontant jusqu’à la cime du cap. Ces ouvrages sont défendus aux extrémités et au centre par trois petites batteries. Nous n’avons, comme vous savez, que douze pièces de gros canons[4] ; j’en ai mis neuf en batterie à la haute ville, réservant les trois autres pour défendre les quais de la basse ville, qui sont aussi protégés par plusieurs pièces de petit calibre. En outre, vous avez vu, en arrivant, que la montée du port à la rue Buade est traversée par trois lignes de barriques remplies de terre et de pierres, et garnies de chevaux de frise.

— Bravo ! major ; Vauban ne ferait pas mieux ! Mais savez vous, Messieurs, que c’eût été mille fois tant pis pour nous, si les Anglais étaient arrivés ici trois jours plus tôt.

— Oui, d’autant plus que nous avons commencé nos travaux de fortification seulement avant-hier.

M. de Frontenac venait de se verser du bon vieux vin, comme l’attestait une respectable couche de poussière qui régnait sur la bouteille par droit de très-haute prescription.

— Servez-vous, Messieurs, et à la vôtre, dit-il en portant à ses lèvres un gobelet d’or et gravé à ses armes, selon la coutume du temps.

Comme ses deux hôtes s’inclinaient, tout en imitant le comte, on annonça le chevalier de Vaudreuil.

— Salut à vous ! monsieur le chevalier, lui dit le gouverneur.

Le nouveau venu s’inclina, et parut attendre les ordres du comte.

— Approchez un peu par ici, lui dit M. de Frontenac, et versez-vous de ce chablis, afin que nous en prenions tous ensemble à la gloire de la France pour le service de laquelle je vous ai fait mander. À la gloire de nos armes, donc !

— À la gloire de nos armes, répétèrent les convives.

— Eh bien ! colonel[5], vous allez prendre cent hommes avec vous, et pousser une reconnaissance jusqu’à l’île d’Orléans, afin de surveiller l’ennemi.[6]

— Cette nuit même, monsieur le comte ?

— Sur le champ ; et venez nous annoncer son approche, aussitôt que la flotte se mettra en mouvement. Inutile d’ajouter, je crois, que vous ferez le coup de feu si vous rencontrez l’Anglais dans l’île, ou s’il tente d’y faire une descente. Le chevalier salua profondément et sortit.

Leur repas terminé, le gouverneur et ses deux hôtes reprirent place auprès du feu.

Le major désirant apprendre où en était l’état des affaires à Montréal, et voyant le comte en colloque avec ses réflexions, s’adressa au jeune Bienville qui ne demandait pas mieux que de se délier un peu la langue après un bon repas.

— Monsieur de Bienville, lui dit le major, parlez-moi donc du général Winthrop et de son expédition contre Montroyal.

— Oh ! Winthrop n’est pas beaucoup à craindre, par le temps qui court.

— Comment cela ?

— Eh bien ! major, vous savez qu’à la première nouvelle du projet d’incursion des Anglais, monsieur le gouverneur était monté à Montroyal pour ordonner la levée générale des troupes et des milices. Nous étions donc douze cents hommes réunis à la Prairie-de-la-Magdeleine, tous brûlants du désir de nous escrimer un peu avec l’Anglais et de lui ôter, une fois pour toutes, l’envie de revenir à la charge, quand de singulières nouvelles nous arrivèrent du lac Saint-Sacrement.[7] Il s’agissait d’abord de jalousie entre les chefs de l’expédition, Winthrop réclamant le commandement de toute l’armée, tandis que plusieurs autres officiers nourrissaient les mêmes prétentions ; sans compter que les Iroquois, les Loups et les Sokoquis, tous Indiens alliés des Anglais, désiraient conserver leur indépendance et n’obéir qu’à leurs chefs ordinaires.

Puis, la jalousie commençait à tourner à la discorde, et la discorde au désordre, quand la petite vérole arriva tambour battant dans leur camp.

Ce fléau fit bientôt de tels ravages, que les sauvages, dont il mourait un plus grand nombre, accusèrent leurs alliés de les avoir empoisonnés. Aussi, s’en allèrent-ils bientôt tous à la débandade ; tandis que les troupes anglaises, se voyant ainsi délaissées, tirèrent aussi de leur côté et se rabattirent sur Albany. En cette ville, la discorde continuant parmi les chefs, pendant que l’épidémie sévissait sur les soldats, les expéditionnaires plantèrent là le drapeau, et lui tournèrent le dos pour regagner leurs foyers.

— Fameux ! s’écria le major, en riant à gorge déployée ; fameux ! Nous devons un beau cierge à cette charmante petite vérole, ainsi qu’à dame discorde, qui nous rendent toutes deux d’aussi bons services ! Mais, dites donc, ces nouvelles sont elles certaines ?

— Assurément qu’elles le sont, interrompit ici M. de Frontenac, puisque j’ai moi-même envoyé un Abénaquis dans le camp ennemi. Mon homme y est arrivé, juste au moment où la dissension était à son comble. Il a vu les ennemis lever le camp et rebrousser chemin ; et sur son retour, il a rencontré une bande de Sokoquis qui lui ont appris ce qui venait de se passer à Albany. Ces pauvres Indiens sont en grande rage contre les Anglais, tant ils sont convaincus que ces derniers les ont empoisonnés pour s’en défaire en masse.[8]

N’ayant plus rien à craindre de ce côté-là, j’avais licencié les milices, et j’allais faire rentrer les troupes dans leurs quartiers d’hiver, quand mardi dernier (le 10 octobre) je reçus votre premier message qui m’annonçait la présence d’une flotte anglaise dans le bas du fleuve. Aussi m’embarquai-je immédiatement. Le lendemain, je rencontrai votre second courrier vis-à-vis de Sorel. Les détails circonstanciés qu’il m’apportait ne me laissant plus aucun doute, je renvoyai le capitaine Ramsay auprès de M. de Callières[9], lui ordonnant de faire descendre ici les troupes et la majeure partie des milices. Je donnai les mêmes ordres en passant aux Trois-Rivières, et fis ensuite la plus grande diligence pour arriver ici.

— Les troupes de Montroyal et des Trois-Rivières, doivent-elles vous suivre de près, monsieur le comte ?

— J’espère qu’elles seront ici demain, pourvu, toutefois, qu’il ne leur arrive aucun accident qui les retarde. Car alors, tout serait fini ; c’est-à-dire qu’il nous faudra mourir, puisque nous sommes à peine, dans la ville, deux cents hommes en état de porter les armes.[10] Mais, n’importe, s’écria le noble vieillard en se levant dans un moment d’enthousiasme, nous périrons à notre poste, et le bruit de notre agonie traversant les mers, s’en ira dire à notre France que les frimas du Canada ne glacent point le sang de ses enfants.

Je puis compter sur tous ; et avec des officiers comme vous, Messieurs, les soldats ne peuvent qu’être braves.

Oh ! à propos, monsieur de Bienville, votre belle conduite à la baie d’Hudson, où vous vous êtes distingué comme volontaire, a attiré toute mon attention sur vous ; aussi laissez-moi vous récompenser, en quelque sorte, des services que vous y avez rendus à la France et au Canada, en vous nommant enseigne de la compagnie de marine commandée par votre frère M. de Maricourt. Monsieur l’enseigne, donnez-moi la main. Bien ! bien ! continua le comte qui sentit la main de François trembler d’émotion dans la sienne, et vit une larme glisser sur la joue brunie du jeune homme, vous êtes un noble cœur. Demain matin, vous recevrez votre brevet. Mais quel dommage que le brave d’Iberville ne soit pas ici ! la belle besogne que vous feriez tous ensemble, messieurs LeMoyne ![11]

— Mille fois merci de vos bontés pour mes frères et pour moi, monsieur le comte ! répliqua le jeune homme ; et, soyez certain que ma nouvelle épée ne se rouillera pas au fourreau.

— Oh ! je vous crois sans peine, reprit M. de Frontenac en souriant ; mais l’heure est avancée, et je voudrais faire une ronde de nuit afin de voir si toutes les gardes sont à leur poste. Venez-vous, monsieur le major ? Or çà, mon cher Bienville, n’oubliez pas que vous êtes mon hôte pendant toute la durée de votre séjour à Québec.

— J’accepte avec plaisir et reconnaissance, monsieur le comte ; cependant comme la soirée n’est pas encore terminée, j’ai envie d’aller serrer la main de mon ami le lieutenant d’Orsy.

— Ah ! ah ! je comprends ! C’est-à-dire, que vous voulez en même temps vous informer de la santé de mademoiselle sa sœur, et cela par vous-même. Elle est très-bien, cette enfant-là. Je vous en félicite d’autant plus sincèrement, qu’il paraît que vous lui faites un peu la cour. Mais, allons ! ne rougissez pas ainsi ; il n’y a rien que de très-louable en ce sentiment-là.

— Allez, Monsieur, ajouta le gouverneur d’un ton plus sérieux en sortant du château, et mettez à profit les quelques heures de répit que l’ennemi nous laisse ; car Dieu seul sait ce que l’Anglais et demain nous réservent. Au revoir !

— Au revoir et grand merci, monsieur le comte, dit François qui descendit à pas pressés l’éminence sur laquelle était assis le château, et se dirigea vers la rue Buade, tandis que le comte de Frontenac et le major Provost s’engageaient dans la rue Saint-Louis.

Ainsi que la nature à la veille des grandes crises, la ville, reposait silencieuse, et les volets de chaque habitation étaient clos de façon à ne laisser passer aucun jet de lumière, si lumière il y avait au dedans. Car on n’aurait pu dire si les habitants de la ville, sommeillaient, ou si le danger prochain qui s’annonçait menaçant les tenait éveillés.

Bienville, dont l’impatience paraissait croître à mesure qu’il avançait, doubla le pas, s’engagea bientôt et disparut dans l’ombre de la rue Buade dont les échos, subitement réveillés, semblaient reprocher à ce passant tardif d’oser troubler ainsi leur repos.


CHAPITRE DEUXIÈME.



le vieux québec. — les amis.


Perché, comme un nid d’aigle, sur son roc escarpé, Québec a vu passer bien des tourmentes depuis Champlain jusqu’à nos jours ; et, comme l’aire du roi des montagnes, d’autant plus secoué par la tempête qu’il est suspendu plus haut, de même aussi notre vieille cité a dû lutter plus fort contre l’ouragan que Montréal et Trois-Rivières, assises modestement toutes deux dans la plaine. En vain son ambitieuse rivale veut-elle, par tous les moyens, attirer sur elle l’attention de la génération qui passe et de celles qui poussent déjà cette dernière pour la remplacer plus vite, Québec dominera toujours l’autre par ses vieux bastions noircis de poudre, et sa position aussi élevée dans l’histoire que son assise sur le Cap-aux-Diamants. Aussi Montréal l’a-t-elle bien compris ; car, désespérant d’atteindre jamais à la renommée de son aînée, elle s’est faite commerciale, puisqu’elle ne pouvait pas être autre chose.

Comme Hercule dans son berceau, Québec naissant sortit vainqueur de la lutte qu’il dut soutenir contre l’Iroquois reptile. Mais à peine ses quelques maisons remplaçaient-elles les ouigouams disparus de la mystérieuse bourgade de Stadacona, qu’un nouvel ennemi fondit sur la petite ville de Champlain. Affaibli par de tristes rivalités, épuise par la disette, Québec tomba sous cette première étreinte des Anglais ; c’était en 1629. Mais, là-haut, Dieu veillait sur la France Nouvelle : il la voulait catholique cette colonie destinée à contrebalancer un jour la puissance de ses voisines, et l’Angleterre ne l’était déjà plus.

Rendu à la France en 1632, Québec se remit rapidement de cet échec, et sembla dès cet instant prendre un plus puissant essor, comme ce géant de la fable, qui recouvrait de nouvelles forces quand son ennemi lui faisait mesurer la terre.

Depuis lors donc, malgré les conjurations diaboliques des tribus indiennes dont les cris de guerre retentirent souvent jusqu’à ses portes, la capitale de la Nouvelle-France s’accrut si bien, qu’elle était devenue ville avant 1690. Comme cette époque seule doit m’occuper en ce récit, je ne fais que mentionner les rudes secousses que firent ensuite éprouver à notre ville les sièges de 1759 et de 1760 et celui de 1775.

Maintenant encore, Québec est le seul vrai rempart qui défende efficacement le pays. Viennent de nouvelles luttes, et l’on verra ses nombreux canons allonger de nouveau leur cou de bronze par-dessus les murs, et tenir en échec un ennemi vainqueur, peut-être, sur tous les autres points de la contrée. Sera-ce alors que, selon les prédictions, un immense ouragan de feu dévorera notre ville ? Est-ce criblée par les boulets, calcinée par les obus incendiaires qu’elle doit s’envelopper et se coucher dans un glorieux suaire de cendres fumantes ? Si c’est la suprême destinée qui t’attend, ô Québec, ta fin sera digne de ton passé ; et tes pierres noircies diront un jour à l’étranger qui viendra, pensif, s’assoir sur un débris de tes murailles, que tes habitants ne pouvaient être que des héros.

Mais toi, fastueuse et superbe Montréal, est-il donc vrai que tu doives finir flegmatiquement submergée ? Oh ! alors, comme tu auras froid dans le linceul de limon dont les eaux du grand fleuve couvriront tes restes, en s’enfuyant rapides vers l’océan et l’oubli !

 

Bien que le petit établissement de Champlain, commencé en 1608, fut une ville en 1690, le lecteur n’en doit cependant point conclure qu’il peut juger du Québec de la fin du dix-septième siècle par celui d’aujourd’hui. Exposés aux soudaines attaques des Iroquois, et instruits par l’expérience, ses habitants avaient groupé leurs demeures autour des fortifications, et à la portée immédiate de refuge ou de prompts secours. Ainsi, un grand nombre des habitations se trouvait à la basse ville, et conséquemment sous le fort Saint-Louis. Bien que détruite par l’incendie de 1682, la ville basse était tout-à-fait rebâtie à l’époque du siège de la place par Phips. Mais elle n’était pas comme aujourd’hui l’entrepôt presque exclusif du commerce ; car la plupart des principaux citoyens et les plus riches marchands y demeuraient avec leur famille.[12]

L’espace de terre qu’occupent largement aujourd’hui les faubourgs, ne consistait alors qu’en de vastes champs qui s’étendaient à partir des portes jusqu’à perte de vue.

Il n’y avait au Palais sur les bords de la rivière Saint-Charles, que les bâtisses du palais de M. l’intendant ; mais, au dire de La Potherie, elles étaient composées de quatre-vingts toises de bâtiments qui « semblaient former une petite ville. » [13] C’était le lieu de réunion du conseil, l’intendant y demeurait, et on y avait placé les magasins du Roi, depuis, sans doute, l’incendie de 1682 ; car avant ce désastre, ils étaient à la basse ville, près d’un quai défendu par des pièces d’artillerie, et qu’on appelait alors la plate-forme.[14]

Quant à la haute ville, elle était presque toute occupée par les communautés religieuses ; à l’exception toutefois du château et de quelques rares maisons disséminées le long des rues Saint-Louis, Buade, de La-Fabrique, du Palais et Saint-Jean.

On venait de rebâtir le monastère des Ursulines détruit par l’incendie de 1686. En 1689 M. de Frontenac avait fait élever, dans le jardin de cette communauté, une palissade fortifiée avec un corps de garde, « pour défendre la ville du côté des plaines ou des champs, comme on les appelait alors. » [15]

Venait à côté le couvent des Jésuites. Converti en caserne depuis la conquête, cet édifice offre à peu près le même aspect maintenant qu’alors ; à l’exception cependant du « grand jardin, » d’un « petit bois » et de l’église qui ont disparu. L’espace de terre s’étendant entre l’Hôtel Dieu — qui ne consistait alors qu’en « un bâtiment de pierre de taille avec deux pavillons » — et le Séminaire, et comprenant aujourd’hui les rues Couillard, Saint-Joseph, Sainte-Famille, Saint-Georges, etc., était désert et inhabité.

Quant aux bâtisses du Séminaire, elles se composaient d’un corps principal qui regardait le canal,[16] accompagné de deux pavillons et d’une aile à gauche était renfermée la chapelle. Cette dernière, malheureusement détruite depuis, devait être belle ; car La Potherie, qui venait d’Europe, en fait beaucoup d’éloges.[17] Le jardin de la communauté s’étendait librement jusqu’au rempart de palissades plantées sur la cime du cap qui domine la rue Saut-au-Matelot de plus de cent pieds. La petite batterie de canons, qui défendait la ville en cet endroit, se trouvait dans le jardin où les artilleurs avaient la permission de se tenir pour le service des pièces. Sur tous les plans et les cartes de cette époque, on remarque une grande croix plantée près de la palissade, et dans le jardin, à peu près là où l’on voit maintenant sur la grande batterie une espèce de demi-lune défendue par un canon de trente-deux.

Après la cathédrale et la rue Buade, en remontant, se trouvait la place-d’armes qui devait voir s’élever, trois ans plus tard, (en 1693) le couvent et l’église des Récollets.

En face de la place-d’armes, assis sur le bord du cap, et arrêté par les fondations qui servent encore à soutenir notre plate-forme, était le château du Fort ou château Saint-Louis. Pour ne point allonger la partie purement descriptive de ce chapitre, nous donnerons plus loin une esquisse assez détaillée de cette résidence de nos anciens gouverneurs.

Pour le moment descendons vers l’évêché, pour nous rapprocher du lieu qui verra se développer bientôt la partie la plus émouvante de ce roman.

Le palais épiscopal était alors bâti à l’endroit où s’élèvent, modestement, les chambres de notre parlement provincial. C’était un grand bâtiment de pierre de taille, dont le principal corps de logis avec la chapelle, placée au milieu, regardait la côte. Une aile de soixante-douze pieds de long, avec un pavillon formant au bout un avant-corps du côté de l’est,[18] allait rejoindre, à angle droit, la côte qui conduit à la basse ville. La pointe de terre qui faisait face à cette aile et descend en se rejoignant vers la côte de la Montagne qu’elle domine, avait servi de cimetière dès les premiers temps de la colonie.[19]

Voici maintenant quel était le circuit décrit par le mur de clôture qui entourait l’évêché. Partant d’abord de l’extrémité du cimetière, il suivait la côte de la basse ville qu’il remontait en coupant la rue qui mène aux remparts aujourd’hui, (cette voie n’existait pas alors) et venait s’arrêter au bout de la rue Port Dauphin, à l’extrémité de notre palais épiscopal actuel. Si l’on revenait au même point de départ, on voyait le mur remonter vers le jardin du Séminaire en suivant la cime du cap qui s’élève au dessus de la rue Saut-au-Matelot,[20] puis s’arrêter à l’endroit du rempart où l’on a construit, il y a quelques années, une petite plate-forme entre la clôture des édifices du Parlement et les premiers canons de la grande batterie. Là, il rejoignait le mur qui borne encore pareillement les jardins du Séminaire et venait, confondu avec cette muraille, rejoindre l’autre extrémité au coin de la rue Port-Dauphin. Quant au carré de maisons qu’il y a maintenant entre le bureau de poste et les chambres, il n’existait pas à la fin du dix-septième siècle, et l’on circulait librement alors à l’endroit où ces constructions sont assises aujourd’hui.[21]

Cette topographie est peut-être minutieuse et sans intérêt pour beaucoup de lecteurs, mais elle est nécessaire à l’intelligence des évènements qui vont suivre.

Or, il y avait au commencement de la rue Buade, en 1690, une modeste maison de pierre et à un étage, qui faisait presque face à la jonction des murs d’enceinte de la cour de l’évêché. Elle était sise à l’endroit où est maintenant située la librairie de MM. Brousseau, et appartenait à M. Louis d’Orsy, jeune officier d’une compagnie de la marine. Celui-ci l’avait fait bâtir dès son arrivée en Canada, durant l’année 1687, et l’habitait avec sa sœur.

Le père des deux jeunes gens, M. le baron Raoul d’Orsy ayant hérité d’un patrimoine considérablement amoindri par les fastueuses dépenses de ses aïeux, n’avait pu éviter la ruine imminente qu’ils lui avaient ainsi préparée de longue main. Aussi, se voyant hors d’état de subvenir aux exigences de fortune que demandaient et son rang et son nom, s’était-il vu contraint de se défaire d’un petit manoir, en Normandie, qui lui restait pour tout bien, afin de réaliser quelque argent pour passer au Canada.

Car en quittant ainsi la France, il s’épargnait la honte de se voir dédaigné par le moindre gentillâtre à l’aise, et pensait pouvoir refaire assez facilement sa fortune en Amérique, alors le pays des illusions par excellence.

Sa femme était morte plusieurs années auparavant, lui laissant en souvenir de leur union, les deux enfants que nous allons bientôt connaître ; et comme il n’avait d’autres parents qu’une vieille tante, presque aussi pauvre que lui, il lui était donc moins pénible de laisser la France qu’on ne le pourrait croire de prime abord.

Ce fut en 1686… qu’il s’embarqua, avec son fils et sa fille, sur un vaisseau marchand, la Fortune, qui faisait voile de Saint-Malo pour Québec.

À peine étaient-ils en vue des côtes d’Amérique qu’un corsaire de Boston leur donna la chasse. Et, comme ce dernier était plus fin voilier que le vaisseau français, celui-ci se vit contraint d’accepter le combat.

La Fortune n’avait pour tout canon qu’une méchante coulevrine plutôt propre à tuer les artilleurs qui la servaient, qu’à faire tort à l’ennemi : tandisque le corsaire criblait la Fortune d’une grêle de boulets que vomissaient sans cesse ses douze bouches à feu. Aussi, quand le capitaine du vaisseau marchand voulut tenter l’abordage, comme moyen extrême d’un salut presque inespéré, son équipage était-il à moitié décimé par les projectiles ennemis. Néanmoins, aimant mieux mourir glorieusement que de se rendre, il aborda le corsaire étonné d’une pareille audace et lui jeta ses grappins.

Mais la lutte était trop inégale ; car après vingt minutes de combat, le capitaine français était tué, et les quelques hommes de son équipage qui survivaient, blessés ou prisonniers. M. d’Orsy et son fils, qui s’étaient vaillamment battus tous deux, furent aussi blessés et tombèrent entre les mains des vainqueurs.

Ceux-ci, exaspérés par cette vigoureuse résistance qui leur avait fait perdre plusieurs des leurs, resserrèrent les liens de leurs captifs, et firent main basse sur tout ce qu’ils trouvèrent à bord de la Fortune.

C’est à peine si le pauvre baron put sauver quelques louis d’or qu’il avait sur lui au moment où l’action s’était engagée.

Amenés à Boston, les trois captifs reçurent l’ordre d’y interner ; c’est-à-dire qu’ils étaient libres de leurs mouvements, mais seulement dans les limites de la place dont ils ne pouvaient sortir sans s’exposer aux peines les plus sévères.

Ce genre de captivité se trouvait aussi en usage au Canada, vers la même époque.

Pour comble de malheur, les blessures de M. d’Orsy étaient des plus graves ; et le peu d’argent qu’il avait dérobé à l’avidité des corsaires fut employé à louer un pauvre réduit, et à payer les soins d’un médecin. Celui-ci put guérir aisément le jeune d’Orsy qui n’était pas grièvement blessé ; mais il donna peu de soulagement au baron, chez qui l’excès de ses infortunes avait produit un grand abaissement corporel et moral.

Alors, Louis donna des leçons de français et d’escrime, grâce auxquelles il put prolonger un peu la vie défaillante de son père et empêcher sa jeune sœur Marie-Louise de mourir de faim. Quant à lui, peu de choses lui suffisait.

Ils avaient bien écrit à leur tante de France en quel dénûment ils se trouvaient ; mais la réponse tardait à venir. Car alors, les communications étaient des plus difficiles et des plus lentes entre les rives des deux continents ; et le moindre accident qui survenait augmentait encore et de beaucoup les retards.

Enfin, après avoir langui jusqu’à l’année 1687, par un soir d’été, comme le soleil se couchait et empourprait au loin l’océan que le mourant apercevait par la fenêtre, le baron s’éteignit doucement en donnant une dernière pensée à la France, le pauvre captif, avec la dernière larme de son cœur à ses enfants, le pauvre père !

Louis n’était pas encore de retour, et Marie-Louise restée seule préparait, en ce moment, le très-modeste repas du soir.

Entendant son père pousser un long soupir, elle s’approche de son lit et lui demande s’il n’a besoin de rien ; mais sa question reste sans réponse. Inquiète, elle se penche sur lui, et s’aperçoit qu’il n’est plus…

Éperdue de douleur, elle jette des cris perçants et s’évanouit.

À ce moment, un officier anglais passait dans la rue et devant la maison. Lorsqu’il entend cette voix de femme, qui lui semble appeler au secours, il s’arrête et se précipite, par une porte entr’ouverte, dans l’escalier qui paraît conduire à l’endroit d’où proviennent les cris. Au second étage, il aperçoit Mlle d’Orsy évanouie près de la porte qu’elle a pu seulement entrebâiller. À la vue du cadavre et de la jeune fille évanouie, Harthing comprend tout, et soulevant Louise, il la dépose sur un méchant grabat qui gît dans un coin de la chambrette.

Jeune encore, quand l’officier sentit entre ses bras cette jeune fille, belle par les charmes de sa figure et par ses dix-sept ans, une bouffée de chaleur lui monta au visage, et les battements de son cœur se firent un instant plus rapides.

Mais il a jeté un coup d’œil autour de la chambre pour trouver quelque cordial propre à ranimer Marie-Louise, et ses yeux ont rencontré, suspendues aux murailles nues et lézardées, une épée avec une croix de chevalier de l’Ordre de Saint-Louis. Alors, malgré la pauvreté du lieu, il reconnaît à ses signes, ainsi qu’à la délicatesse des traits et des mains de la jeune femme, que les habitants de cette misérable demeure, ont dû, sans même remonter bien loin, connaître de meilleurs jours.

Puis il reporte ses regards sur Louise qu’il trouve plus belle encore.

Ne sachant enfin que faire pour la rappeler à elle, il sort et crie sur le palier pour demander du secours, quand il se trouve en face de Louis d’Orsy.

— Vous ici, monsieur Harthing ? lui dit Louis en reconnaissant l’officier pour lui avoir donné des leçons d’escrime.

L’Anglais lui montre de la main la scène de désolation que présente l’intérieur de la chambre.

La réalité s’offre poignante aux regards de Louis qui se jette sur le corps de son père avec des sanglots navrants.

En ce moment accourent des voisines qui s’empressent autour de Marie-Louise toujours évanouie. Harthing alors d’offrir ses consolations et ses services au jeune d’Orsy. Mais ce dernier le remercie d’un œil chargé de larmes, et qui dit à l’officier anglais combien sa présence est pénible en ce moment.

Il ne restait plus à Harthing qu’à s’éloigner au plus tôt ; ainsi fit-il, mais non sans avoir auparavant jeté un long regard vers Marie-Louise qui commençait à s’agiter sur sa couche…

Deux mois après cette perte douloureuse, les orphelins reçurent une lettre de France, leur annonçant la mort de leur tante qui leur léguait le peu qu’elle avait. Cette lettre, écrite par l’ancien notaire de la famille, accompagnait le prix de vente du petit manoir, unique fortune de leur parente. Car, après avoir pris connaissance de la missive du feu baron, qui faisait connaître sa captivité et les nouveaux malheurs qui l’avaient assailli, le notaire avait pris sur lui d’aliéner le modeste domaine, pour en faire tenir la valeur aux infortunés prisonniers.

Grâce à ce secours, inespéré depuis longtemps, Louis et sa sœur purent payer leur rançon et obtenir de passer au Canada.

Cependant, le jour de leur départ pour la Nouvelle-France, l’officier anglais, Harthing, vint les voir. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois depuis le funeste soir où le malheur l’avait inopinément appelé sous le toit des jeunes gens.

Que se passa-t-il durant cette dernière visite ? C’est ce que nous dirons un jour au lecteur.

Nous ne cacherons pourtant point que les commères du voisinage (cette confrérie, qui n’est certes pas une société secrète, existait déjà et bien avant ce temps encore !) les commères s’aperçurent que monsieur l’officier avait l’air à la fois honteux et furieux au sortir de la demeure des orphelins. On avait même entendu comme une altercation et vu, disaient toujours les voisines, le jeune Louis d’Orsy ouvrir froidement la porte au visiteur et la refermer de même.

Pauvres enfants ! ils ignoraient quelle passion dangereuse, et quel souvenir haineux, à la fois, ils laissaient derrière eux en la personne du lieutenant Harthing. Ils étaient aussi bien loin de prévoir de quel poids l’amour et le ressentiment de cet homme devaient peser dans la balance de leur destinée.

Arrivé sans encombre avec sa sœur au Canada, à la fin de l’année 1687, Louis s’établit à Québec. Quelque temps après sa venue, une commission de lieutenant devint vacante dans une compagnie de la marine ; Louis put l’obtenir, grâce à certaine action d’éclat qu’il accomplit lors d’une rencontre avec des sauvages ennemis, et qui l’avait, de suite, fait recommander à M. de Frontenac.[22]

Ce fut dans les conflits qui avaient si souvent lieu dans ces temps difficiles, que Louis fit la connaissance de François de Bienville ; et, comme ils combattirent souvent à côté l’un de l’autre, une sincère amitié les unit bientôt. Sans compter que les yeux bleus de Mlle d’Orsy avaient fasciné François qui, chose assez naturelle en pareille occurrence, avait fait à Louis l’aveu de ses sentiments. On peut aisément penser que celui-ci avait fort approuvé, d’abord la naissance, et bientôt le développement rapide des amours de sa sœur et de son meilleur ami, déjà fiancés à l’époque où nous allons entrer en leur intimité.

Maintenant, nos lecteurs ne seront pas surpris de voir le jeune LeMoyne se diriger si lestement vers la modeste demeure qui abritait sa chère amie.

Il pouvait être neuf heures du soir, quand, après avoir quitté M. de Frontenac, il s’arrêta près de la maisonnette but de ses désirs et de sa course.

À la vue d’un tout petit rayon de lumière qui se filtrait fugitif par la fissure de l’un des volets, le jeune homme constata que l’on veillait encore à l’intérieur. Aussi frappa-t-il aussitôt à la porte, après avoir, toutefois, respiré bruyamment pour se remettre en haleine ; car sa marche rapide l’avait essoufflé quelque peu. Des bruits de pas se firent entendre au dedans, puis une voix mâle demanda :

— Qui va là ?

— Bienville.

Quand ce dernier eut ainsi répondu, un bruit de verrous succéda à deux joyeuses exclamations, poussées dans la maison sur deux tons différents, et la porte s’ouvrit toute grande pour se refermer ensuite sur le visiteur.

Si l’on me fait remarquer que notre gentilhomme commet une grave inconvenance en se permettant une visite à pareille heure, je répondrai qu’alors nos cérémonies froides et compassées d’aujourd’hui n’avaient pas encore été importées dans le pays. C’est qu’en ce bon vieux temps, ajouterai-je, l’ami avait toujours une chaise qui l’attendait au coin du foyer de son hôte, tandis que la huche recelait toujours un morceau de pain que l’on offrait de bon cœur au voyageur tardif, et cela, à toute heure qu’il arrivât. Je ne crains pas même d’avancer que le plus heureux de deux amis était invariablement celui qui recevait l’autre.

Avant de tracer le portrait de mon héroïne, laissez-moi vous dire qu’elle s’était d’abord levée avec empressement à l’arrivée de Bienville, et portée à sa rencontre. Mais ce premier élan de son cœur, qui s’était ainsi traduit par ce premier mouvement, fut aussitôt comprimé par sa timidité instinctive de jeune fille : elle s’arrêta rougissante et presque confuse.

— Mademoiselle, lui dit le nouveau venu, en s’inclinant avec grâce, je viens un peu tard, n’est-ce pas ?

— Nullement, monsieur de Bienville, lui répondit-elle avec un charmant sourire où son âme semblait s’être arrêtée, tandis que l’incarnat progressif de ses joues en était arrivé au ton le plus chaud. Les amis sont toujours attendus et ne viennent jamais trop tard, ajouta-t-elle en lui tendant la main.

— Tu comprends, François, repartit Louis d’Orsy qui serra la main de son hôte avec effusion ; c’est bien dit, n’est-ce pas ? et, ce qui mieux est, très-sincère. Je m’en porte caution, acheva-t-il en regardant sa sœur qui, ne pouvant plus rougir, était devenue subitement pâle à force d’émotion. — Mais allons ! allons ! trêve de cérémonies ; assieds-toi, et tu nous exhiberas ensuite les nouvelles que tu as pu recueillir sur ta route, de Montroyal à Québec. Il est impossible de n’avoir rien à dire entre un bon ami et sa fiancée, surtout s’il survient à propos un petit gobelet de ce vin que tu sais être bon, et dont il me reste encore quelques flacons en cave. Mais tu n’as pas soupé ?

— Oh ! oui, mon cher, et au château, avec M. de Frontenac, encore. Mais tu ne sais pas ce qui m’attendait au dessert ? Voyons, cherche un peu.

— Dame ! fit Louis qui se dirigeait déjà vers la cave, quand les paroles de son hôte le firent se retourner ; dame ! quelque rasade d’un vieux sauterne oublié depuis plusieurs années dans un recoin des celliers ; car on m’a dit qu’il y a grand nombre de bouteilles de vins des meilleurs crûs qui y dorment dans la poussière, en entendant que le maître-d’hôtel fasse luire pour chacune d’elles le grand jour de la résurrection.

— Ah ! ah ! épicurien bavard, que tu en es loin ! Il est bien vrai que je me suis un peu senti enivré tout d’abord, mais je t’assure que le jus divin de la vigne n’était pour rien dans cette ivresse. Enfin, mon cher, ce n’est autre chose que mon brevet d’enseigne dans la compagnie de marine dont tu es lieutenant et que commande mon frère Maricourt.

— Bravo ! bravo ! s’écria Louis qui revint aussitôt sur ses pas broyer amicalement la droite de son ami en guise de félicitation. Nous avons alors double motif de faire sauter un bouchon, dit-il ensuite en reprenant le chemin de la cave.

Tandis que Bienville et Mlle d’Orsy restés seul, se livrent à ces premiers élans du cœur que les lèvres savent si bien traduire entre deux amoureux, le moment me semble des mieux choisis pour crayonner le portrait de mon héroïne. En effet, dans ces courts épanchements de deux amants seul à seul, nulle oreille profane n’est excusable d’intervenir. Leur ange seulement doit être du secret, lui qui voltige entre eux pour recueillir ces aveux pudiques et les reporter au ciel, d’où Dieu même en dispose en faveur de ceux dont l’âme est jeune et pure encore.

Bien qu’elle n’eût pas ses vingt ans, Marie-Louise se trouvait dans toute la force de la beauté féminine. Grande, fraîche et rose, on voyait de suite, que la jeune plante n’avait manqué ni d’air ni de soleil : c’est-à-dire, en un mot, qu’elle ne ressemblait pas à la plupart de nos jeunes beautés d’aujourd’hui, celles des villes, du moins, que l’air malsain des cités et l’atmosphère homicide des salles de bal, rendent si pâles et diaphanes à l’âge qu’avait notre héroïne.

Mille pardons aux dames, mes lectrices, qui croiraient me voir faire le portrait d’une paysanne.

La richesse des contours et des formes n’excluait pas, chez Mlle d’Orsy, cette délicatesse aristocratique si exagérée pourtant par certains romanciers français. D’abord, l’animation de son teint qui annonçait de suite un sang riche et vivace, ne faisait que mieux ressortir la blancheur de sa peau. Ensuite, une blonde et abondante chevelure encadrait cette figure charmante et laissait retomber quelques boucles soyeuses sur ses épaules parfaitement arrondies ; tandis que ses yeux d’un bleu de ciel profond pétillaient d’enjouement et d’intelligente candeur, et qu’un sourire, à la fois bienveillant et fier, agaçait continuellement ses lèvres parfaites de couleur et de dessin. Je ne jurerais pas que ce sourire n’eût parfois l’intention de laisser voir les deux plus belles rangées de dents qui soient jamais sorties des mains du Créateur.

Enfin, quand j’aurai dit, pour terminer, que les marquises de la cour du grand roi auraient envié ses mains, que sa taille était souple comme la tige d’un épi que fait ployer le moindre souffle de la brise ; que ses pieds étaient mignons au point de faire se jeter tête baissée, dans le Fleuve-Bleu, la plus aristocratique chinoise du Céleste-Empire, on finira par avouer, sans doute, que Mlle d’Orsy aurait sans peine trouvé des admirateurs dans nos salons les plus fashionables.

Rien de plus naturel chez la fiancée de Bienville que cette alliance de vigueur et de délicatesse native. Elle était de race noble, et le soleil avec l’air pur des forêts du Nouveau-Monde, n’avaient contribué qu’à donner plus de force à la sève de la jeune fleur, qui, bien que transplantée, n’avait perdu aucune qualité distinctive de sa classe ! Sa tête était coiffée en cheveux moitié crêpés et moitié bouclés. Elle portait une robe de velours noir entr’ouverte sur la gorge et garnie de plusieurs falbalas. Comme elle tenait le bas de sa robe légèrement retroussée, l’on pouvait voir, d’abord une large dentelle qui terminait la jupe de dessous, et ses mignons pieds chaussés de souliers à talons hauts et à fleurons d’or.[23]

Cependant nos jeunes gens venaient d’échanger un de ces magnétiques regards qui en disent plus que cent volumes, lorsque Louis fit son entrée dans la chambre, portant sous chaque bras des bouteilles que les araignées s’étaient complu à habiller d’un tissu de leur façon.

— Cher ami, dit-il en les déposant sur une table, à portée de main, si j’avais à ma disposition les caves du château Saint-Louis, je pourrais fêter dignement ton retour, et la bonne nouvelle de ton avancement. Mais que veux-tu ; il doit naturellement y avoir la même différence entre le cellier du comte de Frontenac et le mien, qu’entre nos personnages respectifs. Cependant, je crois que ce vieux médoc n’est pas dénué de toute saveur. Il provient de la cave du château de ma pauvre tante, et s’il n’a pas encore atteint l’âge de majorité, ce dont je doute fort, nous tâcherons néanmoins de l’émanciper ce soir.

Pendant que Mlle d’Orsy présente des gobelets d’argent[24] à nos deux amis, jetons un rapide regard dans la maison pour nous y reconnaître au besoin.

Le rez-de-chaussée où se tenaient les jeunes gens était divisé en quatre appartements : d’abord, à droite et sur l’entrée, se trouvait la cuisine — mal placée, n’est-ce pas ? je n’en peux mais, c’était le goût du temps. — Tout à côté, venait une grande salle avec vaste cheminée près de laquelle se serrent nos nouvelles connaissances, pour se chauffer au feu joyeux qui y prend grandement ses ébats. Cette chambre n’a pour tous meubles qu’une table, quelques chaises, un tapis fait dans le pays, deux armoires enfouies dans le mur, et que Mlle d’Orsy en les entr’ouvrant, il n’y a qu’un instant, nous a montrées bien remplies de la proprette vaisselle de la maison. Vous voyez ensuite à gauche, la chambrette de la jeune fille, petit nid de colibri, aux frais et coquets rideaux, au lit mystérieux et blanc comme l’oiseau qui s’y blottit chaque soir. Enfin, la chambre de Louis, avec fusils, épées, pistolets et baudriers aux murailles.

On avait ménagé au grenier une chambre pour la servante de la maison, bonne vieille femme qui avait bercé les deux enfants sur ses genoux, et voulait finir ses jours avec eux.

Mais pardon, lecteurs, je m’aperçois que dans le premier moment de l’excitation produite par l’arrivée de Bienville, j’ai oublié de vous présenter Louis d’Orsy, maître de céans. Ce dernier, qui peut avoir comme vingt-cinq ans, est brun, grand, robuste, joyeux d’humeur, vaillant soldat et bon officier.

— Il n’y a donc aucuns coups à donner ou à recevoir auprès de Montroyal, puisque tu es ici, commença Louis en emplissant le gobelet de son hôte d’un vin généreux.

— Eh ! mon cher, tu ne sais donc pas que la discorde et la petite vérole ont fait fuir de nos frontières messieurs les Anglais et leurs alliés sauvages, tout comme s’ils avaient eu nos épées dans les reins.

— Non !

François fit part à son ami des événements que le lecteur connaît déjà au sujet de l’avortement du projet de Winthrop.

— Mais il paraît, dit-il en finissant, que nous n’en serons pas quittes à si bon marché, puisque la flotte anglaise peut paraître devant nos murs de jour en jour.

— Tant mieux, répondit Louis. Car tu sais que les bonnes raisons ne me manquent point pour haïr les Anglais.[25] Aussi ai-je grande hâte de leur payer les dettes de vengeance que j’ai contractées envers eux.

— Tu vas être alors au comble de tes désirs, car ça va bientôt chauffer. Allons ! tant mieux ! mon épée commençait à se rouiller, bien qu’elle ait vu le jour, il n’y a pas longtemps encore, à la baie d’Hudson.

— Oh ! mais, à propos, tu me fais penser que je dois terminer un rapport par écrit, auquel je travaillais quand tu es arrivé, et que le major Provost m’a chargé de faire, touchant l’effectif et l’équipement de notre compagnie. Comme je le lui dois livrer demain matin, tu voudras bien m’excuser, n’est-ce pas ?

— Fais, fais, mon cher, la discipline avant tout.

— D’ailleurs, reprit Louis, j’aurai fini bientôt, et je crois que ma sœur te tiendra bonne compagnie durant mon absence.

Il sortit en riant, et s’en alla dans sa chambre d’où l’on entendit aussitôt le bruit d’une plume qui courait rapidement sur le papier.

Durant la conversation précédente, Marie-Louise, assise à l’écart, n’avait rien dit ; et, hormis quelques furtifs coups d’œil jetés de temps à autre sur son fiancé, on aurait pensé que son esprit et son cœur étaient bien loin de lui, tant elle paraissait mélancolique et préoccupée.

— Mon Dieu ! Louise, dit Bienville en s’approchant d’elle, vous me semblez bien triste.

La blonde enfant, fixant sur lui un de ces longs regards qui font battre deux jeunes cœurs à l’unisson :

— Comment voulez-vous que je ne le sois pas, lorsque je vous sais toujours exposé, répondit-elle, tandis qu’une larme perlait au bord de ses longs cils. À peine arrivez-vous de la baie d’Hudson, d’où je tremblais qu’on m’apportât chaque jour la nouvelle horrible de quelque malheur, et voici qu’il me va falloir passer encore par toutes les angoisses qui ont déchiré mon cœur depuis que je vous aime.

— Vous êtes une enfant, Louise, avec vos terreurs puériles. Vous voyez bien que la Providence me protège, vu que depuis huit ans que je guerroye de côté et d’autre, je n’ai reçu aucune blessure sérieuse.

Marie-Louise secoua sa belle tête d’un air de doute, ce qui fit s’échapper de son œil cette larme que nous y avons aperçue.

François l’ayant vue glisser sur la joue subitement pâlie de la jeune fille, puis retomber sur sa main mignonne et potelée, saisit les doigts rosés de son amante, et les portant à ses lèvres, il but dans un long baiser, cette première larme que l’amour jetait entre eux.

— Que voulez-vous, mon amie, reprit-il en caressant la jeune fille du regard, le soldat se doit à son pays et à son roi. Est-ce que vous me voudriez voir quitter le service ?

— Oh ! non, cher fiancé — et Marie-Louise mit ses deux mains dans celles du militaire — oh ! non, François. Car je vous aime tel que vous êtes aujourd’hui, avec votre bravoure, vos beaux faits-d’armes, et cette grande épée que vous portez si bien et qui a déjà fait tant de mal à l’ennemi. Mais pourtant…

— Voyons, ne pleurez plus, Louise, ou sinon, je ne vous ferai pas certaine confidence que j’avais réservée pour la fin de la soirée.

— Oh ! dans ce cas, c’est fini, dit-elle en imprimant à sa tête un de ces mouvements coquets dont les seules femmes ont le secret. Eh ! dites donc ?

— C’est que je veux vous voir porter mon nom, aussitôt que nous aurons repoussé l’Anglais ; ce qui, à mon avis, ne prendra pas plus qu’une quinzaine.

— Dieu ! quel bonheur !

Et elle détourna un peu la tête pour dissimuler la rougeur que cet aveu inattendu faisait monter à ses joues.

Mais, soudain, ses yeux s’arrêtent avec effroi sur une fenêtre de la cuisine qu’elle peut apercevoir de la place où elle est assise. Puis elle jette un cri perçant en se rapprochant du jeune homme.

— Qu’est-ce donc, Louise ?

— Regardez !

Bienville arrête ses regards dans la direction indiquée par la main tremblante de la jeune fille ; mais il ne voit autre chose que le mouvement d’un volet qui se referme bruyamment à l’extérieur.

— Mais mon amie, c’est le vent, sans doute ?

— Non ! non ! je le vois encore, qu’il est affreux !

Alors François et Louis — le cri de sa sœur vient d’amener ce dernier auprès de la jeune fille — sortent pour explorer les environs.

Il était onze heures, et quelques pâles étoiles jetaient seulement une clarté douteuse sur la ville endormie.

Les deux amis purent cependant voir comme deux ombres : l’une fuyait en courant vers l’évêché, tandis que l’autre remontait la rue Buade et se dirigeait vers la cathédrale d’un pas tranquille.

— Sus au drôle qui se sauve ! fit Bienville en dégainant son épée.

Et tous deux se lancèrent à la poursuite du fuyard.

Mais ce dernier qui avait un peu d’avance, n’en joua que mieux des jambes en se voyant poursuivi ; si bien qu’il disparut soudain près d’une porte cochère qui donnait accès dans la cour de l’évêché.

Quand François et Louis atteignirent cet endroit, ils ne virent et n’entendirent plus rien.

— Que diable ça veut-il dire ! s’écria Louis.

— Je veux être scalpé si j’y comprends quelque chose ! Cette porte de cour est pourtant bien fermée, et je crois le mur un peu haut pour qu’on puisse l’escalader si vite.

Ils tendirent l’oreille, sondèrent des yeux la nuit, explorèrent les alentours, mais vainement ; l’ombre qu’ils avaient poursuivie s’était évanouie comme un fantôme.

Jugeant alors toute autre recherche inutile, Bienville et d’Orsy revinrent sur leurs pas.

De retour à la maison, ils virent Marie-Louise occupée à charger les pistolets de son frère. Les deux jeunes gens ne purent s’empêcher de sourire, mais ne trouvèrent cependant rien de bien étrange en cela.

Car en ces temps de guerre où la surprise et l’attaque marchaient de front et se répétaient si souvent, le maniement des armes à feu n’était pas étranger aux dames canadiennes. Quelques-unes même surent s’illustrer à jamais par le sang froid et la bravoure qu’elles déployèrent en certaines occasions critiques : Madame de Verchères et sa fille, par exemple, qui ont leur nom écrit dans l’histoire, aussi bien que Jeanne Hachette et autres femmes de cette forte trempe.

— Allons ! allons ! charmante amazone, dit en souriant Bienville à sa fiancée, laissez-là ces armes qui vont si mal à vos jolis doigts, et dites-nous ce qui a causé votre frayeur.

— Mon Dieu ! fit-elle en frissonnant, il me semble voir encore cette figure hideuse qui était collée à la fenêtre, et me regardait avec des yeux ardents !

— C’est une illusion, repartit François qui, voulant ôter toute inquiétude à son amante, ajouta :

— D’ailleurs, nous n’avons rien vu.

— Absolument rien ?

— Rien.

— C’est étrange, pourtant

— Voyons, remettez-vous. Je vais retourner au château, et si je rencontre quelque figure suspecte sur mon chemin, je vous assure que je lui ôterai l’envie de venir grimacer à votre fenêtre. Et d’ailleurs, qu’avez-vous à craindre avec votre frère ?

Bienville salua galamment Marie-Louise, serra la main de Louis et sortit.

Mais ce fut en vain que ses yeux questionnèrent les ténèbres. La nuit ne répondit pas, et les échos endormis dans la paisible ville lui renvoyèrent à peine, par intervalles, le cri des factionnaires :

— Sentinelles !… garde à vous !


CHAPITRE TROISIÈME.



dent-de-loup.


Le soir même où se passèrent les événements qui précèdent, plusieurs vaisseaux de haut-bord, ainsi qu’un grand nombre de transports de divers tonnages, étaient mouillés au pied de l’île d’Orléans, vis-à-vis l’église Saint-Laurent de l’Arbre-Sec. C’étaient les trente-quatre voiles de Sir William Phips, dont nous expliquerons plus loin l’arrivée subite à la pointe est de l’Île.

La nuit vient vite en octobre ; aussi l’obscurité régnait-elle autour de la flotte sur les sept heures du soir, lorsque la lumière d’un falot brilla soudain sur le pont du vaisseau amiral. Après l’avoir traversé dans sa largeur, elle s’arrêta pour se pencher à bâbord. On put alors voir deux hommes se cramponner d’une main à l’échelle qui descendait sur le flanc du navire, et tenir de l’autre, par chacune des extrémités, un léger canot d’écorce.

La pirogue fut descendue avec mille précautions et mise à l’eau, Enfin, l’un des hommes passant à bord de la frêle embarcation, s’y agenouilla, tout en s’armant d’une pagaie qu’il saisit d’une main nerveuse. D’un coup d’aviron, il fit retourner le canot que la marée montante éloignait déjà du navire, et vint se placer de manière à pouvoir parler à voix basse avec son compagnon. Celui-ci descendit sur le dernier échelon, quitte à se faire mouiller les pieds par les vagues qu’une légère brise de sud-est faisait quelque peu moutonner, et s’inclina vers l’homme du canot en lui disant à l’oreille :

— Te rappelles-tu bien toutes mes instructions ?

— Dent de-Loup a toujours les oreilles ouvertes pour entendre la voix d’un ami, répondit l’autre.

— C’est bien ! mais sois prudent.

— Les frères de Dent-de Loup l’ont aussi appelé le Chat-Rusé, repartit l’homme du canot.

— C’est bon ! pars, et reviens vite, fit l’homme de l’échelle en congédiant l’autre du geste.

Ce dernier plongea son aviron dans l’eau et disparut.

Quelque lecteur a peut-être trouvé singulier le langage et le nom de Dent-de-Loup ; la secrète mission dont il est chargé peut avoir aussi donné l’éveil à la curiosité des lectrices. S’il en est ainsi, nous ferons d’abord la connaissance de ce mystérieux personnage ainsi que de quelques-uns de ses antécédents, et nous exposerons, dans un autre chapitre, le motif qui lui fait quitter la flotte à pareille heure.

Dent-de-Loup appartenait à la grande nation iroquoise et faisait partie de la tribu redoutable des Agniers qui habitait les bords de la rivière Mohawk, laquelle se jette dans l’Hudson. C’était l’un des plus puissants chefs de sa tribu, comme l’un des plus intrépides guerriers qui aient jamais réveillé de leurs cris de combat l’écho des forêts de la Nouvelle-France.

Dent-de-Loup mesurait six pieds de haut, et ses membres avaient atteint un développement en harmonie avec sa grande taille. Doué d’une force musculaire peu commune, il était la terreur des tribus rivales. Car profonde était la morsure de son tomahawk, quand il s’enfonçait en sifflant dans un crâne ennemi.

Aussi, lorsque, au retour d’une expédition de guerre, Dent-de-Loup rentrait au village en regardant d’un œil fier les femmes mohawks se presser sur son passage pour compter les scalps sanglants qui pendaient à sa ceinture en guise de trophée, plus d’une jeune indienne disait-elle en soupirant : « Heureuse sera celle qui habitera le ouigouam du plus vaillant des braves ! »

Ce qui n’empêchait pas que Dent-de-Loup comptât vingt-huit printemps au moment où nous l’amenons en scène, sans qu’aucune femme eût jamais trouvé la voie de son cœur. L’amour n’avait pu mordre sur cet homme d’acier qui ne semblait s’enivrer que de sang, et ne voir de bonheur que dans l’exaltation de la mêlée.

Nonobstant son bras terrible et ses jarrets nerveux, Dent-de-Loup fut fait prisonnier par les Canadiens qui composaient l’expédition de Schenectady. Notre chef s’était posté en embuscade sur le passage de ces derniers et tomba sur eux à l’improviste, comme ils revenaient au pays. Mais, cette fois, la victoire lui lâcha la main, et il s’affaissa blessé sur un monceau de cadavres que sa terrible hache avait abattue autour de lui.

En le voyant tomber, les siens prirent la fuite, et Dent-de-Loup, solidement garrotté, fut amené à Québec au printemps de cette même année mil six cent quatre-vingt-dix.

Ses blessures s’étaient cependant cicatrisées en chemin ; et les forces lui étaient presque complètement revenues, lorsqu’on l’enferma dans une des salles basses du château Saint-Louis. On savait qu’il était chef et c’était un précieux otage qui aurait son prix dans un échange de prisonniers.

Comme les fenêtres de l’appartement où on l’avait logé se trouvaient défendues par certains barreaux de fer à vigoureuse apparence, on n’avait aucune inquiétude à son égard, et il pouvait arpenter son logis en tous sens et en toute liberté de mouvement. Ce que voyant, le Chat-Rusé se livra à la pratique de la gymnastique : c’est-à-dire qu’il passait ses journées à sauter, à s’étirer bras et jambes, probablement pour se remettre des grandes fatigues de la route qu’il venait de faire. Mais du reste, il se montrait si bonhomme, qu’on ne voyait aucun mal à ce qu’il pût charmer ainsi les ennuis de sa captivité ; on ne restreignit donc en rien le jeu de ses muscles.

Ses gardiens auraient pourtant conçu les soupçons les plus graves, s’ils avaient pu voir quelles furieuses accolades il donnait, de nuit, au grillage qui le séparait de la liberté. Car, lorsque venaient les ténèbres, l’enfant de la forêt quittant son grabat en silence, allait se suspendre aux barreaux de sa prison ; et là, arc-boutant son corps, roidissant ses muscles, il donnait d’effroyables secousses à ces solides tiges de fer. Ses doigts saignaient, ses bras se tordaient, ses muscles craquaient en vain dans ses efforts effrénés ; rien ne cédait, rien ne ployait.

Alors, brisé par la fatigue, vaincu par l’inutilité d’une pareille lutte, éperdu, haletant, Dent-de-Loup retombait tout rompu, en jetant un regard de désespoir vers les étoiles qui scintillaient là-haut dans le libre espace du firmament.

Quinze jours se passèrent ainsi ; ainsi s’écoulèrent quinze nuits terribles où l’homme des bois se tordit enragé sur les barreaux inébranlables de sa prison.

Or, à cette époque, vivait à Québec un certain Jean Boisdon, hôtelier de son métier. Son père Jacques Boisdon, avait été le premier Canadien autorisé à tenir hôtellerie à Québec, et cela à l’exclusion de tout autre.[26]

Maître Jean Boisdon qui, vers l’an 1680, avait succédé à son père, était un homme de trente-cinq ans, à l’époque où Dent-de-Loup était prisonnier au château du Fort. Gros et court, notre hôtelier avait de prime abord l’apparence d’un baril de vin. Mais il y gagnait encore en originalité lorsqu’on l’examinait en détail. Ce qui frappait quand on envisageait notre homme, c’étaient, d’abord, une grande tache de vin d’un violet enflammé qui s’étendait en zigzag, comme les ailes d’une chauve-souris, du bout de son nez crochu jusqu’à son oreille gauche ; ensuite, le combat dont son nez et son menton semblaient se menacer continuellement, tant ils avançaient l’un vers l’autre avec jactance ; tandis que sa bouche, paraissant craindre de les voir en venir aux prises, se retirait prudemment en arrière, dans l’enfoncement produit par la proéminence ambitieuse de ses deux voisins. Puis, sur ses joues bouffies et enluminées, indice qu’il daignait souvent boire à… la soif éternelle de ses clients — les malins disaient que c’était afin de donner à sa joue droite le coloris dont la nature avait orné la gauche — , apparaissaient çà et là quelques poils rares et roussâtres, qui semblaient regarder avec dédain le curieux terrain sur lequel ils ne pouvaient se décider à croître. Sous son front bas se cachaient de petits yeux gris toujours en mouvement et à l’air maraudeur.

Ce qu’il y avait enfin de remarquable chez Jean Boisdon, c’était la tendance de ses doigts à se crisper sur tout ce qu’ils saisissaient ; et, comme notre aubergiste passait pour aimer plus ses écus que sa digne femme, dame Javotte, née Boivin, les médisants ne manquaient pas de dire que l’habitude de retenir et de compter au logis de son gousset les écus qui y entraient, était la seule cause de la difformité volontaire de ses doigts. Entre nous les mauvaises langues avaient bien un peu raison ; nous serons à même de le constater bientôt.

L’hôtelier avait la monomanie de thésauriser ; or ce genre de folie suppose l’existence d’un agent qui active et alimente à la fois cette gourmandise du métal, laquelle est la faim des avares. Cet agent est l’or, et Boisdon n’en manquait pas.

En effet, comme Boisdon, le père, avait longtemps abreuvé ses contemporains sans concurrence, il s’était amassé un certain magot que son digne fils ne songeait qu’à augmenter encore en continuant le négoce paternel.

Pour preuve de ce que les aubergistes d’alors avaient déjà une certaine vogue et qu’il s’y devait faire une assez bonne consommation de liquides, on peut lire une ordonnance de l’intendant Jacques Raudot, « fait à Québec, en son Hôtel, le dix-septième d’Août mil sept cent six. » Cette ordonnance commence ainsi :

« Ayant été informés des désordres qui arrivent tous les jours dans cette ville, à cause de la liberté que les cabaretiers et hôteliers se donnent de donner à boire toute la nuit ; pour remédier à cet abus : Nous ordonnons que tous les cabaretiers et hôteliers seront fermés à neuf heures du soir. » etc., etc.

Comme rien ne nous indique que cet abus n’avait pas pris naissance chez les Boisdon (nom tout-à-fait engageant pour les pratiques) nous avons tout lieu de croire que Jean, second du nom, était en train de faire tranquillement fortune, bien qu’il ne fût plus seul hôtelier à Québec, comme son père, lorsqu’il se présenta au château Saint-Louis par une belle journée de mai de l’an 1690. Il portait un chapeau pointu, un habit brun, des chausses hautes et enrubannées, un pourpoint serré avec un collet de batiste à glands.[27]

L’hôtelier qui fournissait de certains vins l’office du château était suivi d’un petit Boisdon, premier fruit de ses amours légitimes avec dame Javotte, son épouse.

Tandis que le jeune garçon portait à force de bras un panier de vin, le père s’essuyait le visage en respirant bruyamment, fatigué qu’il était par l’ascension du monticule sur lequel était bâti le château.

Suant et soufflant, notre homme opéra son entrée dans la résidence du gouverneur par une porte qui ouvrait sur une des dépendances.

Jean Boisdon, toujours suivi de sa progéniture, fit quelques pas dans un corridor assez sombre, et se dirigea vers une porte enfoncée qui donnait sur les cuisines. Ici, en homme bien appris, notre aubergiste frappa pour s’annoncer.

— Ouvrez, cria de l’intérieur une voix nasillarde.

— Bonjour, père Saucier, dit Boisdon, qui, en ouvrant la porte, salua fort amicalement un petit homme gras, à figure réjouie, à ventre rebondi. Celui-ci écumait gravement un pot-au-feu dont le fumet alla chatouiller agréablement le nez recourbé du nouveau venu.

— Tiens ! c’est vous, monsieur Boisdon ; entrez, entrez. Asseyez-vous, monsieur Boisdon. Voyons ! toi, fit-il, en rudoyant un aide qui tournait la broche à la sueur de son visage, allons ! donne ta chaise à monsieur Boisdon.

Le lecteur trouvera peut-être drôle l’obséquieuse politesse de maître Olivier Saucier, cuisinier en chef du gouverneur, à l’égard de l’hôtelier. Mais si j’ajoute qu’il devait dix écus à l’aubergiste pour quelques mesures de vin dégusté au comptoir du dernier, alors on n’y verra rien qui ne soit naturel.

Boisdon qui, malgré sa grande dévotion pour l’argent comptant, avait le sens commun des avares, l’esprit de calcul, prenait bien garde de se brouiller avec Saucier au sujet de l’argent dont celui-ci lui était redevable. Car les bonnes grâces du cuisinier lui valaient de fort jolis profits au château. Aussi ne lui parlait-il qu’indirectement de sa dette, et lui montrait-il un visage toujours riant. Bien entendu que de son côté, Olivier Saucier n’avait garde de se fâcher de certaines allusions que Boisdon se permettait quelquefois à l’adresse de son débiteur.

— Et comment va la santé ? père Saucier, fit notre homme en s’asseyant lourdement.

— Assez bonne, comme vous voyez, monsieur Boisdon ; et la vôtre ?

— Pas mauvaise ;

— Le vin se vend bien, je suppose ?

— Euh oui,… mais… pas toujours au comptant.

— Ah ! dame, c’est un des inconvénients du métier, repartit sans sourciller maître Olivier Saucier qui ne parut pas avoir compris la méchanceté décochée par son créancier.

— Mais, puisque nous en sommes sur le vin, reprit Boisdon, en voici quelques bouteilles que je vous apporte pour l’office, comme vous me l’avez fait demander.

— C’est bon ! c’est bon ! Je vais vous les payer tout de suite, répondit le cuisinier à qui l’argent de son maître pesait moins aux doigts que le sien. Rien de nouveau, en ville, monsieur Boisdon ?

— Non ; et par ici ?

— Pas grand’chose… à part le sauvage.

— Quel sauvage ?

— Le chef de ceux que nos gens ont amenés d’en haut, l’autre jour.

— Oh ! oui ; on m’a dit en effet que beaucoup de monde venait le voir de ce temps-ci. Eh bien ! s’est-il sauvé, votre sauvage ?

— Se sauver ! vous croyez que c’est aussi aisé que ça, vous. Il a eu beau s’affiler les dents sur les os de ses semblables, je vous assure qu’elles ne sont pas encore assez pointues pour ronger les murs et les barreaux de son cachot. Mais il est drôle à voir, tout de même.

— Comment donc ! fit l’aubergiste dont la curiosité entr’ouvrit tant soit peu les yeux microscopiques.

— Imaginez-vous, monsieur Boisdon, répondit avec empressement le cuisinier tout charmé d’avoir amené la conversation sur un terrain moins glissant que le premier, imaginez-vous que c’est une espèce de singe que ce sauvage-là. Pendant les deux premiers jours qu’il a passés ici, il s’est tenu tranquille. Mais, depuis la semaine dernière, ne voilà-t-il pas qu’il s’est mis à sauter, à pirouetter, à s’agiter enfin qu’on peut mourir de rire rien qu’à le voir. Joignez à cela qu’il vous entonne par temps des chansons qu’il chante d’une force à faire tomber les oreilles des chiens de monseigneur, tant ils paraissent souffrir de l’entendre brailler ainsi. Du reste, c’est doux comme un agneau, monsieur Boisdon.

— On peut le voir ?

— Certainement, certainement, répondit Saucier qui n’était pas fâché d’éloigner son créancier à si bon marché. Vous verrez un peu les jolis morceaux d’or dont ce gredin-là s’est orné les oreilles.

Ici, les yeux de l’avare acquirent presque la grandeur naturelle à ces organes chez les autres hommes. Mais il ne voulait rien laisser percer de sa convoitise.

— Bah ! fit-il d’un air de doute, quelque morceau de cuivre !

— Oui, du cuivre ! allez voir un peu, monsieur Boisdon, et vous me direz après si vous n’en voudriez pas quelques jointées de ce cuivre-là. D’autant plus que le gaillard a bien su, paraît-il, le cacher aux soldats sur la route ; et ce n’est que depuis son arrivée au château que l’Iroquois a remis ses pendants d’oreilles. Il sait, voyez-vous, qu’il est sous la protection du gouverneur.

— Je voudrais bien voir ça, dit l’hôtelier d’un air à moitié convaincu.

— Quoi, ça ? l’or ou le prisonnier ?

— Oui, l’or… c’est-à-dire le sauvage.

— On va vous les faire voir. Holà ! Moutonnet, arrive ici, cria-t-il à un aide qui s’occupait dans un coin à chercher des limaces entre les feuilles d’un chou ; allons ! vite, et va montrer à monsieur Boisdon la chambre du sauvage. Et n’oublie pas de dire à la sentinelle que monsieur est de nos amis, fit-il en donnant une tape amicale sur l’abdomen de Jean Boisdon qui passait devant lui.

Boisdon fils voulut bien suivre son père, afin de voir aussi ce sauvage dont il venait d’entendre parler d’une manière propre à chatouiller son imagination. Mais son digne papa lui ayant signifié de l’attendre à la cuisine, force fut au gamin d’endurer, sans se plaindre, la démangeaison de curiosité.

Après avoir parcouru plusieurs corridors, Boisdon et son guide arrivèrent à la porte d’une chambre dont la fenêtre regardait sur la rue.

Mais un soldat armé qui montait la garde à l’entrée de cet appartement, leur en défendit l’accès en croisant son arme.

— Monsieur le soldat, dit alors l’apprenti cuisinier, tandis que Boisdon se retirait à distance respectueuse de la baïonnette[28] dont le mousquet du militaire était armé, maître Saucier vous prie de laisser voir le sauvage à son ami M. Boisdon.

— Ah ! vous êtes M. Boisdon ? dit le militaire en relevant son mousquet.

— Oui, monsieur.

— Monsieur Jean Boisdon, hôtelier ?

— Oui monsieur… pour vous servir.

Le soldat ne voyant rien de menaçant dans la contenance et la mine de l’aubergiste, fit faire un tour à la clef qui était demeurée dans la serrure, et ouvrit la porte à notre curieux, tandis qu’il se retirait un peu en arrière.

Le marmiton, qui avait probablement vu plus d’une fois l’homme des bois, ne jeta qu’un regard distrait dans la chambre du captif, et s’en alla d’où il était venu.

Alors Boisdon fit un pas, puis deux en avant, mais sans se presser. La cause de cette lenteur calculée, c’est que notre homme avait presque un aussi grand faible pour la vie que pour son argent. Et, comme les sauvages du temps jouissaient, en Canada, d’une fort mauvaise réputation, l’hôtelier frissonnait à la seule pensée de recevoir sur le crâne un coup furtif de tomahawk. Car la porte n’était qu’entr’ouverte et ne lui permettait pas encore de voir l’Agnier.

Cependant, comme aucun bruit ne se faisait entendre à l’intérieur, et qu’il avait honte de montrer autant d’hésitation devant la sentinelle, Boisdon fit encore un pas qui le mit en vue de l’Iroquois.

Ce dernier était accroupi sur un matelas au fond de sa prison. Les deux coudes appuyés sur ses genoux, il songeait. Telle était sa préoccupation ou son apathie, que ce fut à peine s’il daigna d’abord donner un coup d’œil à ce nouveau visiteur. En outre, à la nouvelle de la capture du sauvage, grand nombre de personnes étaient venues le voir par curiosité ; ce qui explique l’indifférence de Dent-de-Loup et la condescendance de la sentinelle à laisser Boisdon regarder l’Iroquois.

La première pensée de l’avare fut de regarder aux oreilles du prisonnier ; et ce qu’il vit alors lui arracha, malgré lui, un petit cri de surprise.

Le soldat qui veillait dans le corridor, ayant pris cette exclamation pour la conséquence d’une simple et naïve curiosité, haussa les épaules de dédain, et, croyant n’avoir affaire qu’à un niais en admiration devant une brute, il se remit à marcher de long en large en sifflant un air guerrier.

Le sauvage avait cependant levé la tête, et voyant les yeux de Boisdon, qui, démesurément ouverts cette fois, semblaient vouloir fondre au feu de leurs regards les deux pépites d’or brut pendant aux oreilles de Dent-de Loup, celui-ci avait à son tour arrêté sa vue sur Jean Boisdon.

Ah ! Jésus-Seigneur ! marmotta ce dernier, ils pèsent au moins quatre onces chacun !

L’homme des bois ne comprit rien à ces paroles, et pourtant un éclair d’espérance et de joie brilla dans son ardente prunelle. L’homme de la civilisation déguisait si peu son étonnement et sa convoitise, que l’homme de la nature, le Chat-Rusé, avait deviné l’avare.

— Et, c’en est… du vrai ! continua de murmurer Boisdon en joignant les mains.

Ici, Dent-de-Loup fit un signe pour attirer l’attention de l’autre ; et, se voyant observé par l’aubergiste, il fit le geste d’un homme qui lime une matière dure ; puis son doigt indicateur toucha l’une des pépites d’or. Ensuite, il imita les mouvements de celui qui coupe quelque objet à l’aide d’un instrument tranchant ; et son index montra l’autre paillette d’or. Enfin il fit mine d’ôter les deux pendants d’oreilles et de les remettre à l’aubergiste. Pantomime qui voulait dire, et Boisdon l’avait parfaitement comprise : « Procure-moi une lime et un couteau, et cet or est à toi. »

L’avare jeta un rapide coup d’œil en arrière afin de voir si le soldat ne l’examinait pas. Complètement rassuré, il pencha son corps au dedans de la chambre, hocha la tête avec une lenteur qui laissait percer une indécision presque affirmative, mit un doigt sur ses lèvres et murmura le mot « demain. » Après quoi, donnant à sa physionomie l’air le plus bénin qu’il put trouver, maître Boisdon referma doucement la porte, dit quelques mots insignifiants au soldat qui avait peine à s’empêcher de rire à la vue de la figure grotesque de notre homme, et il s’en alla rejoindre Saucier qui l’attendait ou plutôt ne l’attendait pas à la cuisine.

Le sauvage n’avait pas compris le mot « demain » ; mais il avait saisi le geste.

— Eh bien ? dit le cuisinier en voyant rentrer Boisdon, eh bien, est-ce de l’or, oui ou non ?

— Il faudrait voir ça de plus près, répondit ce dernier d’un air de doute.

— Ta, ta, ta, qu’on vous le donne et vous le prendrez bien les yeux fermés. Mais parlons d’autre chose : avez-vous du vin blanc de Grave ?[29]

— Oui, tonnerre ! et du bon !

— De quelle année ?

— De mil six cent soixante.

— C’est bon ! Apportez-en demain une bouteille ; M. le comte y goûtera, et, qu’il ait seulement dix ans de moins que vous lui donnez, nous prendrons tout ce que vous en pouvez avoir. Car notre provision est épuisée.

— Ça me va, père Saucier, ça me va. À demain donc.

— À demain, répondit le cuisinier qui tendit la main à l’hôtelier d’un air de protection tant soit peu railleur.

Ce dernier sortit le cœur à la joie, et suivi de son fils qui l’ennuyait déjà par ses questions au sujet du sauvage. Mais Boisdon père était trop préoccupé pour répondre à Boisdon fils.

— Deux fois quatre font huit, grommelait l’avare. Et c’en est… bien sûr… Huit onces ! hum !

Et il hâta le pas pour regagner son logis.

Le même soir, Boisdon qui ne savait comment s’y prendre pour trouver le temps moins long, tant il avait hâte de voir arriver le jour suivant, était occupé à faire le coup de dés avec les quelques habitués du cabaret, lorsqu’il vit entrer le même soldat qui avait bien voulu lui laisser voir Dent-de-Loup.

— Bon ! pensa l’aubergiste, en voilà un que je n’attendais pas, mais qui n’en est pas moins le bienvenu.

Puis, allant au devant de lui ; il l’accabla de prévenances, l’abreuva largement d’un gros vin du goût de la soldatesque, et feignit de ne point s’apercevoir que le militaire lui payait seulement la moitié du prix ordinaire d’un écot. L’histoire n’en parle pas, mais je me sens porté à croire que Boisdon avait auparavant mis de l’eau dans ce vin.

Afin cependant de ne point faire naître de soupçons chez l’homme de guerre, il prit soin de lui laisser à entendre qu’il en agissait ainsi pour le remercier de la complaisance que le soldat avait eue à son égard.

Et, tout en faisant causer son homme, Boisdon parvint à savoir qu’il serait de garde le lendemain, à la même heure que la veille.

— Allons ! se dit Boisdon, en frottant ses doigts crochus d’un air satisfait, tandis que le soldat s’en allait plein de jus de la treille et de gaîté bruyante, je n’ai perdu ni mon vin ni mon temps.

La nuit parut doublement longue au cabaretier ; car en calmant son excitation, elle lui fit songer qu’il s’embarquait dans une affaire pouvant très-bien aboutir au pilori, à la prison, à l’amende… à l’amende surtout, ce qu’il craignait le plus au monde après sa femme.

Il resta longtemps éveillé entre la peur et l’avarice qui se livraient sous son crâne, un combat singulier. Enfin, la soif de l’or l’emporta vers le matin. « Quel danger puis-je courir ? s’était-il dit pour porter le coup de grâce à son indécision. Depuis l’arrivée du sauvage, on assiége la porte de sa prison pour le voir. Il ne se passe point de jour sans que les curieux aillent l’examiner du dehors par sa fenêtre. Pourquoi donc me soupçonnerait-on plus qu’un autre. Je saurai d’ailleurs si bien prendre mes précautions avec la sentinelle, qu’elle ne se doutera de rien. Put-il même, par la suite, avoir quelque soupçon sur mon compte, le soldat se gardera bien d’en faire part à personne, tant il craindra le châtiment qu’on lui infligerait pour avoir manqué à la consigne. Car si on tolère qu’il laisse ainsi les badauds regarder le prisonnier, il est certainement tenu de veiller de près à ce que personne ne puisse faciliter son évasion. »

— Allons ! allons ! Boisdon mon ami, vous n’êtes point si sot que votre femme le prétend, pensa-t-il en fermant les yeux pour inviter le sommeil.

Et notre homme s’endormit en faisant des rêves d’or.

Le matin, après avoir tout rangé dans sa boutique, — madame Boisdon ne s’occupait que du pot-au-feu et de son intéressante famille, et trônait au second étage où elle régnait en souveraine absolue, — le cabaretier prit, sur les dix heures, le chemin du château.

Il avait ostensiblement sous le bras une bouteille de vin blanc de Grave, et dans la poche droite de ses braies deux petits objets qu’il y avait enfouis secrètement.

Ainsi qu’au jour précédent, Boisdon s’en alla droit à la cuisine ; mais cette fois Saucier était absent de son office.

Alors, sous prétexte de voir le maître d’hôtel, au sujet de son vin, Boisdon laissa la cuisine et s’engagea dans le même corridor qu’il avait parcouru la veille.

Habitués à de fréquentes visites de sa part, les gâte-sauce ne prêtèrent aucune attention à ses mouvements et le laissèrent aller où bon lui semblait.

Notre homme savait plus d’un tour. Il passa devant la sentinelle qu’il reconnut avec une grande satisfaction intérieure, et salua d’un air affairé. Le soldat le voyant passer outre lui demanda s’il ne voulait pas voir le sauvage.

— Apparemment que mon vin a été bien apprécié et que l’on désire y goûter encore, se dit Boisdon. Non, répondit-il ensuite au soldat ; pas à présent, du moins, car j’ai affaire au maître-d’hôtel.

Et il tourna le corridor d’un pas pressé.

Un quart-d’heure après, Boisdon revint, causa de choses indifférentes avec le militaire, et ne parut céder qu’à ses instances pour jeter un coup d’œil dans la chambre du captif.

Enfin la porte s’ouvrit et l’heureux avare, répétant à peu près ses manœuvres de la veille, introduisit la moitié de son corps par la porte entrebâillée, tandis que la sentinelle continuait nonchalamment sa marche.

Le Chat-Rusé était étendu sur son grabat. À peine eut-il aperçu celui de qui dépendait sa délivrance, que son œil fauve s’illumina d’un rayon de sauvage espoir.

Il se lève en silence, et marche doucement vers Boisdon qui lui a fait un signe.

Dans un clin d’œil le couteau et la lime apportés par l’aubergiste passent dans la main du sauvage, tandis que ce dernier met furtivement les deux précieuses pépites d’or dans la main difforme de l’hôtelier, qui tremble de désir.

Puis la porte se referme, et l’aubergiste revient tranquillement à son logis.

Le lendemain, Dent-de-Loup avait disparu, sans qu’on pût expliquer comment il était parvenu à scier un des barreaux qui montaient si bonne garde à la fenêtre de son cachot.

Un mois plus tard, vers le milieu de juin, Dent-de-Loup amaigri, harassé, épuisé, rentrait au village agnier où l’on n’attendait rien moins que son retour.

Comment l’Iroquois était-il parvenu, seul et sans armes, à rejoindre ses frères au milieu des périls sans nombre que lui suscitait sans cesse le dangereux voisinage des blancs ?

Le premier soin de Dent-de-Loup, lorsqu’il se trouva dans les bois et à l’abri de toute poursuite immédiate, fut de se confectionner un arc et des flèches, à l’aide du couteau que lui avait procuré Jean Boisdon. Manquait une corde ; mais elle était toute trouvée, vu que le sauvage l’avait tirée de son grabat dont il avait mis, durant le dernier jour de sa captivité, les meilleurs fils à profit.

Ces armes primitives l’avaient empêché de mourir de faim dans sa longue marche à travers les forêts. Un orignal qu’il surprenait se désaltérant au bord d’un lac, une perdrix que son trait allait chercher sous la feuillée, un lièvre que sa flèche arrêtait sur le bord d’un terrier, tels étaient les aliments que le hasard ou plutôt la main prévoyante de la Providence jetait à sa faim.

C’est ainsi qu’après maintes fatigues, après maintes angoisses causées par la possibilité de retomber entre les mains de ses ennemis, le Chat-Rusé revit les bords aimés de la rivière Mohawk.

Mais de cruelles déceptions l’attendaient en sa bourgade. D’abord le prestige d’invincibilité attaché à son passé venait de subir un rude échec, par suite de sa défaite et de sa captivité récentes ; ensuite, comme on l’avait cru mort, un autre chef avait été élu durant son absence. Dent-de-Loup trouva donc fort peu de sympathie à son retour, et vit aussitôt dans son remplaçant un homme fort jaloux du titre de chef qu’on lui avait conféré. Ce que voyant, le Chat-Rusé se tint à l’écart et rendit dédain pour froideur.

Cependant les colons anglais qui s’occupaient alors activement de leur expédition contre le Canada, avaient gagné l’alliance des cantons iroquois. Déjà le Connecticut et la Nouvelle-York avaient obtenu des Agniers, des Sokoquis et des Loups à se joindre aux deux mille hommes de troupes que ces deux états dirigeaient par le lac Champlain contre la Nouvelle-France.

Nous avons vu, dans le premier chapitre, le résultat de ce projet avorté ; il n’est donc nullement besoin de s’y arrêter ici. Disons seulement que Dent-de Loup, dont le ressentiment contre les Français augmentait en raison du mauvais accueil qu’il recevait des siens, rêvait dans l’ombre à de cruels projets de vengeance. Mais bien que sa haine fut vouée à tous les habitants du Canada, elle s’acharnait de préférence sur ceux qui l’avaient vaincu et fait captif, c’est-à-dire aux Québecquois, qui composaient en partie l’expédition de Schenectady.

Aussi, dès qu’il apprit que l’on armait une flotte à Boston pour s’emparer de Québec, rumina-t-il un projet qu’il s’empressa de mettre à exécution.

Quelques heures lui suffirent à préparer ses armes, et, trois jours après son arrivée, Dent-de-Loup ressortait de son village d’un pas leste et fier comme au temps d’autrefois.

— Où va donc mon frère Dent-de-Loup ? lui demanda le chef qui l’avait supplanté, et se trouvait sur son passage.

Dent-de-Loup lui lança un regard chargé de mépris et lui montrant son costume et ses armes :

— Mon frère a-t-il des yeux pour ne point voir, dit-il en passant outre.

Quelques jours après, un Iroquois de haute taille, secouait la poussière de ses mocassins aux portes de Boston.

— Je veux voir un des chefs blancs qui vont porter la guerre au Canada sur leurs grands canots, dit-il en mauvais anglais au premier passant qu’il rencontra.

Celui auquel il s’adressait était un soldat nouvellement enrôlé pour l’expédition de Québec. Il conduisit le sauvage chez le lieutenant qui l’avait engagé dans sa compagnie ; car il était plus facile au lieutenant qu’au soldat de présenter l’indien aux officiers supérieurs.

— Qu’attends-tu de nous ? demanda l’officier au sauvage.

— Je veux me venger des faces pâles de là-bas.

L’homme blanc envisagea l’homme rouge qui, de son côté, riva ses yeux sur ceux de son interlocuteur. Une lueur de satisfaction passa sur la figure du blanc qui se dit : « J’ai mon homme. »

— Je suis moi-même un des chefs que tu veux voir dit-il au sauvage. Consens-tu à venir combattre avec moi ?

L’Iroquois parut content aussi de la première impression que lui avait causée l’autre. Aussi s’empressa-t-il d’accepter sa proposition.

Ces deux hommes avaient deviné leur valeur respective au premier coup d’œil.

L’un se nommait Dent-de-Loup ; l’autre était le lieutenant John Harthing.


CHAPITRE QUATRIÈME.



l’espion.


Que l’on nous veuille bien permettre de placer ici, avant de suivre Dent-de-Loup dans son expédition nocturne à Québec, le court exposé des causes qui amenèrent contre le Canada l’attaque de 1690. Car il est bien temps d’expliquer comment une flotte anglaise se trouvait mouillée au pied de l’île d’Orléans le quatorzième jour d’octobre de cette même année.

Par suite de l’accession de l’Angleterre à la ligue d’Augsbourg contre Louis XIV, la Nouvelle-France allait avoir à lutter contre les colonies anglaises. On se battait là-bas, dans la mère-patrie, il fallait conséquemment s’entrégorger de ce côté-ci de l’Atlantique ; rien de plus logique alors. Tel fut pourtant le premier mobile de ces luttes si fréquentes qui désolèrent, dès leur naissance, les colonies anglaises et françaises de notre continent.

Mais comme le parti victorieux finissait naturellement par y trouver son profit, ces querelles entre les parents de la vieille Europe dégénéraient en personnalités chez leurs remuants enfants d’Amérique. Ils ne se battaient plus, en fin de compte, pour le bon plaisir de leurs auteurs, mais bien plutôt pour faire tort à leurs voisins et empiéter le plus possible sur les possessions ennemies.

Voilà le second et plus proche motif de ces guerres incessantes, motif qui n’était pourtant qu’une conséquence de l’autre.

En 1689, la guerre étant donc résolue entre la France et son antique rivale de l’autre côté de la Manche, les colons anglais et français du Nouveau-Monde, se mirent à dérouiller aussitôt leurs vieux mousquets et à fourbir leurs épées de combat.

Cette fois-ci, les Canadiens voulurent être agresseurs et prévenir leurs ombrageux voisins en portant la guerre au sein même du territoire ennemi. « Leur premier plan, » dit M. Garneau, « était de l’assaillir à la fois à la Baie-d’Hudson, dans la Nouvelle-York et sur différents points des frontières septentrionales. »

Le premier coup fut en effet porté dans la Baie-d’Hudson que d’Iberville rendit à la France par de glorieux combats qui n’étaient cependant que les préludes de ses futures victoires.

Mais le projet de M. de Callières, qui consistait à attaquer la Nouvelle-York et par terre et par mer, bien qu’agréé d’abord, ne reçut ensuite aucune exécution. Car on intima l’ordre aux colons français de se borner à la défensive, vu qu’on avait assez à faire en France et qu’il était impossible, disait-on, de leur venir en aide d’une manière efficace. Il fallut donc abandonner ce projet qui plaisait tant à MM. de Callières et de Frontenac.

Ce dernier gouverneur voyant la colonie livrée à ses propres ressources, ne voulut cependant pas renoncer complètement à ses desseins ; et, dans l’hiver de 1689-90, il organisa, coup sur coup, les trois expéditions de Schenectady, de Salmon-Falls et de Casco. On sait qu’elles furent toutes trois couronnées de succès, la première surtout qui produisit une profonde et terrible sensation dans la Nouvelle-York.

Ces divers avantages commençaient à alarmer sérieusement les ennemis ; aussi nommèrent-ils, dans le mois de mai de l’année 1690, des députés qui se réunirent pour la première fois à New-York sous le nom de « congrès. »

L’envahissement du Canada par terre et par mer y fut décidé. Winthrop, à la tête de trois mille cinq cents colons et Iroquois, devait pénétrer chez nous par le lac Champlain, tandis que le chevalier Phips était chargé, à l’aide d’une flotte dont on lui donnait le commandement, de conquérir l’Acadie et Québec.

C’était presque un plagiat du plan de M. de Callières.

Nous avons dit comment le corps d’armée commandé par Winthrop se dispersa tout-à-coup, avant, même d’avoir touché notre sol ; quant à l’expédition de Phips, ce récit fera voir combien peu ses auteurs en retirèrent de gloire et de profit.

Nous avons aussi démontré plus haut que la mésintelligence de Winthrop et de ses officiers avait grandement contribué à faire échouer l’expédition de terre ; voyons un peu maintenant quel était l’homme qui devait commander la flotte chargée de prendre Québec.

William Phips était né à Pemmaquid vers l’an 1650. Le pauvre forgeron, père de ce fils, aîné de vingt-cinq frères et sœurs[30] ne se doutait certainement pas, à la naissance de son fils, quelle bonne fortune était réservée à ce premier fruit des bénédictions célestes.

D’abord berger par nécessité, le jeune homme apprit ensuite le métier de charpentier. La vue de la mer lui inspira alors l’idée de tenter le destin sur le perfide élément ; car il se construisit un petit navire qu’il lança sur les flots avec ses espérances, et, peut-être, ses pressentiments de bonheur à venir.

Devenu heureux marin plutôt par habitude que par talent, sa bonne étoile voulut qu’il parvint au commandement d’une frégate ; c’était déjà joli pour un ex-berger. Mais sa chance ne devait pas s’arrêter là ; elle le conduisit sur les côtes de Cuba, où il parvint à retirer des flancs d’un galion espagnol qui avait autrefois coulé à fond près de cette île, la belle trouvaille de 300,000 livres sterling, tant en or et en argent qu’en perles et en bijouteries. Ce qui lui procura d’abord une petite fortune, et ensuite le titre de chevalier anglais.

Notre heureux aventurier était donc devenu Sir William Phips, lorsqu’au mois de Mai 1690, il fut nommé amiral de la flotte destinée à faire la conquête de l’Acadie et du Canada.

Sa bonne fortune sembla d’abord vouloir continuer à lui tendre la main sur ce nouvel échelon qu’elle lui mettait sous les pieds.

Le vingt mai, l’escadre de Phips, composée d’une frégate de quarante canons, de deux corvettes et de plusieurs transports, avec sept cents hommes de débarquement, parut devant Port-Royal, capitale de l’Acadie.

Le gouverneur, M. de Manneval, n’avait avec lui, dans cette place aux fortifications en ruines, que soixante et douze soldats. Voyant que résister serait folie, le gouverneur capitula à des conditions honorables.

Mais l’éducation première de Sir William Phips ne l’avait pas fait plus fort en théorie qu’en pratique sur la courtoisie et le droit des gens ; aussi ne se gêna-t-il nullement de manquer aux termes de la reddition, quand il eut vu dans quel état de délabrement était la ville, et quel petit nombre de défenseurs elle contenait. Il livra les habitations au pillage, et, après avoir fait prêter serment de fidélité aux colons, il partit, emmenant prisonnier M. de Manneval, malgré les belles promesses qu’il lui avait faites.

Ensuite, il passa par Chedabouctou et l’île Percée, où il ne laissa derrière lui que des ruines.

Après ces hauts faits, le glorieux amiral retourna vers ses concitoyens, chargé de faciles dépouilles qu’il devait plutôt à une indigne violence et à un heureux hasard, qu’à une réelle habileté.

Sir William était cependant rendu à l’apogée de sa grandeur lorsqu’il fit voile pour le fleuve Saint-Laurent, dans l’automne de l’année de grâce mil six cent quatre-vingt dix. Nous verrons par la suite comment son étoile pâlissant d’abord en face du Cap-aux-Diamants, le put voir se heurter plus tard contre les rochers de l’île d’Anticosti, puis des Antilles, et s’abîmer dans ce même océan d’où elle l’avait vu sortir si radieux et souriant à l’avenir.

C’est que William Phips n’était en résumé qu’un de ces hardis et heureux aventuriers que la Providence prenant par les cheveux, agite un moment au dessus des masses afin d’attirer sur eux l’attention de la foule et de faire surgir aussi, par ce moyen, de nouvelles ambitions. Doué d’une intelligence assez bornée, d’un jugement des plus médiocres, il s’éleva tant qu’un aveugle destin lui tendit la main et le soutint au-dessus de sa sphère ; mais une fois livré à ses seules ressources, William Phips, incapable de se maintenir par lui-même à la hauteur de cette position de chanceux parvenu, perdit l’équilibre, et, se cassa les reins dans sa lourde chute.

On nous trouvera peut-être un peu sévère dans notre jugement sur un malheureux vaincu ; mais l’histoire de sa vie qui montre combien il était superstitieux, ignorant et borné, puis, en particulier, les fautes qu’il commit dans son expédition contre le Canada sont là pour corroborer notre opinion sur cet homme.[31]

On a pu voir dans le chapitre précédent le résultat immédiat de la rencontre fortuite de Dent-de-Loup et du lieutenant Harthing. Bien qu’il eût pu se figurer tout d’abord le grand avantage qu’il retirerait d’un homme aussi résolu que le paraissait Dent-de-Loup, quelle ne dut pas être sa joie lorsque ce dernier lui raconta les aventures de sa captivité et de sa fuite de Québec.

Après avoir réfléchi quelques instants, Harthing demanda à Dent-de-Loup s’il reconnaîtrait l’homme dont la convoitise avait contribué si puissamment à sa délivrance.

À cette question, l’indien, malgré son flegme habituel, ne put s’empêcher de sourire et dit :

— Il faudrait que le Chat-Rusé eût des yeux de taupes pour n’avoir pas remarqué l’homme à la joue de feu. On reconnaîtrait ce blanc à face rouge au milieu des guerriers de dix mille tribus, après l’avoir vu seulement une fois. Jamais plus beau tatouage n’orna le visage d’un chef à l’entrée du sentier de la guerre.[32]

Dent-de-Loup avait gardé si bonne souvenance de la tache de vin de Boisdon, il dépeignit si bien l’aubergiste, qu’il ne fut pas difficile à Harthing de se faire une assez juste idée du physique de l’hôtelier.

— Sais-tu où il demeure ? demanda Harthing au sauvage.

Celui-ci secoua négativement la tête.

— Alors, attends-moi quelques minutes, reprit l’officier qui sortit à la hâte.

Harthing alla trouver un sien ami qui, après avoir passé plusieurs mois en captivité à Québec, venait d’être rendu à la liberté. Ce dernier qui avait été laissé libre de circuler dans la capitale du Canada s’écria soudain, aussitôt que Harthing lui eut fait le portrait du cabaretier :

— La tache de vin ! Mais ce n’est autre que Jean Boisdon, l’hôtelier le plus à la vogue de Québec, et chez qui, le jour de mon départ, j’ai bu, avec quelques officiers français, un carafon d’eau-de-vie si veloutée. Ces derniers, en gens bien appris, ont voulu me féliciter de ma délivrance, et le guildive de l’aubergiste Boisdon a cimenté cette fraternité d’armes partielle entre anglais et français.

Il ajouta qu’il avait même remarqué l’enseigne que le vent faisait crier sur ses gonds au dessus de la porte d’entrée du cabaret. C’était un barillet badigeonné d’un jaune sale, et sur lequel les mots suivants étaient écrits en caractères longs et tremblants :

AU BARIL DOR
JEN BOIS DONC.

Cet affreux calembour avait attiré l’attention de l’officier anglais qui put aisément donner tous ces renseignements à Harthing. Mais, malheureusement pour notre lieutenant, son ami ne peut lui donner une réponse aussi satisfaisante au sujet de Louis d’Orsy, car ce nom ne lui était pas connu.

— N’importe, se dit Harthing en revenant chez lui, n’importe, j’en sais maintenant assez pour apprendre tout ce qu’il me reste à connaître.

Alors il s’empressa de dépeindre à Dent-de-Loup l’auberge de Boisdon, qui se trouvait sur la grande place et près de la cathédrale.

À mesure que l’Anglais avançait dans sa description, l’attention de l’indien semblait s’éveiller graduellement. Enfin, quand le lieutenant lui mentionna le baril jaune qui servait d’enseigne à l’auberge, le sauvage lui toucha le bras et dit :

— Les yeux du Chat-Rusé ont vu ce baril d’eau de feu suspendu à la porte d’un ouigouam.

En effet les Québecquois qui faisaient partie de l’expédition contre Schenectady, n’avaient eu rien de plus pressé à leur retour que de se rendre à la cathédrale, pour y remercier Marie sous la protection de laquelle ils s’étaient mis avant leur départ. Mais, comme ils n’avaient pu se défaire immédiatement de leurs captifs, ils les avaient amenés avec eux jusqu’à l’église à la porte de laquelle on les avait laissée momentanément sous bonne garde. Et, ce fut alors que les regards de Dent-de-Loup s’arrêtèrent sur la singulière enseigne de la première auberge canadienne. Il l’avait si bien remarquée qu’il assura pouvoir retrouver le cabaret, même par la nuit la plus noire.

Harthing rayonnait.

Avec l’aide de Dent-de-Loup et de Boisdon, rien ne lui était plus facile en effet que de savoir où les d’Orsy demeuraient.

L’avarice de Boisdon lui était connue comme une mine d’exploitation très-praticable ; restait à s’attirer l’amitié du chef agnier. Mais il fit si bien ressortir aux yeux de Dent-de-Loup l’avantage que celui-ci trouverait à s’allier avec lui pour conduire leurs projets respectifs à bonne fin, que l’Iroquois lui dit :

— C’est bon ! Dent-de Loup marchera dans le même sentier de guerre que son frère blanc.

Le sauvage n’avait aucune connaissance de la langue française qui lui devait être cependant d’une si grande utilité pour s’aboucher avec l’aubergiste canadien. Ce à quoi l’esprit méchamment inventif du lieutenant remédia de son mieux, en persuadant à Dent-de-Loup de se fourrer dans la tête assez de mots et de phrases françaises pour se faire comprendre de Jean Boisdon. À cet effet Harthing se fit le maître de langue du sauvage ; car il avait lui-même, dans la prévision d’aller un jour en Canada, pris des leçons de français d’un pauvre huguenot parisien qui végétait à Boston, outre celles que lui avait données Louis d’Orsy, comme nous le verrons par la suite.

L’Iroquois, dont l’idée fixe de vengeance éperonnait toutes les facultés, se montra si bon élève que deux mois plus tard, lorsque la flotte anglaise fit voile de Boston pour le Canada, il savait assez de français pour émerveiller le lieutenant Harthing qui ne croyait pas qu’une tête de sauvage pût contenir autant d’intelligence.

Enfin, pour prévenir les soupçons de ses chefs au sujet de la présence de Dent-de-Loup sur la flotte, Harthing les prévint que cet homme lui était dévoué, corps et âme, et qu’il se proposait de l’envoyer en espion pour explorer la place qu’on allait attaquer.

Comme les qualités précieuses des peaux-rouges à cet égard étaient bien connues en Amérique, la présence du Chat-Rusé fut non-seulement tolérée, mais encore agréée par les chefs de l’expédition.

Nous n’entrerons maintenant dans aucun détail sur la marche de la flotte depuis Boston, qu’elle laissa au commencement de l’automne, jusqu’à l’île d’Orléans où nous la savons mouillée le quatorzième jour d’octobre. Il nous suffira de dire que, sans les vents contraires qu’il lui fallut essuyer presque continuellement, elle eût paru huit jours plus tôt devant Québec, et qu’alors c’en eût été sans doute fait de la ville, vu qu’on ne s’y attendait nullement à cette attaque et que toutes les troupes étaient encore à Montréal.

À présent que nos lecteurs connaissent les antécédents de Dent-de-Loup, reprenons le récit au point où nous l’avons laissé vers le commencement du troisième chapitre, c’est-à-dire au moment, où le chef agnier venait de quitter la flotte anglaise.

Poussée par un bras vigoureux, la pirogue du sauvage glissait, en dansant sur les vagues, avec la rapidité de la flèche. Pour assourdir le bruit que fait l’aviron en plongeant dans l’eau, l’Agnier avait eu soin d’envelopper le sien d’une étoffe légère.

Le canot rasa sans bruit les bords silencieux de l’île d’Orléans où, à part les aboiements éloignés de quelque chien de ferme, tout semblait dormir. Car les habitants, terrifiés par le voisinage des Anglais, n’osaient pas même allumer de feu dans leurs demeures, tant ils avaient peur qu’un indiscret rayon de lumière, en se glissant au dehors, n’attirât quelques rôdeurs nocturnes.

Après une heure de marche, l’indien était en vue de la ville dont la cime du cap paraissait se fondre dans l’obscurité de la nuit. Quelques coups d’aviron l’amenèrent à la Pointe-à-Carcy qu’il doubla en entrant un peu dans la rivière Saint-Charles.

Arrivé à quelques brasses de terre, vis-à-vis de l’encoignure qui réunit aujourd’hui les rues Saint-Pierre et Saint-Paul, il rama quelques coups de l’arrière pour arrêter sa pirogue et tendit l’oreille.

Rien ne bruissait au proche, que le clapotement monotone des vagues sur la grève.

Rassuré, Dent-de-Loup dirigea doucement son canot vers la terre qu’il atteignit bientôt. Après avoir tiré son embarcation à sec, sur le sable du rivage, le Chat-Rusé se mit à ramper vers la ville, non sans jeter auparavant un regard scrutateur dans la nuit sombre. Aucun bruit ne trahissait ses pas, tant ils étaient bien mesurés ; de sorte qu’un blanc fût passé à dix pieds du sauvage sans se douter de sa présence.

Durant quelques minutes Dent-de-Loup longea le cap, et finit par s’arrêter près d’un endroit désert au dessous du lieu où l’on voit aujourd’hui le modeste édifice du Parlement Provincial.

Il doit être à peu près inutile de faire remarquer ici que la basse ville a subi depuis lors des changements innombrables ; car, à cette époque, il y avait à peine soixante maisons disséminées depuis la Pointe-à-Carcy jusqu’au lieu où se trouve aujourd’hui le quai de la Reine.

Comme c’était par là qu’il s’était, captif, échappé, Dent-de-Loup reconnut la place et se mit à escalader le cap encore couvert alors de broussailles vivaces et d’arbustes assez solides pour pouvoir s’y retenir au besoin.

Après maints efforts, après s’être glissé comme un serpent entre les arbrisseaux desséchés par l’automne, le Chat-Rusé atteignit la cime du roc, et s’arrêta là où vous pouvez voir aujourd’hui cette petite plate-forme qui touche à la clôture d’enceinte du Parlement.

Dent-de-Loup prêta de nouveau l’oreille aux bruits qui pouvaient venir des environs, et, comme rien n’indiquait un danger prochain, il se hissa résolument sur le haut des palissades et se laissa descendre dans la cour de l’évêché, qu’il traversa en tapinois. Quand il eut atteint l’endroit où la clôture qui entourait la cour formait un angle en rejoignant celle du Séminaire, il bondit vers le faîte de la muraille, s’y accrocha des mains, et, descendit dans la rue Port-Dauphin. Après s’être assuré que personne ne le voyait, il s’engagea dans la rue Buade. Quelques pas de plus l’eurent bientôt conduit au pied du mur qui soutient le clocher de la cathédrale.

Ici, l’espion s’arrêta en se faisant si petit, que nul œil humain ne le pouvait voir, grâce à l’obscurité qui le favorisait. Ses prunelles se dilatèrent en se fixant sur une maison sise presque en face, et qui se trouvait à l’endroit de celle occupée maintenant par l’hôtelier Grondin.

Cette maison, assez étroite et encaissée entre deux plus hautes qui semblaient la regarder avec dédain lorsque le soleil éclairait leur toiture, était la seule où l’on veillait encore, si l’on en jugeait d’après un jet de lumière qui, partant de l’intérieur, dormait paisiblement sur le pavé de la rue.

Le Chat-Rusé inclina la tête de côté et d’autre pour mieux écouter ; rien ne bougeait. Alors il traversa la rue et vint se blottir au dessous de la fenêtre éclairée.

En ce moment un petit grincement aigre, qui se produit au dessus de lui, le force à lever la tête ; et il aperçoit un objet qui se meut lentement au dessus de la porte. Il examine ce corps avec attention, s’assure de ses mouvements uniformes et fait quelques signes de tête qui annoncent le contentement intérieur qu’il éprouve sans doute en reconnaissant la nature de ce bruit. C’est l’enseigne de l’auberge qui gémit sur ses gonds rouillés.

Convaincu dès lors qu’il ne peut se tromper, Dent-de-Loup s’avance vers la porte en longeant la muraille ; mais au même instant cette porte s’ouvre et le reflet d’une lumière de l’intérieur se répandant sur le sol, laisse voir dans la rue l’ombre d’un homme qui se tient sur le seuil.

La tête du sauvage touche presque les pieds de celui qui se trouve ainsi debout à l’entrée de l’auberge.

Dent-de-Loup hasarde un coup d’œil au dedans de la maison. Il n’y a personne au premier étage.

L’homme qu’il voit près de la porte est donc seul, seul.

Alors l’aubergiste Boisdon, car c’était bien lui, voit comme une ombre surgir brusquement de terre, tandis qu’il sent cinq doigts d’acier se cramponner à son cou, et que la pointe acérée d’un poignard tâte sa poitrine.

— Mon frère est mort, s’il crie ! murmure une voix étrange à l’oreille du pauvre Boisdon dont la moelle semble lui glacer les os, tandis que ses genoux se donnent de nerveuses et rapides accolades.

On sait que Boisdon avait presque un aussi grand faible pour sa vie que pour son argent. Nous pouvons même avancer sans crainte qu’il lui passait souvent de petits frissons nerveux sur l’épine dorsale, quand il lui fallait s’aventurer, seul par les rues, alors que le soleil ne pouvait être témoin d’une bravoure qu’il aurait volontiers affichée en plein midi.

Notre homme eut si peur en cette circonstance, qu’il promit de faire chanter dix grand’messes pour le soulagement des âmes souffrantes, si ce poignard menaçant s’émoussait sur sa poitrine.

Le sauvage voyant l’hôtelier tremblant arrêter jusqu’au mouvement de ses yeux, pour ne point paraître opposer de résistance, avait repoussé Boisdon jusqu’au milieu de l’unique pièce du rez-de-chaussée, après avoir refermé du pied la porte qui s’ouvrait sur la rue. Puis, desserrant un peu l’étau de ses cinq doigts, il lui avait rendu la respiration plus facile, tout en lui faisant sentir que la pointe de son arme avait dû être aiguisée dans un dessein peu charitable.

Alors approchant ses lèvres de l’oreille attentive de l’aubergiste, il lui dit tranquillement à voix basse :

— Que mon frère au visage pâle n’ait point peur. — Soit dit en passant, la figure du cabaretier avait en ce moment la couleur d’un citron malade. — Dent-de-Loup ne veut point de mal à son frère. Que celui-ci regarde.

Le sauvage, lâchant la gorge de l’aubergiste, introduisit sa main gauche sous une ceinture de peau d’orignal qui lui ceignait les reins, et exhiba quelques pépites d’or aux yeux doublement surpris de Jean Boisdon.

La vue du précieux métal fit refluer le sang aux joues de l’avare, qui se remit d’autant mieux que Dent-de-Loup avait aussi rengainé son arme.

Poussant alors un soupir mélancolique.

— Pourquoi donc me menacer ainsi, demanda-t-il d’un air à moitié convaincu.

— Dent-de-Loup n’est pas l’ami des Français, répondit celui-ci, et si les faces pâles du grand village s’emparaient du pauvre Iroquois, il partirait bientôt pour les plaines sans fins du Grand-Esprit. Il lui faut user de ruse pour revoir son frère.

— Dent-de-Loup ! murmura Boisdon stupéfait de reconnaître l’ancien prisonnier du château.

— Oui, Dent-de-Loup qui te doit la liberté. Il ne l’a pas oublié ; il t’apporte du métal rayonnant pour te l’offrir en retour d’un service qu’il va te demander. Mais le guerrier est seul au milieu de ses ennemis, et il exige un peu de sûreté, acheva le sauvage, qui jeta vers la porte un regard significatif.

La seule pensée de palper encore quelques pépites rendit toute sa confiance à l’avare qui s’en alla verrouiller la porte et revint se placer en face de Dent-de-Loup.

— Que mon frère veuille bien m’écouter, fit le Chat-Rusé en montrant un siège à Boisdon, tandis qu’il en prenait un lui-même.

Boisdon redevint tout oreille.

— Dent-de-Loup a ramassé ces cailloux, dit le sauvage en montrant avec quelque dédain les pépites d’or qu’il tenait en sa main gauche, dans un vallon connu de lui seul.

Les yeux de l’avare se firent si grands, qu’il fallait tout le flegme d’un Iroquois pour ne pas éclater de rire.

Dent-de-Loup continua néanmoins avec impassibilité.

— Si mon frère aime tant ce métal que nous méprisons là-bas, il lui sera facile d’en remplir vingt fois ce tonneau d’eau de feu.

Et l’Agnier montra du doigt un baril qu’il y avait au fond de la salle.

Un sourire ineffable vient se suspendre aux lèvres de l’avare qui ferma les yeux, pour mieux se figurer les innombrables reflets que produirait un pareil amas de ce métal qu’il adorait.

— Mais, continua l’Agnier, pour que Dent-de-Loup consente à conduire son frère au vallon inconnu, ce dernier devra d’abord l’aider à trouver dans ce grand village une vierge pâle aux yeux bleus, dont tu peux voir ici le nom.

Et il tendit à Boisdon un papier sur lequel Harthing avait écrit le nom de celle qu’il convoitait.

— « Mademoiselle d’Orsy », lut l’aubergiste.

— C’est ainsi que s’appelle la vierge blanche, répliqua Dent-de-Loup.

— Elle demeure à quelques pas d’ici.

— Mon frère veut-il venir avec le chef pour être son guide, reprit l’Iroquois en faisant passer une des pépites d’or dans la main de l’hôtelier.

— J’y vais, répondit Boisdon en se levant aussitôt.

Une seconde pépite ayant suivi le chemin de la première, Jean Boisdon tout ébloui par leurs scintillations eut un moment d’extase. Mais il se remit cependant bientôt, ouvrit la porte d’entrée, et, après avoir fait signe au sauvage de se tenir au dehors, il monta prévenir sa femme qu’il lui fallait sortir un instant et qu’elle eût à verrouiller la porte en son absence.

Tandis que dame Javotte, qui était un tantinet jalouse, maugréait contre une sortie à une heure aussi indue, l’aubergiste venait rejoindre le Chat-Rusée. Ce dernier l’attendait patiemment, et tous deux se dirigèrent vers la demeure de Louis d’Orsy qui était à cent quarante pas de l’auberge et sur la même rue. Quand ils arrivèrent en face de la maison du jeune officier, Boisdon la désigna du doigt à Dent-de-Loup.

Celui-ci parut réfléchir durant quelques instants après avoir examiné la maison ; puis se penchant vers l’aubergiste :

— Que mon frère me suive un peu, lui dit-il.

Comme Boisdon hésitait à aller plus loin, le sauvage lui glissa une paillette d’or dans la main, argument qui persuada l’avare. Il suivit Dent-de-Loup qui traversa la rue, descendit un peu vers le palais épiscopal et vint s’arrêter à la jonction du mur de clôture de l’évêché avec celui du séminaire. À cette heure de la nuit, un homme se pouvait cacher là, près de la muraille, sans que les passants le pussent voir de la rue.

— Mon frère au visage pâle voudrait-il venir se poster ici chaque soir, pendant une semaine, et à cette heure ; je lui donnerais de l’or.

— C’est bon, fit l’aubergiste ; mais pourquoi cela ?

— Le chef iroquois pénétrera plusieurs fois encore dans ce grand village ennemi, pour obéir aux ordres d’un homme pâle étranger qui aime la vierge blanche. Mais pour ne pas être surpris, il faut que quelqu’un m’avertisse de l’approche de mes ennemis, et veille à ce qu’on ne me remarque pas. Chaque soir le Chat-Rusé viendra se tapir contre ce mur, de l’autre côté ; il imitera le miaulement du chat, et, si tu ne vois personne dans les environs, tu répondras de même à ce signal. Alors seulement je franchirai le mur. Mon frère m’a-t-il compris ?

— Oui.

— Et consent-il ?

— Certainement.

— Bien. Mais rentre en ton ouigouam ; je n’ai plus besoin de toi maintenant. À la prochaine nuit, sois ici.

Tandis que Boisdon reprenait le chemin de sa demeure, Dent-de-Loup traversait de nouveau la rue s’approchait de l’une des fenêtres de la maison de Louis d’Orsy, et ouvrait un volet pour regarder à l’intérieur.

Ce fut alors que Marie-Louise aperçut la figure tatouée du sauvage et qu’elle eut peur. L’Iroquois se voyant découvert prit sa course vers la demeure de l’évêque, bondit comme un tigre par dessus la muraille, sans être remarqué, grâce aux ténèbres, traversa silencieusement la cour de l’évêché, se laissa glisser ensuite sur le flanc du cap et courut à la grève rejoindre son canot.


CHAPITRE CINQUIÈME.



aux armes ! aux armes !


Le lendemain du jour où les évènements qui précèdent s’étaient accomplis, le chevalier de Vaudreuil, — on doit se souvenir que M. de Frontenac l’avait envoyé à l’Île d’Orléans — ayant apporté la nouvelle qu’un mouvement inusité se faisait sur la flotte, on s’attendit donc à la voir bientôt paraître. En effet, le seize au matin, c’était un lundi, on aperçut les premières voiles qui semblaient planer au loin sur la Pointe-Lévis.

La ville qui, jusqu’à ce moment, était demeurée assez tranquille, s’émut tout à coup ; et un sourd bourdonnement parcourant bientôt toutes les rues, fit sortir les citoyens de leurs maisons, tandis que les femmes effarées mettaient la tête aux fenêtres.

Puis, ce bourdonnement s’enfla, s’enfla et se fit dans un instant clameur immense, pendant que la voix des cloches sonnant à toute volée lançait l’alarme aux quatre coins du ciel.

Alors, tout se fit bruit, tout devint mouvement.

« Aux armes ! aux armes ! Voilà les Anglais ! » telles étaient cependant les notes dominantes de tout ce vacarme, pendant que le son aigu des clairons, appelant les soldats aux armes, éclatait de temps à autre en cris stridents et prolongés.

Les militaires couraient à leur poste, les bourgeois par les rues, et les femmes un peu partout, mais sans savoir où elles allaient.

Cependant les principaux citoyens s’étaient tout d’abord portés au château où M. de Frontenac entouré de son état-major se tenait sur la terrasse, laquelle était suspendue au-dessus du cap, pour examiner les mouvements de la flotte ennemie. Le gouverneur fit prier les notables de se rendre auprès de lui, et les ayant salués gravement, il braqua de nouveau une lunette de longue-vue, qu’il tenait à leur arrivée, sur la flotte dont les premiers vaisseaux débouchaient déjà dans le port.

— Monsieur de Bienville, dit bientôt le comte en se tournant vers celui-là qui, jusqu’à ce moment s’était quelque peu tenu en arrière, votre vue de jeune homme vaut mieux que la mienne ; indiquez-moi donc le nombre et la capacité des vaisseaux à mesure qu’ils apparaîtront.

En ce moment toutes les voiles étaient en vue.

— Les premiers sont des vaisseaux de haut-bord, répondit Bienville. L’amiral est en tête, et je crois qu’il se dispose à jeter l’ancre, vu qu’il serre déjà ses premières voiles.

— Est-ce bien l’amiral qui vient le premier ?

— Oui, monsieur le comte. Je reconnais parfaitement son pavillon qui flotte au grand mat. Je crois même qu’il a jeté son ancre, car il me semble que les voiles de perroquet battent les mats et que la frégate commence à éviter.

En effet la marée montante faisait déjà tourner le vaisseau amiral sur lui-même, et M. de Frontenac, à l’aide de sa longue-vue, put distinguer un groupe d’officiers qui se tenaient sur la poupe du navire commandé par Phips.

— Mais que font donc les plus petits bâtiments ? on dirait qu’ils veulent dépasser l’amiral.

— Ils rangent la côte de Beauport, monsieur le comte, afin, je suppose, de trouver moins d’eau pour leur ancrage.

Bienville ne se trompait pas ; car, les derniers, imitant la manœuvre de leurs aînés, avaient mouillé l’ancre près de la côte et commençaient à carguer leurs voiles.

— Combien sont-ils ? demanda froidement M. de Frontenac.

— Trente-quatre, monsieur le comte, dont, je crois, trois frégates et cinq corvettes qui tiennent le milieu du fleuve. Les autres, rangés près de la côte de Beauport, ne sont que des brigantins, des caiches, des barques et des flibots.

Suivirent quelques minutes de silence, durant lesquelles les yeux de ceux qui étaient sur la terrasse examinèrent avec anxiété les diverses manœuvres de la flotte anglaise.

Il était à peu près neuf heures et demie du matin lorsque la dernière voile disparut repliée sous ses cargues.

Alors Bienville s’écria tout à coup :

— Voyez vous ce canot qui se détache de l’amiral. Eh ! parbleu ! il doit y avoir un parlementaire à bord, car j’aperçois un pavillon blanc qui flotte à l’avant.

Dans ce cas, repartit aussitôt le gouverneur, il faut aller au devant de lui. Parlez-vous l’anglais, monsieur de Bienville.

— Je ne parle anglais qu’à coups d’épée, monsieur le comte. Mais voici mon ami M. d’Orsy à qui cette langue est familière, vu son séjour dans la Nouvelle-York.

— En effet, j’oubliais, reprit le gouverneur. Eh bien M. d’Orsy, vous allez accompagner M. de Bienville en qualité d’interprète. Quant à vous, monsieur de Bienville, descendez en grande hâte, à la basse ville et allez au devant de cet envoyé, avec une escorte de trois canots montés par quatre hommes chacun. Si le parlementaire demande à descendre à terre, bandez-lui les yeux, afin qu’il ne remarque rien de l’état précaire de la place. D’ailleurs, ayez pour lui tous les égards possibles. Allez !

Bienville et d’Orsy saluèrent le gouverneur pour le remercier de l’honneur qui leur était fait, sortirent du château et descendirent à grands pas la côte de la Montagne.

Bientôt quatre canots laissaient la terre et se portaient vivement à la rencontre de la chaloupe anglaise, poussés qu’ils étaient par de vigoureux rameurs.

Les cinq embarcations se joignirent au milieu du fleuve, à mi-chemin entre la terre et la flotte.

— Ohé ! du canot ! cria Bienville, quand il fut à portée de voix du parlementaire ; puis il fit arrêter ses embarcations.

Stop ! commanda l’officier anglais à ses hommes. Et l’on s’arrêta des deux côtés en s’observant d’un air menaçant.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda alors en anglais Louis d’Orsy à celui qui commandait la chaloupe ennemie.

— Je suis envoyé par l’amiral Sir William Phips, pour traiter de la reddition de la place avec votre gouverneur, répondit l’Anglais avec suffisance.

— Harthing ! grommela d’Orsy ; et il serra les mâchoires pour arrêter au passage un énergique juron qui lui montait à la bouche.

— D’Orsy ! murmura de son côté l’officier britannique.

— Que dit votre anglais ? demanda François de Bienville à son ami.

— Il vient prier le gouverneur de capituler !

Les Canadiens accueillirent ces paroles par un immense éclat de rire.

— D’Orsy les fit taire d’un regard, et s’adressant au parlementaire :

— Si vous voulez voir M. le comte de Frontenac, il faut vous soumettre à ses conditions qui sont, de vous bander les yeux pour vous conduire au château Saint-Louis, et de nous suivre à terre sans votre escorte.

À ces paroles, le rouge monta à la figure du lieutenant Harthing qui répondit avec un emportement mal contenu :

— Remarquez bien, monsieur d’Orsy, que je ne viens pas en espion !

— Les ordres de M. le comte de Frontenac sont formels, répliqua froidement d’Orsy, et monsieur Harthing est parfaitement libre de retourner à son bord si ces conditions lui déplaisent.

Harthing se mordit les lèvres, et après avoir réfléchi quelques instants :

— Sachez au moins que je représente une nation, et, qu’à ce titre ma personne est inviolable.

— Vous ne m’apprenez rien, monsieur, répondit d’Orsy, et je sais très-bien quels égards vous sont dus.

— C’est bon ! je vous suis, reprit flegmatiquement l’envoyé.

Bienville fit alors approcher son embarcation bord à bord avec la chaloupe anglaise, et Harthing prit place sur le canot canadien en ordonnant à ses gens d’attendre son retour.

Pendant les quelques instants qu’ils se trouvèrent côte à côte, les Canadiens et les Anglais se toisèrent d’un air fort peu bienveillant ; mais grâce à la présence de leurs officiers respectifs, pas un mot ne fut échangé, pas un geste ne trahit ce bouillonnement intérieur de vieilles haines nationales qui n’auraient pas mieux demandé que de se manifester activement.

— Nage à terre ! commanda Bienville à ses gens dont les rames mordirent la vague.

— J’en suis bien fâché, monsieur, dit d’Orsy au lieutenant anglais, mais ma consigne est de vous bander les yeux.

— Faites.

Au bout de dix minutes les quatre canots accostaient la levée aujourd’hui nommée quai de la Reine.

M. de Frontenac n’avait cependant pas perdu son temps dans l’inaction. Chez cet homme énergique les idées décisives ne se faisaient point attendre ; à peine convoquées, elles arrivaient vigoureuses, sages et hardies, et l’action suivait chez lui la pensée de si près qu’elles ne faisaient, pour ainsi parler, qu’un tout.

Bienville et d’Orsy avaient à peine mis pied dans le canot qui les devait conduire audevant du parlementaire, que déjà le gouverneur avait donné les ordres suivants aux officiers qui l’entouraient.

Il enjoignit d’abord à M. LeMoyne de Maricourt, frère de François de Bienville, d’aller prendre position à la basse ville, avec la compagnie qu’il commandait, sur la plate-forme défendue par trois pièces de canon. M. de Maricourt était arrivé de Montréal avec son frère, M. LeMoyne de Sainte-Hélène, durant la nuit précédente, apportant la nouvelle que les troupes de cette ville ne tarderaient pas d’arriver. M. de Sainte-Hélène devait occuper un autre quai fortifié à la ville basse, avec le détachement dont il venait d’être fait capitaine. Puis, afin de tromper le parlementaire sur l’état de la place, vu que les troupes de Montréal et des Trois-Rivières n’étaient pas encore arrivées, ordre fut donné aux seuls trois cents hommes en état de combattre qui se trouvaient alors dans la ville, de faire un grand bruit d’armes sur le passage de l’envoyé de Phips. Pour ajouter à l’illusion du parlementaire qui n’y verrait rien au travers de son bandeau, le major Provost devait disséminer les troupes en différents endroits et les faire manœuvrer bruyamment par toutes les rues de la ville.

Les ordres du comte furent si bien exécutés que les premiers sons qui frappèrent l’oreille du lieutenant Harthing quand il mit le pied sur la levée, ne laissèrent pas que de l’étonner ; car les Anglais croyaient, et non sans raison, la ville hors d’état de se défendre. Quelques artilleurs traînaient lourdement les pièces. D’autres roulaient des projectiles à quelques pouces de ses pieds ou faisaient cliqueter leurs épées à ses oreilles.

— Fanfaronnades que tout cela, se dit Harthing.

Mais il n’était pas à bout de mystifications.

D’après l’ordre du gouverneur, on lui fit faire les plus longs détours, le ramenant souvent au même point de départ, et toujours avec un grand bruit d’armes.[33]

Harthing atteignit ainsi le pied de la côte de la Montagne ; mais ici ce fut bien pis encore. J’ai déjà dit que la montée du port à la haute ville était barricadée par trois retranchements formés de chaînes et de tonneaux remplis de terre et de pierre. Aussi l’Anglais trébuchait-il à chaque instant. Ici un tonneau lui barrait le passage, là il serait infailliblement tombé sur un amas de pierres, sans la précaution que ses guides avaient de le soutenir ; plus loin une chaîne tendue bien raide heurtait ses tibias.

— Diables de Français ! grommelait-il.

Il parvint enfin à la haute ville. Mais bien loin de le conduire directement au château, ses guides s’engagèrent avec lui dans la rue Buade, en se dirigeant vers la grande place. En ce moment une compagnie d’infanterie les dépassa au pas de course ; les trente hommes qui la composaient frappaient si bien du talon, que notre Anglais crut qu’il y en avait au moins deux cents.

Il n’y eut pas jusqu’aux femmes qui ne s’avisèrent de mystifier le pauvre envoyé. La sœur Juchereau de St. Ignace rapporte, dans l’Histoire de l’Hôtel-Dieu, que les dames de Québec assaillirent de quolibets le parlementaire ahuri, et qu’elles l’appelèrent colin-maillard, à cause du bandeau qui l’empêchait de voir.

Cependant Marie-Louise d’Orsy s’était mise à sa fenêtre dès le commencement du vacarme qui régnait dans la ville. Voyant approcher plusieurs militaires qui entouraient un officier anglais dont les yeux étaient bandés, la curieuse jeune fille mit la tête hors de la croisée pour pénétrer ce mystère.

Harthing n’était en ce moment qu’à quelques pas de la maison, et toujours escorté par MM. de Bienville et d’Orsy.

L’attention de Marie-Louise se trouvait tellement concentrée sur l’homme au bandeau qu’elle ne remarqua pas d’abord son fiancé qui lui envoyait le plus gracieux des saluts. Son regard s’attachait à la figure de l’étranger à mesure qu’il approchait. Lorsqu’il passa devant sa fenêtre, les yeux de la jeune fille devinrent d’une fixité étrange ; puis elle pâlit, et se rejeta brusquement en arrière en poussant un cri qu’on entendit de la rue.

— Qu’avez-vous donc, mademoiselle ? lui dit aussitôt la vieille Marthe, sa servante, qui se trouvait auprès d’elle.

— Mon Dieu ! c’est lui ! je l’ai reconnu ! répondit Marie-Louise dont la pâleur devint encore plus prononcée.

— Qui donc, mademoiselle ?

— Harthing ! Marthe, Harthing !

— L’Anglais !…

— Oui. Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle en fondant en larmes, faites, je vous prie, que ce pressentiment soit menteur ! Mais quand j’ai vu cet homme près de mon fiancé, mon cœur s’est serré, Marthe, et il m’a semblé voir un nuage de sang qui passait entre eux ! Mon Dieu ! mon Dieu !

Et ses sanglots de redoubler.

Le premier mouvement de l’officier anglais, lorsqu’il entendit le cri poussé par la jeune fille, fut de porter la main au bandeau qui l’empêchait de voir ; mais d’Orsy, prompt comme l’éclair, arrêta son bras à moitié chemin, et lui dit d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme.

— Monsieur Harthing, n’oubliez pas les conditions auxquelles vous vous êtes soumis.

L’Anglais laissa retomber son bras.

Oh ! s’il eût pu s’imaginer qu’il venait de passer à trois pas de cette demeure qu’il brûlait de connaître !

Ce n’était pourtant que dans le but d’apercevoir l’habitation de Mlle d’Orsy qu’il avait sollicité, puis obtenu d’être envoyé comme parlementaire. Et dire qu’il lui fallait parcourir la ville sans rien y voir !

Au cri jeté par son amante, Bienville avait fait un pas rétrograde ; mais d’Orsy rappela son ami près de lui d’un regard si impératif, que le pauvre amoureux ne put s’empêcher d’obéir, tout en se demandant s’il ne rêvait pas, et quelle pouvait être la cause de ce drame muet dont il venait d’être le témoin.

Harthing et son escorte continuait cependant leur marche.

Quand ils arrivèrent sur « la grande place, » aujourd’hui le marché, trois compagnies y paradaient, tambours et fifres en tête.

— Ces démons-là sortent donc de terre ! se dit Harthing ; on nous assurait pourtant que la ville était complètement dépourvue de garnison.

Après maints détours, après mille circuits pour dépister notre homme, après l’avoir laissé se heurter plusieurs fois sur les quelques chaînes dont on avait barré les rues principales, l’escorte du parlementaire prit enfin le chemin du château.[34]

M. de Frontenac y attendait l’envoyé de Phips dans la grande salle, avec les officiers qui se trouvaient alors à Québec, et les gentilshommes des environs, que la première nouvelle du danger avait amenés auprès de lui.

Aussi, rien ne saurait peindre la surprise du parlementaire lorsque le bandeau tomba de ses yeux, et qu’il se trouva en si nombreuse et surtout en si bonne compagnie.

Ils étaient en effet dignes en tous points de figurer à côté de leur chef, ces braves gentilshommes qui n’attendaient qu’un mot de sa part pour sauver leur patrie d’adoption, ou mourir comme on mourait alors, le mousquet ou l’épée à la main.

Auprès du comte de Frontenac, dont l’extérieur digne et noble en imposait tant à ceux qui rapprochaient, venaient : d’abord le chevalier de Vaudreuil, le sieur Juchereau de Saint-Denis[35] dont la belle conduite durant ce siège lui devait mériter des lettres d’anoblissements, M. LeMoyne de Sainte-Hélène que la mort allait bientôt frapper au champ des braves, ses dignes frères MM. de Bienville et de Maricourt, et le major Provost que le lecteur connaît déjà.

Vous auriez pu voir encore M. de la Touche, fils du Seigneur de Champlain et le chevalier de Clermont, qui tombèrent glorieusement tous deux sur le champ d’honneur trois jours plus tard.

Il y avait enfin les de St. Ours, les Linctôt, les Couillard, les Boucher, les d’Ailleboust, les Chambly, les Dugué, les d’Arpentigny, les Tilly, les Baby, les de Lotbinière, et maints autres nobles gens d’épée qui moururent presque tous dans les fréquents combats de ces temps chevaleresques dont les annales font aujourd’hui notre orgueil et notre gloire.

Harthing qui s’était cependant remis de sa surprise première, s’avança le front haut vers le gouverneur qu’il n’avait pas eu de peine à reconnaître au milieu de son état-major, tant l’habitude du commandement finit par laisser des traces sur la figure d’un vieil officier. Et, tendant un parchemin au comte, il lui dit en anglais avec aplomb.

— Voici la sommation par écrit que mon commandant l’amiral Sir William Phips vous envoie.

— Monsieur d’Orsy, dit le gouverneur qui, sans toucher au parchemin, garda son poing gauche sur la hanche, à la royale, et demeura le front ombragé de son large chapeau d’où jaillissait une gerbe de plumes blanches, veuillez prendre cet écrit et nous en traduire à haute voix la teneur.

D’Orsy prit le papier des mains du parlementaire et en traduisit le contenu à voix haute.

Un religieux silence règne dans la grande salle pendant cette lecture, silence à peine interrompu par le cliquetis des fourreaux d’épées qui heurtent le parquet, par suite de quelques mouvements nerveux de ceux qui les portent. Car elle est des plus propres à agacer les nerfs cette sommation de l’amiral anglais.

Phips accusait d’abord les Français de souffler la discorde en Amérique, témoin les hostilités qu’ils avaient commencées l’hiver précédent en la colonie de Boston, et sur plusieurs points des frontières. Les colons anglais craignant justement tout de gens qui les attaquaient en traîtres comme ils avaient fait à Schenectady, voulaient mettre fin à cette guerre de guets-apens, d’embuches et de massacres qui désolaient depuis trop longtemps le continent américain.

En conséquence, l’amiral Phips, venu au nom du roi Guillaume et de la reine Marie, sommait les français d’avoir à rendre tous leurs forteresses et châteaux-forts, avec armes et munitions, enfin à se remettre eux-mêmes et leurs biens en la bonne disposition de l’amiral anglais vainqueur des acadiens.

« Ce que faisant, » ajoutait la sommation de Phips, je vous pardonnerai en bon chrétien, ainsi qu’il sera jugé à propos pour le service de leurs Majestés et la sûreté de leurs sujets. »

À mesure que M. d’Orsy traduisait cette impertinente sommation, le rouge montait progressivement à la figure des Canadiens. Lorsqu’il en vint à l’accusation de traîtres que Phips lançait aux colons de la Nouvelle-France, un sourd murmure d’imprécations circula dans l’assemblée, pareil à ces bruits étranges qu’on entend dans nos forêts à la veille d’un orage. Mais quand il s’agit de reddition et du pardon de l’amiral, la voix de l’interprète fut couverte un moment par les menaces bruyantes qui grondaient de toutes parts.

— Pendons l’envoyé ! s’écria même M. de Valrennes d’une voix vibrante qui domina toutes les autres.

Harthing comprenait bien le français ; mais il n’en avait voulu jusque là rien laisser paraître ; aussi pâlit-il un peu quand il entendit cette voix qui demandait sa pendaison.

Mais il eut honte de laisser percer quelque crainte, et, tirant sa montre d’une main qu’il eût pourtant voulu être plus ferme, il dit que dans une heure, au plus, l’amiral désirait avoir une réponse positive.

Comme les murmures de ses officiers irrités devenaient de plus en plus prononcés, M. de Frontenac promena son regard fier et calme sur l’assemblée, et ces grondements s’éteignirent aussitôt.

Se tournant ensuite vers le parlementaire qui s’était entièrement remis :

« Monsieur, lui dit-il avec dignité, vous nous avez laissé voir, il n’y a qu’un instant, que vous entendez parfaitement le français, veuillez donc transmettre à votre amiral ce que je vais vous dire.

« D’abord, sachez que je ne reconnais nullement Guillaume, prince d’Orange, pour roi de la Grande Bretagne ; il n’est à mes yeux qu’un lâche usurpateur qui a foulé aux pieds les droits les plus saints en jetant à bas du trône son beau-frère Jacques II dont il a pris la place. Je n’ai donc rien à démêler avec lui.

« Quant aux accusations dont vous nous gratifiez si légèrement, laissez-moi vous dire que vous les méritez bien plus que nous. Quelle est en effet la cause qui m’a fait ordonner l’expédition de Corlar[36] dont la réussite vous a causé tant d’émoi ? Rappelez-vous, monsieur, cet odieux massacre de Lachine dont vous fûtes les instigateurs. Comment appeler l’acte de gens qui, semblant craindre de faire la guerre à leurs propres frais et périls, soudoient ces cruels enfants des bois qui méconnaissent tout droit des gens, et se réjouissent ensuite à huis-clos des cruautés auxquelles ils paraissent étrangers mais dont ils sont pourtant bien les auteurs ?

« La destruction de Corlar n’a été qu’une légitime représaille de cette œuvre ténébreuse et sanglante de Lachine, à tout jamais marquée du sceau de l’Angleterre. La postérité, j’en suis sûr, comprendra la dure nécessité du sang versé par nous dans la Nouvelle-Angleterre, mais elle flétrira, de toute son indignation la lâcheté des fauteurs du massacre de Lachine.

« Quant à accepter les conditions par trop humiliantes que nous offre si peu courtoisement Sir William Phips, quant à nous rendre, en un mot, croyez-vous que si j’inclinais à le faire, tant de braves gens ne s’y opposeraient pas ?

« Vous avez ouï les murmures d’indignation que votre arrogante sommation a soulevée autour de moi ; eh bien ! sachez que ces sentiments sont communs à tous nos gentilshommes ainsi qu’au dernier de nos paysans.

« Enfin, quand même les conditions que vous nous offrez seraient plus douces et courtoises, croiriez-vous par hazard que nous voudrions nous y fier ? Pensez-vous, monsieur que la parole d’un homme qui n’a pas rougi de violer la capitulation de Port-Royal, soit de bon aloi sur le sol canadien ?

« Détrompez-vous alors, et allez dire à votre maître qu’il n’est à mes yeux qu’un rebelle, puisqu’il a manqué à la foi qu’il devait à Jacques II, son roi légitime, et qu’au nom de Louis-le-Grand, roi de France, je méprise l’insolent défi que votre amiral n’a pas craint de m’envoyer. »

Harting restait confus et humilié par la rude réponse du gouverneur à laquelle il ne s’attendait guère. Il semblait un enfant rougissant d’une verte semonce justement méritée. Mais comme il n’aurait pas été prudent pour lui de transmettre, mot pour mot, à Sir William, les paroles du gouverneur, il demanda une réponse écrite.

— Allez ! lui dit le comte de Frontenac dont l’indignation si longtemps contenue se faisait jour enfin, « allez ! Je vais répondre à votre maître par la bouche de mes canons ! Qu’il apprenne que ce n’est pas de la sorte qu’on fait sommer un homme comme moi ! » [37]

— Messieurs de Bienville et d’Orsy, dit-il ensuite à ceux-ci, reconduisez monsieur avec les mêmes égards et les mêmes précautions qui ont accompagné sa descente à terre.

Quand il entendit prononcer le nom de Bienville, Harthing lança un regard haineux à ce dernier. Dent-de-Loup, qui lui-même tenait ce renseignement de Boisdon, lui avait appris que François était le fiancé de Marie-Louise.

Une demi-heure plus tard, Harthing rejoignait de nouveau sa chaloupe, après avoir toutefois circulé à satiété, parmi les chausse-trapes et les chevaux de frise qui semblaient naître sous ses pas.

— Au revoir, d’Orsy, grommela l’anglais hors de lui, en mettant le pied sur son embarcation. Et son regard acéré alla tâter celui de Bienville, qu’il rencontra prêt à la riposte.

— À bientôt, monsieur Harthing, répondit courtoisement le jeune d’Orsy qui salua le parlementaire et lui tourna le dos pour revenir à la ville.

— Cet anglais ne me plaît pas du tout, dit alors Bienville à son ami.

— Peut-être te plaira-t-il encore moins, quand tu sauras qu’il est la cause du cri que ma sœur a jeté tantôt en le voyant.

Oh ! enfin ! enfin ! dis-moi par quelle fatalité cet homme… ?

— Mystère ! pour le moment, mystère ! interrompit d’Orsy. Et d’un bond, il s’élança sur la levée que son canot venait d’accoster.


CHAPITRE SIXIÈME.



le trophée.


Lorsque MM. de Bienville et d’Orsy abordèrent le quai de la Reine, l’animation bruyante, qui régnait dans la ville quand nos deux amis l’avaient laissée pour la seconde fois, avait presque complètement cessé.

Et cependant ce silence succédant tout à coup au tumulte qui l’avait précédé, avait quelque chose d’extraordinaire qui se peut comparer à ce calme plat que l’on voit soudainement survenir entre deux tourmentes.

D’après les ordres du gouverneur, toutes les troupes et les milices disponibles en ce moment, étaient échelonnées sur les remparts où les soldats, le mousquet au poing, devaient se tenir prêts à toute éventualité.

On se souvient que le major Provost avait, en l’absence du comte de Frontenac, disposé trois batteries de canons à la haute ville ; la première, composée de huit pièces, était placée, à l’endroit où l’on voit aujourd’hui le jardin du vieux château ; trois autres canons étaient montés auprès d’un moulin à vent sur le Mont-Carmel ; on avait enfin pointé quelques petites pièces au-dessus de la rue Sault-au-Matelot, à l’endroit même où l’on voit aujourd’hui la grande batterie.

Cette artillerie était servie par des canonniers de l’armée régulière.

Les deux autres batteries, chacune de trois canons, que l’on avait établies à la basse ville, était confiées à deux compagnies de la marine commandées par Paul LeMoyne de Maricourt et par Jacques LeMoyne de Sainte-Hélène. Et certes, elles étaient entre bonnes mains, puisque MM. de Maricourt et de Sainte-Hélène passaient pour les meilleurs canonniers pointeurs de la colonie.

François LeMoyne de Bienville et Louis d’Orsy servant tous deux dans la compagnie commandée par M. de Maricourt, se trouvaient donc rendus à leur poste lorsqu’ils mirent le pied sur la levée où nous avons vu accoster leur canot.

Les pièces étaient déjà chargées, et l’on n’attendait plus pour faire feu que le premier coup de canon qui devait partir de la haute ville.

— Vous arrivez à temps, messieurs, dit alors le sieur de Maricourt à son frère et à Louis d’Orsy ; car je viens de parier avec le chevalier de Clermont[38] que j’abats le pavillon de l’amiral des trois premiers coups que je tire sur l’ennemi. Le chevalier prétend que le vaisseau de Phips se trouve hors de la portée d’une pièce de vingt-quatre. Qu’en dis-tu Bienville ?

Celui-ci mesura du regard l’espace libre qu’il y avait entre la flotte et le quai, puis, se retournant vers son frère

— Je soutiens ton pari contre le chevalier de Clermont.

— Vraiment. Bienville ! fit celui-là.

— Oui chevalier.

— Bien que l’habileté de notre commandant comme artilleur me soit connue, je ne crois pas qu’un boulet de vingt-quatre puisse atteindre sûrement le but que vous lui donnez.

— Vous pourriez bien vous tromper.

— Parbleu ! je le souhaite, mais je tiens à mon opinion.

— Fort bien ! chevalier. Mais moi je parie toujours pour mon frère. Bien plus, la marée monte ; or je m’engage à aller chercher à la nage ce pavillon anglais qui flottera sur les eaux avant un quart d’heure.

— Ah ! Bienville, si je ne savais pas que la forfanterie est aussi loin de votre cœur que le courage en est proche, je croirais cette offre-là fort peu hasardée. Qu’en dois-je donc conclure ?

— Ce que vous en devez conclure, mille bombes ! s’écria Bienville piqué au vif, c’est que nous voulons montrer aux Anglais, mon frère et moi, quels sont les gens qu’ils viennent attaquer. Tiens-tu pour moi, d’Orsy ?

— Certes ! répondit celui-ci, le beau moment pour reculer !

— Pardonnez-moi, Bienville, reprit alors le chevalier de Clermont en tendant la main à son compagnon d’armes. Mordiable ! votre projet de bain glacé me sourit assez, et je vous demande sérieusement la faveur d’être de la partie.

— Oh ! bien volontiers ! d’ailleurs la baignoire est assez grande pour nous trois.

M. de Maricourt venait cependant de pointer lui-même sa dernière pièce, lorsqu’une forte détonation qui partait de la cime du cap, fit lever la tête aux artilleurs.

— Le signal ! s’écria Bienville.

Haut la mèche ! haut le bras ! commanda Maricourt.

Trois artilleurs rapprochèrent de leur pièce respective les étoupilles allumées.

— Première pièce ! feu ! cria le commandant.

Un long jet de flamme jaillit de la gueule du premier canon qui, en reculant, parut se cabrer d’aise de montrer enfin sa grosse voix.

Les officiers qui avaient eu soin de se tenir en dehors du nuage de fumée que devait produire l’embrasement du salpêtre, avaient les yeux rivés sur le vaisseau amiral.

— Bien visé, Maricourt ! s’écria Bienville ; le projectile a coupé les haubans de bâbord du dernier hunier, quelques pieds plus bas que le pavillon.

— Voyons ce que fera le second, dit le commandant qui ordonna le feu d’une autre pièce.

— Très-bien ! exclama de nouveau Bienville, le bois est entamé, cette fois ! Bas les habits, d’Orsy.

— Eh ! corbleu ! Bienville, oublies-tu que j’en suis, repartit le chevalier de Clermont en ôtant son justaucorps.

Le troisième coup de feu couvrit sa voix.

— Bravo ! bravo ! s’écria Bienville en applaudissant de la voix et des mains. Voyez un peu maintenant, chevalier.

Le projectile avait porté en plein bois, fracassant le mat et hachant les haubans de tribord.

Alors une immense acclamation roula sur les flancs du cap, car le pavillon de l’amiral, dépourvu d’appui, venait de tomber sur les eaux du fleuve, entraînant sa drisse avec lui.[39]

Et les détonations se succédèrent sans interruption sur les remparts et les quais.

Cependant d’Orsy, Bienville et Clermont, en simple costume natatoire, se tenaient sur le bord de la levée, prêts à sauter dans le fleuve aussitôt que le pavillon serait en vue.

Bienville fut le premier à l’apercevoir.

— En avant, messieurs, dit-il en piquant une tête dans le Saint-Laurent.

Les trois plongeons n’en firent qu’un, puis la tête des nageurs reparut ruisselante hors de l’eau.

— Brrrrrr ! fit d’Orsy en secouant la tête, froide en diable cette eau-là !

— J’ai vu mieux que ça,… à la Baie-d’Hudson… le printemps dernier, dit Bienville qui, nageur émérite, avait déjà quelques pieds d’avance sur ses compagnons. Il nous fallait… emporter un petit fort… dont nous étions séparés… par une rivière… de deux arpents… de large… Mais nous avions compté… sans la fonte des neiges… et l’inondation… La rivière coulait… à pleins bords… quand nous y arrivâmes… Vingt-deux hommes seulement… savaient nager dans ma compagnie… Cinquante Anglais… nous attendaient de l’autre côté… N’importe, je donnai… le signal et l’exemple… et houp ! en avant !… nous y étions… Diable d’eau !… qu’elle était froide !… Elle aurait gelé celle-ci.

— Et vos Anglais ? demanda Louis d’Orsy qui suivait son ami de près.

— Bah ! repartit Bienville en se tournant sur le dos pour faire la planche, afin de permettre à Clermont, qui tirait de l’arrière, de le rejoindre, bah ! nous en eûmes… bientôt raison. Allons ! chevalier, arrivez donc… Êtes-vous engourdi ?

— Depuis que j’ai reçu… certain coup… de tomahawk… sur la jambe gauche,… je nage… avec peine.

— Dans ce cas… retournez à terre.

— Bienville… vous voulez me rendre… la monnaie de ma pièce… de tantôt… Il est vrai que vous êtes… dans votre droit… En avant !… messieurs… en avant !

Et les trois nageurs qui se trouvaient alors vis-à-vis de l’ancienne douane, mais à dix arpents de terre, piquèrent au large vers le pavillon. Ce dernier était encore à huit cents pieds plus bas ; mais la marée montante l’entraînait vers les trois gentilshommes.

À cet instant, ils virent jaillir l’eau en plusieurs endroits dans les environs du pavillon que le flux leur apportait, et plusieurs fortes détonations parties de la flotte leur firent lever la tête.

D’autres décharges succédèrent aux premières et quelques projectiles vinrent, en hurlant, tomber auprès des trois amis.

— Parbleu ! dit alors François de Bienville avec un admirable sang-froid, il paraît que… nous allons au feu dans l’eau… Mais ces messieurs…

Un boulet qui vint s’engloutir à dix pieds de lui et le couvrit d’eau en tombant, lui coupa la parole.

— Ces messieurs… nous prennent décidément… pour des cibles… puisqu’ils tirent à côté, continua-t-il, comme si de rien n’était.

Le pavillon flottait alors à quelques cinquante pieds en avant.

Bienville redouble de vigueur tandis que balles et boulets pleuvent autour de lui. Quelques brasses énergiques l’amènent enfin près du pavillon qui tient encore au tronçon du mat coupé par le boulet de Maricourt.

Appuyant alors ses deux mains sur ce dernier débris, et sortant hors de l’eau son buste qui ruisselle :

— Vive la Nouvelle-France ! crie Bienville aux Anglais de toute la force de ses poumons.

Et trois fois ce cri de victoire s’en va déchirer l’oreille de l’amiral qui rugit sur son banc de quart.

— Feu partout sur ces démons ! s’écrie Phips d’une voix étranglée par la rage.

Un réseau de flamme et de fumée enveloppe un instant le gaillard d’arrière du vaisseau amiral qui ne peut faire feu des deux côtés de ses sabords, vu la position que lui donne le flot.

Quelques projectiles passent en miaulant près de Bienville, qui a pris soin de rentrer dans l’eau jusqu’au cou, après avoir jeté ses trois défis. Une balle vient même couper la drisse qui rattache le mat au pavillon.

Ça me va, murmura François, car j’avais oublié mon couteau. Merci, messieurs, dit-il en tournant le dos aux Anglais. Puis, il saisit le pavillon avec ses dents et l’entraîne à la remorque.

Bienville avait cependant perdu ses amis de vue depuis quelques minutes, et, lorsqu’il les rejoignit, sur son retour, il s’aperçut que d’Orsy soutenait le chevalier.

— Diable ! êtes-vous blessé, Clermont ? lui dit aussitôt François en voyant une teinte rougeâtre colorer l’eau près du premier.

— Ne m’en parlez pas, Bienville,… ces mécréants m’ont… entamé la jambe droite… justement la meilleure, les chiens !

— Es-tu fatigué,… d’Orsy ? demanda Bienville.

— Pas le moins du monde…

— Dans ce cas… continue de nager… à droite de notre ami ; je vais en faire autant… à sa gauche… pour le soutenir aussi.

— Messieurs, repartit alors le chevalier de Clermont, j’ai bien peur… que vous ne puissiez pas… gagner terre… en me soutenant ainsi… Laissez-moi donc… m’en tirer seul… Bah ! en supposant… que je périsse… un jour plus tôt,… un jour plus tard… cela ne fait rien.

— Or çà, chevalier, répliqua Bienville, pour qui nous prenez-vous donc ? Allons ! laissez-nous faire… et tout ira bien.

Et ils continuèrent d’avancer vers la terre, tout en entendant passer des projectiles autour d’eux.

Les artilleurs de la ville ne restaient cependant pas inactifs, et pour protéger la retraite des trois braves, ils nourrissaient un feu d’enfer entre eux et la flotte ennemie ; ce qui eut pour effet d’empêcher les Anglais de mettre leurs chaloupes à l’eau, et de poursuivre les trois Canadiens.

Mais ceux-ci avançaient lentement ; car M. de Clermont, dont la blessure n’était pas grave, mais qui pourtant perdait beaucoup de sang, ne pouvait presque pas s’aider à nager.

— Soyez raisonnables,… mes chers amis, dit-il bientôt. Laissez-moi,… je vais faire la planche… Peut-être la marée… me portera-t-elle… à terre… et…

— Dieu me pardonne ! chevalier,… mais vous divaguez… Allons ! courage, ami,… voici qu’on vient à nous.

En effet, des chaloupes, que M. de Maricourt envoyait pour les recueillir, accouraient à force de rames.

Et quelques minutes plus tard, les trois nageurs étaient hissés sur la première embarcation venue, par dix bras empressés.

M. LeMoyne de Maricourt ayant eu la prévoyance d’envoyer leurs habits aux jeunes gens, ceux-ci n’eurent pas le temps de frissonner sous la froide haleine d’une brise de nord-est qui s’élevait en ce moment.

— Ouf ! les dents me font mal, car le pavillon était lourd à traîner, dit Bienville en reprenant haleine.

— C’est qu’il est chargé de gloire, repartit d’Orsy.

— Sans vous, messieurs, j’allais sombrer, dit Clermont. Aussi entre nous est-ce désormais à la vie et à la mort.

— Êtes-vous blessé gravement, lui demanda Bienville avec intérêt.

— Non, je n’ai qu’un lambeau de chair de parti, mais j’ai perdu beaucoup de sang ; ce qui ne m’empêchera pourtant pas de faire le coup de feu demain.

Le canot monté par Bienville et d’Orsy touchait en ce moment la levée.

Ici une véritable ovation attendait les trois braves. Car à peine eurent-ils mis pied à terre, que vingt robustes gaillards les enlevèrent du sol pour les porter à la haute ville. Clermont eut beau se défendre sur sa blessure, rien n’y fit ; et après avoir bandé sa jambe, tant bien que mal, il lui fallut suivre ses amis à la hauteur de leur triomphe. Et les enthousiastes porteurs se dirigèrent en acclamant vers la côte de la Montagne.

Le véritable triomphateur était cependant François Bienville. Fièrement drapé dans le pavillon anglais, les bras croisés sur sa forte poitrine, il semblait se dire que ces honneurs ne lui étaient que justement dus. Aussi jetait-il un regard assez calme sur la foule de militaires, de bourgeois, de femmes et d’enfants, qui se pressaient sur son passage en le saluant de mille joyeux vivat. Car le Français brave et glorieux par excellence, n’est jamais étonné des honneurs de la victoire.

À l’entrée de la rue Buade, M. de Frontenac, qu’on avait mis au courant des hauts faits des trois Canadiens, s’en vint au devant d’eux.

— Bien ! messieurs ! très-bien ! s’écria le gouverneur en les apercevant. Ces Anglais fussent-ils dix mille, avec cinq cents hommes comme vous à mes côtés, je ne les crains pas.

— Vive monsieur le comte ! Vive Bienville ! Vive la France ! vociféra la foule qui encombrait la place.

Bienville détourna la tête pour cacher l’émotion qui le gagnait. Il aperçut alors, Marie-Louise qui le regardait de sa fenêtre ; elle applaudissait de ses mains mignonnes, tandis que deux larmes de bonheur glissaient sur ses joues rosées.

Ces doux pleurs de sa fiancée lui allèrent au cœur, et, saisi d’une indicible émotion, il déroula vivement le drapeau qu’il avait négligemment jeté autour de son buste ; et, se levant debout sur les épaules de ses porteurs, il agita son glorieux trophée sur la foule qui ondoyait à ses pieds, en criant d’une voix tonnante :

— Vive la France ! et mort à l’Anglais !

Le peuple répondit par un écho terrible qui s’en alla s’éteindre sur la flotte ennemie.

Le cortège continua sa marche vers la « grande église. » Bourgeois et soldats, enfants, femmes et vieillards, tous, tant qu’ils purent, entrèrent dans la cathédrale à la voûte de laquelle on suspendit le glorieux trophée.[40]

Et les prières ardentes de tous ces hommes de foi, montèrent des dalles et des parvis vers l’Éternel qui ouït aussitôt la voix suppliante d’un peuple héroïque.

En effet, à peine François de Bienville et ses deux compagnons, ils avaient enfin repris pied sur le sol, sortaient-ils de la cathédrale, que le bruit mat de plusieurs tambours battant aux champs se fit entendre.

D’abord éloignés, ces sons qui viennent des plaines semblent se rapprocher.

On court vers la rue Saint-Louis, et les vivats d’ébranler de nouveau les airs en joyeuses acclamations.

M. de Callières entrait dans la ville à la tête de huit cents hommes du « gouvernement de Montréal. » Craignant d’être surpris sur le fleuve par quelque vaisseau anglais, M. de Callières, avait, la nuit précédente, fait débarquer ses troupes à la Pointe-aux-Trembles ; et le reste du trajet s’était fait à pied.

Bienville et d’Orsy, avant de retourner à leur poste auprès de M. de Maricourt — Clermont était allé faire panser sa blessure — purent voir les nouveaux venus qui semblaient des plus joyeux d’arriver.

— Quel dommage, s’il n’était rien resté pour nous ! disaient entre eux les gens de Montréal en défilant par la rue Saint-Louis. Mais, Dieu merci, les violons seuls ont commencé à jouer ; nous serons donc à temps pour la danse ! bravo !


CHAPITRE SEPTIÈME.



anglais et français.


Sur les huit heures du soir de la même journée, François de Bienville se reposait de ses nobles fatigues auprès de son ami Louis et de son heureuse fiancée.

Comme rien ne laissait présager une attaque nocturne, les deux officiers avaient obtenu congé pour la nuit ; seulement ils étaient avertis qu’un coup de canon, tiré du fort Saint-Louis devait rappeler, en cas d’alerte, officiers et soldats à leur poste.

La conversation roulait naturellement sur les événements de la journée. Aussi, point n’était besoin de lieux communs, cette peste de nos soirées bourgeoises inventées pour la grande mortification des gens d’esprit.

— Mon Dieu ! si vous saviez ce que j’ai souffert aujourd’hui ! disait, avec un tendre accent de reproche, Marie-Louise à son fiancé.

— Qu’est-ce donc qui vous a causé cette souffrance ?

— La crainte.

— Mais vous n’avez couru nul danger, que je sache ?

— Oh ! je n’ai pas tremblé pour moi, mais pour vous seulement.

— Pour moi !

— Cela vous étonne ? Mais vous ne savez donc pas que je vous ai vu lutter contre les flots, et que chacun de vos mouvements resserrait cet étau d’angoisse qui broyait mon cœur. Oh ! dites-moi, auriez-vous agi de la sorte, si vous aviez pensé que j’étais peut-être témoin de votre téméraire action ?

— Ne vous fâchez pas de cet aveu, Marie-Louise, mais je crois, au contraire, que le pressentiment que j’avais d’agir sous vos yeux est bien entré pour quelque chose dans la hardiesse de mon entreprise.

— Méchant ! fit la jeune fille qui le caressa d’un regard moitié grondeur et moitié satisfait.

Car il n’est pas de femme dont l’amour… propre reste insensible aux beaux faits qu’elle sait inspirer.

— Mais, je vous en prie, dites-moi, reprit Bienville, quelle est la cause de certaine frayeur que vous avez manifestée ce matin ?

Ce matin ! mais à quelle occasion ?

— Ne vous rappelez-vous pas ce cri qui vous est échappé lorsque nous avons passé devant la maison, avec le parlementaire anglais ?

— Ah ! mon Dieu ! ne me parlez point de cela, monsieur de Bienville.

— Mais pourquoi donc ?

— C’est qu’il en est de certains souvenirs comme des morts, il ne faut point les évoquer.

— Mille pardons de mon indiscrétion, repartit Bienville, mais je n’insisterais pas si votre frère ne m’avait déjà permis d’entrevoir un des coins du tableau.

— Qu’as-tu donc dit à M. de Bienville ? demanda Marie-Louise à son frère.

Celui-ci faisait en ce moment une guerre acharnée aux tisons ardents qui s’ébaudissaient dans l’âtre. Il se donnait cette occupation afin de ne point prendre part à la conversation des deux amants, et partant de les laisser causer tout à leur aise.

Cependant la question de sa sœur lui fit lever la tête, et il répondit tranquillement :

— Je lui ai dit que la vue de Harthing est la cause du cri que tu as jeté lors de son passage.

— Tu aurais bien dû…

En ce moment on frappa deux coups secs à la porte.

— Qui diable, peut venir à cette heure ! dit Louis. Et il alla ouvrir.

— Est-ce bien ici la demeure de M. Louis d’Orsy ? demanda quelqu’un du dehors.

Telle était l’obscurité que Louis distingua seulement l’ombre d’un homme, le nez dans son manteau et le feutre tiré sur les sourcils.

— Oui, monsieur, répondit Louis.

— Alors, veuillez remettre cette lettre à Mlle d’Orsy, reprit l’inconnu qui mâchonna ces mots, fit un pas en avant et tendit à Louis la missive. Mais la lumière qui éclairait l’intérieur de la maison, vint, par le mouvement qu’il fit, frapper le messager à la figure ; et malgré la précaution que ce dernier avait prise de se voiler le visage d’un pan de son manteau, Louis entrevit assez son homme pour le reconnaître plus tard, quand la marche des événements lui indiqua que cet individu était Jean Boisdon.

Aussitôt qu’il se fut acquitté de son message, le porteur ne se fit point prier pour tourner les talons et disparaître dans la nuit.

— Une lettre pour toi, dit Louis en tendant à sa sœur une missive cachetée d’un grand sceau de cire rouge.

— Pour moi !… Mon Dieu ! qui peut m’écrire ainsi ! Mais cette écriture est d’un homme !

Décachette-la donc ! lui dit son frère, moitié souriant et moitié sérieux.

— Harthing !… s’écria Marie-Louise qui, après avoir lu la signature, recula d’un pas et resta quelques instants immobile et comme pétrifiée par la terreur.

Instinctivement, le même cri déchira la gorge des deux amis.

— Harthing ! grommela Louis qui se rapprocha de sa sœur.

— Harthing ! toujours cet homme ! gronda Bienville.

Frissonnante, Marie-Louise tendit la lettre à son frère en lui disant :

— Tiens ! lis, toi.

Celui-ci lut alors à voix haute ce qui suit, sans pouvoir empêcher pourtant le dédain et la colère d’assourdir sa voix.

« Mademoiselle,

« L’éloignement ni le temps n’ont pu affaiblir en moi l’ardeur de mes sentiments à votre égard. Et malgré le refus cruel et la malheureuse scène qui précédèrent votre départ de Boston, je vous aime encore, avec, au moins, toute la passion d’autrefois.

« Pourquoi donc faut-il qu’une simple question de nationalité mette entre nous deux une muraille plus dure que le fer ! Hélas ! mon seul nom d’Anglais amena sur vos lèvres un méprisant sourire, alors que je vous fis, là-bas, le premier aveu de mon affection pour vous !

« Et pourtant, depuis quand l’amour s’est-il pu choisir une patrie ?

« De toutes les femmes que j’ai rencontrées, vous seule, mademoiselle, avez pu faire vibrer les fibres d’un cœur toujours insensible sous tout autre regard que le vôtre. En vain ai-je voulu étouffer en moi votre souvenir par les moyens les plus énergiques, et souvent, hélas ! les plus opposés à ce culte idéal que je vous avais voué ; non-seulement je n’ai jamais pu l’éteindre, mais encore a-t-il vaincu ma force et ma fierté blessée. Sans cesse ni relâche, ce souvenir me poursuit le jour, et, quand vient la nuit, il se suspend à mon chevet pour se glisser dans chacun des rêves qui passent sur mon front brûlant. Il me tuera, sans doute !

« Le seul fait de vous avoir écrit vous prouvera que j’ai cessé, de guerre lasse, cette lutte impossible contre moi-même. Aussi dois-je avouer que je ressens, plus que jamais, l’affreux malheur de vous être non-seulement indifférent, mais presque odieux.

« Car, tant que j’opposai résistance à cet entraînement, les raisons que je trouvais pour me persuader de la démence de ma passion, me forçaient de rompre avec toute espérance ; je voyais de refuge seulement dans la mort que je cherchais partout, sans qu’elle vînt jamais.

« Mais maintenant qu’un hasard — l’appellerai-je heureux — ? me rapproche de vous, maintenant que je ne combats plus parceque, peut-être, j’incline à espérer encore, je souffre horriblement à la seule pensée qu’un autre que moi vous pourra posséder.

« Car je sais que vous aimez un jeune Canadien nommé Bienville. Oh ! qu’il est heureux, celui-là ! et que je l’exècre ! »

— Je te le rends bien, va ! interrompit François.

« Mais, cet homme vous aime-t-il autant que je sais vous aimer, moi ?… Sa constance a-t-elle fait ses preuves ainsi que la mienne ? Aurait-elle pu tenir contre un refus sanglant et près de trois ans de séparation ? A-t-il, comme moi, fait partie d’une expédition lointaine et grosse de périls, rien que pour apercevoir le toit qui vous abrite, ou seulement voir un coin du ciel sous lequel vous vivez ?

« Et encore, quelles sollicitations, que d’adresse ne m’a-t-il pas fallu employer pour obtenir d’être envoyé comme parlementaire, afin d’avoir le bonheur de vous entrevoir au moins une fois. Mais ô fatalité ! le sort ne l’a pas voulu…

« Voilà comment j’ai su prouver à quel point vous méritez d’être aimée.

« Vous remarquerez peut-être, qu’il aurait été bien plus court de m’adresser ce matin à votre frère que la fortune semblait envoyer à ma rencontre. Hélas ! je ne le pouvais pas. Ma qualité de parlementaire s’opposait d’abord à ce que je traitasse d’un sujet aussi étranger à ma mission. Et d’ailleurs, vous l’avouerai-je, j’avais peur que d’un seul mot, tant votre frère était froid à mon égard, il ne détruisit les chères illusions qui seules m’ont fait vivre depuis quelque temps.

« Maintenant, dites-moi est-ce ainsi que ce Bienville a su vous prouver son amour ? Et pourtant, vous l’aimez ! tandis que moi…

« Oh ! non, vous ne serez pas à lui ! sous peu de jours, peut-être dans quelques heures, on donnera le signal de l’assaut. Sans doute que la ville sera emportée… et alors…

« Mais que la place soit prise ou non, n’importe ! Je te veux revoir, Marie-Louise, et je te reverrai ! Je le jure par les puissances de l’enfer ! Dussé-je pour cela, traverser le fleuve à la nage, passer sur le corps sanglant de vos sentinelles, et, seul, escalader, l’épée aux dents et l’espoir au cœur, l’abrupte rocher qui te protège ! Oui, j’irai te chercher bientôt, fut-ce le jour ou la nuit et au péril de mille morts. Il te faudra bien me suivre alors, ou sinon, malheur à toi !… et sur moi malédiction ! »

John Harthing.

Un éclair brûla l’œil de Bienville. Et ce lion rugit :

— Oh ! veuille le sort, infâme, que nous nous rencontrions face à face dans la mêlée !

— Ah ! tais-toi ! tais-toi ! s’écria Marie-Louise éperdue.

Et joignant ses belles mains, elle leva sur son fiancé des yeux pleins de prières et de larmes, en lui disant au milieu des sanglots qui l’étouffaient :

— Par grâce ! tu le fuiras, n’est-ce pas !… Mais dis-moi donc que tu le fuiras… C’est qu’il te tuerait vois-tu… Fuir ! qu’ai-je dit ? je te demande de fuir, à toi ?… Ô ! malheureuse que je suis ! mon Dieu ! mon Dieu !

Et vaincue par la souffrance et la terreur où la jetaient ces pensées, la pauvre enfant s’affaissa sur elle-même.

— Revenez à vous, Marie-Louise, s’écria Bienville en se jetant à genoux aux pieds de sa fiancée. Pourquoi cette terreur et ces larmes ? Ne voyez-vous donc point que cet homme est fou ? Vouloir à lui seul pénétrer dans la ville !…

— Et prendre la place d’emblée ! repartit Louis qui se mit à rire afin de rassurer un peu sa sœur.

— Oh ! si vous l’aviez vu comme moi, François, si vous saviez quelle énergie se peint sur sa figure, vous verriez bien alors qu’il est capable de tout !

— Oui, de tout ce qui est humainement possible, peut-être, mais point de ce dont il se vante.

Puis voyant l’excitation nerveuse de Marie-Louise se calmer un peu :

— Mais il est bien temps, ce me semble, que je connaisse la funeste cause qui jeta cet homme sur votre voie. Je vous supplie de ne m’en plus faire un mystère ?

— Oh ! pas à présent ! je ne pourrais point… Mais, tiens, mon bon Louis, parle, toi, dis-lui tout !

Celui-ci fit alors à son ami le récit qui va suivre.

C’était un homme de caractère que John Harthing, comme l’indiquaient des sourcils épais et deux plis entamant son front de bas en haut à la naissance du nez, ainsi que des lèvres plates qui semblaient adhérer aux dents. Son front pâle, rugueux et bas, était comme un voile agité toujours par le bouillonnement intérieur des passions sous un crâne en feu. Et, lorsque ses yeux, d’un gris verdâtre s’animaient sous leurs paupières inquiètes, on y voyait passer de fauves reflets, tout comme dans l’œil d’une fournaise ardente.

Une chevelure épaisse et rousse recouvrait négligemment ses tempes et son cou. Sa taille était un peu au-dessus de la moyenne, et sa figure accusait au moins trente ans.

Si cet homme dont les désirs n’admettaient point d’obstacles, avait mis son énergique volonté au service d’une passion généreuse il aurait fait de grandes choses. Mais malheureusement ses instincts mauvais se faisant jour à chaque instant, la fièvre du mal dévorait aussitôt les bons sentiments qui dormaient en lui.

Pour peu qu’on veuille bien se reporter aux événements qui figurent dans le second chapitre, on se souviendra quelle passion subite la beauté de Mlle d’Orsy avait causé tout d’abord à Harthing, lorsque des circonstances deux fois fatales avaient amené l’officier anglais en la demeure des nouveaux orphelins.

À peine fut-il sorti de leur habitation, alors que les pauvres enfants pleuraient le bon père qu’ils venaient de perdre et dont ils faisaient eux-mêmes, en ce moment, les lugubres apprêts des modestes funérailles, que John Harthing se mit à chercher un moyen de revoir Marie-Louise.

— Oh ! qu’elle est belle ! s’était-il dit en sortant. Voici que déjà je l’aime, sans lui avoir jamais parlé, sans que son regard ait rencontré le mien pour me dire si je pourrai lui faire partager un jour l’émotion que sa vue m’a causée. Qu’elle est belle ! combien je l’aime ! et que je serai heureux… si toutefois elle le veut bien ! ajouta-t-il avec un soupir.

Au bout de huit jours qui parurent bien longs à Harthing, celui-ci se présentait chez Louis d’Orsy, et cachait le but de sa visite sous deux prétextes assez plausibles. D’abord, il venait assurer les orphelins de la part qu’il prenait à leur juste douleur. Et ensuite, il demandait à Louis de vouloir bien lui donner, outre ses leçons d’escrime, quelque notions de français qu’il viendrait prendre chez M. d’Orsy lui-même, vu qu’il avait à sa caserne deux compagnons de chambrée qui les gêneraient dans leurs études. Louis sans défiance se rendit aisément à ces raisons spécieuses en elles-mêmes, et consentit à recevoir ainsi chez lui l’officier quatre fois la semaine.

Les sévères vêtements de deuil que portait Marie-Louise, donnaient encore plus de relief à la pureté de son teint ainsi qu’à la distinction peu commune de ses traits.

Aussi, durant les quelques semaines qui suivirent, le malheureux Harthing sentit sa passion s’accroître de plus en plus ; tandis que la blessure qu’elle lui causait devenait de jour en jour plus cuisante, à mesure qu’il voyait combien peu Marie-Louise paraissait faire attention au brillant officier.

Les leçons que Louis donnait au lieutenant avaient lieu le soir ; et, pendant tout le temps qu’elles duraient, Marie-Louise, assise à l’écart, se livrait à des travaux d’aiguille sur lesquels ses yeux restaient obstinément arrêtés, tandis que l’officier lui jetait de temps à autre un long regard à la dérobée.

Mais n’importe ; il la rencontrait assez souvent pour se dire qu’un jour viendrait peut-être où la jeune beauté s’apercevrait enfin d’une admiration aussi constante que respectueuse. Ensuite, il la voyait presque chaque jour ; que lui importait l’avenir. Et il était loin de penser qu’une brusque séparation pourrait bien mettre un terme à ces douces entrevues.

Il vint pourtant ce jour ; ce fut lorsque Louis et sa sœur, après avoir reçu de France la nouvelle de la mort et l’héritage de leur tante, purent payer leur rançon et se préparer à passer en Canada. Mais Harthing ignora tout presque jusqu’au dernier moment ; car Louis ayant ses raisons pour ne point admettre un étranger dans la confidence de ses démarches intimes et de ses projets d’avenir, n’en avait rien dit à son élève. Quatre jours seulement avant de laisser Boston, il avertit ce dernier qu’il leur faudrait bientôt cesser leurs études. Et en même temps, le jeune baron instruisit Harthing de son prochain départ pour Québec.

Inutile d’affirmer que cette nouvelle frappa le lieutenant comme un coup de foudre. Il eut pourtant assez d’empire sur lui-même pour n’en rien laisser paraître tant qu’il fut en présence des orphelins. Mais une fois sorti de leur demeure, il exhala la douleur que lui causait l’annonce de cette séparation inattendue, par les plaintes les plus amères.

— Pourquoi donc, s’écria-t-il en étouffant un sanglot qui lui montait à la gorge, pourquoi donc avoir entrevu le bonheur, seulement pour le voir s’évanouir, alors que j’avais lieu d’espérer d’en pouvoir goûter un jour les premières délices ! Insensé ! pourquoi ne lui avoir point fait avant l’aveu de l’affection, de l’admiration sans borne qu’elle a su m’inspirer ! C’en est fait ! elle m’a vaincu sans le savoir ; eh bien ! dès demain, j’irai la trouver pour lui offrir de partager mon sort et mon nom. Elle est pauvre, et voudra bien accepter sans doute. Ah ! oui, j’irai !

En effet, quand la matinée du jour qui suivit fut assez avancée pour lui permettre cette démarche, Harthing, le cœur partagé entre l’espérance et la crainte, frappa discrètement à la porte de la chambrette que Marie-Louise allait bientôt quitter.

Celle-ci vint ouvrir et recula de surprise à la vue du lieutenant. En ce moment elle était seule ; car Louis courait par la ville pour hâter les préparatifs du départ.

— M’accorderiez-vous, mademoiselle, la faveur d’un moment d’entretien, dit le visiteur en saluant profondément Marie-Louise.

— Certainement, monsieur, veuillez entrer, répondit celle-ci qui rougit pourtant à la pensée de se trouver seule avec le jeune homme.

Et montrant, de sa main délicate, un siège à l’officier, elle alla s’asseoir, mais à certaine distance de l’étranger.

— Où veut-il en venir ! pensa Marie-Louise de plus en plus embarrassée.

— Permettez-moi d’abord, continua John Harthing, de m’excuser auprès de vous d’avoir caché sous de vains prétextes les fréquentes visites que je vous ai faites depuis quelques semaines. Vous me pardonnerez peut-être, quand je vous aurai dit que je vous aimai du premier jour que je vous vis.

Ces derniers mots firent sur la jeune fille l’effet d’une piqûre acérée ; car un mouvement nerveux la fit se redresser soudain, tandis que l’expression de sa figure devenait sévère, et que le sang fuyait ses joues.

Harthing troublé lui-même prit en bonne part l’émotion que ses paroles semblaient produire sur la jeune personne. Et s’enhardissant à mesure qu’il croyait causer une impression à la fois favorable et croissante :

— Oh ! oui, mademoiselle, je vous aime comme vous ne l’avez jamais été sans doute et comme peut-être vous ne le serez jamais. Vous êtes devenue, sans vous en douter, le but de toutes les aspirations de ma vie, mon seul bonheur, mon seul espoir. Dans le culte que je vous ai voué, le plus indifférent de vos gestes fait ma joie. Que serait-ce donc, ô mon Dieu ! si votre regard venait répondre au mien, et si d’un mot vous alliez réaliser mes craintives espérances !

Surprise par cette brusque déclaration, Marie-Louise restait muette.

— Oh ! dites-moi, s’écria-t-il, avec plus d’ardeur encore, dites-moi que vous ne refusez point mon amour. Mettez un terme, aussi éloigné que vous le voudrez, à l’accomplissement de mes vœux les plus chers, mais promettez-moi, Marie-Louise, d’être ma femme un jour ?

Aussi pâle que le blanc fichu qui recouvrait sa gorge agitée, Mlle d’Orsy se leva, et jetant à l’Anglais un regard où la colère et le dédain semblaient rivaliser :

— Jamais ! dit-elle.

— Oh ! n’est-ce pas que je n’ai point compris, s’écria le malheureux en se jetant à genoux devant elle.

— La fille des barons d’Orsy ne peut pas être la femme d’un homme dont les compatriotes ont tué mon père ! Allez ! monsieur.

Et d’un geste royal, la noble enfant lui fait signe de sortir.

Mais l’insensé oubliant tout devant sa douleur, saisit la main de Marie-Louise.

En ce moment la porte s’ouvre avec violence et Louis, d’un bond, se jette sur Harthing.

— Comment ! monsieur, dit-il d’une voix qui tremble à faire peur, voudriez-vous abuser de la faiblesse d’une jeune fille ! Seriez-vous un lâche, monsieur l’officier !

Celui-ci veut répondre, mais la honte de sa défaite, la rage l’en empêchent ; et les mots s’arrêtent dans sa gorge desséchée où les sons s’accrochent rauques et sifflants.

— Sans vouloir vous espionner, continue Louis, j’ai entendu vos propositions avec le juste refus qu’elles vous ont attiré ; et je confirme ce que vous a dit ma sœur. Maintenant, monsieur, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

Harthing s’était relevé ; il était là, le front haut, pâle comme un linceul, les mâchoires contractées et l’œil en sang.

— Oh ! enfers ! cria-t-il enfin, éperdu, haletant. Je n’avais jamais daigné descendre jusqu’à l’amour… Il me semblait indigne d’un homme de guerre de perdre son temps aux genoux d’une femme… Et maintenant que j’en suis venu à mendier le regard d’une enfant, voilà que cette enfant se rit de moi comme du dernier des bourgeois !

Il se dirigeait déjà vers la porte, quand il se retourna soudain, sombre comme le génie du mal, en s’écriant :

— Marie-Louise d’Orsy… je fais le serment de prendre une éclatante revanche… un jour… tôt ou tard… Au revoir Louis d’Orsy !

Et la fureur du malheureux était si grande qu’elle ne pouvait plus tenir sous le toit des d’Orsy. Il lui fallait de l’espace, et il quitta, pour n’y plus rentrer, cette demeure qui l’avait vu tant aimer et souffrir.

Quand Louis eut fini ce récit que nous avons complété dans les détails qu’il devait nécessairement ignorer, Bienville, qui était devenu plus sombre encore, repartit :

Je conçois maintenant le ton de sa lettre. C’est celui d’un homme qui, n’ayant plus rien à espérer par voie de persuasion, veut essayer les moyens violents pour voir s’ils ne lui réussiront pas mieux.

— Ce message, dit Louis à son tour, est d’un insensé plus à plaindre qu’à craindre, je crois. Arrivé aux paroxysme d’une passion inassouvie et sentant bien qu’il n’a plus aucun ménagement à garder, il se laisse emporter par toute la fougue de son violent caractère.

— Mes pressentiments n’étaient pas menteurs, dit enfin Marie-Louise en sortant un peu de l’état de torpeur où le récit de son frère l’avait de nouveau jetée. Car depuis l’autre soir où cette sinistre figure m’est apparue par la fenêtre, un trouble, une angoisse indicibles me tourmentent. Il me semble qu’un affreux malheur me menace et m’atteindra bientôt. Pourquoi, mon Dieu ! pourquoi donc avoir jeté ce forcené sous mes pas !

Un assez long silence suivit cette exclamation de la jeune fille. La sinistre figure de Harthing venait de surgir entre eux ; adieu, doux propos ! charmants rêves d’avenir, adieu !

Lorsque dans les beaux jours du printemps, les oisillons, ivres de joie, gazouillent sous la feuillée, ou traduisent en capricieuses roulades leurs naïves amours, ils semblent tout oublier alors, tout excepté leur nid, leur compagne et Dieu qu’ils louent à l’envie dans leurs chants. Mais le chasseur est là, qui guette, et, le doigt sur la détente, prend son temps et attend l’occasion pour mieux tuer. Soudain, le coup part et le plomb meurtrier traverse leur retraite. Alors, adieu la joie ! La volée s’enfuit en poussant des cris plaintifs. Bienheureuse encore, si la bande n’a pas trop d’absents à pleurer, quand elle s’abattra plus loin dans un secret recoin du bois.

Cependant les deux amis, tant pour rassurer Marie-Louise qu’afin de pourvoir à sa sûreté, car ils ne se pouvaient défendre eux-même d’une certaine inquiétude, convinrent ensemble de veiller avec un soin extrême sur la petite maison de la rue Buade.

Ils décidèrent que durant le jour la jeune fille demanderait l’hospitalité des Dames Ursulines, et que les nuits où Louis serait appelé au dehors par le service, François viendrait au logis.

Et comme il était déjà tard, Bienville fit ses bonsoirs et retourna au château.

M. de Frontenac y veillait encore ; Bienville lui ayant fait demander un moment d’entretien, lui raconta qu’une lettre, partie du vaisseau amiral avait été apportée mystérieusement à Mlle d’Orsy. Comment avait-elle pu parvenir à sa destination ? Était-ce par l’entremise d’un traître ou d’un espion ?

— Le fait est grave, dit M. de Frontenac, et, si ce n’est un traître, l’espion qui pénètre ainsi dans nos murs est bien hardi ; et je ne vois nullement par où quelqu’un peut s’introduire dans la place. J’ai placé des sentinelles partout où leur présence peut être requise. Mais je pensais, précisément avant que vous entriez, qu’il serait bon d’établir une barricade à l’entrée de la rue Sault-au-Matelot. Car, à la faveur d’une nuit noire et de la marée haute, l’ennemi pourrait opérer un débarquement sur les bords de la rivière Saint-Charles et arriver, inaperçu, par la rue Sault-au-Matelot, jusqu’au pied de la côte de la Montagne. Je crois donc qu’il serait expédient de faire élever de suite une barricade à l’endroit que je viens d’indiquer. Aussi vais-je donner mes ordres pour qu’on la commence immédiatement. D’ailleurs, dit le comte on congédiant le jeune homme, je vais voir à ce qu’on exerce une surveillance secrète.


CHAPITRE HUITIÈME.



mousquetade et mousquets.


Le matin du 17 octobre s’annonça sombre, humide et froid. Une forte brise de nord-est soulevait des vagues dans le port et les affolait en les irritant, tandis qu’une pluie fine et pénétrante jetait son gris manteau de vapeurs sur la ville engourdie.

Sept heures sonnaient au château, lorsque la sentinelle qui grelottait sur la terrasse, crut voir, au travers du brouillard, plusieurs embarcations se détacher des vaisseaux ancrés au milieu du fleuve. Le factionnaire se persuada bientôt à n’en point douter, que ces chaloupes étaient chargées d’hommes.[41] Aussitôt il donna l’alarme, selon les ordres qu’il avait reçus.

Nous avons vu plus haut que le château était bâti à l’endroit où est maintenant notre plate-forme. Située à quatre-vingts pieds au-dessus du niveau du fleuve et sur le sommet de la falaise, la maison du gouverneur général avait alors deux étages et cent vingt pieds de long, avec deux pavillons à chaque bout. La terrasse qui régnait en avant du château et regardait le fleuve et la basse ville, était longue de quatre-vingts pieds. Le château était irrégulier dans sa fortification, n’ayant que deux bastions du côté de la ville, et situés tous deux à l’endroit où est maintenant le jardin du gouverneur. Aucun fossé n’en défendait l’approche.

La garnison du château du Fort était de deux sergents et de vingt-cinq soldats, outre la compagnie des gardes du gouverneur ; celle-ci se composait d’un capitaine, d’un lieutenant et de dix-sept carabins.[42]

Dès que M. de Frontenac eut entendu le signal donné par la sentinelle, il accourut sur le champ. Et c’est pourtant à peine s’il avait pu reposer une heure, occupé qu’il avait été durant la nuit à donner ses ordres aux officiers. Le vieux militaire avait trop longtemps dormi sous la tente et au bivouac pour n’être pas brisé à cette vie d’alertes et de surprises qui est celle du soldat.

— Qu’y-a-t-il ? demanda le comte au factionnaire qui se tenait devant son chef, raide et au port-d’armes.

— Il y a, mon commandant, répondit le soldat, que l’Anglais se prépare à prendre terre pour nous tomber dessus ; voyez plutôt !

— Qu’on m’apporte ma lunette de longue-vue ? demanda le gouverneur.

— La voici, monseigneur, lui dit bientôt une voix humble sortant d’un individu plus humble encore qui courbait modestement l’échine devant le comte. Ce n’était autre que maître Saucier. Un bonnet de laine bleue, dont la mèche retombait paisiblement sur son oreille gauche, couvrait la tête du cuisinier, tandis que le classique tablier de sa caste dessinait les contours arrondis de son abdomen.

Maître Olivier avait très-mal dormi durant la nuit précédente, ayant été berné par un cauchemar incessant. Il n’avait rêvé qu’assaut, saccage et massacre, et s’était éveillé baigné de sueurs froides, lorsque le jour commençait à poindre. Alors notre homme s’était levé tout de suite en essayant de chasser les idées sombres que les rêves nocturnes suscitaient en lui. À peine entendit-il quelque bruit qu’il se mit à rôder dans les corridors du château. Aussi accourut-il un des premiers lorsque la sentinelle donna l’alarme. Puis ayant entendu le gouverneur demander sa lunette, il s’était empressé de l’aller quérir.

— Tiens ! dit le comte, c’est vous, père Saucier ! C’est bien, mais regagnez vos fourneaux, maintenant ; car n’oubliez pas que j’aurai beaucoup d’hôtes à ma table d’ici à quelque temps. D’ailleurs, cet endroit-ci est très-malsain pour un homme de votre corpulence.

— Jésus-Dieu ! je n’y pensais pas ! fit Saucier en portant vivement les deux mains sur sa bedaine, comme s’il eût senti quelque biscaïen y faire une trouée.

Puis il prit sa course vers la cuisine.

Cependant M. de Frontenac braqua sa lunette sur la flotte, et resta quelques minutes à examiner les mouvements de plusieurs chaloupes ennemies qui se dirigeaient vers la terre.

— Vous aviez raison, mon brave, dit-il ensuite à la sentinelle ; l’ennemi se prépare en effet à débarquer. Allons ! fit-il en se tournant vers quelques officiers qui l’avaient suivi, qu’on batte la générale et que chacun soit à son poste !

Alors un caporal-tambour, escorté de deux soldats armés, parcourut toute la ville en sonnant la batterie d’alarme, tandis que, selon l’usage, tous les tambours de la place la répétaient à l’instant. Ce tapage mit en un moment le civil et le militaire en émoi.

Sir William Phips avait compté sans l’orage et la marée pour le débarquement de ses troupes de terre.

Car le vent prenant les embarcations en flanc, les entraînait vers la ville ou les poussait sur des brisants que la marée baissante laissait à découvert. L’un de ces bateaux commandé par le capitaine Savage — Harthing était à son bord — parvint cependant en forçant de rames à se diriger vers la terre en droite ligne ; mais le reflux laissa cette embarcation à sec entre la rivière Saint-Charles et l’église de Beauport ; en vain voulut-elle regagner le large, il n’était plus temps.

Ceux qui la montaient se trouvèrent alors dans la plus critique des positions ; car ils ne pouvaient plus communiquer avec les leurs qui s’étaient empressés de rejoindre les vaisseaux. Leur situation était d’autant plus précaire qu’ils furent bientôt attaqués par quelques Canadiens qui accouraient déjà sur le rivage.[43]

Pendant plusieurs heures la barque anglaise, et ceux qui la montaient, souffrirent beaucoup d’une mousquetade bien nourrie dirigée sur eux par les habitants de Beauport que commandait leur seigneur M. Juchereau de Saint-Denis. Mais on dut se contenter de part et d’autre de s’attaquer de loin ; car le terrain mouvant et vaseux des battures s’opposait à ce qu’on y pût marcher à l’ennemi sans danger.[44]

Il serait impossible de bien rendre les accès de rage folle qui agitèrent Harthing durant tout ce temps. Certain que sa lettre avait été remise à Mlle d’Orsy la veille au soir, il sentait bien que ce message n’était pas de nature à lui concilier l’affection de la jeune fille et qu’il ne lui restait plus de recours, pour parvenir à ses fins, qu’en la réalisation de ses menaces. D’ailleurs, il avait besoin de mouvement pour s’étourdir ; et il était là, cloué sur un écueil, dans une complète inaction. Il appelait l’assaut de tous les vœux de son âme ; et, loin de pouvoir y monter, il était, pour ainsi dire, assiégé lui-même, et exposé à tomber sous la fusillade que l’on entretenait du rivage contre le bateau qui le portait.

— Par Satan ! grommelait il, les éléments vont-ils donc se joindre aussi à tous les obstacles contre lesquels il me faut déjà lutter ! Quelle puissance occulte te protège donc, Marie-Louise d’Orsy ! ou quels démons acharnés contre moi me lient ainsi de leurs chaînes de fer ! Tout semble conspirer contre moi : destins, préjugés, patrie, nature, ciel, enfer, tous me meurtrissent et m’écrasent et semblent s’égayer de ma longue agonie avant que de jouir de mon dernier râle ! Oh ! allez ! allez toujours ! car je suis fort encore et serai lent à mourir !

— Oh ! que je l’aime ! ajoutait-il ; mais que je souffre au cœur !… J’ai du feu dans les veines !… mon crâne éclate !… Torture !… Malédiction !…

Et ce supplice, d’autant plus insupportable qu’il était concentré, dura trois heures.

Aussi renonçons-nous à décrire l’état d’excitation du malheureux Harthing, quand le flux, venant déséchouer leur bateau, permit aux Anglais de rejoindre la flotte.

Cependant l’émoi, que la batterie de la générale avait jeté par la ville, y régnait encore. Tout le militaire était sous les armes, ainsi que les bourgeois en état de les porter. Pendant ce temps, les vieillards, les femmes et les enfants transportaient en grande hâte aux Ursulines leurs objets les plus précieux, voire même des marchandises, pour les mettre à l’abri dans les murs épais du couvent.[45]

Ce n’était que cris, confusion, vacarme et désordre depuis la « grande place » jusqu’au monastère des bonnes sœurs. Les rues des Jardins et du Parloir étaient encombrées de femmes et d’enfants, de meubles et d’effets, le tout criant, remuant et grouillant.

— Place donc ! s’écriait dame Javotte Boisdon, robuste commère dont les reins solides et les jarrets musculeux pliaient à peine sous le poids d’un gros coffre où elle avait jeté pêle-mêle linge, habits, chaudrons et casseroles ; — mais rangez-vous donc, vous autres !

— Rangez-vous donc vous-même ! riposte d’une voix aigre et chevrotante une petite vieille ridée et cassée qui chancelle sous la pesanteur d’un lit de plumes qu’elle traîne à la remorque.

— Allons ! mère Picard, soyez tranquille reprend l’autre. On ne déménage plus à votre âge ; et vous auriez mieux fait de rester couchée sur votre paillasse que de la traîner avec vous.

— Et votre batterie de cuisine y gagnerait de passer par le feu, réplique la vieille ; car il y a trop longtemps qu’elle n’a pas vu l’eau !

Dame Javotte irritée bouscule sa voisine qui va donner de la tête dans la vitre d’une horloge ; cette glace vole en éclats sur le dos d’un enfant qui la porte, tandis qu’un méchant clou, dont la pointe sournoise dépasse l’un des angles du coffre aux chaudrons, pénètre dans la couverture du matelas qu’elle laboure dans sa longueur en y faisant une ample déchirure par où la plume s’échappe, roule sur la terre ou s’envole au vent. Et l’enfant de pleurer, la vieille de se lamenter, tandis que la gaillarde moitié du digne Boisdon continue son chemin sans remarquer le dommage qu’elle a fait.

Ici, un vieillard voulant mettre en sûreté les quelques jours qui lui restent à vivre, traîne ses vieux ans avec l’aide du faible bras de sa fille. Là, une jeune mère palpitante, échevelée, emporte en courant un enfant à la mamelle et dont les yeux regardent avec étonnement la scène étrange qui les frappe.

Plus loin, c’est un pauvre invalide ou un moribond que l’on transporte sur quelque litière improvisée.

Partout le grotesque et le sublime, la faiblesse, l’empressement et l’effroi se heurtent et se poussent en tous sens dans la direction du monastère.[46]

Tout-à-coup, la tête de cette cohorte alarmée s’arrête, ce qui occasionne un mouvement rétrograde parmi le reste de la cohue. Et les cris : Place ! place ! dominent le tumulte.

On se range instinctivement de chaque côté de la rue ; on se pousse, on s’écrase avec des cris de douleur étouffés. Alors dans l’espace laissé libre s’avancent des prêtres en habits d’office et précédés de quelques enfants de chœur, portant en procession un tableau de la Sainte-Famille. On s’en va le suspendre au clocher de la cathédrale pour mettre la ville sous la protection de la Famille-Sainte.[47]

On s’incline au passage de la croix d’argent portée en tête du pieux cortège, et la confiance semble renaître dans les cœurs alarmés de ces êtres faibles et tremblants qui continuent d’avancer vers le monastère.

Mais si l’on voit la frayeur troubler cette partie naturellement timide des habitants de Québec, il n’en faut pas conclure que l’autre se laisse gagner par le mal souvent contagieux de la peur. Tous les citoyens auxquels leur âge le permet, se sont rangés sous les ordres de leurs officiers. Plus d’un vieillard en qui le souvenir des exploits d’autrefois ranime un reste de vigueur qui va s’éteignant, et bon nombre d’adolescents qu’un courage prématuré transporte, renforcissent les rangs des miliciens rassemblés. Soldats du roi et volontaires attendent à leur poste que l’ordre d’action soit donné : les troupes brûlant d’envie de donner l’exemple aux milices, et ces derrières frémissant d’ardeur de prouver aux autres que les enfants du sol sont encore français par le courage et l’audace.

Tous étaient répartis sur les différents points de la ville, d’après les ordres du gouverneur qui attendait certains mouvements de l’ennemi pour se porter à sa rencontre. La majeure partie des troupes de ligne était concentrée sur la place-d’armes, et s’amusait à regarder une compagnie de miliciens composée des Québecquois âgés et mariés. Un capitaine habituait ces derniers à manier l’arquebuse et le mousquet à mèche,[48] et ce au grand plaisir des soldats de ligne qui pouffaient de rire à chacune des bévues commises par messieurs les bourgeois. Le grand nombre de ces derniers montrait cependant beaucoup de bon vouloir et satisfaisait même l’officier chargé de les exercer. Mais il y avait pourtant un milicien qui le désespérait par ses balourdises ; c’était le numéro treize du rang de serre-file, ou, si vous l’aimez mieux, notre connaissance Jean Boisdon.

Était-ce distraction ou gaucherie, pensait-il au risque à courir dans la ténébreuse affaire qu’il machinait avec Dent-de-Loup ? La chronique ne le dit pas ; elle constate seulement que notre homme était d’une maladresse désespérante.

[49]« Portez la main droite au mousquet, » commandait l’officier.

Boisdon troublé cherchait sa main droite qu’il confondait avec la gauche.

— « Haut le mousquet, » continuait le capitaine.

Et l’aubergiste-soldat menaçait le ciel de son arme qui dépassait celles de ses voisins de deux pieds.

— « Joignez la main gauche au mousquet. » Mais, numéro treize de serre-file, vous ne savez donc pas encore, à votre âge, distinguer votre gauche de votre droite ! s’écriait l’officier impatienté.

Quelques instants après, comme le capitaine allait commander le feu à ses hommes qu’il venait de disperser en tirailleurs, le cri : « Tirez ! » arrêta sur ses lèvres ; car il s’aperçut que Boisdon avait laissé sa baguette dans le canon de son arme qui menaçait le capitaine placé à vingt pas en avant de sa compagnie.

— Mille bombardes ! s’écria-t-il, ne voyez-vous point, numéro treize de serre-file que vous n’avez pas retiré la baguette du canon de votre mousquet, et que vous alliez m’en percer ! La jolie besogne que la mienne ! Je m’évertue à initier un niais dans l’art des armes, et ce gredin-là va me tuer ! Mais n’avez-vous pas entendu le commandement : « Tirez la baguette et remettez-la en son lieu… » Animal de bourgeois, ajouta-t-il en a parte.

En voyant le danger à courir, s’ils continuaient à se tenir au bout des mousquets, les badauds qui se tenaient en avant de la compagnie, s’en éloignèrent respectueusement.

Les miliciens firent feu de leurs cartouches blanches, et l’on procéda au rechargement des armes.

La voix vibrante du capitaine cria de nouveau :

— « Prenez le fourniment »… « Mettez-le dans le canon »… « Remettez le fourniment en son lieu »… « Tirez la baguette »… « Bourrez »… « Remettez la baguette en son lieu. »… Entendez-vous, numéro treize de serre-file ?

Jusque-là, Boisdon stimulé par les rires de ses camarades et les reproches de son commandant, ne s’exécutait pas trop mal

— « Mettez la mèche sur le serpentin, » continua le capitaine. « Mettez les deux doigts sur le bassinet »… « Soufflez la mèche »…

Mais Boisdon négligea de couvrir le bassinet de ses doigts, ordre qui avait pour effet d’empêcher la poudre d’amorce d’y prendre feu. Aussi quand notre homme souffla sur la mêche pour en raviver la flamme, une malencontreuse étincelle alla tomber sur la poudre d’amorce, laquelle s’enflamma en faisant partir le coup.

Or Boisdon se trouvait couvrir, comme disent messieurs les militaires, le numéro treize du rang de front, qui n’était autre que le cuisinier du château, Olivier Saucier. La gueule du mousquet de l’aubergiste, ce dernier se tenait trop en arrière de son rang, touchait presque la partie charnue terminant l’échine du pauvre Saucier ; aussi ce dernier reçut-il dans cette partie proéminente de son humanité toute la charge, bourre et poudre, du mousquet de Boisdon.

— Ah ! Jésus ! mon Seigneur ! je suis mort ! crie le cuisinier qui s’affaisse à terre comme une masse inerte, le poids de son gros ventre le faisant tomber la face en avant.

On accourt, on s’empresse autour du blessé qui croit rendre l’âme par la plaie saignante.

— Vite ! de l’eau ! de l’eau ! voilà que Saucier prend feu ! s’écrie un milicien.

En effet le coup avait atteint le chef de si près, que la partie de ses chausses qui recouvrait l’endroit atteint avait pris feu et brûlait en grillant les chairs grasses qu’elles avaient pour mission de voiler pudiquement.

— Au secours ! au secours ! miséricorde ! hurle Saucier.

Un soldat de ligne qui s’était approché, fend les rangs des miliciens et frappe de toutes ses forces du plat de la main sur les abords de la blessure enflammée.

— Ah ! ah ! ah ! fait Saucier en poussant de pitoyables gémissements à chacun des coups vigoureux que le malin soldat lui donne à dessein.

— Allons ! mon vieux, laissez-vous faire, dit le militaire ; sans quoi vous allez être incendié.

— Oh ! je vas mourir !… Je me… meurs crie le cuisinier d’une voix plaintive.

— Non, non, père, vous n’en mourrez point, repart de soldat qui vient enfin d’arrêter l’action dévorante du feu. Vous en serez quitte pour ne point vous asseoir sur la dure pendant trois semaines. Ne craignez rien, mon brave, le cœur est loin !

Pendant ce temps, Boisdon ahuri regarde tantôt son mousquet qu’il a laissé tomber à terre dans le premier moment de la surprise, et tantôt son ami qu’il vient de blesser si gauchement.

On fait un brancard sur lequel Saucier gémissant est transporté au château.

— Est-ce parce que je te dois dix écus, scélérat, que tu as voulu m’assassiner ! dit à Boisdon Saucier qu’on emmène.

« Chacun à son poste, » commande le capitaine instructeur… « Serrez vos rangs ! » Et vous, numéro treize de serre-file, vous n’êtes qu’une bête ! Vous feriez mieux d’aller retrouver vos cruches, broc à vin !

Et voilà comment Boisdon fit ses premières armes.


CHAPITRE NEUVIÈME.



canonnade et bataille.


Le plan de l’amiral anglais était de faire débarquer, sur le rivage de Beauport, quinze cents hommes qui devaient ensuite traverser la rivière Saint-Charles sur des chaloupes afin de marcher de là contre la ville. Cela terminé, quelques vaisseaux s’avanceraient vers la place et feraient mine de la tourner pour simuler un débarquement à Sillery. Alors, les quinze cents hommes du major Whalley s’élanceraient sur la ville, du côté de la rivière ; puis, une fois sur la hauteur, ils mettraient le feu à une maison,[50] signal qu’on reconnaîtrait de la flotte en débarquant à la basse ville deux cents hommes qui s’ouvriraient un passage du port à la ville haute. Les assiégés ainsi pris entre deux feux ne sauraient où porter leurs coups, tandis que les deux détachements anglais se rejoindraient dans la place et cerneraient les habitants.

Mais la précipitation et l’inconséquence de l’amiral même, ainsi que la vigoureuse résistance rencontrée par Whalley, mirent ces projets à néant.

M. de Frontenac n’avait pas le dessein d’empêcher l’ennemi de prendre position sur terre. Il n’était décidé qu’à inquiéter, par quelque escarmouche, le débarquement des troupes anglaises pour les engager à se transporter de ce côté-ci de la rivière Saint-Charles, où il aurait donné contre elles avec ses forces, alors que la marée haute eût enlevé toute chance de fuite aux ennemis. De la sorte, ceux qui auraient échappé aux balles françaises n’auraient guère pu se préserver d’un bain forcé non moins dangereux.

Aussi le gouverneur n’envoya-t-il à leur rencontre, lorsqu’ils prirent pied à la Canardière, le 18 octobre, que trois cents hommes choisis parmi les troupes de Montréal et que M. de Longueuil devait commander.

Du côté de Beauport, M. Juchereau de Saint-Denis, le seigneur du lieu, devait inquiéter les Anglais avec les soixante miliciens, ses censitaires, que, malgré son grand âge, il dirigeait en personne.

Nous verrons bientôt comment le major Whalley[51] fut reçu avec ses quinze cents hommes par les trois cent soixante Canadiens. Suivons pour le moment cinq gros vaisseaux anglais, qui, l’amiral en tête, s’avancent formidables vers la ville.

Il pouvait être deux heures de l’après-midi lorsqu’ils jetèrent leurs ancres pour s’embosser[52] devant Québec.

Suivirent quelques minutes employées à carguer les voiles. Et, soudain, d’innombrables jets de flamme bondirent hors de leurs sabords, comme autant de longs serpents de feu.

Au même instant, nos remparts et nos quais se couvrirent à leur tour de flamme et de fumée, tandis que de formidables détonations s’entrechoquaient dans l’air qu’elles faisaient vibrer d’un fracas sourd et terrible.

Alors une scène splendide anima tout d’un coup la ville et la vallée de la rivière Saint-Charles.

C’était par une de ces belles journées d’automne où la saison du vent et de la pluie semble cacher ses rigueurs comme pour nous faire souvenir de l’été qui n’est plus, et nous permettre d’oublier, un moment, les jours froids et sombres trop vite arrivés.

Le ciel était pur et bleu, à l’exception d’une teinte purpurine et vineuse qui frangeaient l’horizon sur la cime des monts lointains.

Les arbres qui ombrageaient encore à cette époque la vallée de la rivière Saint-Charles, exhibaient mille nuances variées jusqu’aux montagnes que l’éloignement et l’automne teignaient d’un bleu pâle et presque rougeâtre.

Partout, dans la vallée comme sur les monts, les feuilles des arbres dont la sève était figée, se desséchaient sous les étreintes mortelles du froid et des pluies d’automne.

Sur certains arbres du vallon, elle se paraient d’un rouge-feu tranchant sur les tons plus pâles qui en doraient d’autres. Sur le plus grand nombre, elles n’avaient que cette teinte uniforme d’un jaune clair qui faisait le fond du tableau. Enfin, on voyait encore, çà et là, quelques rameaux conserver un reste de verdure.

Mais pour contraster avec ce riche deuil de la nature, ce n’était partout que bruit et mouvement.

Dans les intervalles de chaque décharge d’artillerie, on entendait au loin crépiter la fusillade ; car tandis que les vaisseaux de Phips jetaient l’ancre devant la ville, les troupes commandées par Whalley et portées sur une multitude de bateaux et de chaloupes, forçaient de rames vers la terre où elles paraissaient être chaudement reçues. Ce bruit distant de mousquetades se confondait avec les détonations plus bruyantes du canon, roulant de roche en roche, de vallons en vallons, pour s’aller perdre enfin dans les lointaines Laurentides comme le grondement d’un tonnerre décroissant.

Enfin, on entendait passer de temps à autre, au dessus de la ville, de rauques miaulements semblables à ceux d’un tigre en colère ; c’étaient les boulets anglais qui se frayaient dans l’air un bruyant passage.

Si le feu de la flotte était bien nourri, celui de nos cinq batteries ne l’était pas moins, ce qui étonnait beaucoup les Anglais. Car ayant capturé, près de l’île d’Anticosti, madame Lalande et mademoiselle Juliette,[53] les ennemis leur avaient demandé si Québec était bien défendu. Ces dames avaient dit que non, ajoutant même que le peu de canons qu’il y avait dans la place étaient démontés et à moitié enfouis dans la terre et le sable. Mais quand nos boulets de dix-huit et de vingt-quatre se mirent à hacher les cordages, à casser la mâture, à fracasser les bordages, à trouer la coque des vaisseaux et à massacrer leurs hommes, il leur fallut bien modérer la joie prématurée que la réponse de leurs prisonnières leur avait causée. Et faisant venir les dames, il leur montrèrent quelques-uns de nos projectiles en disant : « Sont-ce là les boulets de ces canons que vous disiez enterrés dans le sable. »[54]

Mais si l’on voit notre artillerie faire du dégât sur la flotte ennemie, il n’en faut pas conclure que les effets de la sienne soient aussi dommageables à la place assiégée. Bien au contraire, jamais ville bombardée ne souffrit moins du boulet. À peine y eut-il quelques hommes blessés dont un seul mourut. Ce dernier était un écolier ; il fut atteint par un boulet qui le frappa après avoir ricoché sur le clocher de la Cathédrale.[55]

La Hontan rapporte que durant tout le bombardement qui dura la plus grande partie de l’après-midi du dix-huit pour recommencer le matin et finir le soir du dix-neuf, c’est à peine si les projectiles ennemis firent pour cinq à six pistoles de dommage aux maisons.

Et pourtant, il devait pleuvoir des boulets par toute la ville, puisque la sœur Juchereau de St. Ignace raconte, dans l’histoire de l’Hôtel-Dieu, qu’il en tomba tellement sur le terrain des révérendes mères, que celles-ci « en firent tenir jusqu’à vingt-six en un jour à ceux qui avaient soin des batteries, pour les renvoyer aux Anglais. »

Aux Ursulines, un boulet rompit la fenêtre et le volet d’un dortoir et vint, sans respect pour cet inviolable asile, tomber au pied du lit d’une jeune pensionnaire. Un autre projectile, non moins impudent, souleva puis emporta gaillardement le coin du tablier de l’une des sœurs.[56] « Quantité d’autres boulets, » dit la narratrice des annales de la communauté, « sont tombés dans nos cours, jardins et parcs ; mais par la grâce et protection de Dieu, personne n’en a été blessé ; nous en avons été quittes pour la peur. »

Le fait suivant, rapporté dans l’histoire de l’Hôtel-Dieu, explique, jusqu’à un certain point, l’inhabilité remarquable des artilleurs anglais. Il paraît que ces derniers ayant aperçu le tableau de la Sainte-Famille suspendu au clocher de la cathédrale, interrogèrent encore leurs prisonnières à cet égard. Celles-ci leur répondirent que ce n’était sans doute qu’un pieux talisman que les fervents catholiques de la ville avaient placé là pour la protection de leurs personnes et de leurs demeures.

Les susceptibilités religieuses des marins et des soldats protestants qui montaient la flotte anglaise, s’irritèrent de ce que nos frères dissidents ont toujours appelé une grossière superstition. Et le tableau servit de but à leurs projectiles comme à leurs railleries. Mais en vain ces nouveaux iconoclastes pointèrent-ils leurs pièces avec le plus grand soin et tirèrent-ils un grand nombre de coups sur le cadre, aucun projectile n’atteignit son but. Cela fit que tous leurs boulets qui prirent cette direction élevée passèrent par dessus la ville, et allèrent s’enfouir inoffensifs dans le terrain alors inoccupé de nos faubourgs.

Mais tandis que les ennemis perdent leur temps et leurs munitions de la sorte, nos artilleurs canadiens, loin de tirer comme eux leur poudre aux moineaux, pointent en plein bois sur les flancs rebondis des vaisseaux anglais.

Les deux batteries servies par MM. de Maricourt et de Sainte-Hélène font surtout des merveilles.[57]

— Allons ! courage, enfants, dit le capitaine de Maricourt à ses hommes pour les animer. Chargez vite, mais sans précipitation.

— Ayez pas peur, mon capitaine, lui répond un vieux marin, nous allons lui pratiquer une si grande gueule à ce gredin de vaisseau amiral, qu’il ira bientôt boire à la grande tasse.

Et Maricourt de rire, bien que boulets et mitraille ennemis mugissent et crépitent comme grêle autour de lui.

Et se tournant vers son frère :

— Bien tiré ! Bienville, dit-il à ce dernier chargé, avec Louis d’Orsy, du commandement des deux autres canons de la batterie.

Puis revenant pointer ses propres pièces :

— Chargez !… Pointez !… Feu ! crie-t-il.

Sans relâche l’airain hurle, bondit et tonne en vomissant soutire et mitraille.

Cet ouragan de fer et de flamme dura sans discontinuer jusqu’au soir ; mais quand l’obscurité ne permit plus de bien pointer les pièces, on cessa le feu des deux côtés.

Il n’y a pas à douter que s’il eût été donné à Maricourt d’arrêter la marche du soleil, à l’instar de Josué, il se fût trouvé le plus heureux des hommes. Mais l’amiral Phips en eût été bien marri ; car ses vaisseaux faisaient eau partout, troués qu’ils étaient en maints endroits dans leurs œuvres-vives.

Il pouvait être huit heures, lorsque le dernier écho, de la dernière détonation s’éteignit au loin dans l’ombre crépusculaire qui, déjà, couvrait la plaine et les montagnes.

Bientôt vint la nuit silencieuse et sereine. Groupés alors autour de leurs pièces, les artilleurs français voulurent compter leurs pertes ; mais pas un soldat ne manquait à l’appel, et, à part quelques blessures et contusions, les boulets ennemis avaient autant respecté les hommes que les propriétés.

En attendant qu’on les vînt relever de service, les officiers et les soldats causaient entre eux.

Assis à terre, auprès des canons, les artilleurs de Maricourt, le brûle-gueule aux lèvres, fument en échangeant des quolibets sur la maladresse montrée pendant la journée par les Anglais.

Mais ils ne parlent qu’à voix basse, vu que les vaisseaux ennemis ne sont pas loin de terre et que le canon rapproche d’ailleurs singulièrement les distances. Bien que la nuit soit froide, on ne leur a point permis d’allumer de feu, de peur que l’ennemi ne s’en serve comme d’un point de mire. Aussi sont-ils tous plongés dans une obscurité tempérée seulement par la lumière des étoiles, et ne présentent-ils tous au regard que des groupes indécis et se mouvant dans l’ombre. Parfois cependant, le feu de quelque fourneau de pipe, venant à percer la cendre du tabac embrasé, jette une lueur fugitive sur la figure accentuée de l’un d’entre eux.

MM. de Maricourt, de Bienville et d’Orsy, appuyés tous trois sur un affût de canon, devisent à voix basse.

— Il y a maintenant une couple d’heures que la mousquetade a cessé là-bas, dit Maricourt.

— Oui, répond Louis d’Orsy ; mais le silence régnant partout depuis, il est difficile de conjecturer si l’ennemi a pris position sur terre ou s’il a été forcé de se rembarquer.

— Regardez donc, interrompt Bienville dont les yeux sont fixés depuis quelques moments dans la direction de la rivière Saint-Charles. Ne sont-ce pas des feux de bivouac qu’on allume là-bas, sur les hauteurs de la Canardière, et à mi-chemin entre Beauport et la ville ?

— Eh ! vive Dieu ! tu as raison, Bienville, répond d’Orsy.

En effet, plusieurs feux, rapprochés les uns des autres, semblaient jaillir successivement des hauteurs de la Canardière ; et de dix qu’ils étaient tout d’abord, il y en eut bientôt vingt, cinquante, puis enfin cent et plus.

— Alors, les Anglais sont campés là, reprend Bienville ; car les milices de Beauport ont dû regagner leur village ou retraiter vers la ville avec les hommes de M. de Longueuil. D’ailleurs, ceux-ci seraient-ils réunis, ce grand nombre de feux leur serait inutile. Mais je m’étonne de ce que mon frère[58] et ses hommes ne soient pas encore de retour.

En ce moment, un roulement de tambours, d’abord éloigné, mais se rapprochant de plus en plus, frappe l’oreille des officiers.

— Ce bruit vient, je crois, du Palais, [59] dit le capitaine. Alors, ce sont nos gens qui reviennent du combat ; et nous aurons bientôt des nouvelles par Bras-de-Fer.

Le roulement des tambours se rapprochant de plus en plus, on put distinguer bientôt un air sémillant joué par quelques fifres qui les accompagnaient en jetant leurs rires aigus au vent du soir.

Dix minutes plus tard, un canonnier que M. de Maricourt avait placé en sentinelle à quelques pas des pièces, entendant quelqu’un s’engager sur le quai, arma le mousquet qu’il portait pour la circonstance, et dont la mèche brûlait lentement entre les dents du serpentin.

Il épaula son arme et cria :

— Qui vive !

— France et Bras-de-Fer, répondit une voix dont la sonorité dut réveiller en sursaut tout marin qui dormait sur la flotte ennemie.

La réponse de l’arrivant excita l’hilarité générale ; mais comme son nom n’avait aucun rapport avec le mot d’ordre, le capitaine dut aller au devant du nouveau venu pour le reconnaître d’une manière plus officielle.

— Qui va-là ? demanda-t-il à l’arrivant que le mousquet de la sentinelle tenait toujours à distance respectueuse.

— C’est moi, Pierre Bras-de-Fer, mon capitaine, répondit l’autre.

— Avance à l’ordre, Pierre Bras de-Fer, reprit Maricourt.

Le factionnaire releva son mousquet, et une espèce de géant se rapprocha de Maricourt en deux enjambées.

— D’où viens-tu donc, à pareille heure, lui demanda l’officier.

— Du feu, mon capitaine. J’ai à peine eu le temps d’arrêter une minute chez Boisdon, pour me glisser une petite larme dans le gosier que j’avais aussi sec que de l’amadou d’un an. C’est que voyez-vous, mon capitaine, on en a mangé de la poussière aujourd’hui, sans compter le reste. Je vous assure qu’on s’est joliment escrimé là-bas ; joint à cela que…

C’est bon ! c’est bon ! bavard, interrompit M. de Maricourt. Mais il n’est rien arrivée de fâcheux à mon frère M. de Longueuil ?

— Non, Dieu merci. Mais ce pauvre M. de Clermont !…

— Comment ! qu’entends-tu dire ? s’écrièrent à la fois tous ceux qui étaient présents.

— Atteint d’une balle et mort à mon côté !

— Mort ! répétèrent les assistants sur tous les tons d’une émotion douloureuse.

Tandis que cette nouvelle frappe désagréablement tous les auditeurs, donnons quelques détails sur Bras-de-Fer, et les motifs qui lui ont fait quitter sa compagnie durant la journée.

Pierre Martel, surnommé Bras-de-Fer, avait trente-cinq ans, six pieds et plus de haut, un physique assez agréable avec une langue des mieux pendues. Sa figure sympathique et placide annonçait plutôt la bonté que nulle autre chose. Aussi les malins disaient-ils, mais bien bas, que Pierre était plus fort des bras que de la tête ; ce qui n’empêchait pourtant pas qu’il avait, lors d’une rencontre avec les Iroquois, reçu en plein crâne un coup violent de tomahawk lequel avait rebondi et glissé sur l’os, ne laissant d’autre marque de son passage qu’une grande balafre qui descendait en séparant les chairs jusqu’à l’œil gauche. Voilà probablement ce qu’aurait répondu Pierre à celui qui aurait osé lui laisser entrevoir la différence qui pouvait exister entre la force de sa tête et celle de son bras.

Car notre homme ne se fâchait pas aisément. La colère était si profondément enfouie dans ce robuste corps, qu’il fallait du temps, voire même de la patience, pour l’en faire sortir. Mais une fois irrité, il était terrible. On ne se souvenait de l’avoir vu fâché qu’en deux occasions seulement, et voici ce qui s’en suivit.

Il labourait un jour certain champ pierreux et accidenté avec deux bœufs dont l’un traînait la charrue pour la première fois. Ce dernier dont la jeunesse et l’ardeur s’alliaient mal avec la marche lente et grave de son vieux compagnon était toujours hors de la voie, et de plus, marchant lorsqu’il fallait arrêter ou s’arrêtant quand il aurait dû avancer. Pendant tout le jour, Pierre l’avait plus ou moins contenu au moyen de l’aiguillon, sans qu’aucun mouvement de colère démentît sa patience. Mais l’animal récalcitrant ayant, sur le soir, cassé tout-à-coup le joug qui le retenait à la charrue, Pierre finit par s’impatienter, et, de sa main gauche, le saisissant par une corne, il lui asséna de la droite le plus formidable coup de poing qui ait jamais broyé le front d’un taureau. L’animal tomba mourant aux pieds du jeune homme étonné seulement d’avoir mis un tel emportement dans sa correction. C’est alors qu’on lui donna le surnom de Bras-de-Fer.

Six ans après, lors d’une course à travers les forêts, Pierre, devenu coureur des bois, fut fait prisonnier avec un jeune frère à lui, par dix Iroquois qui rôdaient dans les environs du lac Champlain, près duquel ils chassaient tous deux. Sur le soir, les sauvages lièrent leurs captifs à deux poteaux de chêne solidement plantés en terre ; et, jugeant que Pierre, le plus robuste des deux, souffrirait plus longtemps la torture, ils le gardèrent comme pour le dessert. Commençant donc par son frère, l’un des sauvages s’avança vers ce dernier avec une hache rougie au feu et qu’il lui appliqua tranquillement sur la poitrine mise à nu.

— Quarante mille tripes de démons ! s’écrie Pierre qui ploie son corps en deux, et, le relevant d’un puissant effort, arrache de terre le poteau qui le retient et rompt les liens dont il est garrotté. Et, saisissant le pieu, il en assomme quatre sauvages sur place en tout autant de tours de mains. Tandis que les autres Iroquois épouvantés croient sans doute avoir affaire à quelque manitou redoutable, Pierre rend son frère à la liberté et reprend le chemin du pays.

Il était né à Beauport en 1655 d’un pauvre cultivateur de l’endroit. À douze ans, se voyant l’aîné d’une dizaine de marmots dont le nombre ne paraissait pas devoir en rester là, grâce à la jeunesse[60] de dame Martel et à la vigueur de monsieur son père, Pierre quitta la maison paternelle et alla prendre du service à Montréal chez M. Charles LeMoyne, père de notre héros François de Bienville.

Il y demeura jusqu’à l’âge de vingt-six ans, partageant quelquefois les jeux et souvent les escapades des fils aînés de M. LeMoyne, ou berçant sur ses genoux les plus jeunes, à mesure qu’ils arrivaient. Dame ! était-il fier, aussi, de dire à quiconque voulait l’entendre, qu’il avait couru les bois avec MM. d’Iberville, de Sainte Hélène, et de Maricourt, à l’insu de leurs parents, alors qu’ils étaient trop jeunes encore pour le faire sans un danger inutile. Les larmes lui venaient aux yeux quand il ajoutait, qu’il avait maintes fois endormi dans ses bras François de Bienville enfant, en lui chantant une ballade des temps passés.

Au sortir de chez M. LeMoyne, Pierre se fit coureur des bois, par goût d’abord, ensuite par nécessité. Pendant huit ans, il battit les immenses forêts du Canada, des colonies anglaises et de la Louisiane, tantôt chassant, guerroyant, bivouaquant ou dormant sous un ouigouam ami, tantôt poursuivi, traqué, serré de près par les Iroquois qui le connaissaient tous à la justesse de son coup de feu et à la force musculaire de ses bras puissants.

Mais les lois étant devenues très-sévères, en ce temps là, contre les coureurs des bois, et la famille LeMoyne lui ayant offert une charge de fermier, Pierre accrocha son vieux mousquet dans la cuisine de son ancien maître ; c’était en 1689.[61]

Un des premiers à s’enrôler l’année suivante, il obtint de servir dans la compagnie de la marine dont M. de Maricourt était capitaine et Bienville enseigne.

Vrai type de ces bons serviteurs d’un temps qui n’est plus, Pierre avait voué un attachement sans bornes à ses maîtres, et ne se sentait heureux qu’en autant qu’il les pouvait partout suivre et servir.

Voici maintenant par quelle circonstance il était absent de son poste dans l’après-midi du dix-huit et qu’il avait assisté à l’engagement qui eut lieu à la Canardière entre les Canadiens et les Anglais.

M. de Frontenac voulant garder près de lui les Québecquois pour la défense de la place, envoya, comme nous l’avons déjà vu, M. de Longueuil et trois cents hommes de Montréal à la rencontre du major Whalley. Mais comme aucun des premiers ne connaissait la Canardière, ni les abords de la ville, le gouverneur fit demander à M. de Maricourt de vouloir bien lui envoyer Bras-de-Fer, natif de l’endroit, pour guider M. de Longueuil et ses gens ; ordre auquel Pierre Martel s’était aussitôt rendu.

— Allons ! Pierre, dit M. de Maricourt en essuyant du revers de la main une larme brûlante que la fatale nouvelle de la mort du chevalier de Clermont avait fait rouler sur sa joue, dis-nous comment il est tombé, et ce qui s’est passé là-bas cette après-midi.

— Bien volontiers, mon capitaine ; mais j’éprouve le besoin de fumer une touche, et si ça vous est égal…

— C’est bon ! fais vite et commence.

— Ah ! les satanés gredins d’Anglais ! s’écria Pierre, après avoir vainement cherché dans toutes ses poches ; ils m’ont fait perdre ma blague, une blague toute neuve et taillée dans la peau d’un petit loup marin que j’assommai l’année passée sur l’île à M. Sainte-Hélène.[62] Ah ! qu’il m’en tombe sous la patte un de ces englishs, et si je ne me fais pas un sac à tabac du meilleur de sa peau, je veux être scalpé à la Toussaints. Voyons, vous autres, chargez-moi ma pipe.

Vingt bras se tendirent vers Pierre Martel qui, après avoir allumé son brûle-gueule, s’assit sur l’affût d’un canon et fit à ses auditeurs attentifs le récit qui va suivre.

« Eh bien ! donc, commença Bras-de-Fer, vous savez qu’il pouvait être comme une heure, lorsque nous laissâmes la ville, tambour battant et l’arme au bras. Après avoir traversé la rivière Saint-Charles dans le bac des Sœurs, nous suivons quelque temps la grève pour piquer ensuite à travers le bois jusqu’au sud d’une petite rivière qui se décharge dans le fleuve.[63]

À peine sommes-nous embusqués sur la bordure du bois, que le seigneur[64] nous fait avertir par mon petit frère Jacquot — un vrai lutin du diable, qui n’a que treize ans et joue déjà de l’arquebuse comme un homme fait — qu’il s’est caché avec soixante de ses gens à deux cents pas au nord du ruisseau. Il nous fait savoir que les chaloupes anglaises jetteront probablement leur monde sur les bords du cours d’eau ; car il a vu un de leurs canots en sonder l’embouchure au petit jour. Alors il nous sera facile de leur tomber dessus en nous entendant avec lui pour les prendre entre deux feux.

— C’est bon ! répond M. de Longueuil à Jacquot. Mais dis à ton capitaine qu’il laisse les ennemis gagner mon côté, vu que j’ai cinq fois plus d’hommes que lui.

— Monsieur ! mon capitaine n’a pas peur, répond effrontément ce satané Jacquot, et si l’Anglais vient de notre bord, laissez-nous faire ; le temps des prunes est passé, mais on lui fera manger des noyaux tout de même.

— Allons, décampe, lui dit en riant M. de Longueuil après lui avoir tiré l’oreille. Jacquot fait la grimace du côté de l’Anglais et disparaît comme un renard à travers le fourré.

Il n’y a pas une demi heure que nous sommes à l’affût, quand cinquante chaloupes remplies d’Anglais nagent vers la terre. Mais la mer à baissé, et il leur faut débarquer à quelques arpents du rivage, hors de la portée de nos mousquets.

— Oh ! quel dommage que la lisière du bois soit si loin d’eux ! murmure notre commandant qui m’a fait placer à côté de lui pour profiter de ma connaissance des lieux.

En effet les goddem forcés de se jeter à l’eau jusque sous les bras,[65] parce que leurs bateaux s’échouent dans le sable, gagnent la terre sans ordre et pêle-mêle comme des moutons. Mais une fois là, pourtant, ils reforment leurs rangs et se dirigent au pas vers nous. On aurait entendu bâiller une mouche tant nous étions tranquilles dans notre cachette. L’ennemi n’est plus qu’à cinquante pas de nous.

— Attention ! enfants, nous dit à demi-voix notre commandant. Visez bien chacun votre homme. En joue ! Tirez ! Brrrrr, près de quatre cents balles, car les hommes à M. Juchereau ont fait feu avec nous, sortent en hurlant du milieu des broussailles et tapent au beau milieu des hérétiques dont cinquante, au moins, mordent la poussière.

Pendant que l’ennemi surpris regarde du côté de ses talons et fait mine de nous souhaiter le bonsoir,[65] nous chargeons, tirons puis rechargeons encore.

Mais les Anglais semblent se remettre un peu et font feu sur nous, c’est-à-dire au-dessus ; car ils tirent à hauteur d’homme, et nous sommes tous couchés à plat ventre. Bien visé ! fameux ! mes mignons ! que je leur dis ; puis, apercevant un petit officier dont les cheveux sont rouges comme l’habit qu’il porte, je lui envoie une dragée dans sa vilaine boule. Vlan ! le voilà les jambes en l’air. Eh ! c’est comme ça qu’on tire, mes amours ! que je leur redis, en donnant à gober une autre balle à la gueule de mon mousquet qui a faim de tuer.

Les Anglais qui voient que le feu est moins nourri du côté de M. Juchereau, s’élancent au pas de course dans cette direction.

— Debout enfants ! s’écrie notre capitaine ; suivons les et feu sur eux !

Alors on se disperse en tirailleurs, et, cachés, qui derrière un arbre, qui à l’abri d’un rocher, on fait descendre sa garde à plus d’un habit rouge.

Pendant qu’on serre ainsi l’ennemi de près, M. Juchereau nous a rejoint avec sa troupe. Le vieillard[66] a encore bon pied et bon œil, je vous assure ; car il se tenait à côté de nous, sautant comme un jeune homme par dessus les mares d’eau et les cailloux, et faisant le coup de feu comme vous et moi.

Nous sommes une trentaine d’hommes réunis autour de M. de Longueuil, et comme nous nous trouvons les plus près de l’ennemi et que nos coups portent mieux, nous attirons bientôt l’attention des Anglais. Ils tirent sur nous et rechargent leurs armes en courant. À la première décharge qu’ils ont faite de notre côté, une balle est venue casser la tête du jeune M. de Latouche.[67] Il rend l’âme dans les bras de deux de ses censitaires qui le chargent sur leurs épaules pour l’emporter hors du champ de bataille.

J’avertis plusieurs fois M. de Clermont, qui nous avait suivis comme volontaire, de ne pas trop s’exposer à la vue des ennemis, et de se cacher derrière un arbre ou une butte pour tirer plus sûrement et sans danger. Mais l’imprudent jeune homme ne m’écoute point ; aussi reçoit-il une balle qu’un damné Iroquois — ah ! si jamais je le rencontre, ce particulier-là !… — lui envoie en pleine poitrine ; puis il vient tomber dans mes bras en me disant d’une voix à faire pleurer : « Mes adieux à mon père… à Bienville… à d’Orsy »… Et il meurt.[68] Je le charge sur mon dos et l’emporte au travers du bois avec moi.

Quand je rejoignis les autres, une balle venait de casser le bras au seigneur Juchereau.[68] Mais le vieux capitaine, qui est aussi brave que l’épée du roi, n’a pas voulu quitter son poste ; et il a continué de commander à ses hommes, tandis que son bras droit pendait sans vie à son côté.

On s’est ainsi battu jusqu’à six heures, fusillant l’Anglais qui n’osait s’engager dans les bois à notre poursuite. Alors un corps de troupe, envoyé par le gouverneur, est venu appuyer notre retraite qui s’est faite en combattant toujours ; car les ennemis, qui cherchaient, sans doute, un lieu de campement, ne se sont arrêtés qu’à la ferme où vous voyez leurs feux.

Après avoir retraversé la rivière Saint-Charles, je fis un brancard et emportai, avec mes camarades, le corps de M. de Clermont jusqu’à l’Hôtel-Dieu où on l’a laissé pour y être enterré.

— Combien d’hommes avez-vous perdus ? demanda M. de Maricourt, après un assez long silence.

— Oh ! pas beaucoup, mon capitaine. À part M. de Clermont et M. de Latouche, nous n’avons eu que dix à douze blessés.[69]

— Connait-on les pertes de l’ennemi ?

— Oui, mon capitaine ; quelques coureurs des bois que M. de Longueuil avait envoyés sur le champ de bataille pendant qu’on revenait vers la ville, nous ont rejoints comme on y rentrait. Ils disent qu’il y a « cent cinquante ennemis[69] sur le carreau, depuis le camp des Anglais jusqu’au lieu où ils ont débarqué. »

On entendit en ce moment le bruit des pas d’une patrouille qui s’avançait vers le quai. On échangea le mot d’ordre, et il se trouva que les arrivants étaient chargés d’apporter des vivres à la compagnie. M. de Frontenac envoyait aussi un officier pour commander le poste durant l’absence des chefs laissés libres d’aller prendre quelques heures de repos.

Bienville qui, tout le jour, avait conçu mille inquiétudes au sujet de Marie-Louise, reprit avec empressement, mais seul, le chemin de la haute ville. Car MM. de Maricourt et d’Orsy restaient quelques instants de plus sur le quai pour présider au partage des rations et donner leurs instructions à l’officier chargé de les remplacer.

De noirs pressentiments serraient le cœur de François ; il lui semblait qu’un malheur menaçait sa fiancée. En effet, la lettre de John Harthing n’était pas de nature à rassurer Bienville. Aussi se dirigea-t-il en grande hâte vers la demeure de Louis d’Orsy.


CHAPITRE DIXIÈME.



nuit terrible.


Un peu avant l’heure où Bras-de-Fer faisait son apparition sur la plate-forme défendue par la batterie de Sainte-Hélène, Harthing, qui était attaché à l’expédition de terre, se présentait devant le major Whalley, son commandant.

Ce dernier avait établi son camp à peu près un mille en deçà de l’endroit où ses troupes étaient débarquées, et un demi-mille au nord de la rivière Saint-Charles. Afin de pouvoir surveiller les mouvements de la flotte et d’assurer au besoin sa retraite, le major avait fait placer, durant la nuit, un tiers de ses troupes au lieu même du débarquement. Son quartier général occupait une ferme où les soldats purent se mettre à l’abri dans les quelques bâtiments qui s’y trouvaient.[70]

Lorsque John Harthing parut devant son chef, celui-ci, installé dans le meilleur local de la ferme, causait avec quelques officiers. Voyant que son lieutenant désirait lui parler et qu’il restait à l’écart, Whalley le rejoignit et l’entraînant à quelques pas du groupe d’officiers qui composaient son état-major :

— Eh bien ! monsieur Harthing, avez-vous des renseignements à me donner, lui demanda-t-il ?

— Non, monsieur, répondit l’autre. Mais si vous voulez me donner congé ce soir, peut-être réussirai-je mieux aujourd’hui que Dent-de-Loup hier.

On se souvient que le lieutenant avait fait tolérer la présence du sauvage sur la flotte, sous prétexte que ce fidèle allié offrait à s’introduire dans la ville, pour y découvrir un endroit faible par où l’on y pourrait pénétrer par surprise.

Aussi lui avait-il d’abord été facile de rendre plausibles aux yeux de ses chefs, la première reconnaissance de Dent-de-Loup et l’expédition de la veille où celui-ci avait donné à Boisdon la lettre remise par ce dernier à Louis d’Orsy.

Mais, comme on le peut bien croire, ces démarches n’ayant pas beaucoup profité à l’utilité générale des assiégeants, vu que Harthing ne donnait sur ces deux tentatives que d’évasives réponses, les chefs de l’expédition retirèrent aussitôt leur confiance à ces vaines sorties nocturnes. Aussi Whalley répondit-il froidement à son lieutenant :

— D’après le résultat de vos premières tentatives, il est difficile, monsieur, d’augurer mieux d’une nouvelle. Cependant je veux bien vous laisser libre de faire un dernier effort ; mais si la réussite ne vient pas cette fois à votre aide, il me faudra vous empêcher d’exposer inutilement votre vie.

— Aussi est-ce bien mon intention, monsieur, de vous demander congé seulement pour ce soir. Mais, vous plairait-il de me donner le mot de passe, afin de ne pas être retardé par nos sentinelles ?

— Le mot d’ordre est : « Prenez garde, » dit Whalley qui regarda froidement Harthing.

Celui-ci ne put supporter ce coup-d’œil froid et inquisiteur, et après avoir salué profondément, il sortit.

À peine eut-il franchît le seuil et refermé la porte de l’habitation, qu’un homme surgit devant lui ; c’était Dent-de-Loup.

Le lieutenant s’attendait à cette apparition, car il dit au sauvage.

— C’est bien ! suis-moi.

L’autre, qui portait un petit baril sous son bras gauche, emboîta le pas derrière Harthing.

Ils marchèrent ainsi pendant un quart-d’heure, sans rien dire autre chose qu’une courte réponse au qui-vive des sentinelles. Lorsqu’ils eurent laissé derrière eux le dernier factionnaire, placé en enfant perdu à quelque distance du camp, Dent-de-Loup prit le premier la parole.

— Mon frère pâle ne se souvient plus, dit-il à Harthing, que nous avons fumé tous deux le calumet du conseil dans son ouigouam du grand village des blancs.[71]

— Et pourquoi ne m’en souviendrais-je pas ?

— Parce qu’il semble au chef qu’il est plutôt l’esclave que l’allié de son frère au visage pâle.

Harthing se mordit les lèvres avec tant de violence que le sauvage s’en fût aperçu si la nuit n’eût été sombre. Car bien que ce fût la première fois que Dent-de-Loup se plaignît du rôle passif que son allié lui avait fait jouer jusqu’alors, il importait beaucoup aux projets du lieutenant que le chef ne se révoltât point au moment où l’Anglais croyait prévoir le succès de ses intrigues. Aussi maîtrisant l’inquiétude que la brusque sortie de l’Agnier suscitait en lui, répliqua-t-il d’une voix calme :

— Mon frère croit-il, par hasard, que je veuille le tromper ?

Le Chat-Rusé ne répondit pas.

— Alors, fit Harthing en s’arrêtant, le chef est libre d’abandonner un ami, s’il est le jouet d’un tel soupçon.

— Les hommes blancs sont prompts comme la balle de leurs mousquets, dit le sauvage. Non, le désir du chef n’est pas de trahir un frère avec lequel il a fumé le calumet du conseil. Mais il voudrait bien savoir s’il pourra travailler bientôt à l’accomplissement de ses propres projets ; ce dont son frère blanc a su le détourner jusqu’à ce jour.

Harthing craignant de se fermer tout accès dans la ville, avait en effet défendu jusqu’alors à Dent-de-Loup de donner cours à ses idées de vengeance.

— Si j’ai jusqu’à présent agi de la sorte, répondit Harthing refoulant en lui toute la mauvaise humeur que lui causaient les trop justes plaintes de l’Iroquois, c’est que j’ai voulu rendre plus sure la vengeance que nous désirons exercer tous deux sur nos ennemis.

— Le pauvre homme des bois ne saurait comprendre ces belles paroles.

— Eh bien ! que mon frère écoute et il se convaincra de ma sincérité à son égard. N’est-ce pas bien commencer à se venger des français que d’enlever la jeune fille pâle ? N’y a-t-il pas deux hommes qui pleureront des larmes de sang lorsque la jeune fille aura disparu ? Sans compter qu’elle même…

Dent de-Loup sembla convenir tacitement de cette assertion ; car il se rapprocha du lieutenant et parut attendre avec le plus vif intérêt ce que celui-ci allait ajouter.

— Mais pour faire réussir ce premier plan, continua l’Anglais satisfait d’un tel avantage, il faut retarder un peu l’exécution des autres. Car si tu avais tué d’abord quelques français, nous ne pourrions maintenant nous introduire dans la place ; et pour un ou deux ennemis que tu aurais occis, au grand risque de ta propre vie, il nous devenait impossible d’empoisonner les jours de ceux qui vont bientôt ressentir les effets de notre colère. Or ces derniers souffriront plus et pour un plus long temps de la catastrophe qui les va frapper par notre main, que les quelques malheureux que tu aurais massacrés et dont la peine se serait terminée avec la mort.

— Le manitou de la vengeance parle par ta bouche, repartit l’Agnier convaincu.

— Mais une fois la jeune fille enlevée, dit Harthing en terminant, je jure à mon frère, sur les mânes sacrées de mes aïeux, que loin d’arrêter le couteau du chef sur le cœur d’un ennemi, je l’aiderai moi-même à l’y enfoncer plus profondément encore !

Le serment fait par Harthing et que les sauvages ont toujours regardé comme inviolable, rendit toute confiance à Dent-de-Loup. Il tendit à l’Anglais sa main et dit :

— Le cœur du visage pâle est franc comme ses paroles et ces dernières sont une douce musique aux oreilles du chef. Mais allons et réparons le temps perdu.

Harthing ne demandait pas mieux et s’efforça de suivre de près le sauvage qui se dirigeait déjà d’un pas rapide vers la grève de la rivière Saint-Charles. Les épais mocassins qui chaussaient leurs pieds étouffaient le bruit de leurs pas et diminuaient de beaucoup le danger où ils étaient d’être entendus de quelque rôdeur ennemi.

Ils atteignirent la rivière en dix minutes de marche.

Là, Dent-de-Loup s’orienta et se mit à ramper comme un reptile vers un rocher sis à cinquante pas de distance. Il fut satisfait de cette exploration, car il revint bientôt vers Harthing et lui fit signe de le suivre.

Quand ils arrivèrent au rocher, l’Anglais vit un canot d’écorce que le sauvage avait caché dans une anfractuosité du roc. Ils prirent alors sur leur dos la légère pirogue et marchèrent vers l’eau du Saint-Charles, que la marée montante refoulait depuis deux heures dans l’embouchure de la rivière. Mais ils avançaient lentement, car leurs pieds s’enfonçaient à chaque pas dans le terrain mouvant et vaseux que le flux des eaux du fleuve détrempe deux fois le jour.

Enfin la pirogue est mise à flot, et armés chacun d’un aviron, Harthing et Dent-de-Loup rament vigoureusement vers Québec. Bientôt ils abordent sur une plage de sable que les hautes marées chassaient alors jusque sur le sol, aujourd’hui plus ou moins desséché, que les nombreux piétons de la rue Saint-Pierre foulent maintenant de leurs pas affairés.

Ils se glissent ensuite en tapinois au pied du cap, après avoir mis leur canot hors des atteintes de la marée montante. Mais ils n’ont pas fait trente pas, que Dent-de-Loup saisit son compagnon par le poignet et le force à s’arrêter.

C’est qu’on avait opéré des changements depuis le dernier passage de Dent-de-Loup en cet endroit ; car M. de Frontenac avait fait établir une barricade à l’entrée de la rue Sault-au-Matelot, afin de prévenir une descente des ennemis sur ce point. Les trente hommes qui gardaient ce poste avaient converti en corps-de-garde une maison avoisinante ; et, tandis que les autres reposaient, un factionnaire veillait sur la barricade.

— Par les cinq cent mille diables ! se dit Harthing, tous les obstacles vont donc surgir devant moi au moment même où le succès paraissait me sourire ! Est-ce un dernier avertissement que m’envoie le ciel ? Oh ! qu’importe alors, car si je risque tout, l’enjeu en vaut la peine !

— La tanière des loups est difficile à approcher, murmura le Chat-Rusé à son oreille.

— N’y a-t-il pas quelque moyen de passer ?

— Un seul ; mais j’ai bien peur qu’il ne nous soit funeste, si les bons manitous nous sont contraires.

— Peste soit de tous les manitous passés, présents et futurs ! pensa le lieutenant. Et s’adressant au sauvage :

— Je suis prêt, dit-il ; tentons le destin !

— Que mon frère me suive, alors, lui répondit l’Iroquois.

Et il rétrograda d’une vingtaine de pas, puis grimpant sur le flanc du cap, il fit un détour afin de passer au dessus de la barricade.

La pente du roc en cet endroit est très rapide ; aussi se figurera-t-on le danger que couraient les deux aventuriers. Car Harthing suivait intrépidement Dent-de-Loup, s’accrochant comme lui à toute saillie de rochers qui se rencontrait sous sa main, se cramponnant aux arbustes et aux racines qui semblaient quelquefois céder sous la pesanteur du poids de ceux qu’ils retenaient suspendus à vingt-cinq pieds au dessus de la rue.

Deux fois l’Iroquois, qui ne perdait pas de vue la sentinelle, crut remarquer que le bruissement des feuilles sèches foulées par ses genoux et par ceux du lieutenant, et le craquetis des racines sous leurs nerveuses étreintes, attiraient l’attention du factionnaire. Mais soit que ce dernier fût inattentif ou que ces bruits vagues se perdissent dans la forte brise qui se jouait sur les feuilles et les branches mortes, soit même que Dent-de-Loup se fût trompé, Harthing et lui tournèrent ce dangereux obstacle, sans que leur passage eût été remarqué.

Lorsqu’ils redescendirent dans la rue, à cent pas en deçà de la barricade, Harthing s’arrêta un moment pour respirer et s’adressant à son compagnon :

— Eh bien ! que pense le chef de son frère au visage pâle ? Croit-il que je puisse marcher avec un peau-rouge dans le sentier de la guerre ?

— Le visage pâle est en effet brave et agile ; mais qu’il me dise donc comment il s’y serait pris pour apporter jusqu’ici ce baril et ces liens ?

Harthing ne put retenir une légère exclamation de surprise. Car outre un paquet de cordes que Dent-de-Loup avait apporté de son canot, il ne s’était pas un moment départi du barillet que nous lui avons vu sous le bras à son départ du camp des Anglais. Et pourtant il n’avait fallu rien moins que l’audace et l’indomptable force de caractère et de muscles du lieutenant pour escalader, avec ses mains libres, les flancs escarpés du cap.

— Mais comment ferons-nous pour amener l’autre avec nous ? demanda t-il à Dent-de-Loup.

— Ce fardeau sera doux et léger aux épaules du chef.

— Avançons donc.

Vingt pas les rapprochèrent de l’endroit par où nous avons déjà vu le sauvage escalader le cap et entrer dans la ville ; c’est à-dire au dessous des bâtisses de l’évêché. L’ascension du roc se fit sans obstacles ; après quoi, les deux hommes se glissèrent comme des couleuvres dans la cour de l’évêché, qu’ils traversèrent sans fâcheuses rencontres, et vinrent s’arrêter à l’endroit où les murs de clôtures du Séminaire et du palais épiscopal se réunissaient. Ici le Chat-Rusé imita doucement le parler sentimental d’un chat maraudeur.

Le même signal répondit au sien de l’autre côté du mur que Dent-de-Loup se hâta d’escalader ; et Harthing de rejoindre aussitôt son compagnon qu’il trouva conversant à voix basse avec un tiers. Instinctivement, l’officier porta la main au poignard dont il était armé.

— Ce visage pâle est notre ami le vendeur d’eau de feu, dit le sauvage qui remarqua ce mouvement.

— Ah ! charmé de vous rencontrer ici, monsieur Boisdon, dit Harthing à voix basse.

— Vraiment ! repartit l’hôtelier ; moi je vous assure que cela ne me va pas autant, bien que je ressente un honneur infini de toucher la main de milord. Car, outre que je grelotte ici depuis une heure, il m’a fallu rester caché en cet endroit, frôlé à chaque instant par les patrouilles qui parcourent la ville en tous sens.

— Eh bien ! voici pour vous récompenser de vos peines, et des dangers que vous avez courus à notre service, fit Harthing en lui présentant une bourse pesante dont l’avare Boisdon se saisit avec plus d’empressement qu’il n’avait fait de la main de milord, comme il appelait l’Anglais. Mais attendez ici notre retour, et faites bonne garde, ajouta Harthing.

Le sauvage et son compagnon marchèrent alors à pas de loup vers la demeure de Louis d’Orsy, tandis que l’aubergiste se recouchait sur le sol pour attendre leur retour.

L’hôtelier entendit bientôt, en frissonnant de tous ses membres, le bruit d’une fenêtre que l’on ouvrait précipitamment et qu’on refermait de même de l’autre côté de la rue ; au même instant des pas qui venaient de la côte de la basse ville, se rapprochèrent graduellement de la place où il était blotti. Puis ses yeux habitués aux ténèbres, distinguèrent un homme qui, en le dépassant, remonta la rue Port-Dauphin, s’engagea dans la rue Buade et alla s’arrêter sous la fenêtre par laquelle Harthing et Dent-de-Loup venaient de s’introduire dans la demeure du lieutenant d’Orsy.

Mais laissons Boisdon exhaler par tous les pores de sa peau les sueurs froides de la terreur, et transportons-nous chez Mlle d’Orsy que nous avons par trop négligée depuis quelque temps.

D’après les ordres de son frère, notre héroïne avait dû se réfugier, durant l’après-midi, au couvent des Ursulines ; car la petite maison de la rue Buade était trop exposée aux atteintes du boulet, pour que Louis permit à sa sœur d’y demeurer pendant le bombardement.

Mais le feu de la flotte ayant cessé vers le soir, Marie-Louise était revenue chez elle avec la vieille Marthe que les détonations successives du canon avaient beaucoup effrayée et qui tremblait encore de tous ses membres.

Quand Marie-Louise eut pris le repas du soir et préparé, avec Marthe, celui de son frère qu’elle attendait d’un moment à l’autre, il était passé neuf heures.

Alors la jeune fille se mit à regarder avec inquiétude vers cette fenêtre de la cuisine, où l’apparition de la figure hideuse de Dent-de-Loup l’avait effrayée quelques jours auparavant.

Sans être tout à fait noire, la nuit n’était cependant éclairée que par la seule lumière des étoiles. Aussi Mlle d’Orsy ne pouvait-elle voir bien loin au dehors ; mais elle espérait entendre au moins les pas de son frère… et de son fiancé.

Enfin, elle revint s’asseoir dans cette chambre où nous l’avons vue pour la première fois avec Bienville, et au même endroit qu’elle occupait alors.

Une humble chandelle de suif éclairait faiblement la chambre. La lumière rougeâtre et triste qu’elle jetait et le champignon, qui semblait dormir au milieu de la flamme fumeuse de la bougie, attestaient qu’on négligeait de s’occuper de ces détails. C’est que Marie-Louise était en proie à une préoccupation trop grande pour y prêter attention. Quant à Marthe, elle s’était affaissée dans une chaise à bascule et à dos élevé, où, toute recoquillée, la pauvre vieille avait fini par succomber au sommeil si facile à cet âge. Mais elle paraissait encore agitée des émotions de la journée ; car un frisson nerveux passait, de temps à autre, sur ses membres débiles, et ses lèvres laissaient tomber d’incohérentes paroles.

Laissée seule à son inquiétude, énervée déjà par les graves événements des jours précédents, et partant prédisposée à se laisser aller à ces craintes si naturelles à son sexe, Marie-Louise sent un malaise étrange la gagner peu à peu.

Elle tressaille au moindre bruit : une vitre que le vent fait battre sur les châssis, un grillon qui chante en remuant les cendres du foyer, une poutre de la charpente craquant sous le poids des murs de la maison, un vieux meuble qui semble s’étirer et se plaindre d’un trop long service, font passer par tout son corps de fiévreux frissons.

Cet effroi semble augmenter encore lorqu’une rafale de vent s’en vient ranimer les cendres chaudes de la cheminée, et jeter, en faisant vaciller les meubles, une lueur passagère sur la pénombre qui règne dans la grande salle.

La jeune fille n’ose faire un mouvement et retient son haleine dont le seul bruit l’effraie.

Soudain ses yeux qui se sont arrêtés machinalement sur la fenêtre de la cuisine, s’y fixent avec terreur. Il lui semble que cette fenêtre est agitée par secousses, comme si on la forçait du dehors.

— Je suis folle ! dit-elle pour se rassurer.

Tout à-coup deux hommes bondissent à l’intérieur et referment derrière eux la croisée qu’ils ont ouverte avec fracas.

C’est Harthing, c’est Dent-de-Loup dont la figure bizarrement tatouée lui est une fois apparue hideuse comme celle d’un génie malfaisant et avant-coureur de l’infortune.

L’Anglais s’avance vers le siège où la jeune fille est clouée par la stupeur, tandis que Dent-de-Loup reste dans l’ombre.

— Ne vous avais-je pas dit « au revoir, » mademoiselle, lors de notre entrevue à Boston, fait Harthing en s’inclinant d’un air railleur.

Comme Marie-Louise terrifiée ne peut rien répondre, Harthing continue, mais d’un ton plus sérieux :

— C’est que, voyez-vous, mes sentiments sont de ceux que l’absence ne saurait tuer. Ainsi, tel j’étais quand nous nous séparâmes là-bas, tel vous me revoyez encore.

— Eh bien ! monsieur Harthing, sachez aussi que mes dispositions à votre égard n’ont pas plus changé que les vôtres, repart la jeune fille à qui la gravité de la situation rend en partie l’énergie que la seule surprise lui avait enlevée.

— Ô Marie-Louise ! ne vous hâtez pas de vous perdre en me perdant aussi ! s’écrie Harthing qui s’avance avec un geste moitié suppliant et moitié menaçant.

— Vous oubliez, je crois, monsieur, qu’outre l’inconvenance de vous introduire chez moi à pareille heure, il y a lâcheté de votre part à menacer une femme seule et sans défense !

— Mademoiselle, le temps presse et ne doit pas être perdu en vaines déclamations ! Je vous aime, vous le savez ; et pour vous posséder, l’enfer serait-il béant devant moi, que j’y sauterais à pieds joints, pourvu que je pusse rouler avec toi dans l’abîme en te serrant sur mon cœur ! Tu vois donc que cet amour est un sûr garant de ton bonheur, si tu consens à partager mon sort… Marie-Louise d’Orsy, voulez-vous être ma femme ?

— Plutôt mourir ! répond la jeune fille indignée.

— Alors, mademoiselle, je suis forcé, bien qu’à regret, de vous annoncer qu’il va falloir me suivre de gré ou de force !

— Monstre ! je te méprise autant que je te hais !

Et belle comme Junon courroucée, la fille du baron d’Orsy foudroie l’Anglais du regard.

Harthing fait un pas… Mais au même instant la fenêtre s’ouvre avec une violence extrême, et quelqu’un tombe comme un boulet au milieu de la chambre, en criant :

— Damnation !

C’est Bienville, lui que Boisdon vient de voir s’arrêter près de la demeure du lieutenant Louis.

On se souvient que François avait quitté seul le quai de la reine pour revenir à la haute ville. Battu de mille inquiétudes au sujet de sa fiancée, il avait pris à la hâte le chemin de la demeure de Marie-Louise. Il n’était plus qu’à vingt pas de la maison, lorsqu’il vit deux ombres sortir du sol, et bondir à l’intérieur de l’habitation de son amie en forçant une des croisés qui donnaient sur la rue.

Il accourt, approche ses yeux ardents de la fenêtre que l’on a vitement refermée, et, voit John Harthing auprès de sa fiancée dont la pâleur atteste l’effroi. Il va s’élancer, cédant au premier mouvement de son cœur ; et pourtant comme la réflexion lui vient en aide, il se contient et attend.

Mais lorsqu’il a vu son rival abhorré prêt à porter sur Marie-Louise des mains violentes, il rugit, bondit et tombe dans la maison l’épée au poing.

— Ah ! attends un peu, infâme ! s’écrie Bienville d’une voix étranglée par l’exaspération ; nous allons voir si tu peux aussi bien manier l’épée que violenter une femme. Oh ! je te tiens enfin, misérable !

— Pas encore, mon cher monsieur ! répond Harthing avec un ricanement satanique. Et, sans prendre la peine de dégainer, il fait un signe à Dent-de-Loup.

Celui-ci que François n’a pu voir en entrant saisit ce dernier par derrière, le terrasse traîtreusement ; et, avec l’aide de l’Anglais, il garrotte et bâillonne Bienville avant même qu’il ait eu le temps de porter un seul coup de pointe à ses ennemis.

La vieille Marthe veut appeler au secours ; elle se lève, jette un cri sourd et tombe évanouie de frayeur.

Dent-de-Loup sort de sa gaine un long couteau à scalper, en appuie la pointe acérée sur la poitrine de Bienville et interroge Harthing du regard.

— Non ! répond celui-ci, pas devant cette jeune femme. D’ailleurs, la poudre que tu as apportée nous en débarrassera plus vite. Entendez-vous, galant chevalier, dit-il à Bienville, ce baril contient vingt livres de poudre, et, dans cinq minutes, vous sauterez bravement dans les nuages comme un soldat sur un bastion miné ! J’en suis bien fâché, mais pourquoi diable aussi vouloir intervenir entre cette femme et moi !

Et, sans s’occuper de Bienville qui se tord, impuissant, dans ses liens, il se retourne vers Dent-de-Loup. Celui ci va scalper la servante.

C’était une horrible scène.

Ici Bienville se roulant à terre dans une rage folle, les artères du cou gonflés, les muscles tendus et les yeux rouges de sang ; là, Harthing les traits contractés par toutes ses passions mauvaises et dévorant de son regard de feu Marie-Louise qui vient de perdre connaissance. Plus loin Dent-de-Loup qui, après avoir fait décrire à la pointe de son couteau un cercle rapide sur la tête de Marthe, retient entre ses dents la lame ensanglantée dont il vient de se servir ; et posant son pied droit sur le dos de la pauvre femme, la saisit par la chevelure qu’il arrache violemment par une brusque secousse, en laissant nu l’os du crâne.

Pour éclairer cet affreux tableau, une chandelle fumeuse jette sa sinistre lumière dont la lueur blafarde rougit la muraille comme d’une teinte de sang.

Harthing n’a pu vaincre le dégoût que lui inspire la brutalité sauvage de son complice ; il a détourné la tête et relève Marie-Louise évanouie. Puis il saisit ce fardeau si léger à ses bras et se dirige vers la porte, quand il remarque Dent-de-Loup qui se prépare à scalper aussi Bienville.

— Laisse-le donc mourir en paix, dit-il au sauvage.

L’homme des bois ne répond que par un grognement sourd et appuie la pointe de son couteau sur la tête de François, tandis qu’un hideux sourire crispe ses lèvres.

En ce moment le ciel semble s’illuminer au dehors, et plusieurs fortes détonations font trembler la maison, pendant que de rauques rugissements déchirent le voile de silence qui plane sur la ville.

— Voilà que l’amiral fait feu sur la place ! s’écrie Harthing. Il n’y a pas une seconde à perdre ! Allons ! vite ! ouvre la porte, Dent-de-Loup, et, lorsque je serai sorti avec la jeune fille, allume la mèche du baril et suis-moi !

Le sauvage lui lance un regard haineux ; et pourtant, laissant là Bienville qu’il allait scalper, il obéit à l’ordre du lieutenant.

Mais à peine la porte est-elle entr’ouverte qu’un bruissement de pas et de voix se fait entendre dans la côte de la basse ville.

Tandis que l’Anglais se précipite au dehors avec Marie-Louise, le sauvage, qui entend les pas se rapprocher rapidement, pousse le baril de poudre jusqu’à la porte, mais au-dedans du seuil, afin de pouvoir s’esquiver plus vite. Puis, saisissant la chandelle allumée, il en met la flamme en contact avec une mèche fixée à l’un des bouts du barillet, rejette dans la cuisine la bougie qui s’éteint en tombant ; et, sans prendre le temps de refermer la porte, vu que les pas du dehors deviennent de plus en plus distincts, il court rejoindre Harthing qui déjà rampe avec sa proie dans l’ombre.

Afin de rendre plus mystérieux l’enlèvement de Marie-Louise, Harthing avait imaginé de faire sauter et d’incendier la maison, pour laisser ainsi croire qu’une bombe avait pénétré, puis éclaté dans la demeure de Louis d’Orsy. Car il savait que l’amiral devait recommencer le bombardement durant la soirée.

Spectateur enchaîné, Bienville a tout vu, tout entendu. On enlève son amante… il ne peut la secourir… et le feu consumant la mèche va se communiquer au volcan…

Il concentre ses forces, et raidit ses membres qu’il fait se détendre violemment contre les liens qui le retiennent ; mais ces derniers résistent, car Dent-de-Loup les a choisis neufs.

Ô rage ! ô désespoir !

Vingt fois Bienville se tord contre la corde qui l’enchaîne, et vingt fois ses muscles épuisés craquent à se rompre dans leurs impuissants efforts…

Une sueur froide enveloppe son corps comme du linceul de l’agonie…

C’en est fait, il lui faut mourir ! Car il voit dans l’ombre la lueur tremblotante de la fusée dont chaque étincelle ronge, en pétillant, le faible lien qui le tient suspendu sur son éternité…


CHAPITRE ONZIÈME.



boisdon s’agite et dieu le mène.


Revenons à Jean Boisdon que nous avons laissé se morfondant de peur près de la clôture de l’évêché.

Cinq minutes ne s’étaient point écoulées depuis que l’hôtelier avait vu Bienville s’approcher de la maison du lieutenant d’Orsy, puis y pénétrer après Harthing et Dent-de-Loup, qu’un nouveau bruit de pas vint désagréablement résonner à son oreille. Mais ceux qu’il entendait cette fois étant plus sonores et moins réguliers, il en conclut que plusieurs personnes devaient s’avancer de son côté ; raisonnement qui se confirma quand il entendit après des sons de voix entrecoupés et confus.

— L’Anglais et le sauvage auront une fière chance s’ils s’en retournent les mains nettes, pensa-t-il. Eh ! mais, mon Dieu ! s’ils allaient être poursuivis et qu’on vînt à me découvrir ici ! Ah ! par St. Jean, mon patron, je me suis mis en de beaux draps ! Je donnerais bien — il mit la main dans la poche de son haut-de chausses et tâta l’or que venait de lui donner l’Anglais — je donnerais bien… l’une des pièces contenues dans cette bourse, pour être à cette heure couché auprès de Javotte. Car, bien qu’elle soit jalouse, partant revêche, ma pauvre femme, et qu’elle semble se complaire à faire de notre lit le théâtre de nos querelles domestiques, j’aimerais mieux, en ce moment, la paillasse commune que cette terre humide ; sans compter… Mais bon Dieu ! qu’est-ce là ?

Une clarté subite venait d’illuminer la nuit ; Boisdon sentit le sol trembler sous son corps, tandis qu’un jet de terre et de sable le couvrait des pieds à la tête, et que plusieurs fortes détonations ébranlait le tympan de ses oreilles.

C’était le feu de l’artillerie anglaise qui, au même instant, forçait Harthing à précipiter sa retraite avec Dent-de-Loup. Phips exaspéré des avaries que ses vaisseaux avaient essuyées, s’était avisé de troubler au moins le repos des assiégés et avait ordonné de faire quelques décharges d’artillerie sur la ville, à l’heure où les habitants devaient y sommeiller.

Quelques boulets qui viennent s’enfouir non loin de l’endroit où se tient Jean Boisdon, réchauffent au plus haut point chez ce dernier l’instinct de la conservation, qui se manifeste aussitôt en lui par une frayeur des moins dissimulées.

— Jésus Dieu ! préservez-moi ! s’écrie-t-il en se levant tout debout, sans penser qu’il peut être remarqué par le premier passant.

— À terre ! où tu es mort ! lui dit une voix sourde et contenue, tandis que la pointe aigüe d’un poignard s’appuie sur sa poitrine.

C’est Dent-de-Loup qui vient de retraverser la rue avec Harthing.

Cédant à la force d’un bras vigoureux, Boisdon se laisse glisser à terre en grelottant de frayeur.

— Impossible de franchir le mur à présent, avec la jeune fille, murmure Harthing ; car ces hommes ne sont plus qu’à vingt pas de nous. Et le baril qui va sauter ! Par Satan ! cette mèche aura brûlé jusqu’au bout que ces maudits importuns nous auront à peine dépassés !

Une effroyable contraction étreignit le cœur de ces trois hommes obligés de rester exposés au feu de la terrible mine qui allait éclater à cent pieds d’eux. La fusée adaptée au baril devait embraser la poudre en cinq minutes ; et il y en avait au moins trois d’écoulées depuis que Dent-de-Loup l’avait allumée.

— Oh ! puisqu’il faut périr avant que d’être heureux, se dit Harthing, je vais lui donner au moins le baiser des fiançailles de la mort !

Et ses lèvres en feu pressent avec force la bouche glacée de Marie-Louise évanouie.

En ce moment quinze hommes armés venant de la basse ville passaient devant eux.

Au même instant aussi, un boulet frappe la muraille contre laquelle Harthing, Dent-de-Loup et Boisdon se serrent avec frayeur ; le projectile tombe à dix pas d’eux et les couvre de fragments de pierre dont plusieurs blessent Boisdon.

— Sainte-Vierge-Marie ! je suis mort ! hurle l’hôtelier qui écarte violemment le sauvage pris au dépourvu, bondit sur ses jambes et s’élance en courant vers la rue Buade, avec la frénésie aveugle de la terreur. Il ne voit, il n’entend rien ; mais il court avec l’emportement furieux d’un cheval qui a pris le mors aux dents.

Aussi va-t-il donner au beau milieu de la patrouille. Boisdon bouscule un soldat qui se trouve sur son chemin et continue sa course effrénée vers la cathédrale.

— Sacrebleu ! qu’est-ce là ? s’écrie le soldat renversé par l’aubergiste.

— Eh ! l’ami ! arrêtez ! mordieu ! crient ses camarades.

Mais l’hôtelier ne se rend point à cet ordre.

— Feu sur lui ! commande Louis d’Orsy, le chef du détachement.

L’un des soldats tenait son mousquet en joue. Le coup part.

Boisdon n’est plus qu’à trois pas de la maison de Louis d’Orsy, quand la balle du mousquet vient lui casser une jambe. Emporté par son élan, il tombe dans la porte entrouverte de la demeure du lieutenant. Sa tête frappe le baril de poudre dont la fusée brûle toujours.

— Ah ! mon Dieu !… ce baril de poudre !… la mort !… s’écrie Boisdon qui, de ses mains désespérées, presse, étreint, arrache la mèche fumante qu’il rejette au-dehors.

Cependant, Harthing et Dent-de-Loup qui n’ont pu arrêter Boisdon, sont restés couchés sur la terre, au pied de la muraille. Ils retiennent jusqu’à leur haleine, de peur d’être entendus.

— Très bien ! pense Harthing en voyant tomber Boisdon sous le coup de feu du soldat ; tant mieux, il ne nous verront point ! Leur attention va se porter sur ce bélitre d’aubergiste. Ah ! si ce damné d’Orsy, qui commande la patrouille, se doutait… Malédiction !

Marie-Louise que les cris et le coup de feu avaient tirée de son évanouissement, à l’insu de son ravisseur, vient de s’échapper des bras de ce dernier. Elle aussi a reconnu la voix de son frère. Avec la force et la rapidité que donne le désespoir, elle bondit, s’élance et court vers Louis d’Orsy en jetant des cris perçants.

Harthing veut l’arrêter, et l’insensé se lance à sa poursuite.

— Au secours ! à moi, Louis ! crie la jeune fille d’une voix déchirante.

Et venant tomber dans les bras de son frère, elle se retourne effarée en montrant de la main son ennemi.

— Harthing ! s’écrie-t-elle.

— Par Dieu ! arrêtez cet homme dit Louis d’Orsy en faisant de ses bras un rempart à sa sœur.

Les soldats entourent l’Anglais qui tire alors un pistolet de sa ceinture, casse la tête du premier homme qui veut lui barrer le passage, en renverse un second d’un coup de poignard et redescend à la course vers la clôture de l’évêché qu’il franchit en s’aidant des mains et des pieds.

— Sus ! à lui ! disent les voix de plusieurs poursuivants qui le serrent de près.

Harthing traverse en dix pas la cour de l’évêché ; et troublé, haletant, oubliant l’endroit par où le sauvage l’a fait entrer dans la ville, il saute par dessus une autre muraille et tombe dans le jardin du Séminaire. Il voit alors qu’il a fait fausse route et court dans la direction de la grande croix de bois qui dominait alors en cet endroit la cime du cap.

Le premier de ceux qui le suivent n’est plus qu’à quelques pas de lui, lorsqu’il est arrêté par la palissade plantée sur le bord du roc. Un bond désespéré le porte sur le haut des pieux de la fortification.

Mais en retombant de l’autre côté, il se rencontre face à face avec un homme qui a franchi la palissade en même temps que lui,

C’est Bras-de-Fer.

— Place ! lui dit Harthing, en armant son second pistolet.

Pierre a vu ce mouvement et se jette de côté au moment où le coup part. La balle effleure l’oreille du Canadien qui se précipite sur son ennemi. Celui-ci s’efforce de poignarder Bras-de-Fer.

Malheureusement pour ce dernier, l’étroit espace où a lieu la lutte étant inégal, il perd pied sur un accident du terrain et tombe à la renverse.

— Meurs donc, chien ! crie l’Anglais qui porte un coup terrible à son adversaire.

Mais la rage aveugle de Harthing tourne au profit du Canadien ; car le poignard mal dirigé ne fait que glisser sur ses côtes et labourer la chair qui les recouvre.

Oh ! satané gredin ! s’écrie Bras-de-Fer, en renversant son ennemi sous lui ; puis il le saisit d’une main par la nuque du cou, tandis que de l’autre il retient le bras droit de l’Anglais qui ne peut alors se servir de son arme. Et le Canadien se relève en tenant toujours Harthing au bout de ses bras puissants.

Celui-ci tente un dernier effort ; il s’accroche les pieds à un tronc d’arbre et imprime une si violente secousse à son corps que le canadien se sent glisser avec lui sur la pente rapide du cap.

Mais dans sa chute, Pierre rencontre le tronc d’arbre qui vient de servir à l’Anglais et s’y retient d’une main ; ce qui le contraint pourtant de lâcher le bras armé du lieutenant qui se tord à cent pieds au dessus de l’abîme, écume et blasphème comme un démon.

Le feu d’un obus qui éclate au proche fait luire le poignard qui menace encore la poitrine de Bras-de-Fer, lorsque le géant, qui retient toujours Harthing par le cou, soulève son ennemi au-dessus de sa tête et le rejette en avant dans le gouffre béant à ses pieds.

L’Anglais tombe, rebondit et roule sur le flanc escarpé du roc.

Cette lutte avait été pourtant si courte, que les compagnons de Pierre qui franchirent les premiers le rempart de palissades, n’arrivèrent sur les lieux qu’au moment où Harthing tomba.

Un déchirant cri d’angoisse monta du fond des ténèbres qui baignaient la rue Sault-au-Matelot ; on entendit le bruit produit par la chute d’un corps lourd sur des branches sèches, et ce fut tout.[72]

Dent-de-Loup, plus prudent que l’Anglais, s’était tenu coi tout d’abord en sa cachette ; mais quand il eut vu les soldats disparaître à la poursuite de son compagnon, il se glissa doucement le long de la clôture en descendant vers la basse ville. Arrivé près de la porte-cochère du palais de l’évêque, il escalada la palissade, et, voyant que tous les Canadiens avaient sauté dans le jardin du Séminaire, il se coula sans être aperçu vers l’endroit du cap qui lui était familier. Il se laissa glisser sur le flanc du roc et prit pied sans encombre dans la rue Sault-au-Matelot.

Ici l’attend un sérieux obstacle ; car les trente hommes chargés de défendre la barricade ayant été réveillés par le tintamarre des canons anglais et par les rumeurs et les détonations d’armes à feu qui leur venaient des remparts, au-dessus de leur tête, étaient sortis en toute hâte de leur corps de garde improvisé.

Ils viennent d’allumer des torches et examinent avec attention les bords escarpés du cap éclairé sur ce seul point par la lumière rougeâtre des flambeaux.

Dent-de-Loup n’a qu’un seul parti à prendre, celui de sauter par-dessus la barricade, haute de six pieds, et de passer par surprise au beau milieu de ses ennemis. Il n’hésite pas, et prenant sa course, il arrive auprès du retranchement sans être entendu, grâce aux mocassins qui étouffent le bruit de ses pas. Lancé fortement par ses jarrets nerveux, il franchit l’obstacle, passe comme un éclair devant les yeux des soldats ébahis, et retombe sain et sauf de l’autre côté, en continuant de dévorer l’espace qui le sépare encore de son canot.

Celui-ci n’est plus à sa place.

Un cri rauque s’échappe du gosier de l’Iroquois qui se jette alors tête baissée dans la rivière.

À peine a-t-il nagé quelques brasses, qu’il voit à dix pieds devant lui, une pirogue balancée par le flot dans l’ombre, tandis que la silhouette d’un homme qui la monte se dessine vaguement sur la surface de l’eau.

Craignant une surprise, le sauvage va plonger pour éviter un ennemi, lorsqu’une voix bien connue l’appelle par son nom.

Il est sauvé ; John Harthing est l’homme du canot. Protégé par je ne sais quelle puissance occulte, l’Anglais avait roulé, roulé, puis rencontré un petit arbre qui, tout en cassant sous le poids de son corps, avait amorti la violence de sa chute.

Arrêté de nouveau par un second arbuste, il s’était enfin retenu après des racines qu’il saisit d’une main désespérée. Bien que contusionné en plusieurs endroits, Harthing n’avait cependant aucune fracture, aucune blessure dangereuse. Se laissant donc descendre tranquillement jusqu’à la rue, il rejoignit sans peine le canot de Dent-de-Loup ; car il était tombé en dehors de la barricade.

Le bruit de sa chute avait cependant attiré l’attention des gardes du retranchement de la rue Sault-au-Matelot ; ce fut alors qu’ils allumèrent des torches pour examiner les abords du cap.

Craignant d’être découvert, Harthing avait traîné jusqu’à l’eau la pirogue, et donnant quelques coups d’aviron, il s’était arrêté à vingt pieds du rivage afin d’attendre Dent-de-Loup.

Lorsque ce dernier eut pris position dans son canot, il était temps de songer à la fuite ; car les soldats du guet, bientôt revenus de l’étonnement où le brusque passage du Chat-Rusé les avait d’abord jetés, s’étaient lancés à sa poursuite.

— Vite ! au large ! dit Harthing à son compagnon, en les entendant accourir vers la grève.

Les deux avirons plongent dans la rivière et lancent en avant la légère pirogue.

Plusieurs coups de feu partent du rivage à leur adresse, et quelques balles passent non loin des deux fugitifs ; ceux-ci répondent à cette décharge par un cri de défi qui roule sinistre sur les eaux noires, et ils disparaissent aux yeux des Canadiens dans l’épaisse nuit.

Mais il n’ont pas encore atteint le milieu de la rivière que Harthing sent ses pieds tremper dans l’eau.

— Que diable est ceci ? dit-il à Dent-de-Loup.

— Oah ! fait le sauvage en éprouvant la même sensation d’humidité.

L’eau monte dans l’embarcation et les deux hommes en ont bientôt par dessus la cheville du pied.

— Ces chiens de faces pâles auront envoyé quelque balle dans l’écorce de la pirogue et sous l’eau, dit l’Iroquois en se baissant pour trouver la fissure.

Mais il y a déjà trop d’eau dans le canot pour qu’il soit facile, à tâtons, de découvrir l’avarie. Aussi Dent-de-Loup se relève-t-il bientôt en disant :

— Pagayons vers la gauche, là où mon frère peut voir un îlot à cent pieds de nous. Si nous pouvons l’atteindre avant que la pirogue ne s’enfonce, nous réparerons peut-être le dommage causé par les visages pâles.

Mais par suite des efforts qu’ils font pour ramer avec plus d’énergie, le canot, enfoncé déjà jusqu’au bordage, vacille fortement. Aussi dans une de ces oscillations, le flot y entre-t-il tout d’un coup par dessus le bord. Et la pirogue de disparaître en s’enfonçant sous la vague.

Harthing et Dent-de-Loup se mettent à nager aussitôt et gagnent cette petite île de sable et de vase que le reflux laisse à découvert près de l’embouchure de la rivière Saint-Charles.

Une fois là, pourtant, leur position n’est guère plus enviable, car la marée qui monte va bientôt recouvrir l’îlot sur lequel ils ont pris pied ; sans compter qu’il leur reste encore plusieurs arpents à franchir à la nage, avant d’atteindre la rive nord.

À peine se sont-ils reposés quelques minutes que le flux envahisseur vient les forcer de quitter leur lieu de refuge momentané.

Alors ils entrent de nouveau dans la rivière et se dirigent en nageant vers la rive opposée à celle de la ville.

Harthing n’est cependant pas aussi bon nageur que Dent-de-Loup ; et, brisé déjà par la chute extraordinaire qu’il a faite du haut en bas du cap, il sent bientôt venir la fatigue. Mais il n’en dit rien et continue d’avancer, quoique moins vite.

Peu à peu ses membres s’engourdissent, ses muscles sont rebelles à sa volonté, et il enfonce graduellement.

Lorsque l’eau se met à lui battre les tempes, il fait un dernier effort, et fouettant vivement la lame de ses bras, il rejette la tête en arrière en poussant un cri.

Puis il se sent submergé, et perd connaissance au moment où le flot victorieux va triompher à jamais de lui.


CHAPITRE DOUZIÈME.



faits et cancans.


Il fut de si courte durée le temps qui s’écoula entre la tentative désespérée de Harthing pour ressaisir Marie-Louise, et la chute de l’Anglais en bas du cap, que lorsque Mlle d’Orsy voulut entraîner son frère vers leur demeure pour prêter assistance à Bienville — cette pensée fut pourtant prompte à lui venir — Bras-de-Fer et les soldats étaient déjà de retour dans la rue Buade.

— Eh bien ? demanda Louis.

Bras-de-Fer s’avança.

— Mon lieutenant, dit-il, il faut que le gaillard soit solidement bâti s’il en revient. Car voyant qu’il me voulait fouiller la poitrine avec son poignard, et ne pouvant pas l’en empêcher autrement, je lui ai fait descendre sa garde vers la rue Sault au-Matelot.

— Tu l’as jeté en bas du cap !

— Oui, mon lieutenant.

— Il est mort !

— Ou il n’en vaut guère mieux.

— Cours au poste de la rue Saut-au-Matelot, et dis aux gardes d’examiner les abords du cap, afin de retrouver notre homme. S’il n’a pas été tué du coup, qu’on en ait le plus grand soin. Dis-leur en outre de bien veiller à ce que personne ne puisse tromper leur vigilance et prendre fuite par la barricade ; car Mlle d’Orsy vient de m’assurer que l’Anglais avait un sauvage pour compagnon.

Pierre s’éloignait déjà.

— Quand tu sauras à quoi t’en tenir sur le sort de ton homme, reviens m’en faire part.

— Comme de raison, mon lieutenant, répondit Pierre Martel qui, après avoir fait volte-face à la militaire, reprit le chemin de la basse ville au pas accéléré.

— Toi, dit Louis à un autre soldat, cours au château, et dis ou fais dire à M. de Frontenac que je viens de constater la présence de deux ennemis dans la ville ; de la sorte, il donnera ses ordres pour prévenir une surprise.

— Rentrons, je t’en supplie ! dit à voix basse Marie-Louise à son frère. Peut-être se meurt-il en ce moment ! Et c’est pour moi, c’est pour me sauver qu’il est ainsi venu tomber sous leurs coups ! Mon Dieu ! mon Dieu !

— Voyons, Louise, ne te désespère pas inutilement ainsi. As-tu vu Harthing où le sauvage frapper ton fiancé ?

— Non. Je me suis évanouie comme l’Iroquois garrottait M. de Bienville. Après cela, je n’ai rien vu, rien entendu. Je n’ai repris connaissance que dans la rue et juste assez tôt pour m’échapper d’entre les bras de ce monstre d’Anglais !

— Oh ! s’ils ont pris la peine de lier François, tu peux être sure qu’ils ne l’ont pas tué. Viens, mais tiens-toi près de moi.

Et suivis des quelques hommes de la patrouille qui se trouvaient encore auprès d’eux — quatre soldats transportaient en ce moment au prochain corps de garde les deux hommes tués par Harthing, — Louis et sa sœur firent les quelques pas qui les séparaient de leur maison. D’Orsy marchait en avant et l’épée au poing.

Quand il atteignit le seuil de son habitation, il ne fut pas peu surpris de mettre le pied sur le corps d’un homme étendu insensible au bas de la porte.

— Par ma foi ! qu’est-ce que c’est que ça ! s’écrie-t-il.

— Mon Dieu ! c’est lui ! il l’ont tué ! dit Marie-Louise.

— Eh non ! repart Louis ; c’est probablement l’homme qui courait si fort et sur lequel un des soldats a tiré.

— En effet, remarque quelqu’un de la patrouille, nous avions oublié ce particulier que l’absence de lumière nous empêche de reconnaître. Il est vrai qu’il était moins à craindre que l’autre qui nous a tué deux hommes.

— Je vais chercher une lumière à l’intérieur reprend Louis ; nous verrons ensuite quel est cet individu. Ce doit être un complice de Harthing, car tous deux étaient blottis au même endroit, de l’autre côté de la rue. N’entre pas maintenant, Louise.

D’Orsy enjambe par dessus l’homme qui obstrue le seuil, se heurte contre le baril de poudre, et, après avoir fait trois pas à tâtons dans la cuisine, met le pied sur un petit corps rond et mou. Il se baisse et rencontre sous sa main la chandelle éteinte et rejetée dans la maison par Dent-de-Loup. L’heureux âge des allumettes phosphoriques n’ayant pas encore lui sur la terre, Louis s’empresse de battre le briquet, rend à la bougie sa vie de flamme, et revient vers la porte.

Il abaisse alors sa lumière et la déposant sur l’un des bouts du baril dont sa préoccupation l’empêche de remarquer d’abord la présence inusitée, il examine la figure de l’homme étendu en travers du seuil ; tandis que Louise se penche avec anxiété, sans crainte du cadavre, pour constater si ce n’est point là Bienville.

— Eh ! s’écrie d’Orsy, c’est bien l’hôtelier Boisdon ! Mais quel est donc ce barillet qui sert d’oreiller à l’aubergiste ! Par la corbleu ! qu’est ceci ! s’écrie-t-il en écartant vivement du baril la chandelle. De la poudre !

Après avoir éteint et arraché la mèche, Boisdon en se débattant avait secoué le baril, de sorte que plusieurs grains de poudre étaient sortis par le trou vide de sa fusée.

— Or çà ! monsieur Harthing, vous en vouliez donc aussi à ma maison, continue d’Orsy qui soupçonne aussitôt la vérité. Prends cette lumière et éloigne-toi quelque peu, dit-il à un soldat.

Il saisit le baril, court vers l’endroit désert qui s’étendait alors depuis la rue Buade jusqu’à nos bâtisses actuelles du Parlement, et là, dépose tranquillement le redoutable engin. Et il revient sur ses pas.

Louis précédant ensuite les soldats et quelques curieux attirés par un bruit inusité dans la rue, entre dans la cuisine qu’il traverse, et se dirige vers la seconde chambre.

Quand ils ont pénétré dans la grande salle, la projection de la lumière que tient d’Orsy s’étendant jusqu’au fond de l’appartement, ils aperçoivent une femme et un homme qui, couchés par terre à quelque distance l’un de l’autre, ne donnent aucun signe de vie.

D’Orsy s’avance avec circonspection d’abord, puis se précipite vers l’homme étendu sur le plancher. Celui-ci remue vivement les yeux, mais sans pouvoir articuler un seul mot, vu qu’une poire d’angoisse lui distend violemment les mâchoires et lui obstrue la bouche. Louis le débarrasse aussitôt de ce bâillon.

L’autre pousse alors un grand soupir et reprend haleine avec la même volupté qu’un plongeur revenant à la surface de l’eau.

— Ah ! dis-moi, Louis, s’écrie Bienville, dois-je en croire mes oreilles ? Il m’a semblé entendre la voix de Marie-Louise. Serait-il donc vrai qu’elle aussi fût sauvée.

— Tiens, regarde et que tes yeux persuadent tes oreilles.

— François ! s’écrie Mlle d’Orsy qui n’écoute que son amour et s’élance vers son fiancé.

— Marie-Louise ! Oh ! merci, mon Dieu ! dit Bienville. Et il fait un effort inutile pour se relever, garrotté qu’il est encore.

Ses liens tombent en un moment sous des mains empressées.

Cependant l’une des personnes présentes laisse échapper un cri d’horreur après s’être approchée de la vieille Marthe. On se retourne, on accourt, et la pauvre femme apparaît affreusement mutilée. L’os de son crâne est nu et sanglant.

Chacun ressent un frisson d’horreur.

— Mais elle est morte ! dit Marie-Louise qui s’est penchée sur la vieille femme qu’elle regarde avec une douloureuse sympathie.

En effet la pauvre vieille n’avait pu résister au supplice atroce qui l’avait tuée.

— Oh ! les monstres ! s’écrie la jeune fille en fondant en larmes.

Car à cette époque, si les serviteurs aimaient leurs maîtres avec dévouement, ces derniers s’attachaient en proportion à leurs vieux domestiques qu’ils considéraient toujours comme faisant partie de la maison (domûs) et non comme des valets.

Les curieux qui remplissaient la chambre s’écartèrent en ce moment avec respect devant un nouveau venu.

— Monseigneur le gouverneur, chuchotait-on. C’était le comte.

Il s’approcha d’abord de Mlle d’Orsy devant laquelle il s’inclina en disant :

— Permettez-moi, mademoiselle, de vous féliciter d’avoir échappé presque miraculeusement au péril qui vous a menacée de si près. Si j’avais pu prévoir que vous courriez un tel danger ici, je vous aurais tout d’abord offert l’hospitalité au château. Mais grâce au ciel, il en est temps encore ; aussi veuillez bien vouloir accepter l’offre de la chambre que j’avais fait meubler pour madame la comtesse, et qui hélas ! n’a jamais été habitée, fit le vieillard avec un long soupir.[73]

Le comte qui se vit entouré d’une foule de curieux indiscrets, se tourna vers eux avec hauteur et dit :

— Nous désirerions être seuls.

Ce qui fit disparaître les importuns comme par enchantement.

— Mais vous, monsieur de Bienville, où étiez-vous donc pendant qu’on enlevait mademoiselle ? demanda le gouverneur au jeune homme.

— Dans une position bien gênante et précaire, monsieur le comte.

Et François lui raconta l’inutilité de son intervention et comment elle avait failli lui devenir funeste. Il ajouta qu’au moment où la mèche de la mine allait, mangée par la flamme, l’exterminer en embrasant la poudre, il avait entendu des cris et un coup de feu près de la maison ; et qu’un homme était venu s’abattre sur le cratère en éteignant la fusée.

— Si je vis encore, dit-il en terminant, après Dieu, c’est à cet homme que je le dois. Aussi…

— Ne t’empresse pas, dit Louis, de vouer une reconnaissance inutile à un individu qui est, je crois, un peu cause de ta mésaventure et de celle de ma sœur.

— Que veux-tu dire ?

— Je le soupçonne fort d’avoir aidé à l’accomplissement des projets sataniques de John Harthing. Un boulet dirigé par Dieu est venu déloger Boisdon du pied de la muraille près de laquelle il s’était blotti, et du même endroit que j’ai vu s’élancer Marie-Louise et son ravisseur.

— Et c’est sur lui qu’a tiré l’un des soldats de la patrouille avec laquelle vous reveniez de la basse ville ? demanda le gouverneur.

— Oui, monsieur le comte.

— Cet homme est-il mort ?

— Je ne sais pas. Mais il est facile de s’en assurer vu qu’il est encore dans la pièce voisine où j’ai eu soin de le faire transporter.

Un gémissement, prolongé se fit entendre de la cuisine.

— Le voilà qui donne signe de vie, dit le comte à voix basse. Il faut essayer de le faire un peu parler. Tandis que je resterai dans l’ombre, interrogez-le, de manière à ce qu’il fasse des aveux.

Jean Boisdon gisait près de la porte d’entrée ; une mare de sang fraîchement répandu et qui tachait le plancher auprès de son corps, témoignait de la gravité de sa blessure.

À peine Bienville et d’Orsy se furent-ils approchés du blessé, que ce dernier ouvrit des yeux grands de terreur, se souleva sur le coude et les regarda fixement. Se laissant ensuite retomber en arrière, tandis que ce mouvement lui arrachait un cri de douleur, il joignit les mains et s’écria :

— Pardon ! messieurs, pardon ! ne me tuez pas ! ne me dénoncez pas et je vous avouerai tout !

Louis et François échangèrent un regard.

Boisdon qui suivait leurs mouvements, saisit ce geste et redoubla ses supplications.

— Grâce ! monsieur d’Orsy ! Pitié, monsieur de Bienville ! J’ai de grands torts envers la jeune demoiselle et vous deux ; je le sais, je le confesse. Mais pardonnez-moi, car j’en suis bien puni !

— Hein ! fit Louis à François, que penses-tu maintenant de ton sauveur ?

— Misérable ! dit Bienville à Boisdon, la Providence qui s’est chargée de déjouer les complots tramés par nos ennemis et toi, n’a pas voulu que tu échappasses au châtiment que tu mérites. Écoute, nous te tenons en notre pouvoir ; tu as conspiré notre perte, en retour nous avons le droit de te sacrifier à une vengeance légitime. Mais comme nous dédaignons descendre au rôle de bourreau, nous n’avons qu’un mot à dire aux autorités. Déjà nous avons des preuves assez convaincantes de ta culpabilité pour que ta perte soit certaine.

— Mes bons messieurs !…

— Écoute-moi donc ! Il ne te reste plus qu’à tâcher de mériter notre clémence par des aveux sincères. Dis-nous tout ce qui concerne l’enlèvement de Mlle d’Orsy. Et ne va pas mentir ! Tu sais que je suis le fiancé et M. d’Orsy le frère de cette dame, et que nous serons inexorables. Dis donc la vérité ; car, pour ma part, je suis homme à te faire rentrer dans la gorge, avec la pointe de cette épée, le premier mensonge que tu voudras nous faire.

— Ah ! je vous dirai tout, tout ! s’écria l’hôtelier.

Sans attendre aucune interrogation, il se mit à raconter la part active qu’il avait prise à l’évasion de Dent-de-Loup, et fit le récit de ses machinations avec l’Iroquois puis de sa participation au complot tramé contre la famille d’Orsy. De temps à autre un gémissement, un cri de douleur, causés par sa blessure entrecoupaient sa narration.

Quand il eut fini, d’Orsy lui dit d’une voix brève :

— Et qui nous assure qu’il n’y avait entre Harthing et toi aucune entente pour introduire les Anglais dans la place !

— Sur ce qu’il y a de plus sacré ! sur mon âme ! sur ma part du paradis ! par mon saint patron ! par le Dieu qui m’entend ! je vous jure que jamais il ne s’est agi d’une telle chose entre nous !

— Reste à savoir, dit Bienville, si l’on peut se fier à la parole et même au serment d’un homme qui n’a pas hésité à nous sacrifier pour quelques onces d’or.

— Oh ! je ne mens pas ! croyez-moi ! repartit l’hôtelier avec véhémence et de ce ton sincère qui émane de la vérité. Franchement, je ne croyais servir l’Anglais que pour une simple amourette, laquelle se serait terminée par un bon mariage que vous auriez fini par reconnaître. Quant à vendre mon pays, je ne suis encore, Dieu merci, ni assez lâche, ni assez avare… et trop français pour y avoir jamais songé.

— C’est bien ! fit M. de Frontenac en s’avançant ; nous saurons constater la vérité quand tu seras traduit devant le conseil de guerre.

— Ah ! je suis perdu ! s’écria Boisdon qui s’évanouit de nouveau, épuisé qu’il était par la violence des sentiments et des sensations, ainsi que par ses efforts pour faire parler sa bouche plus haut que sa douleur.

La porte s’ouvrit alors et Bras-de-Fer entra.

— Eh ! demanda Louis à Pierre qui regardait Boisdon avec étonnement, as-tu retrouvé ton homme ? est-il mort ?

— Que je sois brûlé vif si ce n’est le diable en personne que ce goddam-là.

— Comment ?

— C’est qu’on n’a pas pu le retrouver. Il a dû s’enfuir ou s’envoler sur les ailes de Satan !

— Palsambleu ! il nous faut en finir avec cet homme ! s’écria François.

— Écoutez, Bienville, dit le comte. Si l’amiral continue à nous faire aussi peu de dommage avec son artillerie que la nôtre lui a déjà causé d’avaries, il cessera dès demain le bombardement pour se retirer avec ses vaisseaux. Le service de votre batterie devenant inutile, vous pourrez aisément vous joindre à ceux que j’enverrai tenir en échec l’ennemi campé à la Canardière. Alors, si vous rencontrez votre Anglais dans la mêlée…

— Ah ! pour le coup, nous verrons jusqu’où peut aller la chance diabolique qui le semble protéger !

— Pierre, dit le comte.

— Monseigneur ?

Et Bras de-Fer se redressa.

— Va dire au lieutenant de ma compagnie des gardes, qui m’attend à la porte avec ses carabins, de venir avec eux pour emmener Boisdon. L’hôtelier logera dans la prison du château, jusqu’à ce que sa blessure lui permette de subir son procès devant la cour martiale.

Pierre obéit, et M. de Frontenac se tournant vers les deux jeunes gens :

— Maintenant, messieurs, vous allez venir tous deux coucher au château, ainsi que Mlle d’Orsy qui voudra bien y rester jusqu’à la levée du siège. Des voisines se chargeront d’ensevelir la vieille Marthe en votre absence. Allons.

Une foule curieuse encombrait la rue quand ils sortirent. La nouvelle des événements de la soirée s’était rapidement répandue ; et partant, comme dans la fable de la femme et du secret, dame rumeur avait amplifié les faits d’une incroyable manière.

Les commentaires allaient bon train parmi les bourgeois et mesdames leurs épouses, qui ne craignaient pas de rester dans la rue, la canonnade ayant de nouveau cessé.

— Est-il donc vrai, demandait M. Pelletier, marchand de fourrures, que la place a manqué d’être emportée d’emblée ?

— Mais certainement, répondait M. Poisson, brave épicier qui n’avait pas eu le temps de remplacer son bonnet de nuit par le chapeau pointu alors en usage.[74] Dans sa précipitation à s’habiller, il avait mis ses chausses sens devant derrière et sans remarquer la peine qu’il avait eue à les boutonner. — Mais certainement, et sans mon cousin Pierre Martel, dit Bras-de-Fer, qui, lui seul, a jeté du haut en bas du cap les trois premiers Anglais montant à l’assaut, et a ensuite donné l’alarme, c’en était fait de nous.

— Ah ! ma bonne Sainte-Anne ! s’écriait une commère dont la courte jupe de droguet laissait voir une belle paire de mollets charnus. — Sait-on s’ils étaient nombreux ?

— Nombreux ! la mère, lui dit pour s’amuser un soldat qui passait ; il y en avait déjà deux cents dans la rue Sault-au-Matelot.

— Pétronille ! Pétronille ! courut dire la femme à une amie. Sais-tu combien il y avait d’ennemis dans la rue Buade, lorsqu’on les a mis en fuite ?

— Non.

— Cinq cents, ma bonne ! Nous l’avons paru belle, hein ! Car, vois-tu, ça n’a point de pudeur ces Anglais-là.

Plus loin, monsieur le premier bedeau de la paroisse racontait, au grand ébahissement des badauds qui l’écoutaient en grelottant, les pieds nus dans leurs souliers, comment la place avait failli sauter ; l’ennemi ayant, disait-il avec effroi, creusé une mine épouvantable sous la haute ville. Et il était en train de leur expliquer comment un boulet, parti de la flotte anglaise, était venu miraculeusement en couper et en éteindre la mèche allumée, quand les gardes du gouverneur, portant Boisdon sur un brancard, sortirent de la maison de Louis d’Orsy.

En ce moment, monsieur le bedeau reçut un violent coup de coude au creux de l’estomac, ce qui lui fit perdre la respiration et coupa le fil de son discours.

— Rangez-vous ! criait la jalouse Boisdon qui bousculait ainsi ceux qui arrêtaient sa marche. Je veux voir mon homme, moi ! Est-il vrai qu’on l’a surpris avec une femme dont le mari l’a blessé à mort ? Ah ! gredin ! sans cœur ! s’écria-t-elle en apercevant Boisdon. C’est ainsi que le ciel punit les hommes qui veulent abandonner femme et enfants !

— Allons ! laissez-nous passer, dirent à dame Javotte les soldats qui emmenaient l’hôtelier, et prenaient le chemin du château.

— Comment ! mais où le portez-vous, comme ça ?

— À la prison militaire, où votre mari restera jusqu’à ce qu’il ait subi son procès pour trahison. Car il a voulu livrer la ville aux Anglais.

Bon ! il ne lui manquait plus que ça ; traître à son pays comme à sa femme !

Et fondant en pleurs.

— Ah ! Jean, ne t’avais-je pas dit que tes fréquentes sorties nocturnes ne te conduiraient à rien de bon !


CHAPITRE TREIZIÈME.



le dieu du mal.


Quand vous remontez la rivière Montmorency, vous apercevez, à quinze arpents en amont des chutes, une succession de marches que la nature a taillées dans la pierre calcaire qui borde le parcours de la rivière à une grande distance. Ces marches naturelles que l’on croirait être l’œuvre d’un génie d’humeur fantastique, règnent sur la rive droite dans l’espace de quatre ou cinq arpents. Il doit remonter à une époque bien reculée ce singulier travail de la nature ; car les couches horizontales de calcaire dont il est composé, renferment beaucoup de petits fossiles de la famille des ammonites, des corallites, des trilobites et autres.[75]

La hauteur des rives, près des marches naturelles, est à peu près de trente pieds au-dessus des eaux de la rivière qui se resserre en cet endroit où elle n’a guère plus de cinquante pieds en largeur, et, devenant torrent, passe en mugissant entre ses deux digues de pierre qu’elle essaie, mais en vain, d’ébranler dans sa course furibonde.

Si l’on s’était aventuré dans cet endroit sauvage et désert, le soir qui suivit celui où nous avons vu John Harthing et Dent-de-Loup échouer dans leurs entreprises, on aurait pu voir un homme de haute taille se livrer à d’étranges occupations, à l’endroit même que nous venons de décrire.

Il était onze heures et sombre était la nuit. De gros nuages noirs qui roulaient au ciel avaient caché peu à peu quelques rares étoiles dont la dernière venait de jeter un suprême rayonnement avant que de s’éteindre derrière un écran de vapeurs sombres.

Le vent soufflait avec force. Tantôt il rasait la cime des grands arbres qu’il semblait alors effleurer comme d’une caresse de titan ; tantôt il descendait sur eux avec furie, et, les étreignant comme à bras le-corps, il secouait avec frénésie les vastes troncs qui gémissaient sur leurs racines, et dont les branches semblaient haleter dans cette lutte formidable.

L’effet que le vent produit, en automne, sur les arbres dépouillés de leurs feuilles a quelque chose de lugubre, quand surtout la nuit y ajoute son prestige. Les branches dégarnies sont comme autant de bras gigantesques dont les os dénudés se croisent et s’entrechoquent dans une ronde échevelée. On dirait une danse macabre composée de ces gigantesques enfants du Ciel et de la Terre, revenant dans les nuits d’orage lancer de vains défis à la divinité qui les a vaincus.

Cet homme dont la présence à pareille heure et dans un endroit si écarté, devait cacher quelque mystérieuse intrigue, avait, durant la dernière moitié du jour, parcouru et examiné avec soin la rive sud de la rivière, depuis les chutes jusqu’aux marches. Bien qu’il eût herborisé pendant toute l’après-midi, il n’avait apparemment trouvé que le soir la principale plante qu’il cherchait ; car au moment où le soleil disparaissait derrière les grands arbres qui bordaient alors la rivière Montmorency, un cri de joie et d’attente satisfaite lui était échappé.

Ayant arraché une touffe de plantes ombellifères vers laquelle il s’était penché vivement en la reconnaissant pour ce qu’il désirait, il s’en était venu aux Marches-Naturelles, emportant sa trouvaille avec lui.

Quand le sauvage, car son teint, le tatouage qui ornait singulièrement sa figure, et son costume primitif, laissaient voir de suite à quelle race il appartenait, quand le sauvage atteignit l’endroit des Marches où la rivière n’a pas plus que cinquante pieds de large, il s’arrêta près d’une petite chaudière en cuivre qu’il avait cachée là dès le matin, et y jeta les herbes qu’il avait apportées.

Ensuite il décrocha de sa ceinture un petit sac d’où sa main superstitieuse tira doucement trois crapauds et une couleuvre, tous vivants, qu’il mit dans la chaudière et à côté des plantes. Après quoi il recouvrit le vase de cuivre, et se coucha nonchalamment auprès.

En attendant la nuit Dent-de-Loup, qu’on a dû reconnaître, employa le temps à mâcher des balles de plomb dont était rempli un sac en peau de daim qui pendait à sa ceinture, à côté d’une corne de buffle pleine de poudre. La nuit était arrivée quand il eut ainsi rendu rugueuse la dernière de ses balles, longue opération qu’il eut soin d’entrecouper en fumant de temps à autre dans un calumet qu’il avait creusé et ciselé de ses propres mains.

Le sauvage se mit alors à amasser des branches sèches dont il alluma bientôt un feu sur le bord du torrent et dans l’anfractuosité d’un rocher. Les larges assises du roc devaient, en surplombant, garantir la flamme contre les atteintes de la pluie qui, à l’estimation de l’homme des bois, ne tarderait pas beaucoup à tomber.

Mais Dent-de-Loup attendit encore, et se recoucha dans l’ombre pour ne point donner de point de mire au projectile du rôdeur nocturne que le hasard ou la lueur du feu pourrait amener en cet endroit désert. Il eut soin aussi de placer son mousquet à portée de main.

Enfin, sur les onze heures, Dent-de-Loup se leva. Après avoir jeté quelques brassées de bois sec sur le feu dont la flamme ainsi activée jetait des clartés fauves sur les rives escarpées, il prit une coupe d’étain qu’il avait apportée du camp anglais et se rapprocha de la rivière.

Celle-ci mugissait à plus de vingt pieds au-dessous de lui, et ses abruptes bords semblaient rendre impossible l’approche de tout profane. Mais l’Iroquois qui ne faisait rien sans réfléchir auparavant, avait remarqué qu’un grand pin nouvellement tombé en travers du torrent, pouvait servir de pont d’une rive à l’autre, tandis que ses longues branches, encore vertes et très-solides, descendaient jusqu’au fond du gouffre.

— À cette heure des ténèbres, murmura le sauvage, l’eau vive du torrent doit avoir plus de force pour distiller les poisons.

Et il se glissa sur le tronc d’arbre. Avisant une très-forte branche qui descendait jusqu’à l’eau dont le brusque passage la faisait osciller, le Chat-Rusé s’y cramponna d’une main et se laissa descendre vers l’abîme. C’était comme un de ces rêves fantastiques que le conteur allemand Hoffman écrivait entre les vapeurs d’un broc de bière et d’une lourde pipe culottée.

Un torrent qui mugit, bouillonne, s’enfuit et se perd dans la nuit, entre la déchirure de lourds quartiers de roc ; un homme assez hardi pour affronter la mort certaine, si le faible appui que tiennent ses doigts crispés vient à se rompre sous le poids de son corps. Et pour éclairer ce bizarre tableau, la lueur vacillante d’un feu, qui vient tomber en plein sur le sauvage et fait étinceler comme autant de diamants les gouttelettes d’eau qui jaillissent sur les parois humides du rocher de la rive nord.

Lentement l’Iroquois descendit, et lorsqu’enfin sa main gauche fut au niveau de la rivière, il cueillit dans sa coupe d’étain la crête d’une vague écumeuse qui, en grondant, s’éleva jusqu’à lui. Et retenant entre ses dents la coupe ainsi remplie, il s’aida des deux mains pour remonter.

Lorsqu’il eut repris pied sur le sol, il revint vers le feu sur lequel il plaça la chaudière de cuivre, après y avoir glissé toutefois, pour y tenir compagnie aux trois crapauds, à la couleuvre et aux herbes vénéneuses, l’eau de sa coupe et les balles mâchées. Enfin le superstitieux sauvage fit trois fois le tour du feu, et revint trois fois sur ses pas en murmurant ces paroles :

— Ô toi ! dieu du mal, mauvais génie, sois propice à cette opération. Fais que le poison dont mes projectiles vont s’imprégner porte à mes ennemis une mort atroce, quand même la balle de mon mousquet les frapperait ailleurs qu’au siège de la vie. Et vous, plantes, mêlez votre suc mortel avec le venin du crapaud et la bave visqueuse de la couleuvre.

Un miaulement sinistre partit alors de la cime d’un arbre, au-dessus de la tête du sauvage qui se redressa vivement.

Comme il saisissait son mousquet, un corps opaque effleura sa joue gauche avec un rapide bruissement d’ailes, traversa le petit nuage de fumée qui planait au-dessus du feu, et remonta vers la cime de l’arbre d’où il était descendu. Trois fois ce hiboux plongea

ainsi vers Dent-de-Loup et trois fois il jeta son lugubre cri dont les ondulations se mêlèrent au hurlement du vent.

— Tu m’as donc entendu Atahensic ![76] s’écria le sauvage et tu viens à moi sous la forme de l’oiseau des nuits. Mais pourquoi voler ainsi à ma gauche ? Est-ce qu’en préparant la mort d’autrui j’avancerais aussi la mienne ?

Le vent faisait rage et redoublait à chaque instant de fureur quand, soudain, un livide éclair rompit la nue, tandis qu’un éclat de foudre atteignait, de l’autre côté du torrent, un arbre qu’il tordit, broya comme un brin d’herbe et dont quelques fragments vinrent tomber aux pieds du sauvage.

Et un immense ouragan de pluie sembla vouloir écraser la forêt. Les coups de tonnerre se suivaient avec tant de rapidité, qu’on aurait dit cent pièces de canon tirant à l’envie l’une de l’autre. Quant aux éclairs, ils illuminaient constamment le ciel qui paraissait rouge comme de la fonte ardente dans une vaste fournaise.

Cette furie des forces de la nature déchaînées dura quelque temps, après quoi le fracas de la foudre diminua, s’éloigna et finit par se perdre dans l’espace, après avoir encore jeté de sourds grondements, comme en doit rendre après le combat le lion qui lèche ses blessures. Puis ainsi que les lueurs mourantes d’un feu qui va s’éteindre, peu à peu se fondirent les éclairs dans les ténèbres, non sans avoir auparavant zébré l’horizon de quelques bandes lumineuses mais furtives.

La cuisson de son poison terminée, Dent-de-Loup remit dans sa ceinture les balles pénétrées du venin dont la blessure devait causer la mort, et revint au camp de Whalley.

Il ne faut pas s’étonner de ce que l’Iroquois connût si bien les environs de Beauport ; il avait déjà séjourné sur les bords de la rivière Montmorency quelques années auparavant, lors d’une expédition que les guerriers de sa tribu avaient poussée jusqu’à Québec qu’ils n’avaient pas osé attaquer en voyant les habitants se tenir sur leurs gardes.


Harthing n’avait cependant pas encore trouvé le châtiment que lui méritaient ses forfaits. Car Dent-de-Loup avait retenu le lieutenant par les cheveux au moment où celui-ci allait être submergé, et l’avait amené à terre où Harthing avait bientôt repris ses sens.

De retour au camp, l’officier répondit à Whalley qui l’interrogea, que la surveillance des assiégés serait d’autant plus difficile à tromper par la suite, qu’on s’était aperçu de sa présence dans la ville. Et il ajouta que ce n’était qu’au très-grand péril de ses jours qu’il avait pu s’échapper. Mais il se garda bien de faire aucune allusion à sa tentative d’enlèvement.

Le major hocha la tête d’un air mécontent lorsqu’il apprit ainsi le peu de résultat des démarches de Harthing et de Dent-de-Loup, et dit au lieutenant :

— Dorénavant, monsieur, vous voudrez bien, ainsi que l’Iroquois, ne plus vous exposer. Nous avons trop besoin de toutes nos forces pour risquer de les affaiblir en les disséminant ainsi.

Harthing qui maintenant comptait sur le succès d’un prochain assaut pour réaliser ses désirs, ne s’inquiéta pas beaucoup de cet ordre impératif qui le condamnait à l’inaction.

— Je l’ai trop échappé belle, se dit-il en quittant Whalley, pour regretter qu’on me ferme ainsi tout secret accès dans la ville ; et je me dois estimer aussi très-heureux de ce que le major ne pourra jamais soupçonner le motif personnel qui m’a fait risquer ainsi ma vie.

Mais sur ce dernier point il comptait mal. Car un prisonnier que les gens de Whalley firent le lendemain, dit au major que les Québecquois veilleraient désormais à leur sûreté avec une prudence excessive. Et il raconta à Whalley l’attentat contre Mlle d’Orsy par un Anglais, dont il ignorait le nom, qui avait la veille au soir pénétré dans la ville.

— Tiens ! se dit le major, Harthing ne m’a point parlé de cette circonstance !

Or Whalley, qui était de Boston, avait eu vent de la passion de John Harthing pour Mlle d’Orsy quand elle avait quitté cette dernière ville.

Il fit aussitôt mander son lieutenant.

Celui-ci qui n’était pas préparé à cet interrogatoire, nia tout formellement lorsque Whalley lui demanda s’il n’avait pas essayé d’enlever une femme lors de son expédition de la veille.

Le major surpris de ces dénégations que semblait démentir le trouble involontaire de Harthing, le renvoya sans rien dire. Ce qui n’empêcha pas que le lieutenant fut sommé de comparaître devant le conseil de guerre lorsque vint le soir. Au moment où Harthing paraissait devant Whalley et son état-major, Dent-de-Loup quittait la rivière Montmorency pour revenir au camp.

Le chef de l’accusation portée contre Harthing était que, sous le fallacieux prétexte d’aider à la prise de la place, il ne s’y était introduit qu’avec l’intention de revoir et d’enlever une jeune française qu’il avait autrefois connue à Boston ; ce qui indiquait des rapports secrets avec l’ennemi, et que de ce premier pas à la trahison il n’y avait pas loin.

Maudite affaire ! pensa Harthing. Je m’en serais peut-être mieux tiré en confessant le fait de prime abord. Mais puisque nous avons commencé, continuons à tout nier.

Aussi répondit-il qu’il ne comprenait pas ce que l’on voulait dire en l’accusant de sacrifier son devoir, son honneur et son pays à une pareille intrigue ; qu’il trouvait singulier qu’on aimât mieux croire un captif ennemi qu’un loyal sujet anglais qui avait toujours bien servi sa patrie et son roi ; que si quelqu’un avait réellement tenté d’enlever cette demoiselle d’Orsy, laquelle il avait en effet autrefois connue à Boston, ce pouvait bien être quelque autre officier qui se serait introduit en même temps que lui dans la ville ; car Louis d’Orsy en donnant des leçons d’escrime à Boston s’était trouvé rencontrer un assez grand nombre de jeunes gens qui avaient pu facilement connaître la sœur du jeune baron. Il termina en disant qu’il serait impossible de prouver l’accusation gratuite qui pesait sur lui, par tout autre que ce prisonnier français ; et que, d’ailleurs celui-ci ignorait le nom de cet Anglais qui avait ainsi tenté d’enlever une Québecquoise.

— Nous n’avons pas, il est vrai, répliqua Whalley, des preuves directes de votre culpabilité ; mais avouez pourtant que beaucoup de faits témoignent contre vous. D’abord, vous avez, je le sais, connu et aimé Mlle d’Orsy à Boston. Ensuite, quand nous avons quitté cette dernière ville, vous avez, sous prétexte de lui faire servir les intérêts communs, amené un sauvage dont la conduite me paraît quelque peu suspecte ; car il est toujours absent du camp. Il n’y a qu’un moment encore, je l’ai fait chercher partout sans qu’on l’ait pu trouver. Pourriez-vous me dire où il est ?

— Non, monsieur, mais je crois qu’il serait injuste de me rendre responsable des absences d’un sauvage qui ne saurait s’astreindre à une discipline aussi sévère que la nôtre.

— Bien, bien, reprit Whalley. Mais dans quel but avez-vous sollicité si vivement d’être envoyé comme parlementaire au comte de Frontenac ? Pourquoi tant d’ardeur à briguer une mission qui vous aurait pu devenir plus onéreuse que profitable, si l’ennemi avait voulu vous faire un mauvais parti.

— Il m’est facile, monsieur, de vous répondre d’une manière satisfaisante. Mon but étant de me distinguer dans la carrière que j’ai embrassée de préférence à toute autre, je désire prendre une très-grande part à la conquête de Québec. À cet effet, je me suis d’abord allié le sauvage Dent-de-Loup, pour me servir d’espion et trouver, par son entremise, un lien d’escalade facile. Voilà donc qui vous explique mon intimité avec l’Iroquois. Quant à mon empressement à être envoyé comme parlementaire, il n’était causé que par le désir que j’avais d’examiner moi-même, et en plein jour, la place que je voudrais prendre à moi seul pour me signaler d’avantage. Pouvez-vous donc blâmer une aussi noble ambition ?

— Hum ! Non, monsieur Harthing ; certainement non. Mais en fin de compte, ne trouvez vous pas singulière la coïncidence de votre présence dans la ville hier au soir, avec cette tentative d’enlèvement d’une jeune française que vous avez autrefois aimée, par un Anglais dont notre captif, malheureusement ou heureusement pour vous, ne connaît pas le nom ? Ne vous semble-t-il pas que tous les faits que je vous ai auparavant exposés, réunis à ce dernier, contribuent à vous compromettre étrangement ?

— J’avoue que la coïncidence est assez curieuse en effet. Mais, vous ayant répondu d’une manière satisfaisante sur tous les autres points, je crois que vous ne pouvez me juger sur ce seul dernier fait qui, directement, ne prouve rien contre moi.

— Le conseil en décidera, monsieur Harthing. Car veuillez bien croire que je n’ai contre vous aucun sentiment d’animosité personnelle. Je crois vous rendre plutôt service en vous mettant à même de vous disculper des accusations de trahison qui courent déjà contre vous par tout le camp.

Comme on le peut très-bien penser, Harthing ne put être trouvé coupable ; mais il sortit dans une grande rage de se voir ainsi compromis. La fureur le dominait complètement quand il revint dans sa tente où il se jeta, rugissant, sur une botte de paille qui lui servait de lit.

— Ah ! puisque c’en est fait de mon amour et de ma réputation, s’écria-t-il, je ne veux plus songer qu’à la vengeance ! Ô ! ma vengeance ! je te veux implacable et terrible !

— La voici, dit Dent-de-Loup qui se dressa soudain devant Harthing. Et, comme un démon tentateur, il offrit au lieutenant quelques balles mâchées dont les déchiquetures étaient remplies d’un suc noirâtre.

— La moindre atteinte de l’un de ces projectiles tuera ceux que tu hais, dit le sauvage. Ces balles sont empoisonnées.

— Oh ! donne-les moi.

Et Harthing se levant d’un bond, mit la main sur ces engins perfides.

Un éclair de satisfaction illumina l’œil de Dent-de-Loup.

Mais au moment où Harthing allait serrer les balles, il les rejeta tout-à-coup loin de lui en s’écriant :

— Non ! ce serait trop lâche !

Et il se laissa tomber sur son lit de camp. Les sanglots l’étouffaient.

Un amer sourire de dédain plissa les lèvres du sauvage.

— Les faces pâles ne seront toujours que des femmes ! dit-il en ramassant avec soin les balles rejetées par Harthing.

Et il quitta la tente aussi furtivement qu’il y était entré.


CHAPITRE QUATORZIÈME.



le combat.


La place-d’armes présentait le lendemain matin, qui était le vingtième jour d’octobre, un spectacle magnifique et très-animé. Car il y avait là, assemblés devant le château, plus de trois mille hommes, tant de troupes que de milices.

Les rayons du soleil levant se jouaient sur les armures,[77] les mousquets, les baïonnettes[78] et les épées nues, et jetaient, par toute la place, mille scintillations rayonnant en gerbes lumineuses, ce qui tranchait vivement sur les riches costumes aux couleurs variées des officiers, et sur les belles plumes blanches qui ombrageaient quelques chapeaux fièrement galonnés d’or. On aurait dit de grosses gouttes de rosée dormant sur de grandes fleurs tropicales balancées par la brise et reflétant, avant que de remonter absorbées dans l’air, les premiers feux du matin. Or pour quelques-uns qui portaient ces armes dans l’attente du combat, n’était-ce pas leur dernière rosée de vie qu’éclairait alors ce beau Soleil ?

L’habillement des miliciens paraissait bien terne à côté des costumes des troupes de ligne. Car à cette époque, au Canada comme en France, les milices n’avaient point d’uniformes.[79] Loin de faire tache cependant, leurs habits d’étoffe grise ne servaient que de repoussoir ou de contraste au brillant fond de ce tableau vivant.

Mais qu’on n’aille pas croire que cet éclat ne fût que superficiel. Que de nobles cœurs battaient sous les riches justaucorps de tant de braves officiers qui parcouraient tous les rangs des soldats alignés, ici recevant des ordres et les transmettant plus loin ! Et les grands noms qu’ils portaient, ces galants hommes !

Oh ! la belle vision qui passe devant mes yeux ravis par la splendeur de ces souvenirs du passé ! Dites-moi, ne la voyez-vous pas comme moi ?

N’est-ce pas lui que j’aperçois là-bas, au-dessus de tous, le noble vieillard ? Oui, c’est le comte de Frontenac. Il m’apparaît près du château dictant ses ordres au baron LeMoyne de Longueuil, surnommé le Machabée de Montréal, et à MM. LeMoyne de Sainte-Hélène et de Bienville. Ces trois frères vont commander un détachement de deux cents Canadiens chargés d’aller, sur le champ, tenir en échec les deux mille Anglais commandés par Whalley ; car les ennemis font mine de marcher sur la ville.

Salut à toi ! illustre gouverneur qui réussis à faire rejaillir sur notre pays un rayon de la gloire dont ton maître, Louis XIV, inonda la France du grand siècle.

Près de lui se tient M. de Callières, le gouverneur de Montréal. Fièrement appuyé sur son épée, on dirait qu’il veut déjà prendre les airs magnifiques du Comte auquel il succédera, huit ans plus tard, au gouvernement de la Nouvelle-France.

Le chevalier et colonel de Vaudreuil se tient tout à côté de celui-ci, prêt, sans doute, car il en est digne en tous points, à le remplacer à Montréal.

Puis viennent, M. d’Ailleboust de Musseau et son digne frère le sieur d’Ailleboust de Mantet qui s’est illustré, à la prise de Corlar.[80]

Enfin le sieur d’Hertel qui, à la tête de cinquante-deux Canadiens et sauvages a pris Salmon-Falls,[81] durant l’hiver de 1690, après avoir défait les deux cents hommes qui défendaient ce poste. Et, comme noblesse oblige, on le voit encore, durant le siège de cette même année, cueillir de nouveaux lauriers à la tête des milices des Trois-Rivières.

Plus loin, et formant un autre groupe, je vois d’abord : le sieur Jacques LeBer du Chêne qui assistait, aux côtés de Sainte-Hélène et d’Iberville, à la prise de Corlar. Aussi Louis XIV lui donnera-t-il, en 1696, des lettres d’anoblissement à cause de ses nombreux services.

Ensuite vient le fils du baron de Bécancourt, M. de Portneuf, le même qui fit taire, l’hiver précédent, les huit canons défendant Casco[82] qui se rendit à lui. Puis encore MM. Boucher de Boucherville et de Niverville, les sieurs de Beaujeu, de Saint-Ours et M. de Montigny qui fut blessé à l’attaque de Corlar.

Enfin, dissimulés par toute la place d’armes, et excitant l’ardeur belliqueuse des soldats qu’ils commandent, ce sont les Baby de Banville, les Aubert de Gaspé, les de Lanaudière, les Deschambault, les Chartier de Lotbinière et les d’Estimauville.

Ici se croisent le chevalier de Crisasy, descendant d’une grande famille sicilienne, et M. de Martigny cousin germain d’Iberville.

Là le sieur de Valrennes donne des ordres à son lieutenant M. Dupuy.

Plus loin, M. de Saint-Cirque s’en va causant avec M. Boisberthelot de Beaucourt ; et tous deux en passant saluent Augustin Le Gardeur de Courtemanche.[83]

Mais éblouis par cette revue qui passe radieuse devant eux, mes yeux ne voient plus, quand il leur faudrait encore compter tant de noms aussi beaux que tous ceux-là !

MM. de Longueuil, de Sainte-Hélène et de Bienville, après avoir reçu les instructions du gouverneur, venaient de rejoindre les deux cents Canadiens et volontaires qu’ils allaient mener à l’attaque, lorsqu’ils virent arriver Louis d’Orsy.

— Tiens ! dit Bienville à ce dernier, serais-tu donc de la partie ?

— Eh ! oui, mon cher. M. de Maricourt m’a permis de vous accompagner. Comme les vaisseaux ont retraité de devant la ville, et qu’ils n’ont pas l’air d’avoir envie de revenir essuyer notre feu,[84] le capitaine prétend n’avoir besoin que de quelques hommes pour la garde de sa batterie. Il vous envoie aussi Bras-de-Fer, pensant bien qu’il pourra nous être utile. Tiens, le voici.

— Présent, mon commandant, dit Pierre Martel qui fit le salut militaire.

— Nous allons donc escarmoucher à la Canardière dit d’Orsy à M. de Longueuil.

— Oui, car il paraît que l’ennemi se tient sous les armes depuis le matin, et semble se préparer, d’après les rapports de nos éclaireurs, à marcher sur la ville.

— Pardon, mon commandant, dit Bras-de-Fer à qui sa qualité d’ancien domestique de la famille permettait certaines libertés qu’on n’aurait point tolérées chez un autre soldat ; pardon, mais je crois que c’est un bien mauvais jour pour s’en aller attaquer ainsi l’Anglais dans ses retranchements.

— Et pourquoi, maître Pierre ?

— N’est-ce pas aujourd’hui vendredi ?[85]

— Ah ! ah !

— Ne riez pas, monsieur, le vendredi, voyez-vous, est jour de malheur.

— Bah ! histoire de vieille femme, dit Sainte-Hélène.

— Que nous chantes-tu donc là, sinistre corbeau, repartit Louis d’Orsy.

— Ce bon Pierre ! dit Bienville en riant comme les autres.

— Prenez garde ! messieurs, prenez garde !

— Allons ! allons ! un homme comme toi, Pierre, ne devrait pas croire à ces choses-là. Mais nous perdons notre temps. Attention ! serrez les rangs ! dit à sa petite troupe M. de Longueuil.

Pierre Martel alla s’aligner, non sans avoir secoué plusieurs fois la tête en signe de désapprobation.

Sur les dix heures, toute cette belle et vaillante jeunesse s’ébranla au son des tambours et des fifres. Le détachement de deux cents hommes commandé par MM. de Longueuil, Sainte-Hélène, d’Orsy et Bienville, prit les devants ; car il avait à traverser la rivière Saint-Charles pour rejoindre les Anglais, tandis que M. de Frontenac restait, à la tête de trois bataillons, de ce côté-ci de la rivière, au cas où les ennemis parviendraient à la traverser à gué.[86]

Cependant Whalley n’était pas à la tête des troupes de terre. Il se trouvait en ce moment à bord du vaisseau amiral où il était allé le matin, de bonne heure, « communiquer à Phips le résultat du conseil de guerre tenu la veille par les officiers de l’armée de terre. Car ces derniers regardaient l’entreprise comme trop hasardeuse, et concluaient qu’il valait mieux l’abandonner à cause de l’état avancé de la saison. »[87]

Nonobstant l’absence de leur commandant, les ennemis voulurent tenter une dernière attaque ; et après avoir crié durant toute la matinée : « vive le roi Guillaume, » sans doute pour se remonter un peu le moral, ils se mirent en marche et se rapprochèrent de la rivière Saint-Charles, vers deux heures de l’après-midi.

Les Anglais, au nombre d’au moins douze cents, longeaient la rivière en toute sécurité, lorsque soudain, au détour d’un petit bois qui se trouvait sur leur droite et à l’endroit même où est aujourd’hui la ferme de Maizerets, deux cents coups de feu partirent en crépitant du fourré où les hommes de M. de Longueuil s’étaient postés en embuscade.

Tandis que les Anglais poussent des cris de surprise, de rage, ou d’agonie, les Canadiens rechargent leurs armes.

Forward ! crie le commandant ennemi.

— Feu ! ordonne M. de Longueuil, quand les Anglais ne sont plus qu’à cinquante pas.

Et cette seconde décharge plus meurtrière que l’autre s’en va semer la confusion et la mort dans les rangs des ennemis qui commencent à se débander.

Harthing désirant dissiper les soupçons qui planent sur lui, se tient en avant de sa compagnie qu’il encourage de l’exemple et de la voix. Quand il s’aperçoit que ses soldats commencent à plier, il se retourne tranquillement vers eux ; et là, exposé au feu des Canadiens, calme comme sur un champ de parade, il reçoit trois balles dans ses habits, tandis qu’il s’efforce de rallier ses gens.

C’est qu’il était aussi brave que violent.

Dent-de-Loup se tient à côté de lui, le mousquet en joue et prêt à faire feu sur le premier canadien qu’il verra ; car ces derniers sont restés couchés dans les broussailles.

— Oh ! Louis ! je le vois ! il est là ! dit Bienville à d’Orsy.

Et arrachant un mousquet d’entre les mains d’un soldat, François l’épaule et tire sur John Harthing. Mais sa précipitation nuit à la justesse de son coup de feu dont la balle perce seulement le chapeau de l’Anglais.

M. de Longueuil a remarqué l’hésitation de l’ennemi.

— Debout ! chargeons ! crie-t-il.

Et donnant le signal avec l’exemple, il se lève.

Sainte-Hélène, Bienville et d’Orsy l’ont imité.

Au même instant une mousquetade vient frapper en pleine poitrine Louis d’Orsy qui tombe à la renverse entre les bras de Bienville.

— Bien tiré, Dent-de-Loup, dit Harthing au sauvage qui recharge son arme.

— Quarante mille démons ! c’est encore ce maudit Iroquois s’écrie Bras-de-Fer qui aide Bienville à transporter Louis d’Orsy à l’écart. Après avoir remis son ami entre les mains de quelques hommes préposés aux soins des blessés, Bienville se penche vers Louis qui vient de s’évanouir :

— Frère, dit-il, en étendant la main sur ce corps sanglant, dors en paix ton dernier sommeil ! Je cours te venger !

Quand il revint sur la lisière du bois qui regardait le rivage, M. de Longueuil chargeait l’ennemi à la tête de sa petite troupe.

Bienville bondit au premier rang qui n’est plus qu’à vingt pas de la compagnie de Harthing lorsque M. de Longueuil crie d’une voix tonnante.

— À plat ventre tout le monde !

Il a vu les Anglais coucher en joue les siens.

Un ouragan de flamme et de plomb passe au-dessus des Canadiens dont aucun n’est touché, grâce au sang-froid du commandant.

À peine le nuage de fumée que vient de faire cette décharge s’est-il dissipé, que les trois frères LeMoyne se sont relevés en criant :

— En avant :

Qu’il était beau de voir ces deux cents braves chargeant douze cents ennemis !

Dent-de-Loup qui peut croire que l’heure de la vengeance a sonné enfin pour lui, ne tue pas au hasard ; c’est sur les officiers que son mousquet se braque de préférence. Loin de tirer avec les Anglais quand ceux-ci ont fait leur décharge inutile, le sauvage a réservé son coup de feu ; et quand les français se relèvent, il ajuste froidement M. de Longueuil.

Celui-ci, qui court à la tête de son bataillon, n’est plus qu’à dix pas, lorsque la mousquetade de Dent-de-Loup le vient frapper au côté gauche où il porte la main en chancelant.

Un hurlement de rage parcourt les rangs de ses soldats. Mais quelle n’est la joie de tous quand ils voient leur capitaine se relever sain et sauf et leur dire :

— Ce n’est rien, mes enfants ! sus à l’Anglais !

La corne à poudre de M. de Longueuil a reçu et amorti le coup puis fait dévier la balle.[88]

— Damné sauvage ! s’écrie Bras-de-Fer, il faut en finir avec toi !

Et trois énormes enjambées le mettent en face de l’Iroquois. Ce dernier lui porte un furieux coup de casse-tête. Bras-de-Fer dont le mousquet est aussi déchargé, s’en sert pour parer le coup, et, prenant son arme par le canon, il fait décrire un terrible moulinet à la crosse qui s’abat violemment sur la poitrine nue du sauvage. Celui-ci pousse un râle qui lui sort de la gorge avec des flots de sang. Il tombe.

— Et de deux ! fait Bras-de-Fer en assommant de même le premier Anglais qui se trouve à portée de son arme.

Cependant Bienville a voulu s’élancer pour croiser le fer avec Harthing qu’il a vu combattre au premier rang. Mais la force répulsive de la charge opérée par les Canadiens a rejeté l’Anglais au milieu de sa compagnie et porté François contre d’autres adversaires.

M. de Sainte-Hélène, au contraire, s’est trouvé lancé dans la direction du lieutenant sur lequel il fond l’épée au poing, après avoir fendu la tête d’un soldat ennemi qui lui barrait le passage.

— Rendez-vous, monsieur, ou vous êtes mort, crie Sainte-Hélène à Harthing qu’il ajuste d’un pistolet.

Harthing lui répond par un ricanement et baisse la tête quand le coup part.

La balle de Sainte-Hélène effleure le crâne du lieutenant. L’Anglais saisit à son tour le seul pistolet chargé qui lui reste et tire à bout portant sur Sainte-Hélène qui s’affaisse la jambe droite cassée par le coup de feu.[89]

— En veux-tu donc à tous les miens ! rugit Bienville qui a pu percer enfin jusqu’à lui. Oh ! nous allons voir !…

Et furieux il court l’épée haute sur Harthing qui tombe en garde. Leurs pistolets à tous deux sont déchargés ; c’est donc un duel à l’arme blanche qui va décider de leur sort.

En ce moment les ennemis cèdent sous la vigoureuse charge des Canadiens et se replient sur leur arrière-garde, suivis par nos intrépides volontaires qui les chassent devant eux la baïonnette dans les reins.

Harthing et Bienville se trouvent isolés des autres combattants.

À voir la furie avec laquelle François presse Harthing, on croira d’abord qu’il perdra bientôt l’avantage avec le sang-froid qui, dans un combat de ce genre, donne beaucoup de chance à celui qui se tient froidement sur la défensive comme Harthing le semble faire.

Aussi rapide que l’éclair, l’épée de Bienville enveloppe l’Anglais de cercles rapides, et sans relâche le frappe d’estoc et de taille. Leurs lames violemment heurtées rendent de sinistres cliquetis, entrecoupés par les seuls râlements saccadés qui soulèvent la poitrine des deux combattants.

Entre deux parades, Harthing porte une estocade de prime à Bienville qu’il atteint à l’épaule droite. Mais cette blessure, peu grave du reste, rend toute sa prudence à Bienville qui se couvre avec soin de son épée, tout en pressant Harthing.

On dirait pourtant que ce dernier faiblit. Sa main semble arriver plus lentement à la parade. Plusieurs fois l’épée de Bienville effleure la poitrine du lieutenant dont la respiration devient plus rapide.

Est-ce la lassitude qui saisit l’officier anglais ? Est-ce la vision funeste du spectre de la mort planant au-dessus des combattants pour choisir sa victime, qui paralyse ainsi ses forces ?

Bienville a remarqué cette hésitation, et portant plusieurs bottes à son adversaire, il fouette soudain du plat de son arme celle de Harthing, se glisse au-dessous comme un trait, et enfonce son épée jusqu’à la garde dans le cœur du rival abhorré.

Harthing s’abat sur la terre et ouvre démesurément les yeux. Il sent la mort venir, car sa haine semble s’envoler avec sa vie. Aussi tend-il au vainqueur sa main désarmée en lui disant d’une voix mourante :

— Me pardonnez-vous,… Bienville ?… Dieu m’a puni… Si d’Orsy… n’est pas mort,… sa blessure… balle empoisonnée… par l’Iroquois… Cherchez… contrepoison… Elle… adieu.

Et il expire entre les bras de Bienville presque peiné de sa mort.

Durant ce combat singulier qui avait duré seulement cinq minutes, les Canadiens avaient mené l’ennemi battant jusqu’à un petit bois situé à demi-portée de mousquet du bouquet d’arbres où nos volontaires s’étaient placés d’abord en embuscade.

Mais là, les ennemis ont fait volte-face, et, appuyés par quelques pièces de canons, ils ont ouvert un feu terrible sur nos miliciens.[90] Ces derniers considérant le désavantage du nombre et de la situation se sont alors vus obligés de retraiter vers leur premier retranchement, ce qu’ils ont cependant fait avec ordre, la face tournée vers l’ennemi et combattant toujours.[91]

Bienville a jeté un regard autour de lui, et n’apercevant que Harthing, Dent-de-Loup et quelques soldats anglais couchés sur le sol, il voit que son frère Sainte-Hélène aura été emmené hors de la mêlée ; aussi s’empresse-t-il de rejoindre les siens.

Durant quelque temps encore on escarmoucha de part et d’autre, tant qu’enfin les premières ombres de la nuit firent cesser le feu des deux côtés. Alors les Anglais renonçant à toute velléité d’assaut, battirent en retraite vers leur camp ; tandis que nos volontaires revenaient vers la ville où M. de Frontenac se tenait encore en personne à la tête de ses troupes, résolu de traverser la rivière si les Canadiens avaient été trop pressés par l’ennemi. Mais, au dire de Charlevoix, ces derniers ne lui donnèrent pas lieu de faire autre chose que d’être spectateur du combat.[92]

Sur les sept heures du soir, alors que les ténèbres enveloppaient le champ de bataille comme d’un vaste linceul, un des hommes laissés pour morts sur le lieu du combat, se souleva péniblement et poussa un soupir rauque et embarrassé ; ce qui mit en fuite une bande de corbeaux avides qui, déjà, faisaient curée des cadavres environnants. Tandis que les voraces oiseaux s’allaient percher sur l’arbre le plus voisin en jetant leurs croassements sinistres aux échos de la nuit, cet homme parvint, après mille efforts dont chacun lui arrachait un cri de douleur, à se mettre sur son séant.

Après s’être reposé il s’orienta ; et, se sentant incapable de marcher, il se traîna vers le camp des Anglais, en s’aidant des genoux et des mains. Ce blessé dut souffrir mille agonies pendant le trajet d’un demi mille qu’il lui fallut ainsi faire pour arriver au camp. Si le soleil eût éclairé sa marche douloureuse, on eût pu voir une longue traînée de sang qu’il laissait derrière lui.

La première sentinelle qui le reconnut, appela quatre camarades pour transporter le blessé sous une tente où le chirurgien et ses aides faisaient les premiers pansements.

Quand on l’eut déposé sur un matelas, cet homme poussa un immense soupir de satisfaction et murmura ces mots :

— Le bras des visages pâles est faible comme celui des femmes, qui ne saurait frapper le guerrier d’un coup mortel. Dent-de-Loup pourra bientôt chasser encore le caribou rapide, et orner sa ceinture de maints nouveaux scalps que la fumée de son feu desséchera dans le ouigouam du chef.


CHAPITRE QUINZIÈME.



le blessé.


Pâle était le dernier reflet du jour mourant qui venait éclairer la chambre de Louis d’Orsy ; mais plus pâle encore était ce dernier qui gisait tout sanglant sur son lit une heure après le combat.

Il était là, défait, brisé, vaincu par le mal, ce vaillant jeune homme si plein de courage et de vie quelques heures auparavant. C’est qu’il est si faible le lien de notre existence, qu’un simple coup d’aile du temps ou de la fortune suffit pour le rompre et nous jeter hors de la voie des vivants.

Près de Louis assoupi se tenait un chirurgien, M. Coupnet dont l’air préoccupé laissait voir combien l’état du blessé l’inquiétait. Dans l’ombre se mouvait discrètement Marie-Louise qui paraissait planer plutôt que marcher, tant elle effleurait légèrement le parquet, pour ne point fatiguer son frère par un bruit inutile.

Elle avait aussi bien pâli, la pauvre enfant. Les terribles événements de l’avant-veille avaient tellement agi sur sa constitution, pourtant si forte, que ses belles et vives couleurs d’autrefois avaient fui ses joues veloutées, tandis qu’un léger cercle de bistre apparaissant sur les paupières inférieures, y indiquait la trace de l’insomnie et des larmes.

Inquiète et tremblante, elle allait par la chambre prompte à obéir à chacune des prescriptions du chirurgien qu’elle interrogeait d’un regard fiévreux.

L’homme de l’art se préparait à extraire la balle de la poitrine du jeune baron.

En ce moment, Bienville entra. Il s’approcha du chirurgien en marchant sur la pointe du pied.

— Eh bien ? lui demanda-t-il à voix basse.

L’opérateur ne répondit pas ; mais se tournant vers Marie-Louise :

— Veuillez donc, s’il vous plaît, mademoiselle, me procurer une lumière ?

Aussitôt que la jeune fille fut sortie de la chambre, le chirurgien se pencha vers Bienville et lui dit rapidement à l’oreille :

— Je crains bien que la blessure ne soit empoisonnée ainsi que vous m’en avez prévenu. Car, votre ami n’a pas assez perdu de sang pour être faible et insensible comme il est en ce moment. Grâce à l’épais baudrier de buffle que la balle a dû percer avant que de pénétrer dans la poitrine, le projectile n’est pas entré bien avant et n’a pu atteindre aucun organe vital. Et cependant voyez combien le blessé est engourdi et somnolent. Cet état presque apoplectique ne provient certainement pas de la blessure, mais bien plutôt d’un poison dont l’action est surtout narcotique. Aussitôt la balle extraite, je tâcherai de combattre les effets du venin.

Le chirurgien voyant que Marie-Louise revenait, changea le sujet de la conversation en disant :

— Et M. de Sainte-Hélène, comment va-t-il ?

— Sa blessure n’offre aucune gravité,[93] répondit Bienville qui arrivait de l’Hôtel-Dieu où il venait d’assister au premier pansement de son frère qu’on y avait transporté.

M. Coupnet, quelques instants plus tard, fit sortir par un adroit coup de sonde la balle des lèvres saignantes de la blessure. Et après avoir rougi au feu un instrument, il s’empressa de cautériser les abords de la plaie, afin de prévenir, s’il en était temps encore, l’absorption du poison déposé par le projectile.

Tiré de sa léthargie par la douleur que lui causa cette dernière opération, le jeune homme ouvrit enfin les yeux. Mais outre que les pupilles étaient extrêmement dilatées, son regard avait quelque chose d’étrange, et c’est à peine s’il parut reconnaître ceux qui entouraient son lit. Quant aux organes de la voix, ils semblèrent paralysés d’abord ; car plusieurs fois on le vit faire pour parler d’inutiles efforts.

Bientôt ses membres s’agitèrent de mouvements convulsifs qui laissaient voir que si le blessé recouvrait sa sensibilité ce n’était que pour souffrir. Puis la douleur augmentant, il poussa quelques cris gutturaux, s’agita sur sa couche et finit par prononcer des paroles sans suite.

Le chirurgien hocha la tête et prit entre les doigts de sa main droite le poignet de Louis d’Orsy. Pendant quelques minutes il parut absorbé dans ses réflexions. Enfin il se pencha vers Bienville qui, douloureusement ému, contemplait cette terrible scène d’un homme jeune et robuste luttant corps à corps avec la mort, et lui dit à voix basse :

— Remarquez-vous, monsieur, comme les symptômes se contredisent maintenant ? D’abord le cerveau surtout semblait affecté ; car il y avait somnolence, puis vertige et enfin léthargie. Et tout-à-coup, après la cautérisation, se sont manifestés des phénomènes opposés. Douleurs légères d’abord, puis intolérables ; mouvements convulsifs généraux, soubresauts des tendons et délire enfin. Avant l’opération, le pouls était rare, petit, filiforme ; il est maintenant précipité dur et redoublé. C’est qu’il y a, je crois, deux ou trois poisons dont les effets divers ont chacun leur action et se manifestent par des symptômes variés, sans que, pourtant, les influences particulières à chaque venin soient assez opposées pour se neutraliser les unes les autres. Quel art infernal a dû présider à leur confection !

— Mais ne voyez-vous aucun remède à leur opposer ?

Le chirurgien haussa les épaules en signe d’indécision manifeste.

— Ô monsieur ! sauvez mon frère ! s’écria Marie-Louise qui s’était approchée après avoir entendu,

— J’ai bien peur, mademoiselle, que mon art ne soit impuissant. C’est plutôt Dieu que moi qu’il vous faut prier ; car lui seul sait faire des miracles.

Cette désolante réponse amena sur les lèvres de Marie-Louise un sanglot que, par une grande force d’âme, elle étouffa pourtant, de crainte qu’il n’alarmât le blessé si celui-ci le pouvait entendre.

Il y avait dans la grande salle, à côté, un beau crucifix d’ivoire suspendu au dessus de l’âtre de la cheminée et que l’on apercevait du lit du blessé. Ce pieux objet d’art était l’un des quelques débris qui restaient encore à la famille d’Orsy de son antique splendeur. L’on y conservait d’autant plus précieusement ce crucifix, que les traditions de la famille le disaient être l’œuvre d’un grand artiste français contemporain de Benvenuto Cellini.

Avec cette foi vive et ardente que les femmes savent apporter dans leurs prières, Marie-Louise alla se jeter aux pieds du crucifié.

Qu’elle était ravissante ainsi, avec ses belles mains croisées sur sa poitrine que de muets sanglots soulevaient sous un corsage de velours noir qui semblait, à grand’peine, empêcher son sein de bondir au dehors ! Ses yeux noyés dans les larmes et dans l’extase de la prière, arrêtaient leur regard suppliant sur la face auguste du Christ, tandis que ses belles lèvres semblaient baiser avec amour les pieds divins essuyés autrefois par les soyeux cheveux de Madeleine repentante.

Son corps se trouvant intercepter une partie de la lumière produite par la lueur du feu de l’âtre, qui rougissait le foyer et les murs de la chambre, une vive auréole entourait sa tête, comme celle d’une madone, tandis que de fauves reflets d’or se jouaient sur sa chevelure blonde. Et comme ses genoux reposaient baignés dans l’ombre, on aurait dit que la jeune fille était soulevée sur un nuage de feu, et ravie dans une de ces extases mystiques telles qu’en avaient autrefois les saints.

Longtemps elle pria de la sorte, sans paraître ressentir aucune des influences extérieures qui l’entouraient. C’est que, exaltée par l’élan de sa foi, elle parlait directement à Dieu.

Elle parut enfin revenir sur terre, lorsque, détournant ses yeux de la croix, elle les promena tour à tour de son fiancé à son frère et de son frère à son fiancé.

À ce moment, une indicible expression d’angoisse passa sur sa figure, comme si deux sentiments divers s’étaient heurtés tout-à-coup pour lutter en elle.

Mais cela n’eut que la durée d’un éclair, et Marie-Louise releva ses beaux yeux sur le Christ. Cet instant avait pourtant suffi pour changer l’expression de sa physionomie où se lisait surtout maintenant un sentiment de sacrifice et de résignation extrêmes.

Qu’avait-elle donc promis à Dieu en échange de la guérison de son frère ?

Celui-ci se tordait sous l’étreinte du mal qui le rongeait au-dedans. Sa figure devenait livide, tandis que la peau en était sèche et brûlante. Une chaleur âcre le dévorait ; ce qui lui desséchait la bouche en lui causant une soif inextinguible.

François désespéré retenait dans les siennes la main brûlante de son ami.

Quant au chirurgien, accoudé sur l’une des colonnes torses de l’antique lit du patient, la tête appuyée sur sa droite, il était comme courbé sous le poids inflexible de l’impuissance, que toute la science humaine ne saurait soulever quand Dieu l’en veut écraser.

Marie-Louise se relevait lorsque la porte d’entrée s’ouvrit.


CHAPITRE SEIZIÈME.



le vœu.


Bras-de-Fer entra, portant sous son bras un paquet d’herbes et de plante que l’automne avait desséchées.

Lorsque Pierre avait appris de Bienville que la blessure de Louis d’Orsy était empoisonnée, et que M. de Sainte-Hélène avait eu la jambe cassée d’une balle tirée par Harthing, il avait immédiatement quitté sans rien dire le champ de bataille où l’on combattait encore, pour herboriser à travers les bois.

Les Canadiens avaient regagné la ville quand Bras-de-Fer trouva, malgré l’obscurité naissante amenée par le déclin du jour, la dernière plante qu’il lui fallait. Alors seulement il revint à la cité.

Quand Pierre arriva à l’Hôtel-Dieu, Bienville venait d’en partir pour se rendre chez Louis d’Orsy. Le Canadien se fit conduire auprès de M. de Sainte-Hélène qu’il trouva pansé et dans un état satisfaisant. Ceci constaté, Bras-de-Fer se dirigea de suite vers la demeure du jeune baron, où nous venons de le voir entrer.

Pierre alla droit au lit du jeune homme que les crampes venaient de saisir.

Après avoir examiné le blessé :

— Je suis, dit-il, arrivé à temps, Dieu merci. Avez-vous de l’eau chaude à la main, mademoiselle ?

Marie-Louise et Bienville regardèrent avec étonnement le nouveau venu, tandis que le chirurgien le toisait avec dédain des pieds à la tête.

— Vous ne comprenez donc pas ? ajouta Bras-de-Fer. Je vous demande de l’eau chaude afin d’y faire infuser ces herbages pour guérir M. le baron. Le poison des sauvages et moi, voyez-vous, nous nous connaissons depuis longtemps. Quand je chassais dans les pays d’en haut, j’ai vu guérir bien des gens avec ces ingrédients que je vous apporte. J’en ai fait l’épreuve sur moi-même.

— Oh ! puisses tu dire vrai ! s’écria Bienville.

— Mon Dieu ! c’est vous qui nous l’avez envoyé ! dit Marie-Louise en levant des yeux reconnaissants au ciel.

Un sourire incrédule passa sur les lèvres du médecin dont les idées scientifiques se trouvaient subitement heurtées par les paroles et le ton confiant de l’ignorant Pierre Martel.

Prétendriez-vous, dit M. Coupnet, guérir M. d’Orsy avec vos simples ?

— Je ne voudrais pas en répondre, répliqua Bras-de-Fer, mais j’ai bonne espérance.

— Et vous croyez pouvoir réussir là où la science est impuissante !

— Le bon Dieu est tout-puissant, lui, monsieur le docteur ; et bien souvent il se sert d’un homme ignorant et simple comme moi pour faire un miracle.

Déjà Marie-Louise mettait à la disposition de Pierre Martel un vase rempli d’eau bouillante.

— Je n’ai plus rien à faire ici du moment qu’on m’y oppose un charlatan ! repartit M. Coupnet qui prit son chapeau.

— Monsieur ! lui dit Bienville en l’arrêtant par le bras, vous auriez tort de vous fâcher. Cet homme est un vieux chasseur qui doit être à même de connaître les antidotes que les sauvages emploient contre les blessures produites par les flèches empoisonnées de leurs ennemis. Vous venez de pays civilisés où la science n’a pas à s’occuper de cas semblables et où l’homme le plus savant dans votre art doit nécessairement ignorer un remède connu en Amérique par le dernier des sauvages.

— Je reviendrai dans une heure, reprit le chirurgien qui se dirigea vers la porte et sortit.[94]

— À la grâce de Dieu ! fit Marie-Louise avec un soupir.

Deux heures plus tard d’Orsy reposait tranquillement. Les crampes et les tiraillements dans la région de l’épigastre avaient cessé, la transpiration se faisait maintenant abondante là où la peau était sèche et brûlante une heure auparavant. De pénible qu’elle était d’abord, la respiration était devenue facile. Enfin le délire avait disparu pour faire place à une entière tranquillité du cerveau.

Pierre Martel avait appliqué sur la blessure du baron une compresse fortement imbibée de l’infusion des plantes qu’il avait apportées de la Canardière. Il lui avait aussi fait boire plusieurs potions de ce même remède dont la vertu se montrait si efficace.

Marie-Louise, Bienville et Bras-de-Fer, la joie peinte sur le visage, se pressaient autour du blessé qui venait de s’éveiller après une heure de sommeil paisible, lorsque M. Coupnet opéra de nouveau son entrée dans la maison.

— Eh bien ! comment va monsieur le baron ? demanda-t-il en s’approchant du lit.

— Assez bien, merci, comme vous voyez, répondit Louis d’Orsy.

Surpris d’un changement aussi prompt, M. Coupnet tâta le pouls du patient en hochant la tête.

— Oui, sauvé ! dit-il… La force de la jeunesse et de la constitution… la nature enfin… Je m’en doutais !

Quand le chirurgien fut parti, Marie-Louise s’en alla dans sa chambre où elle s’enferma. Puis s’affaissant sur son lit, ce propret lit de jeune fille, muet témoin de ses rêveries virginales et de ces premières pensées d’amour que les anges, le soir, laissent tomber en blancs essaims sur le chevet des vierges, elle fondit en larmes.

— Ô mon Dieu ! dit-elle, soyez mille fois béni d’avoir exaucé ma prière, et ne vous irritez pas d’un chagrin dont ma faiblesse est seule cause. Ce n’est pas mon sacrifice même qui m’arrache ce tribut de pleurs payé à la nature, mais bien plutôt la soudaineté qui m’a fait l’accomplir… Oui ! vous êtes témoin, Seigneur, que pour conserver la vie à mon frère, je suis encore prête à immoler mon amour. Et pourtant vous seul pouvez savoir ce qu’il m’en a coûté, ce qu’il m’en doit coûter encore pour rompre avec ce bonheur dont j’avais tant hâté de mes vœux la venue !… Ah ! mon Dieu ! je ne croyais pas l’aimer autant !… Mais loin de moi ces funestes pensées. Puisque j’ai eu la force de songer au sacrifice, il me faut avoir en outre celle d’en braver l’accomplissement !

Alors, elle se laissa glisser les deux genoux en terre, et levant vers le ciel des yeux où les pleurs semblaient protester contre ses paroles :

— Mère de douleurs, veuillez donner à mon pauvre fiancé… — mon Dieu ! c’est la dernière fois que je lui prête ce nom si doux ! — veuillez lui donner la résignation que je vous demande pour moi-même. Que tout le poids de la douleur retombe sur moi seule. Et lui, qu’il soit heureux avec une autre… comme j’aurais pu l’être avec lui !…

 

Quand elle revint dans la chambre de son frère, Bienville s’approcha de la jeune fille d’un air joyeux.

— Marie-Louise ! dit François en s’emparant d’une main qui se retira doucement de la sienne, Marie-Louise, ce nuage de malheur qui a paru plusieurs fois devoir crever sur nos têtes, disparaît enfin à l’horizon. Les desseins pervers de nos ennemis sont anéantis avec eux. Plus de craintes ni de larmes ! Nous avons bu notre part de l’absinthe de la vie ; la coupe n’en doit plus contenir que du miel. À nous donc la joie, car l’avenir est à nous !

— L’avenir n’est qu’à Dieu seul ! répondit Marie-Louise dont le cœur se serra comme pour mourir.


CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.



joie et deuil.


— Où courez-vous donc, de si grand matin, mon compère disait M. Pelletier, le maigre mais riche marchand de fourrures de la rue Sault-au-Matelot.

La tête encore couverte de son bonnet de nuit, et ses bretelles négligemment attachées en guise de ceinture autour de son haut-de-chausses, il ouvrait en ce moment la porte de son magasin. Ainsi que l’aurore, M. Pelletier venait de se lever sous le ciel… du lit conjugal où sa robuste moitié ronflait son dernier rêve, mollement enfouie dans un douillet lit de plume qui gardait, longtemps encore après qu’elle l’avait quitté, un moule profond de ses formes arrondies.

— Eh ! par la corbleu ! répondit M. Poisson qui passait en courant, — le brave épicier avait tout dernièrement appris ce juron d’un soldat pour se donner du ton dans la compagnie de milice où il était caporal, et au logis où devant sa femme il n’était que simple soldat, — par la corbleu ! ne savez vous donc point la nouvelle qui court les rues ?

— Comment saurais-je ce que mon épouse ignore encore ?

Madame Pelletier passait à bon droit pour avoir l’oreille et la langue toujours à l’affût des nouvelles.

— Il paraît que la flotte de l’amiral Philippe[95] a quitté le port et redescend vers le golfe, répondit l’épicier qui continua sa course après s’être arrêté quelque peu pour reprendre haleine.

— Quoi ? qu’est-ce ? dit à cet instant une voix criarde partant de l’intérieur de la maison.

C’était madame Pelletier qui venait de s’éveiller. Sa forte voix couvrait les craquements du lit qu’elle ébranlait en chaussant ses bas de laine grise.

Au même instant la grosse cloche de la cathédrale fit entendre sa voix de basse, tandis que celles de toutes les communautés de la ville lançaient leurs notes d’alto ou de soprano à travers les couches de brume matinale.

— Assurément que ce n’est point là l’Angélus, dit M. Pelletier en entrant dans sa chambre à coucher, car on l’a sonné il n’y a pas plus qu’une demi-heure.

Comme il apparaissait, une salve d’artillerie partie soudainement de la haute ville, fit faire un bond prodigieux à madame Pelletier qui passait sa première jupe. Aussi perdant son centre de gravité vint-elle s’abattre lourdement entre les bras de son époux qui gémit et plia sous ce poids chéri.

— Mon Sauveur ! qu’est ce que c’est ! s’écria la bonne dame. Le bombardement recommencerait il ? On disait pourtant qu’il était fini.

— Je vas aller voir ce qui se passe à la haute ville, fit le mari qui sortit après avoir endossé son pourpoint.

Ceci avait lieu le matin dit vingt-trois octobre, un lundi.

Quand le digne marchand arriva à la ville haute, tout y semblait en mouvement. Officiers et soldats, militaires et bourgeois, tous couraient par les rues, s’appelant les uns les autres, se serrant les mains et riant aux éclats. Les femmes, en toilette des plus matinales, allaient d’une maison à l’autre, le teint très-animé, la langue aussi. Il n’était pas jusqu’aux chiens qui n’aboyassent à l’envie, excités qu’ils étaient par cette joie bruyante qu’une bonne fée semblait avoir secouée durant la nuit sur cette ville si sombre et si peu riante depuis le commencement du siège.

Au château, M. de Frontenac se tenait sur la terrasse, entouré d’un groupe d’officiers non moins joyeux que les bourgeois de Québec.

— Le voilà donc qui s’enfuit cet arrogant amiral, disait un officier gascon. Sont ce là les résultats de ces grands airs de croque-mitaine que trahissait sa sommation ? Vous avez donc eu peur de nous, monsieur le mangeur d’enfants ?

Le gouverneur regardait les dernières voiles des vaisseaux anglais. Elles s’éloignaient entre la Pointe-Lévis et l’île d’Orléans, et disparaissaient graduellement dans les derniers flocons de brume qui remontaient dans l’espace aspirés par le soleil.

C’était par l’ordre du comte qu’on avait tiré le canon et sonné les cloches en signe de réjouissance.

Et certes, il y avait bien lieu d’être content de la prompte retraite des Anglais. Car outre le danger qu’on avait couru d’être conquis par un ennemi bien supérieur en nombre, la famine sévissait déjà dans la ville depuis quelques jours, lorsque les Anglais se décidèrent à lever le siège.[96]

Mais pour expliquer le départ précipité de la flotte anglaise, il faut d’abord raconter en quelques mots les événements qui avaient eu lieu durant les deux jours précédents.

Pendant la nuit qui suivit le combat où Harthing trouva la mort et où MM. d’Orsy et de Sainte-Hélène, ainsi que Dent-de-Loup furent tous trois blessés, Whalley fit approcher ses troupes de l’endroit où elles avaient débarqué. Mais ceux qui montaient les chaloupes s’y prirent avec tant de lenteur que les Anglais durent renoncer à s’embarquer pendant cette nuit.

Le jour suivant, ils furent attaqués par quelques volontaires que commandaient les sieurs de Vilieu, de Cabanac, Duclos et de Beaumanoir, ainsi que par les miliciens de l’île d’Orléans, de Beauport et de la côte Beaupré. On se battit avec acharnement jusqu’à la nuit, et bien que les Anglais fussent de beaucoup supérieurs en nombre, ils ne purent jamais déloger les Canadiens d’une maison entourée de palissades où ceux-ci s’étaient retranchés.[97] Nous n’eûmes en cette occasion qu’un écolier tué et un sauvage blessé.

Les ennemis au contraire y perdirent beaucoup de monde ; ce qui leur fit hâter l’embarquement qu’ils effectuèrent dans la nuit du vingt-un au vingt deux. Mais il le firent avec tant de précipitation qu’ils laisseront sur le rivage « cinq canons avec leurs affûts, cent livres de poudre et quarante à cinquante boulets. » [98] Sur le matin, Whalley s’étant aperçu de cet oubli, envoya plusieurs compagnies pour reprendre les pièces dont les volontaires de Beauport et de Beaupré s’étaient saisis. Nos miliciens auxquels s’étaient joints quarante écoliers du séminaire de Saint-Joachim, défendirent si vaillamment leur prise qu’ils forcèrent les Anglais à regagner la flotte sans leur canon. C’était le sieur Carré, brave cultivateur de Sainte-Anne du Petit-Cap, qui commandait les volontaires en cette occasion ; il y montra tant de courage et d’habileté, que M. de Frontenac lui donna, pour le récompenser de sa belle conduite, l’un des canons pris à l’ennemi.

Durant toute la journée suivante, un dimanche, les Anglais se tinrent coi sur la flotte, et levèrent enfin l’ancre et le siège le lendemain matin.[99]

Mais le malheur sembla vouloir rivaliser avec l’inexpérience[100] de Sir William Phips. Son vaisseau, si maltraité par nos boulets, faillit périr au-dessous de l’île d’Orléans. Une violente tempête assaillit la flotte dans le bas du fleuve où neuf bâtiments périrent avec leurs équipages. Quelques-uns des navires furent enfin poussés jusqu’aux Antilles par les vents du nord. Phips n’arriva à Boston avec les débris de sa flotte et de son armée que le dix-neuf de novembre, après avoir perdu, tant devant Québec que par les naufrages, près de neuf cents hommes.[101]

Cet insuccès discrédita Phips auprès de ses concitoyens. Nommé, trois ans plus tard, gouverneur du Massachuset, il accrut encore son impopularité par le superstitieux aveuglement qui lui fit condamner au feu, avec l’aide de son âme damnée Mather, un grand nombre de personnes légèrement accusées de sorcellerie. Il mourut en 1695, négligé par la cour et peu estimé de ses compatriotes.

C’est ainsi que se dissipa ce noir orage qui avait menacé tout d’abord d’écraser la petite colonie française du Canada. Notre pays qui ne comptait que onze mille habitants venait de repousser l’invasion des colonies anglaises peuplées, dès lors, de plus de deux cents mille âmes.

La Nouvelle-France était dans la période ascendante de sa gloire. Dieu qui veillait sur la destinée de cette colonie voyait, sans doute, que le vivace élément français n’y était pas encore assez enraciné pour pouvoir y lutter, comme il le sut faire avec succès par la suite, contre les prétentions des races environnantes. Et si plus tard nos pères durent courber un moment la tête sous l’orage, pour la relever ensuite avec orgueil, c’est que la Providence voulait nous sauver des plus grands dangers de la révolution française que Louis XV et sa voluptueuse cour attiraient déjà sur la France au moment de la conquête du Canada par l’Angleterre. Ce n’était que justice, puisque tandis que la société française irritait là-bas le ciel par son luxe et sa démoralisation sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, les colons de la Nouvelle-France arrosaient de leurs sueurs et de leur sang le sol de leur patrie d’adoption ; pendant que Jogue, Brebœuf, Daniel et Lalemant rachetaient abondamment par leur martyre la petite part de ces fautes qui incombaient à nos ancêtres par suite de leurs rapports de parenté avec la mère-patrie.

La joie des Québecquois fut bien grande quand ils se virent ainsi débarrassés de leurs ennemis. Ils firent, le cinq novembre, une procession où l’on porta en triomphe le tableau de la Sainte-Vierge que l’on avait suspendu au clocher de la cathédrale, et le pavillon de l’amiral anglais ; tandis que les églises et les communautés de la ville exhalaient en chœur de longs cantiques d’actions de grâces.

Pour perpétuer le souvenir de la délivrance de Québec, les citoyens instituèrent une fête sous le nom de Notre-Dame de la Victoire ;[102] et l’église commencée à la basse ville quelques années avant le siège de 1690 fut destinée à être un mémorial de la protection du ciel.[103]

De son côté Louis XIV fit frapper une médaille commémorative pour conserver le souvenir de ce nouveau triomphe de la France sur l’Angleterre.[104]


Si vous aviez pu voir François de Bienville descendre du château vers la rue Buade, dans l’après-midi qui suivit le départ de la flotte anglaise, sa mine superbe et joyeuse vous eût certainement frappés. D’abord, sa toilette était irréprochable. Il portait un nouveau justaucorps de velours cramoisi brodé d’une bande d’or dite à la bourgogne, qu’ombrageait un large chapeau de feutre à la mousquetaire où se balançait au vent une grande plume fraîchement frisée.[105] Sa nouvelle épée d’enseigne de la marine frappait gaillardement, à chacun des pas qu’il faisait, sa jambe que dessinait avec avantage un bas de soie bien tiré.

Quant à son air, il était fier et conquérant, notre gentilhomme portant haut le regard et la moustache qui se relevait crânement aux coins de sa bouche souriante et moqueuse.

Comme il débouchait dans la rue Buade par la ruette de Frontenac qui passe entre le bureau de Poste et celui de l’Événement,[106] il se trouva face à face avec le sieur d’Hertel que le gouverneur faisait mander en son château pour le féliciter de sa belle conduite durant le siège.[107]

— Eh ! sur mon âme ! cher Bienville, dit celui-là, comme vous voici superbe ! Est-ce qu’Amour vous tend les bras, comme dirait là-bas ce bon M. de La Fontaine ?

— Ce doit être quelque chose d’approchant, répondit Bienville confiant comme on l’est à son âge. Car vous savez, mon cher, qu’un militaire se fait beau pour sa maîtresse[108] ou pour la bataille. Or comme la guerre est finie…

— J’avais raison ! n’est-ce pas ? Allons ! bonne chance, mon amoureux !

— Et vous de même, mon ami.

Toujours leste et pimpant, Bienville dévora la courte distance qui le séparait de la demeure de Louis d’Orsy où il entra le cœur à rire, ainsi qu’il est dit dans « la claire fontaine. »

D’Orsy convalescent, mais pâle et faible encore, était assis dans son lit lorsque Bienville arriva chez le jeune baron.

— Sois le bienvenu, mon cher François, lui dit Louis en tendant sa main amaigrie à Bienville.

— Merci, mon bon. Et comment va cette précieuse santé que nous avons tant failli perdre ?

— De mieux en mieux, grâce au ciel.

— Ah ! mademoiselle, mille pardons ! je ne vous ai pas vu en entrant, dit François à Marie-Louise qui était assise à l’écart et se livrait à un travail d’aiguille.

— Oh ! ce n’est rien, monsieur, fit celle-ci qui rendit à Bienville un salut gracieux mais quelque peu contraint.

François remarquait, depuis deux jours, que sa fiancée n’était plus la même à son égard. Elle ne montrait pas à son arrivée le même empressement ni le même plaisir à le recevoir. Elle paraissait embarassée, triste et souffrante en la présence du jeune homme qui avait plus d’une fois cru voir, à la dérobée, rouler une larme dans les yeux de son amie. Il n’était pas jusqu’à Louis qui n’eût l’air gêné.

Aussi Bienville s’était-il bien promis d’en savoir le dernier mot ce jour-là même.

— Eh bien ! dit-il à Louis, nous voici donc encore une fois débarrassés des Anglais.

— Oui, pour cette année, du moins ; car je pense qu’il ne leur prendra pas fantaisie de revenir avant l’été prochain, l’hiver du Canada n’étant point propice aux expéditions militaires.

— Leur départ me remet quelque chose en mémoire, dit François à Marie-Louise. Avez-vous souvenance, mademoiselle, de cette bien douce conversation que nous avions entamée, lorsque l’apparition de l’Iroquois y vint mettre un terme ? C’était, je crois, le soir de mon arrivée de Montroyal.

— Oui, monsieur, répondit Marie-Louise, mais à voix si basse, que cette réponse effleura ses lèvres comme un souffle.

Et le sang lui afflua si vite à la figure qu’elle se pencha vivement sur son ouvrage pour cacher sa rougeur.

Bienville prit cette émotion subite pour l’effet que devait produire la demande suprême qu’il allait faire. Aussi continua-t-il, mais d’une voix légèrement émue.

— Je vois bien, Marie-Louise, que votre mémoire est aussi bonne que la mienne, mais que votre bouche, seulement, n’est pas assez hardie pour en oser traduire les impressions ; je répéterai donc les paroles que je vous dis alors. Écoutez-moi bien et me dites si ce ne sont pas les mêmes ? « Je désire vous voir porter mon nom, aussitôt que nous aurons repoussé l’Anglais. » Est ce bien cela ?

Au lieu de la réponse, ou du moins de l’aveu tacite qu’il attendait de sa fiancée, il vit la jeune fille pâlir, tandis que deux grosses larmes jaillissaient de ses yeux.

Un chaud rayon de soleil qui pénétrait en ce moment par la fenêtre se joua sur ces larmes qui brillèrent comme deux diamants.

La surprise de Bienville augmenta pourtant encore, lorsque Marie cacha sa tête en ses deux mains, et que des sanglots redoublés agitèrent son sein de mouvements convulsifs.

— Mais est-ce donc là l’effet qu’une demande en mariage a coutume de produire sur les jeunes filles ? dit-il en se tournant vers Louis.

Celui-ci baissa la tête et ne répondit pas !

— Je vous en prie, continua Bienville au comble de l’étonnement, dites-moi, l’un ou l’autre, ce que signifient ce silence et ces pleurs ?

Puis se frappant tout d’un coup le front, signe qu’une nouvelle idée venait d’y éclore :

— Oh ! dis-moi, Louis, ma prétention à la main de mademoiselle serait-elle donc trop ambitieuse ? Mais n’as-tu pas toujours encouragé cet amour que, loin de te cacher, je t’ai confié depuis deux ans ! Ah ! c’est vrai ! j’aurais dû m’en douter, la nature ne m’a pas fait baron, moi !

— Arrête ! s’écria Louis, et ne te livres pas à des suppositions absurdes et offensantes à la fois. Tu sais que je t’ai toujours considéré comme le futur beau-frère que me devait donner ma sœur. Ce n’est donc pas une vaine disparité de titre qui pourrait maintenant mettre obstacle à votre mariage. Tu es gentilhomme, et cela m’a suffi ; car, à mes yeux, la récente noblesse léguée par ton père à ses dignes enfants, et que lui ont value sa bravoure et ses services en la Nouvelle-France, je la considère autant et plus encore que celle d’un descendant des croisés qui passe à la cour une vie rampante et oisive !

— Mais enfin, tu viens de le trahir, il y a des obstacles à notre union ? Ah ! Marie-Louise ! auriez-vous si tôt oublié vos promesses ? Ne m’aimez-vous donc plus ?

— À mon tour je vous arrête, monsieur de Bienville ! dit enfin Mlle d’Orsy en séchant les larmes qui humectaient ses joues comme de la rosée sur une fleur. Prenez garde de froisser aussi mes sentiments que vous devez si bien connaître. Ah ! c’est bien plutôt vous qui ne m’aimez plus, puisque vous ne m’estimez pas assez pour supposer que s’il me faut renoncer à une union si chère à mon cœur, j’y dois être forcée par des circonstances extraordinaires. Attendez un peu pour me juger, que je vous aie d’abord exposé les motifs de ma conduite ; et, si étrange qu’elle vous puisse sembler maintenant, vous conviendrez sans doute ensuite que loin de mériter vos reproches, j’ai plus que jamais droit à votre entière sympathie !

L’attitude de Marie-Louise était si douloureuse et si noble à la fois, que Bienville se sentit malgré lui subjugué. Il est aussi vrai de dire qu’il s’attendait si peu à rencontrer des obstacles, qu’il demeura comme anéanti sur son siège, et incapable de faire un mouvement ni de dire un seul mot.

Marie-Louise continua donc, mais avec des accents déchirants dans la voix et des pleurs dans les yeux :

— Rappelez-vous, monsieur, les lugubres événements qui se passaient, il y a trois jours, dans cette même chambre où nous sommes. Vous veniez de me ramener mon frère presque mourant de sa blessure. Il était là, traîtreusement frappé, luttant pour sa vie contre un mal atroce et mystérieux. Le médecin venait de se croiser les bras, impuissant qu’il se sentait d’intervenir en ce combat suprême. Il avait même prononcé, Louis devait mourir. Vous vous souvenez qu’alors j’allai me jeter au pied de ce crucifix et que j’y priai longtemps. Cet affreux malheur qui planait sur moi, me rappela les scènes horribles des jours précédents, et, comme un éclair, cette pensée terrible traversa mon âme quand je tombai à genoux : n’étais je pas la cause de la mort de mon frère ? N’était ce pas moi, que ce misérable Harthing avait voulu frapper par la main de son agent ? Moi la cause de la perte de Louis ? Cette idée brûla mon cœur comme un trait de foudre. Le dernier rejeton des barons d’Orsy expirant, sinon par la faute, du moins à cause de sa sœur qui n’attendrait peut-être pas pour se marier la fin du deuil fraternel ! Oh ! non, cela ne pouvait pas être ! — C’est moi, mon Dieu ! qu’il vous faut frapper, lui dis-je en ma prière. Rendez à la vie à mon frère, pour continuer une lignée de preux qui s’éteindrait sans lui ; et je vous promets d’entrer en religion à l’Hôtel-Dieu pour y passer mes jours au chevet des malades !

— Ah ! mon Dieu ! fit Bienville qui se trouva machinalement debout.

— Je te jure, mon cher François, dit Louis à celui-ci que j’ai tout fait pour détourner ma sœur d’un dessein si funeste ; mais rien n’a pu ébranler sa résolution. Car elle prétend qu’il en résulterait un malheur pour nous tous si elle allait manquer au vœu que Dieu a bien voulu accepter, dit-elle, puisqu’il a fait un miracle en ma faveur.

— Oui, c’est vrai, reprit Marie-Louise ; d’ailleurs, mon amour semble fatal à ceux qu’il touche. Harthing en est mort, et si M. de Bienville et toi, mon bon Louis, ne l’êtes pas déjà, c’est parce que Dieu prévoyait que je me devais dévouer pour vous. Il n’est pas jusqu’à Marthe et à l’Iroquois[109] dont je n’aie, bien qu’involontairement, causé la perte.

Monsieur de Bienville, dit-elle en finissant, je comprends votre douleur. Elle vous doit être d’autant plus amère qu’elle était imprévue. Soyez cependant certain que vous ne souffrirez pas en cinquante ans de vie les tortures que j’ai subies depuis trois jours. Mais ceci doit rester entre Dieu seul et moi. Au cloître où je vais désormais vivre pour mourir, je prierai Dieu pour vous. Il voudra bien m’entendre et vous consoler sans doute ; et, bientôt vous m’oublierez pour en aimer une autre qui saura vous rendre heureux. Adieu ! mon ami, adieu ! pour cette vie du moins !

Des sanglots couvrirent ici sa voix, et elle tendit sa blanche main à Bienville.

Mais de la poitrine haletante du jeune homme sortit un cri de désespoir. Et d’abord il chancela comme un homme ivre.

Si grande était pourtant sa force qu’il comprima soudain cette mer immense de douleur qui venait de combler son âme. S’il ne déborda point ce torrent furieux qui grondait en lui, ce fut grâce à l’énergie plus grande dont Dieu prend soin de gratifier ceux qu’il voue à la souffrance dès leur berceau.

Aussi n’essaya-t-il point de parler, mais d’un pied lourd et vacillant il sortit.

Lorsque le dernier des pas de son fiancé vint résonner à son oreille, lugubre comme le bruit produit par la pelle du fossoyeur sur une tombe aimée, Marie-Louise s’évanouit.


CHAPITRE DIX-HUITIÈME.



deux douleurs en regard.


Quinze jours durant Bienville resta renfermé, sans vouloir en sortir, dans la chambre que M. de Frontenac lui avait assignée au château. Là, tout entier à sa douleur, il passa les jours et les nuits courbé sur sa souffrance, comme pour sonder le gouffre que le malheur venait de creuser en son âme.

Ainsi replié sans distraction sur son mal, il meurtrit plus encore son cœur déjà si rudement froissé par la main de fer de l’infortune. Si sombre lui paraissait l’avenir qu’il fermait les yeux d’effroi quand la noire image du présent s’effaçait devant eux, comme lorsqu’on se fatigue à regarder longtemps le même objet. Et lorsque le vol de sa pensée, lasse de se heurter à chacun des traits de ce navrant tableau, se retournait vers le passé, le contraste des joies d’autrefois faisait si violemment ressortir les peines présentes et futures, que sa blessure s’ouvrait plus grande et plus cuisante encore.

Si douces étaient pourtant les chansons de ces fauvettes qui venaient voleter sur le champ de mort de ses espérances et moduler les concerts passés de son premier amour, qu’il n’avait pas le courage de les chasser.

— Pauvres oiseaux de remémoration d’un temps qui n’est plus, disait-il alors, je ne saurais vous donner traîtreusement du plomb sous l’aile, quand vous m’apportez de si douces souvenances. Venez, petits, revenez encore gazouiller sur le nid de mémoire, et que le duvet de vos plumes réchauffe aussi mes idées qui se glacent au vent froid de la réalité.

Mais soudain venait s’abattre sur eux l’oiseau de proie du malheur. Oh ! comme ils fuyaient alors à tire-d’aile, en poussant des cris plaintifs, ces pauvres oisillons tout meurtris par la serre du vautour.

Ce qu’il souffrait en ces moments, le triste délaissé, ne saurait être dit ; car tout ce que ses souvenirs avaient de charme dans le passé n’en rendait que plus poignantes les angoisses du présent.

Deux semaines se passèrent ainsi sans qu’on pût pénétrer jusqu’à Bienville.

Comme on avait pu constater pendant ce temps que les Anglais étaient réellement partis et qu’il n’y avait plus de crainte de les voir revenir à l’improviste, la saison étant trop avancée, le gouverneur se résolut à renvoyer chez elles les troupes de Montréal.

Le soir qui précéda leur départ, M. de Frontenac donna un grand dîner à ses officiers. Bienville, qui s’était fait excuser auprès du comte pour n’y point assister, put ouïr de sa chambre la joie et les rires de ses compagnons d’armes durant tout le repas qui se prolongea bien avant dans la nuit. Le cliquetis des verres et les éclats de voix des convives lui causèrent un supplice indicible. Car la souffrance a pour effet de rendre égoïste, et dans nos heures sombres, le plaisir d’autrui nous irrite et nous rend nos maux encore plus insupportables.

Enfin les paroles d’une santée portée à la belle France par le gouverneur lui-même, vinrent bruire à son oreille, affaiblies par la distance. Les convives y répondirent par un énergique bravo qui gronda comme un tonnerre dans les grands corridors du château. Et le son plus rapproché des voix, le bruit des portes qui s’ouvraient et se refermaient çà et là dans le vaste édifice, lui indiquèrent que les conviés venaient de se séparer.

Le silence se fit bientôt partout, et Bienville n’entendit plus que les pas de la sentinelle qui marchait au dehors sur la terrasse.

Après avoir éteint sa bougie, Bienville appuyé sur le bord de sa fenêtre qui donnait sur le Saint-Laurent, regardait, pensif, les rayonnements de la lune qui zébrait de remuantes laines d’argent les eaux du fleuve assoupi à ses pieds. Tantôt son œil s’arrêtait sur les falaises de la Pointe-Lévis qu’une lumière pâle éclairait en grandissant l’ombre des sapins accrochés aux flancs du roc. À distance, ces arbres semblaient autant de fantômes d’une race géante, qui seraient venus s’accouder sur la rive du grand fleuve pour y déplorer en silence l’invasion des nouveaux possesseurs.

Parfois son regard se perdait au loin dans la brume qui voilait à demi les côtes boisées de Beauport et de l’île d’Orléans.

Il en était à comparer ce calme grandiose de la nature au bouillonnement des passions qui embrasaient son sein, quand on heurta du doigt sa porte.

Étonné de recevoir une visite à une heure aussi avancée, François qui, du reste, n’avait voulu recevoir personne depuis deux semaines, ne répondit pas et ne se dérangea point d’abord. Mais une voix qui ne lui était pas inconnue lui dit bientôt après du dehors.

— Ouvrez-moi donc, monsieur de Bienville ?

Celui-ci tira le verrou de sa porte et recula d’étonnement quand il aperçut M. de Frontenac.

Le comte portait une lanterne sourde qu’il déposa près d’un bougeoir d’argent, sur la table de nuit de son hôte. Puis il fit signe à Bienville de refermer la porte.

Lorsque François se fut approché du comte, ce dernier dit au jeune LeMoyne.

— Mon cher Bienville, ce n’est que ce soir, et à la fin du dîner seulement, que j’ai appris votre malheur. Soyez certain, mon ami, que la nouvelle m’en a vivement affecté, et que je compatis à votre juste chagrin.

Le comte en disant ces mots prit affectueusement la main du jeune homme.

Au seul contact de cette main, Bienville, le guerrier robuste et fier qui n’avait pas voulu verser une larme depuis sa fatale entrevue avec Marie-Louise, sentit un frisson glacial courir par tous ses membres, et il se prit à pleurer.

Sachant bien qu’il valait mieux ne pas arrêter cette effusion, M. de Frontenac garda quelques instants le silence qu’interrompaient seuls les sanglots de Bienville. Et quand cette pluie de larmes eut diminué, le comte reprit :

— Je sais d’autant plus comprendre les peines de l’âme que j’ai moi-même bien souffert. Votre cœur est tout endolori par ce coup imprévu du sort qui rejette à jamais loin de vous une jeune fille que vous aimez. Mais que serait-ce donc, mon ami, si vous étiez l’époux d’une femme que vous aimeriez autant que Mlle d’Orsy vous est chère, et que cette femme, foulant aux pieds votre amour, eût cessé de vous donner la moindre marque de tendresse dès les premiers jours de votre mariage ? Bienville, je vous ai toujours considéré comme un fils — hélas ! j’en avais un autrefois, mais le ciel m’a même retiré ce dernier sujet de consolation[110] — écoutez donc cette confidence qui devra mourir avec vous.

De l’autre côté des mers, là-bas, dans ma chère France, vit une femme aussi belle qu’indifférente. En la faisant si parfaite de corps, Dieu voulut la dédommager, sans doute, du peu de sentiment dont il la voulait gratifier. Un jour, que j’ai cent fois maudit, ma fatale destinée me jeta sur sa voie. En la voyant, je l’aimai. Nul doute que je lui aie plu aussi d’abord, car elle répondit à mes vœux et consentit à m’épouser en secret. Son père, M. de la Grange-Trianon ignorait encore notre mariage, lorsqu’il s’avisa tout-à-coup de s’opposer à la suite de nos amours qu’il avait paru favoriser jusqu’alors. Madame de Frontenac répondit qu’elle n’aurait jamais d’autre époux que moi. Irrité, M. de la Grange-Trianon la força d’entrer au couvent. C’était le premier échec à mon bonheur. On la rendit pourtant bientôt à mes désirs lorsqu’elle eut avoué notre union. J’aurais dû m’attendre, n’est-ce pas, que cette séparation augmenterait l’ardeur de son attachement pour moi. Il n’en fut rien pourtant. Quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis qu’on avait accepté notre mariage que déjà l’indifférence de la comtesse ne se déguisait plus à mes yeux. Et cependant, Dieu m’est témoin que je ne l’ai jamais provoquée. Auprès d’elle toujours empressé, je ne m’étudiais qu’à lui plaire ; et mon amour pour madame de Frontenac n’avait fait que grandir quand je m’aperçus que le sien avait diminué tout d’autant. Ah ! c’est alors que je souffris des tortures d’autant plus fortes que je savais ne les avoir pas méritées. Bientôt même l’inconstante ne fit un mystère à personne de l’éloignement quelle ressemait pour moi.[111] Depuis lors, jamais un mot, pas même un regard d’elle ne sont venus dérider mon front dans l’amer délaissement où elle m’a jeté. Dégoûté d’une vie si pénible, j’allai chercher la mort sur maints champs de bataille, en Flandre, en Allemagne, en Piémont et jusqu’en Orient, mais sans pouvoir l’y trouver nulle part.

Lorsqu’on 1672 je fus nommé pour la première fois gouverneur du Canada, ma femme refusa de m’y accompagner. Même, dix ans après, le roi m’ayant rappelé en France, la comtesse me reçut aussi froidement que si je l’avais seulement quittée de la veille ; et, durant les sept années qui suivirent, je lui fus pis qu’un étranger. L’an dernier enfin, préposé une seconde fois au gouvernement de la Nouvelle-France, je dus quitter de nouveau ma femme sans qu’une larme vînt dessécher sa paupière. Maintenant je sens bien que je ne la reverrai plus.[112] Tant que je me sentis jeune encore je pus conserver quelque espoir de fléchir un esprit injustement dédaigneux. À présent que le chagrin, plus encore que la vieillesse, a sourdement miné ma vie, aujourd’hui que je suis vieux et souffreteux, je sens bien que la brillante comtesse ne voudra jamais laisser les délices dont elle a su s’entourer à la cour, pour venir en cette pauvre colonie s’enterrer vivante auprès d’un sexagénaire. Et pourtant, Bienville, mon cœur bat d’espoir — j’ai honte de l’avouer — quand une voile de France m’apparaît à l’horizon. Ne peut-elle pas m’apporter cette femme que je saurais si bien aimer encore ! Vaine illusion et fugitive comme ces flots qui lavent en passant les pieds du roc où l’on creusera bientôt ma tombe.

Ici le noble comte s’arrêta, dominé par l’émotion que lui causaient ces tristes souvenirs. D’un côté la blafarde lueur de la lanterne sourde et de l’autre la pâle lumière de la lune, qui pénétrait par la croisée, éclairaient ses traits mâles et fiers. Et Bienville put voir une larme rouler de l’œil, et se perdre dans les sillons que de longues souffrances avaient labourés sur la grande figure du comte de Frontenac.

Après quelques instants de silence, le comte reprit d’une voix ferme :

— Vous voyez donc, mon cher Bienville, que la fortune m’a traité plus durement que vous encore. Vous êtes jeune et libre, et puisque Mlle d’Orsy entre en religion, vous pourrez en aimer une autre que Dieu destine à vous rendre heureux. Ah ! n’allez pas vous récrier ! Je sais bien que vous n’y songez pas maintenant ; mais enfin, je crois que vous en viendrez naturellement là. Dussiez-vous cependant renoncer à tout jamais au mariage, il ne faudrait pas même en ce cas vous désespérer inutilement. Vous avez un grand cœur, je le sais ; eh bien ! sachez vous créer une idée, un but qui le remplisse en quelque sorte. Croyez-vous que je n’aurais pas succombé depuis longtemps sous les coups du sort, si je n’avais une pensée dominante propre à me distraire dans mes peines ? Chargé par le roi mon maître de veiller à la destinée de cette colonie, j’use les derniers jours de ma vie à son agrandissement. Plus la tâche est ardue, plus la fin est difficile à atteindre, et plus satisfaisante est la joie que nous cause le succès. Vous êtes militaire, intelligent et brave ; d’ailleurs remplie d’émotions, la carrière des armes offre un vaste champ à de nobles aspirations. Continuez donc à vous distinguer et soyez certain que mon amitié pour vous ne nuira pas à votre avancement. Mais il est bien tard, et vous avez besoin de sommeil. Tâchez de reposer aujourd’hui pour être plus fort que la peine de demain.

— Comment vous remercier de l’intérêt que vous me portez, monsieur le comte, balbutia Bienville, et comment pourrai-je jamais reconnaître vos bontés pour moi ?

— D’abord en quittant bientôt cet air sombre qui n’est pas de nature à égayer ceux qui vous fréquentent, et en voulant bien oublier les aveux que ma seule tendresse pour vous m’a conduit à vous faire. Allons ! bonne nuit.

Et le comte reprenant sa lanterne quitta la chambre.

Bienville entendit, tout pensif, le bruit de ses pas s’éteindre au détour du corridor, où l’ombre du comte projetée derrière lui par la lumière qu’il portait s’évanouit aussi.

Consolé par la comparaison de cette grande mais calme douleur que M. de Frontenac venait d’opposer à la sienne, et soulagé par les pleurs qu’il avait versés, Bienville parvint à s’endormir.

Mais des rêves étranges et fatigants troublèrent son sommeil. Tant qu’enfin, il lui sembla passer près du couvent de l’Hôtel Dieu, lorsqu’une voix de femme qui chantait le fit se rapprocher du cloître. Alors il lui parut que les murailles du couvent se trouvaient assises au milieu d’un vaste cimetière jonché d’os desséchés jusqu’à perte de vue. Chacun des pas qu’il faisait heurtait un ossement humain qui craquait sous ses pieds. Il parvint enfin au dessous d’une fenêtre d’où sortait la voix. Quand il leva la tête, il aperçut Marie-Louise, vêtue en novice, et qui le regardait du haut de la croisée d’un second étage. S’accrochant alors à chacune des aspérités du mur, il tenta de l’escalader. Déjà sa main allait toucher celle que lui tendait sa fiancée, quand il tomba lourdement sur la terre, où les os des squelettes rendirent un cliquetis funèbre. Ce qui le fit s’éveiller en sursaut. Comme il faisait déjà grand jour, il s’habilla vite et sortit.

Lorsqu’il descendit le monticule que dominait le château, des feuilles desséchées, tombées des quelques arbres de la place-d’armes, tourbillonnaient au vent sur la terre durcie par la gelée.

Machinalement désireux d’éviter de passer devant la maison de Louis d’Orsy, il traversa la place-d’armes et s’engagea dans la rue Sainte-Anne qu’il tourna, pour descendre sur la grande place, en longeant l’église des Jésuites.[113]

Il allait y déboucher quand il s’arrêta et pâlit affreusement. C’est qu’il venait de voir Marie-Louise et son frère qui descendaient la rue de la Fabrique en compagnie de quelques amies de Mlle d’Orsy. Voyant le petit groupe disparaître au bas de la rue de la Fabrique et à l’angle du collège des Jésuites, il se glissa le long du collège, et suivit de loin Marie-Louise. La peine atroce qu’il en ressentit ne fut pourtant pas sans charmes, puisqu’il continua d’avancer derrière la jeune fille.

Celle-ci tourna le coin de la rue « des pauvres » ou du Palais dans laquelle elle s’engagea. Toujours à distance, François vit que sa fiancée se dirigeait vers la porte du parloir de l’Hôtel-Dieu.[114]

Caché, comme un malfaiteur, par l’angle d’un mur, Bienville vit s’ouvrir la lourde porte du cloître. Un instant le gracieux profil de Marie-Louise se dessina sur la pénombre de l’intérieur, et la jeune fille disparut pour toujours à ses yeux.

Il entendit la porte se refermer avec un bruit sourd qui parvint à son âme, funèbre comme le dernier tintement du glas des morts.

Marie-Louise allait célébrer avec Dieu ses éternelles fiançailles.


CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.



miseremini.


On prévint, ce jour-là, MM. de Longueuil, de Maricourt et de Bienville que leur frère Sainte-Hélène, resté à l’Hôtel-Dieu, empirait à vue d’œil, et que même les chirurgiens venaient de le condamner. Les trois gentilshommes qui allaient s’embarquer pour Montréal se décidèrent à rester à Québec. Seulement, ils chargèrent quelques-uns de leurs amis de Montréal d’en avertir la famille LeMoyne.

Considérée peu dangereuse d’abord, la blessure de M. de Sainte-Hélène s’était envenimée peu à peu, précisément par le manque de soin qu’il y avait apporté pour l’avoir regardée comme n’étant pas grave. Le bruit courut, dans le temps, que sa blessure était empoisonnée. Mais Charlevoix, qui mentionne cette rumeur, paraît n’y ajouter aucune foi. Il dit que ce fut plutôt pour avoir négligé les prescriptions des chirurgiens que M. de Sainte-Hélène ne put guérir.

Il mourut à l’Hôtel-Dieu, l’un des premiers jours de décembre 1690.

On y chanta son service dans la matinée du quatrième jour de ce mois.[115] Mais comme on attendait ce jour-là de Montréal quelques parents de M. de Sainte-Hélène, et que d’ailleurs on ne pouvait retarder l’inhumation jusqu’au lendemain, il fut décidé qu’on l’enterrerait dans la soirée, afin de permettre aux parents absents, s’ils arrivaient avant la nuit, de se trouver aux funérailles.

Après la tombée du jour, pleine d’ombre et de mystère était la chapelle de l’Hôtel-Dieu, la nuit couvrant la ville comme d’un drap mortuaire. De nombreux cierges brûlaient lentement autour d’un cercueil déposé dans la nef, et jetaient une lueur froide et tremblante sur les blancs murs de l’église, qui plus loin, vers l’autel, se noyaient dans l’obscurité.

La foule des fidèles attendait silencieuse et recueillie la venue du prêtre ; celui-ci devant accompagner sur son dernier champ de parade le brave qui avait combattu son dernier combat.

L’officiant parut bientôt accompagné de ses acolytes. Quand il arriva dans la place laissée libre autour du cercueil que recouvrait l’épée avec le chapeau de l’officier, le peuple se trouvant agenouillé près des murs, l’ombre du prêtre qui dominait la foule en se tenant debout, monta projetée du pavé jusqu’à la voûte. On aurait dit que l’âme du ministre de Dieu s’élevait vers le Très-Haut comme pour le prier de plus près en faveur du trépassé dont il allait bénir et la bière et la fosse.

Le prêtre pria d’abord ; puis solennelles et mystiques, les fraîches voix des religieuses, partant de l’enfoncement du chœur, entonnèrent le chant sublime du libera.

Le dernier mot du dernier verset venait de rouler et de s’éteindre sous la voûte, quand une voix de femme, douce et pure, chanta, dans le silence, le miseremini.

Perdu dans la foule et courbant le front devant son Dieu qui l’éprouvait si rudement, Bienville dont la souffrance n’avait plus assez de place en son cœur, sentit un froid mortel se glisser dans ses os.

Cette voix était celle de Marie-Louise.

Miseremini mei, chantait-elle, miseremini mei saltem vos amici mei.

De profundis clamavi ad te Domine, Domine exaudi vocem meam, chantèrent les voix du chœur.

Du fond de l’abîme de ma douleur, je crie vers vous ô mon Dieu ! murmura, Bienville.

Et Marie-Louise répéta :

Miseremini mei saltem vos amici mei.

Tandis que le chant de la soliste et de ses compagnes continuaient d’alterner ainsi, les porteurs enlevèrent le cercueil qui contenait les restes de Sainte Hélène et sortirent de l’église en prenant le chemin du cimetière.[116]

Les parents et la foule suivirent en silence, et le cortège se déroula lentement jusqu’au champ des morts.

Quelques flocons de neige tombaient doucement sur la terre froide et nue.

La lune dormant encore sous l’horizon, la seule lumière des étoiles tempérait les ténèbres, avec les farandoles lumineuses et subtiles d’une aurore boréale qui brillait au ciel. Ces vaporeuses clartés couraient disséminées dans l’espace, et le silence était si profond sur la ville entière qu’on entendait leurs mystérieux friselis. On aurait dit le bruissement d’armes et de pas d’une aérienne armée de preux qui seraient venus au devant de l’âme du guerrier mort pour l’escorter au ciel.

Quand le prêtre eut fini de réciter les prières, la compagnie de marine, qu’avait si vaillamment commandée Sainte-Hélène, s’approcha de la fosse où la bière était descendue. Les mousquets s’inclinèrent vers la tombe, et l’on tira la salve d’honneur, dont les détonations allèrent expirer au loin dans les vaporeuses Laurentides.

Et comme la première pelletée de terre tombait sur le cercueil, on entendit les voix du cloître qui chantaient dans la chapelle la dernière phrase du De profundis.

Très-faible enfin, la voix de la novice modula le miseremini dont la dernière note vint mourir dans les herbes desséchées du cimetière, ainsi qu’un mélodieux sanglot.

C’était le suprême adieu de Marie-Louise et de Bienville à ce qu’ils avaient aimé.

Ô vous ! qui me lisez, vous avez été jeune ou vous l’êtes encore. Avez-vous jamais éprouvé les horribles tourments de l’amour déçu ? Oh ! alors, dites moi, mon frère, n’est-ce pas chose atroce que de sentir ainsi lacérer son cœur comme par la griffe aigüe d’un vautour, et de voir ses plus chères illusions dépeupler son âme une à une, pour s’envoler par lambeaux au vent glacé de la réalité ? Oh ! n’est-ce pas que c’est navrant de se dire à vingt ans. « Je n’ai connu de l’amour que la crainte et les larmes ! À peine suis-je encore sur le seuil de la vie, que le malheur jaloux me frappe de son gantelet de fer comme pour m’en repousser ! »

Ce qu’il reste alors à faire au plus grand nombre est de s’armer de la triple cuirasse de l’indifférence, afin de forcer impunément l’entrée de la vie.

Si Dieu pourtant vous a doué d’un cœur aimant à l’excès, d’un cœur que font battre des désirs aussi grands que le monde, vous pouvez choisir encore entre la religion et la gloire. Il en est, je le sais, qui optent pour la dernière.

Bienville fut de ceux-ci.

— Oh ! s’écria-t-il en sortant du cimetière, puisque c’en est fait de mes chères espérances d’avenir, et qu’il me faut quelque chose de grand pour combler ce vide immense creusé dans mon cœur par l’écroulement de mon amour, à moi désormais la seule et noble émotion des batailles. Oui, ma fidèle épée, toi seule seras ma compagne, jusqu’à ce que la gloire voulant de moi, peut-être, consente un jour à m’épouser dans la mort !


ÉPILOGUE.



La colonie fut assez tranquille pendant l’hiver qui suivit la levée du siège. Car la mésintelligence que l’on a vue originer au camp du lac Champlain entre les Anglais et les Iroquois, ainsi que la petite vérole qui continuait ses ravages parmi les derniers, empêchèrent l’ennemi de harceler la Nouvelle-France. De leur côté les Canadiens durent rester dans l’inaction jusqu’au printemps, vu que la disette sévissait chez eux. Les exigences du siège avaient d’ailleurs tellement épuisé les magasins du roi, que l’intendant s’était vu contraint de disperser ses soldats par les campagnes où les habitants les plus à l’aise les hébergèrent volontiers ; tant, à cette héroïque époque, les sacrifices semblaient peu de chose aux particuliers dès lors qu’il s’agissait de l’intérêt public.[117]

François de Bienville était retourné à Montréal après les funérailles de Sainte-Hélène. Raffermi contre sa douleur par les affectueux conseils du comte de Frontenac, il ne souhaitait plus que de donner cours à son projet de se distinguer par les armes. Ce n’est pourtant pas qu’il ne pensât bien souvent à Marie-Louise. Les vraies douleurs morales ne se guérissent pas si vite. Elles se cicatrisent bien quelquefois au bout d’un certain temps ; mais elles font toujours souffrir au moindre contact.

Il en fut ainsi de celle de Bienville. Quoique son chagrin ne fût plus aussi visible aux yeux de tous, sa pâleur, sa gaîté disparue attestaient que la flamme, pour être moins ardente qu’autrefois, n’en brûlait pas moins toujours dans son sein ; comme la lampe des églises dont la faible lumière survit seule aux illuminations des solennités, et qui, si petit qu’en soit le feu, conserve cependant le principe d’un incendie pour peu qu’une cause imprudente s’en vienne l’activer.

Si Bienville souffrit de passer l’hiver sans guerroyer, ses vœux durent se trouver accomplis lorsqu’au mois de mai mille Iroquois se répandirent dans les environs de Montréal.[118] Ces barbares s’étant livrés à leurs cruautés ordinaires sur les colons et les sauvages chrétiens,[119] on dut s’armer en guerre pour les repousser ou du moins les tenir en échec.

En apprenant que l’un des partis ennemis avait enlevé trente-cinq femmes et enfants de la bourgade iroquoise chrétienne de la Montagne, Bienville qui désirait commander pour être à même de se distinguer d’avantage, poursuivit les ravisseurs à la tête de deux cents Iroquois chrétiens. Ces derniers allaient écraser le parti ennemi qui ne comptait que soixante-dix guerriers, quand les Iroquois de la Montagne reconnaissant des Agniers dans leurs ennemis, jetèrent bas les armes et refusèrent de combattre.[120]

Dégoûté du commandement supérieur, mais non point de la guerre, Bienville vint aussitôt se ranger sous les ordres de M. de Vaudreuil qui organisait un corps de cent hommes composé de soldats, de volontaires et de miliciens.[121] Le chevalier de Crisasy et Bienville commandaient en second sous M. de Vaudreuil.

L’intention de celui-ci était d’arrêter les ravages de plusieurs partis d’Iroquois qui dévastaient le pays depuis Repentigny jusqu’au lac Saint-Pierre.

Pour se munir de ce qui faisait surtout défaut à Montréal, la petite troupe se rendit d’abord à Lachenaye où l’on chercha des vivres de maison en maison.

Dans l’après-midi du vingt-six juin 1691, M. de Vaudreuil y fut rejoint par le capitaine de la Mine qui épiait, à la tête d’un détachement, certain parti d’Iroquois lequel s’était logé à Repentigny dans une des maisons que la fuite des habitants du lieu avait laissées vacantes.[121]

Les deux commandants tinrent conseil et décidèrent, qu’aussitôt la nuit tombée, les deux corps réunis en un seul marcheraient sur Repentigny, pour y surprendre les Iroquois dans leur sommeil.

Quand le sieur de la Mine avait rencontré le détachement du chevalier de Vaudreuil, il s’était empressé de donner à Bienville une lettre écrite par Louis d’Orsy. Des Canadiens qui se rendaient en canot de Québec à Montréal, avaient remis cette missive au sieur de la Mine qui leur avait dit devoir bientôt rencontrer le jeune LeMoyne ; car il savait que ce dernier avait pris du service sous M. de Vaudreuil à la rencontre duquel il s’attendait d’un moment à l’autre.

« Mon cher Bienville, » disait la lettre du lieutenant d’Orsy, « je n’ai pu t’écrire avant ce jour, vu que les communications ont été interrompues depuis ton départ entre le Mont-Royal et Québec. Ne m’accuse donc pas de négligence si les bonnes nouvelles que contient la présente ne te sont point parvenues plus tôt. »

Ces derniers mots firent bondir le cœur de François.

« Sache donc, mon ami, que monseigneur de Saint-Vallier s’oppose à l’entrée en religion de Marie-Louise, parce qu’elle s’est fiancée à toi. »

Bienville eut un éblouissement qui, pendant quelques minutes, l’empêcha de continuer sa lecture.

« Or, ma sœur veut t’écrire à ce sujet pour que tu rompes toi-même l’engagement qui subsiste entre vous deux. Comme tu vois, elle est opiniâtre à l’excès dans ses résolutions. Ce n’est pourtant pas qu’elle ait une vocation irrésistible pour le cloître ; elle prétend seulement que quand bien même monsieur l’évêque[122] la relèverait de son vœu, elle ne saurait jamais consentir à se marier. Elle dit que ce serait vouloir tenter Dieu que de fausser ainsi la promesse qu’elle lui a faite, et qu’il arrivera certainement un malheur si on veut l’empêcher d’accomplir son vœu. Mais garde-toi bien de croire ces balivernes ! Résiste hardiment, l’évêque est pour toi. Quant à ces vaines craintes de Marie- Louise, Dieu est trop bon, vois-tu, pour vouloir empêcher de s’aimer deux cœurs comme les vôtres et pour les en punir. Puisqu’il a fait l’amour, que diable ! c’est, j’imagine, pour le plus grand bonheur de l’homme !

« Aussi vais-je en user moi-même, je te l’annonce. Je me marie dans deux mois avec… Mais je préfère réserver cette confidence et ne te la faire que lorsque tu seras descendu à la capitale. Car je pense bien que tu vas nous arriver bientôt. Alors en avant joie et noces et vivent nos enfants… futurs !

« Vois-tu qu’enfin l’horizon de ton avenir s’éclaircit, sans compter que monsieur le gouverneur me parle de toi chaque jour avec les plus grands éloges. Avec sa protection et tes talents tu iras loin.

« Il n’y a rien d’étrange ici. Ah ! j’allais oublier de te faire part de ce que j’ai vu en passant hier sur la grande place de l’église. Voyant un rassemblement de bourgeois, je m’en approchai pour examiner ce qui les attirait ainsi. J’aperçus alors notre ancienne connaissance, Jean Boisdon. Attaché au pilori, il dévorait en silence les huées de la foule qui l’entourait en le couvrant d’injures et de boue, et j’entendis la voix d’un héraut qui criait à tue-tête :

« — Sachez-vous tous, nobles, bourgeois et vilains, que par ordre de Sa Majesté, le roi, Jean Boisdon accusé et trouvé coupable d’intelligence avec les Anglais durant le siège de cette ville de Québec par l’amiral Phips, est condamné à huit jours de pilori et à trois mille livres d’amende, payables aux dames religieuses de l’Hôtel-Dieu.

« Boisdon l’avare condamné à l’amende ! Tu conçois si cela me fit rire, et d’autant plus que j’avais intercédé auprès de M. de Frontenac pour que la vie de l’hôtelier fut sauve. Car enfin il a, bien qu’involontairement, sauvé la tienne et celle de ma sœur.

« L’un des plus acharnés contre le misérable aubergiste était Olivier Saucier, le cuisinier du château. Il paraît, en effet, que Saucier n’a jamais pu pardonner à Boisdon certain coup de mousquet que l’hôtelier lui a tiré durant et dans le siège. Saucier, qui m’a paru parfaitement guéri de sa blessure, soupçonne encore le cabaretier de lui avoir lâché cette mousquetade à dessein, pour quelques écus que le cuisinier négligeait de payer à l’aubergiste.

« Mais que t’importent les faits et gestes de ces messieurs, après la nouvelle que j’étais si heureux de t’annoncer au commencement de ma lettre. Aussi je termine en te disant que je t’attendrai d’ici à quinze jours. Au revoir, cher frère ; car tu me permets, sans doute, de te donner d’avance ce nom que le sacrement ratifiera bientôt. »

— Crisasy ! Crisasy ! dit Bienville au chevalier, son ami, qui passait devant une maison à l’ombre de laquelle notre héros venait de lire la lettre de Louis.

— Qu’y a-t-il à votre service, mon cher Bienville ?

— Attendez-moi donc un instant.

Et François tout joyeux rejoignit en deux sauts le chevalier sous le bras duquel il passa le sien.

— Chevalier, fit-il en tenant la lettre ouverte sous les yeux de Crisasy, lisez avec moi, car je veux m’assurer si ma vue ne m’a pas trompé.

Mlle d’Orsy sort du couvent ! vous allez vous marier ! Vive Dieu ! mon cher, mais laissez-moi serrer cette loyale main pour vous féliciter du bonheur imprévu qui vous arrive. Car n’est-ce pas que vous allez suivre les conseils de votre ami ?

— Dame.

— Mais parbleu ! mon bon ; vous n’irez pas, j’imagine tourner le dos au bonheur alors qu’il vous tend les bras ! Ta ! ta ! mariez-vous, Bienville, pour redevenir, vous maintenant si triste, notre joyeux compagnon d’armes d’autrefois, et pour voir « les enfants de vos enfants, » comme il est dit dans cette messe que les jeunes époux, ce me semble, doivent trouver bien longue.

— Franchement, chevalier, me conseillez-vous de ne pas écouter les scrupules de Marie-Louise et de hâter notre mariage ?

— Ah ! la bonne farce ! Voyez un peu, Bienville, comme le bonheur vous rend déjà cet entrain des jours passés. Mais, badinage à part, considérez donc comment l’évêque les traite lui-même ces scrupules de jeune fille. Et vous voudriez être plus sévère que lui ?

— Je crois que vous avez raison. Eh bien ! oui, vive la joie ! je me marie ! Et vous, chevalier, vous serez mon gentilhomme d’honneur, si ce n’est pas trop vous demander.

— Morbleu ! votre gaîté passe les bornes, monsieur l’amant heureux ; car de railleur vous devenez caustique. Mais c’est moi qui suis honoré d’être le témoin officiel de votre bonheur !

— Messieurs, dit en ce moment un volontaire qui salua militairement les deux gentilhommes, notre commandant, M. le chevalier de Vaudreuil, vous fait mander au presbytère où il tient son quartier général.

— C’est bien ! Pierre, nous y allons, répondit Bienville à Pierre Martel.

C’était en effet Bras-de-Fer qui avait suivi son jeune maître pour venger sur les Iroquois la mort de M. de Sainte-Hélène. Vu la rumeur qui avait couru touchant la blessure dont Sainte-Hélène était mort, Pierre pensait bien que si la balle était empoisonnée, c’est que Dent-de-Loup l’avait fournie à Harthing qui avait dû s’en servir ; et comme Bienville avait tué ce dernier et que Bras-de-Fer croyait avoir occis le chef agnier, le Canadien voulait venger sur la nation entière des Iroquois la mort de son maître. Il avait donc laissé de nouveau la charrue pour faire une terrible hécatombe d’Iroquois et apaiser ainsi les mânes de Sainte Hélène. À force de vivre dans les bois, Pierre avait pris quelques-unes des idées de leurs habitants.

La nuit s’était couchée sur le hameau de Lachenaye, quand la troupe des volontaires canadiens laissant la grande place de l’église, défila devant le cimetière, silencieuse comme une fantastique procession de morts. Ordre avait été donné par M. de Vaudreuil que chacun eût à garder le plus stricte silence durant toute la marche.

Allègre et joyeux Bienville contenait à grand’peine en cheminant les transports de sa joie. Mais si la consigne le forçait de garder le silence, il n’en donnait pas moins cours à un muet monologue où sa pensée se jouait comme un papillon sur des fleurs.

— Que le bonheur est suave après tant de souffrances ! pensait-il. Et toi, mon cœur, qui étais désaccoutumé d’aimer, comme je te sens de nouveau battre d’aise au seul nom chéri de Marie-Louise ! Ah ! je le vois bien, ce trésor de tendresse, cet infatigable besoin d’aimer, Dieu ne me les avait pas donnés pour rien. Il a seulement voulu les épurer au creuset de l’épreuve pour me rendre plus digne de leur réalisation. Ô Marie-Louise ! combien nous allons nous aimer après une séparation si cruelle ! Qu’il fait bon vivre quand on a vingt ans et qu’on peut espérer en aimant !

Nos Canadiens parcoururent en moins d’une heure et demie de marche les deux lieues qui séparent Lachenaye de Repentigny, et firent halte à quelques arpents de ce dernier village.

Ici le chevalier de Vaudreuil dit à Bras-de-Fer :

— Vous allez suivre un des hommes de M. de la Mine, qui connaît la position de cette maison où les Iroquois se sont retranchés. Quand vous l’aurez reconnue et constaté la présence de l’ennemi, vous viendrez nous rejoindre pour nous guider sûrement ; car les connaissances que vous avez acquises comme coureur des bois me font vous donner plus de confiance qu’à cet homme-là.

— Bien ! mon commandant, fit Pierre Martel en se redressant sous le coup de cet éloge. Est-ce tout ?

— Oui, partez.

L’on vit aussitôt Bras-de-Fer disparaître dans la nuit en marchant courbé sur le sol ; manœuvre que l’autre Canadien s’empressa d’imiter.

Vingt minutes plus tard on les vit reparaître.

— Eh bien ? demanda M. de Vaudreuil à Pierre.

— Nous avons vu la cage, mon commandant, et si la porte en est ouverte, les oiseaux ne s’en sont pas plus envolés pour cela.

— Que veux-tu dire ?

— Une douzaine d’Iroquois, au moins, sont couchés devant la maison et dorment aussi tranquillement que le roi dans son lit.[123] Je n’ai pu m’approcher assez d’eux, et la nuit est trop profonde encore pour que j’en puisse dire le juste nombre.

— Ils ne se doutent donc point de notre présence ?

— Pas le moins du monde. La chaleur, je suppose, est étouffante dans la maison, et ces messieurs se sont couchés sur l’herbe et au frais, où, sauf votre respect, ils ronflent[124] comme des bœufs.

— Il va nous être facile alors de les cerner.

— Oui, mon commandant. Cependant, si vous permettiez à un vieux chasseur…

— Parle sans crainte.

— Eh bien ! je suis d’avis avec vous que nous les entourions de suite. Mais quant à les attaquer, je crois qu’il vaut mieux attendre le point du jour ; car il fait trop noir à présent pour qu’il ne nous en échappe pas quelques-uns.

— Parfaitement vrai ! Aussi suivrai-je ce bon avis. Mais le jour paraîtra-t-il bientôt ?

— Dans une heure, mon commandant, répondit Pierre après avoir consulté les étoiles et l’horizon.

— En marche alors. Et toi, Pierre, avant de nous servir de guide, passe par toute la ligne et dis à chacun de nos gens d’avancer sans bruit.

Au bout d’une demi-heure, cent vingt Canadiens investissaient la maison. Couchés qu’ils étaient parmi des broussailles, derrière quelques gros arbres et des clôtures qui avoisinaient l’habitation, personne n’aurait pu constater leur présence.

On n’entendait que les ronflements sonores des Iroquois qui dormaient sur l’herbe, et, de la tête touffue des arbres, quelques cris d’oiseaux éveillés par un bruissement inusité, mais imperceptible à toutes autres oreilles qu’aux leurs.

Les malheureux dormeurs devaient voir en ce moment passer dans leurs rêves le hideux spectre de la mort qui effleurait leur front de ses ailes de chauve-souris.

Il pouvait être trois heures quand l’aurore, comme un ruban lumineux, se déroula lentement à l’horizon. Peu à peu la cime des montagnes dont la base dormait encore dans la brume, se détacha sur le ciel et le premier sourire du jour naissant descendit languissamment sur la vallée.

Le rayonnement des étoiles devint moins vif et finit par s’éteindre à mesure que la clarté refoulait les ténèbres.

La lumière en effleurant l’herbe humide permit aux Canadiens d’entrevoir et de compter quinze Iroquois endormis devant la porte de la maison.

— Feu ! dit une voix tonnante.

Vingt mousquetades rasèrent le sol, ainsi que des couleuvres de flamme, et leurs détonations n’en faisant qu’une seule éclatèrent comme un coup de foudre.

Dix Iroquois restèrent sans bouger sur place ; ils dormaient leur dernier sommeil. Les cinq autres se levèrent effarés. Mais quelques balles sifflèrent de nouveau dans le taillis et les survivants se recouchèrent sans jeter une plainte. Ils avaient cru rêver et la mort les tenait à leur tour.[125]

Suivirent une horrible clameur et des coups de feu, qui partirent de la maison. Les douze[126] sauvages qui dormaient dans l’habitation venaient de s’y éveiller. En se voyant investis, ils jetaient leur cri de guerre et se défendaient.

S’ils étaient peu nombreux, ils avaient pourtant l’avantage de combattre à l’abri une masse d’ennemis où chacun de leurs coups portait.

On se fusilla de la sorte pendant un quart-d’heure, sans que les Canadiens pussent approcher de la maison, tant la fusillade des Iroquois était habile et bien nourrie. Plusieurs Canadiens étaient déjà tués et blessés, quand la porte de la maison s’ouvrit pour donner passage aux douze sauvages qui bondirent au dehors pour se frayer un chemin au travers de leurs ennemis.

— Qu’on les cerne ! commanda M. de Vaudreuil.

Onze Iroquois épaulèrent leurs mousquets et les Canadiens qu’ils couchèrent en joue mordirent la poussière. Seul le chef des sauvages avait gardé son coup de feu et tenait les plus hardis en respect. C’était un guerrier de haute taille.

— Dent-de-Loup ! cria Bienville.

— Mille diables ! c’est vrai ! Mais il revient donc d’enfer ! s’écria Pierre Martel.

Les Iroquois voyant bien que ce serait folie de vouloir rompre cette muraille d’hommes qui arrêtait leur fuite, retraitèrent vers la maison, toujours protégés par le mousquet chargé de Dent-de-Loup. Celui-ci fascinait tellement les Canadiens qu’ils ne lui tirèrent pas un coup de feu. Il touchait déjà le seuil quand Bras-de-Fer courut sur lui en criant :

— Ah ! vermine ! tu ne m’échapperas pas cette fois !

Dent-de-Loup fit entendre un ricanement sinistre, et abaissa la mèche du serpentin sur le bassinet de son arme.

L’éclair jaillit, le projectile miaula, mais sans atteindre Pierre Martel qui s’était jeté à terre en voyant que l’Iroquois allait tirer.

Celui-ci referma la porte que les assiégés barricadèrent aussitôt.

La maison n’avait qu’un étage et sept grandes ouvertures dont six fenêtres et la porte. Deux des croisées donnaient sur la façade, deux autres en arrière et une sur chacun des côtés.

Dent-de-Loup avait à peine disparu dans l’intérieur, que l’on vit un canon de mousquet s’appuyer sur le bord de chaque fenêtre, sans que l’on aperçut pourtant celui qui tenait l’arme. Les deux autres sauvages s’étaient probablement chargés de la défense de la porte, puisqu’on ne les voyait point.

— À l’assaut ! mes enfants, commanda M. de Vaudreuil.

Bienville fut un des premiers à s’élancer vers la porte qu’il attaqua rudement à l’aide d’une hache que venait de lui passer un des siens.

Peu faite pour résister à de pareilles secousses, la porte allait céder quand, par un soupirail qui s’ouvrait sur la cave, sortit la gueule d’un mousquet.

Cette ouverture était à fleur du sol, et personne n’apercevait l’arme menaçante.

Celui qui aurait abaissé ses regards dans cette direction aurait vu pourtant la diabolique figure de Dent-de-Loup, éclairée dans l’ombre de la cave par la lueur d’une mèche dont il ravivait la flamme d’un souffle empressé.

Son œil de tigre se coucha sur la crosse du mousquet dont l’amorce prit feu.

Bienville reçut toute la charge dans le côté droit et tomba.

— Massacre et sang ! ils l’ont tué ! s’écria Bras-de-Fer.

— Non Pierre,… je ne suis pas encore mort, dit Bienville qui se souleva péniblement sur le coude, sourit et laissa voir une affreuse blessure d’où le sang coulait à flots.

On entendit en ce moment un rire féroce qui semblait sortir de sous terre.

Dent-de-Loup était content.

Pierre prit son jeune maître dans ses bras et l’emporta hors du champ de bataille.

— Par la mordieu ! brûlons-les ! cria le chevalier de Vaudreuil. Allons ! mettez le feu à la maison et que ces bandits y meurent comme des chiens ![127]

Cependant Bras-de-Fer avait déposé Bienville en arrière d’un gros arbre qui protégeait le blessé contre les atteintes des balles.

Le soleil était encore sous l’horizon, mais il faisait déjà jour et les reflets rosés de l’aurore venaient animer la figure de Bienville, qui, sans cela, aurait parue terriblement pâle.

— Ne pleure pas,… mon bon Pierre, disait le jeune homme à Bras-de-Fer qui sanglotait en se rongeant les poings. Je sens bien… que je m’en vais… Que veux-tu ?… c’est le sort d’un soldat… Mieux vaut encore… cette blessure… que l’autre… Tu feras… mes adieux… à ma bonne mère… à mes frères aussi… Tourne-moi donc… de ce côté.

Et le blessé étendit son bras gauche dans la direction du fleuve, qui conduisait à Québec.

Avec toutes les précautions d’une mère pour son enfant qui dort, Bras-de-Fer le souleva et se rendit à son désir.

La figure du jeune homme resplendit d’une céleste expression quand ses regards purent plonger au loin sur le fleuve qui roulait majestueusement ses grandes eaux vers la capitale.

On put ouïr, à cet instant, un chant étrange et sauvage qui semblait ébranler les pans de la maison en flamme.

« L’Iroquois est brave ; il meurt en riant ! » hurlait le chœur.

Une voix puissante, celle de Dent-de-Loup, continuait seule ;

« En ai-je couché des faces pâles sur le sentier de guerre ! Mon bras s’est lassé à les tuer et mon œil à les compter ! Je n’en sais plus le nombre ! Les scalps des blancs garnissent le ouigouam du chef en si grand nombre, qu’ils arrêtaient la pluie qui en pénétraient la toiture dans les soirées d’orage. »

Et le chœur reprenait.

« L’Iroquois est brave ; il meurt en chantant ! » Mêlé aux craquements du bois que la flamme étreignait, ce chant de mort était terrible.

Le chevalier de Crisasy et M. de Vaudreuil s’approchèrent de Bienville.

Celui-ci qui avait encore la force de leur sourire, n’eut pourtant pas celle de leur tendre la main qu’il leur voulait présenter.

Ses deux amis ne pouvant cacher les larmes qui ruisselaient sur leurs joues :

— Ne me pleurez pas… leur dit-il. Nous nous retrouverons… là-haut… Donnez moi… la croix d’or… là, sur ma poitrine.

Crisasy entr’ouvrit le justaucorps et la chemise de Bienville dont les yeux brillèrent d’un dernier éclat en voyant une petite croix que Marie-Louise lui avait donnée en retour de l’anneau des fiançailles. Il la saisit d’une main nerveuse et la pressa sur ses lèvres qui se crispèrent après avoir laissé tomber ces derniers mots :

— Seigneur ! ayez mon âme… en votre sainte garde !… Marie-Louise !… adieu !

Le soleil se levait radieux, et ses premiers rayons caressaient dans un vaste parcours la surface du fleuve géant.

Bienville parut en ressentir une impression bienfaisante ; ses yeux mourants recouvrèrent assez de force pour s’arrêter encore sur chacun de ses amis dans un adieu suprême. Puis sa tête s’affaissa lentement et il mourut.[128]

C’est ainsi que finit Bienville, blessé mortellement au service de la patrie, appuyé sur un arbre, comme Bayard ; et, ainsi que le chevalier sans peur et sans reproche, donnant sa pensée dernière à sa dame et à son Dieu.

— Pauvre Marie-Louise ! dit Crisasy au milieu de ses larmes, elle avait bien raison de prévoir un malheur. Rien ne saura l’empêcher désormais de rester au cloître où elle voudra certainement mourir.

— Je vais reprendre ma vie des bois, grommela Bras-de-Fer d’une voix sombre ; et quand j’aurai tué assez d’Iroquois et d’Anglais pour venger mes maîtres, il sera temps alors de partir à mon tour !

La charpente de la maison brûlait jusqu’au faîte et l’on voyait courir les douze Iroquois au milieu des flammes et de la fumée. On aurait dit des damnés se tordant dans le souffre embrasé de l’abîme éternel.

Quelques explosions retentirent et de puissants souffles de feu chassèrent la fumée jusqu’au toit. C’étaient les cornes à poudre qui éclataient sur leurs porteurs.

On aperçut alors le toit chanceler, s’effondrer et tomber au dedans avec fracas. Durant quelques secondes la grande silhouette de Dent-de-Loup, le seul survivant, se détacha sur le fond rouge du brasier.

On le vit retenir, un instant, de ses robuste bras, l’énorme poutre qui supportait auparavant la toiture.

Sa touffe de cheveux flamba sur son crâne ; ses mains rôtirent au contact du feu.

Il jeta son dernier cri de guerre.

Puis on le vit plier, tomber et se coucher enfin pour mourir sur un lit de tisons ardents.

La poutre dépourvue de son dernier appui s’abattit lourdement sur son corps, et fit, en retombant, jaillir une gerbe de pétillantes étincelles.



FIN.



TABLE DES MATIÈRES.


Pages.
 280

  1. Tel était le costume du temps chez les nobles et les gens d’épée. Voyez Monteil, « Histoire des Français des divers états » : on peut encore consulter le « Mercure Galant », les gravures et les romans de l’époque.
  2. Les collations sur l’herbe, dans les jardins et les grottes, étaient en grande vogue, en France, vers le milieu et la fin du dix-septième siècle. Voyez Monteil, le Grand d’Aussy et les mémoires de l’époque dont nous parlons.
  3. La dénomination de chacun de ces divers mets est très-exacte pour l’époque dont nous nous occupons. Nous avons suivi, à cet égard la partie de l’ouvrage de Monteil qui concerne le XVIIe siècle, et le Grand d’Aussy dans son histoire « de la vie privée des français. »
  4. La Hontan, lettre XX, 1691.
  5. Le chevalier de Vaudreuil était colonel des troupes.
  6. Historique.
  7. Aujourd’hui le lac Georges.
  8. Ce récit de l’expédition de Winthrop est rigoureusement historique.
  9. Alors gouverneur de Montréal.
  10. La Hontan Lettre XX, 1691.
  11. D’Iberville faisait, en ce moment-là, voile pour la France. Il revenait de la baie d’Hudson, et avait dessein de se rendre à Québec, lorsque, dans le golfe, il aperçut la flotte de Phips qui remontait le Saint-Laurent. Ce voisinage n’étant pas sûr, il vira de bord, et continua son voyage vers la mère-patrie.
  12. On se souvient encore que notre aristocratie logeait à la basse ville, il n’y a pas plus de soixante ans. À cette époque, notre quartier, si fashionable aujourd’hui, du Cap, était le rendez-vous de presque tous les forgerons et les charrons de la ville, qui y frappaient hardiment sur l’enclume, du matin au soir, dans leurs boutiques enfumées.
  13. On peut voir encore les ruines de cette résidence en arrière des brasseries de M. Boswell et dans le Parc. Ce nom laissé à l’espace libre où l’on met maintenant en réserve le bois de chauffage de la garnison, vient de ce que ce terrain, alors couvert en grande partie de bois de haute futaie, était la propriété des intendants qui en avaient fait leur parc.
  14. C’est maintenant le quai de la Reine.
  15. Ursulines de Québec, tome I p. 477.
  16. C’est ainsi que La Potherie appelle le fleuve qui se resserre pour passer entre Québec et Lévis.
  17. Cette chapelle devait se trouver à la jonction de l’aile avec la façade, à peu près au lieu où se trouvent maintenant les deux salles d’étude. Elle avait quarante pieds de long. La Potherie vante beaucoup le maître-autel qui était d’architecture corinthienne, les lambris et les sculptures qui ornaient les murailles et la voute, et qui, faites par des séminaristes, étaient estimées à dix milles écus. Cette chapelle a été détruite depuis par le feu.
  18. La Potherie, vol 1. p. 233.
  19. Quand vous descendez à la basse ville, après avoir passé la porte Prescott, vous apercevrez quelques pieux de palissades, noircis par le temps, et plantés en dehors des murs de fortification ; c’est à cet endroit que venait finir ce cimetière.
  20. La tradition veut que cette rue ait été nommée ainsi, par suite de la chute qu’un matelot y aurait faite du haut en bas du cap. À vrai dire nous préférons cette version à celle de Hawkins (Picture of Quebec), qui substitue au matelot un chien, porteur de ce nom, qui aurait aussi fait la même chute.
  21. Je dois ici remercier M. l’abbé Laverdière, M. P. L. Morin et M. l’abbé H. R. Casgrain, dont les savantes recherches et la complaisante érudition m’ont aidé à reconstruire ainsi, par écrit, le Québec du dix-septième siècle.
  22. Les gouverneurs français étaient autorisés à disposer chaque année de quatre commissions d’officiers, dans les compagnies de la marine, en faveur des jeunes canadiens.
  23. Tel était le costume d’une femme de qualité à la fin du dix-septième siècle. Voyez Monteil.
  24. Les verres à boire étaient alors fort peu en usage dans la Nouvelle-France ; et les familles à l’aise se servaient de coupes ou de gobelets en argent massif. Dans les nobles et riches familles de France, le gobelet était d’or et gravé aux armes du maître.
  25. Je dois ici prévenir le lecteur que je ne prétends nullement réveiller de vieilles haines. Comme je veux peindre une époque, il me faut nécessairement la représenter telle qu’elle était ; c’est-à-dire avec ses antipathies et ses préjugés. Il n’y aura donc pas lieu de s’étonner si l’on voit mes personnages laisser percer, à chaque instant, leur animosité contre leurs ennemis, les Anglais, qu’ils avaient à combattre chaque jour. Si j’avais à écrire un roman de mœurs contemporaines, mes personnages y parleraient sans doute autrement ; et l’on n’y verrait pas, si je voulais rester dans le vrai, une jeune fille canadienne française dédaigner l’amour d’un jeune et brillant officier britannique. Autre temps, autres mœurs.
  26. On peut voir cet acte d’autorisation parmi ceux qui nous restent du conseil organisé en 1648 par le gouverneur M. d’Aillehoust. « Jacques Boisdon logera », y est-il dit, « sur la grande place, près de l’église, afin que tous puissent aller se chauffer chez lui : Il ne gardera personne pendant la grand’messe, le sermon, le catéchisme et les vêpres. » M. d’Ailleboust, le père Lalement et les sieurs de Chavigny, Godfroy et Giffard ont signé cet acte.
  27. Tel était, selon Monteil, le costume d’un homme du peuple à la fin du 17e siècle.
  28. Ce fut sous Louis XIV que l’on introduisit l’usage de la baïonnette dans l’armée française.
  29. J’ai longtemps cherché quels pouvaient être les vins que buvaient nos ancêtres, sans pouvoir trouver nulle part à ce sujet des données certaines. Tant qu’enfin, après avoir consulté nombre d’autorités, je m’étais vu contraint de m’en tenir à des probabilités. Les trois premiers feuillets de ce volume étaient même imprimés, lorsque des livres de comptes tenus par mon trisaïeul maternel, M. Jean Taché — le premier du nom en Canada — et négociant à Québec avant la conquête, me tombèrent sous la main. Quelle ne fut pas ma joie lorsqu’en feuilletant ces vieux manuscrits rongés de moisissures, j’y trouvai les noms des vins qui suivent, vendus par M. Taché à des particuliers, de 1734 à 1754 : Vin de Grave, rouge et blanc ; vin de Bordeaux ; vin de Chérès (Xérès) ; vin muscat ; vin de Rancio (vin rouge d’Espagne).

    Quant au vin de Champagne qui ne fut, comme on le sait, perfectionné qu’à la fin du XVIIe siècle par Dom Pérignon, il devait être fort peu en usage en Canada au commencement et même au milieu du dix-huitième siècle ; puisque de 1734 à 1754 je n’en trouve que quelques bouteilles achetées par certains riches Québecquois. Tandis que les vins de Grave, de Bordeaux et de Chérès se vendaient par barriques. Au nombre des boissons alcooliques, je trouve mentionnés en ces précieux livres le guildive (eau-de-vie de sucre) et l’eau-de-vie proprement dite.

  30. L’histoire donne en effet vingt-six enfants au père de Sir William.
  31. Voyez à ce sujet, MM. Garneau et Ferland.
  32. Pour se donner une apparence plus sinistre, les sauvages, outre leur tatouage traditionnel, se peignait mille figures bizarres tant sur le corps que sur le visage, quand ils allaient à la guerre.
  33. « Les troupes faisaient pendant ce temps un grand bruit avec les armes et les canons, pour augmenter encore la confusion du parlementaire, car les Anglais croyaient la ville désarmée et hors d’état de se défendre. » M. Garneau, 3e éd : tome I, p. 319. Voir aussi « l’Histoire de l’Hôtel-Dieu » par la sœur Françoise Juchereau de St. Ignace.
  34. « Cet officier (le parlementaire) fut reçu sur le rivage ; on lui banda les yeux, et, avant de le conduire au château, on le promena longtemps autour de la ville, comme si l’on avait circulé parmi des chausse-trapes, des chevaux de frise et des retranchements. » M. Garneau, 3e édit : tome I, page 319.
  35. Il était l’ancêtre des Duchesnay.
  36. Les français appelaient ainsi Schenectady, du nom de son fondateur.
  37. Historique.
  38. Le chevalier de Clermont se tenait sur le quai comme spectateur et volontaire, la compagnie dont il était lieutenant n’étant pas encore arrivée de Montréal.
  39. « M. de Maricourt abattit avec un boulet le pavillon de l’amiral. » Hist. de l’Hôtel-Dieu.
  40. « Les batteries de la basse ville ouvrirent le feu bientôt après. Les premiers coups abattirent le pavillon de Phips ; des canadiens allèrent l’enlever à la nage, malgré un feu très-vif dirigé sur eux de la flotte. Ce drapeau a resté suspendu à la voûte de la cathédrale de Québec, jusqu’à l’incendie de cette église pendant le siège de 1759. » M. Garneau, 3e édit : tome I, page 320.
  41. Voir nos historiens.
  42. Voir La Potherie.
  43. « On the next morning, we attempted to land our men, but by a storm were prevented, few of the boats being able to row ahead, and found it would endanger our men, and wet our arms ; at which time the vessel Capt. Savage was in went ashore, the tide fell, left them dry, the ennemy came upon them. » (Journal du major Whalley, commandant en chef des troupes de terre.)
  44. Historique.
  45. « Notre classe des externes était encombrée de meubles et de marchandises, servant de magasin à beaucoup de personnes qui avaient apporté leur bagage. » (Annales des Ursulines.)
  46. « Notre maison était remplie de personnes séculières… Notre pensionnat et la classe de nos sauvagesses étaient occupés par des familles de la ville. Notre communauté servait de classe à nos pensionnaires ; notre réfectoire, notre noviciat et les trois caves étaient remplies de femmes et d’enfants, et à peine pouvions-nous sortir de notre cuisine dans laquelle il y avait souvent des personnes séculières. » Annales des Ursulines.
  47. « Nous prêtâmes aussi en cette occasion notre tableau de la Sainte-Famille qui fut exposé au haut du clocher de la cathédrale, pour témoigner que c’était sous les auspices de cette famille et sous sa protection que l’on voulait combattre les ennemis de Dieu et les nôtres. » Annales des Ursulines.
  48. Aujourd’hui que l’on ne parle que de Chassepots, de Sneiders, de Rémingtons, ou de fusils à aiguille, il sera peut-être à propos de donner ici une idée des armes à feu de nos ancêtres. L’arquebuse, plus lourde que le mousquet (il y en avait qui pesaient de cinquante à cent livres) nécessitait l’emploi d’une fourquerie, ou fourche ferrée sur laquelle on appuyait l’arme pour viser plus sûrement. Ce bâton d’appui était ferré par le bas afin de pouvoir être fixé solidement en terre, et fourni par le haut d’une béquille ou fourchette sur laquelle reposait l’arme que l’on voulait ajuster, et qui prenait alors le nom d’arquebuse à croc. On ne se servait pourtant des plus pesantes que sur les remparts.

    Le mécanisme de l’arquebuse et du mousquet à mèche était très-simple. L’extrémité inférieure de la platine portait un chien nommé serpentin, à cause de sa forme, entre les dents duquel on adaptait la mêche. En appuyant fortement sur la détente, on faisait jouer une bascule intérieure qui abaissait le serpentin avec la mèche allumée sur le bassinet où il faisait prendre feu à l’amorce.

    Les munitions de l’arquebusier étaient contenues dans un appareil nommé fourniment. Le fourniment était pourvu de plusieurs petits tubes en métal contenant chacun leur cartouche, et d’une flasque renfermant une poudre très-fine que l’on nommait pulvérin d’amorce.

  49. Tous les commandements qui suivent sont exactement ceux dont on se servait au 17e siècle, dans l’armée française. Ils sont tirés d’un ouvrage intitulé : « Des travaux de Mars, par Alain Mannesson Mallot, maistre de mathématique des pages de la petite écurie de Sa Majesté, ci-devant ingénieur et sergent-major d’artillerie en Portugal, Paris, 1684, 3 vol. 140. » Voir aussi Monteil, 3e vol. p. 188, édition de Victor Lecou, 1853.
  50. Journal de Whalley.
  51. C’était le commandant des troupes anglaises.
  52. Un vaisseau est embossé lorsqu’il a jeté deux ancres l’avant et à l’arrière, pour résister au flot et au vent et se servir ainsi plus aisément de son artillerie en présentant le flanc.
  53. Cette demoiselle Joliette devait être une tante de la petite-fille de M. Joliette, le découvreur du Mississipi, laquelle épousa mon trisaïeul maternel, M. Jean Taché.
  54. Histoire de l’Hôtel-Dieu.
  55. Manuscrit de la « Société Historique, » intitulé : « Récit de ce qui s’est passé en Canada au sujet de la guerre tant des Anglais que des Iroquois, depuis l’année 1682 jusqu’à 1712. »
  56. Historique. Voyez les annales dus Ursulines.
  57. Voyez M. Ferland, 2e vol. p. 225.
  58. M. le baron de Longueuil était le fils ainé de M. Charles LeMoyne, lieutenant du roi de la ville et gouvernement de Montréal, et conséquemment frère de Maricourt et de Bienville.
  59. Ce quartier de notre ville tire son nom de l’ancienne résidence ou « Palais » des intendants français, dont on peut voir encore les ruines séculaires dans l’enceinte du Parc.
  60. Les filles se mariaient alors très-jeunes en Canada, et il n’était pas rare de voir en ce temps-là une jeune mère âgée seulement de treize à quinze ans.
  61. M. Charles LeMoyne était mort quelques années auparavant.
  62. L’île Sainte-Hélène appartenait alors en effet à M. LeMoyne de Sainte-Hélène ; elle avait été ainsi nommée en l’honneur de Hélène Boullé femme de Champlain.
  63. Ce petit cours d’eau se jette dans le Saint-Laurent, quelques arpents au nord de la ferme de Maizerets. C’est la rivière des fous autrefois appelée « la cabane au Taupier. »
  64. Pierre appelle M. Juchereau de Saint-Denis son seigneur.
  65. a et b Journal de Whalley.
  66. M. Juchereau de Saint-Denis avait alors soixante ans.
  67. Le fils du seigneur de Champlain.
  68. a et b Historique.
  69. a et b Archives de Paris, lettre de Monseignat.
  70. Journal du major Whalley.
  71. Boston.
  72. La tradition nous apprend que c’est à une chute à peu près semblable que la rue Sault-au-Matelot doit son nom.
  73. On sait que Mme de Frontenac n’aimait pas son mari qu’elle ne voulut jamais suivre au Canada. La cour offrait en effet plus de jouissance à la coquette que la pauvre colonie.
  74. C’était le chapeau d’un bourgeois âgé à la fin du dix-septième siècle. Voyez Monteil.
  75. Voyez « Hawkin’s picture of Quebec, » p. 449. Au dire des savants ce cite géologique est un des plus intéressants du monde entier.
  76. Atahensic était le dieu du mal chez les Iroquois.
  77. On en portait quelquefois encore à cette époque, moins pour se garantir des balles qui les perçaient bel et bien, que pour résister aux coups d’armes blanches. On peut s’en convaincre en regardant les portraits qui nous restent de quelques-uns de nos personnages historiques. J’ai sous les yeux, par exemple, celui de M. de Bienville, frère cadet de mon héros et qui prit le nom de son aîné après la mort de celui-ci. Ce M. LeMoyne de Bienville, second du nom, qui devint gouverneur de la Nouvelle-Orléans, vers 1717, est représenté le cou et la poitrine défendus par le hautbert et le plastron.
  78. La baïonnette devint en usage dans l’armée française sous Louis XIV.
  79. Voyez Monteil dans la partie de son ouvrage qui traite de l’armée française au XVIIe siècle.
  80. Schenectady.
  81. Établissement situé dans la Nouvelle-Angleterre.
  82. Bourg situé à l’embouchure de la rivière Kénébec.
  83. Chacun des faits attribués à tous ces personnages historiques est strictement exact ; on n’a qu’à feuilleter l’œuvre de Charlevoix et « l’Histoire des Grandes familles françaises du Canada, » pour s’en convaincre.
  84. « Les vaisseaux de Sir William Phips furent tellement maltraités que le dix-neuf octobre, deux d’entre eux rejoignirent le gros de la flotte, tandis que deux autres se mirent à l’abri des boulets, en remontant à l’anse des Mères. Là encore, ils furent attaqués et forcés de se retirer vers les autres. » M. Ferland, vol. 2, p 225.
  85. Le vingt octobre 1690 était en effet un vendredi.
  86. Voyez Charlevoix.
  87. M. Ferland, p. 225. Voir aussi le propre journal du major Whally.
  88. « Le sieur de Longueuil fut frappé au côté, et aurait été tué, si sa corne à poudre n’eût amorti le coup. » M. Ferland, tome II, p. 226.
  89. Sainte-Hélène voulant avoir un prisonnier reçut un coup de « feu à la jambe. » Charlevoix, tome II, page 85.
  90. Lorsque j’entrai au Séminaire-de-Québec, il y a douze ans, l’on voyait encore à la ferme de Maizerets où les élèves vont passer leurs jours de congé durant la belle saison, un vieil arbre sous l’écorce duquel on apercevait un des boulets tirés par les Anglais lors de ce combat du vingt octobre 1690. Ce vieux témoin du temps jadis a depuis mordu la poussière et s’est couché à côté de ceux qu’il avait vus tomber autrefois à ses pieds.
  91. « Les Anglais côtoyèrent quelque temps la rivière en bon ordre ; mais MM. de Longueuil et de Sainte-Hélène, à la tête de deux cents volontaires, leur coupèrent le chemin, et escarmouchant de la même manière qu’on avait fait le dix-huit, firent sur eux des décharges si continuelles, qu’ils les contraignirent à gagner un petit bois d’où ils firent un très-grand feu. » Charlevoix, tome II, p. 85.
  92. « Nous eûmes dans cette seconde action deux hommes tués et quatre blessés… La perte des ennemis fut ce jour-là pour le moins aussi grande que la première fois. » Charlevoix, tome II, p. 85.
  93. Au dire de Charlevoix la blessure de Sainte-Hélène ne parut pas d’abord sérieuse.
  94. Il ne faut pas oublier que cette scène se passait au XVIIe siècle, époque où la médecine avait encore tant de progrès à faire avant que d’en arriver à la science actuelle.
  95. C’est ainsi que nos Canadiens appelaient Phips.
  96. « Québec était fort mal muni pour un siège ; il y avait très-peu d’armes, point de vivres, et les habitants venus de Montréal avaient consommé les petites provisions qui s’étaient trouvées dans la ville. Nous faisions bouillir dans des chaudières, qui contenaient une barrique, des légumes que nous distribuions aux soldats et aux officiers qui entouraient notre enclos. Ils venaient nous demander du pain et ils le prenaient dans le four avant même qu’il fût cuit ; nous leur donnions des fournées de pommes cuites qu’ils mangeaient avec joie. » Hist. de l’Hôtel-Dieu par la sœur Juchereau de Saint Ignace.
  97. Tout me porte à croire que cette maison était celle qui appartient aujourd’hui aux héritiers Racey. Elle est située au sud du chemin de la Canardière, qui la sépare de la propriété de M. Joseph de Blois dont je tiens les renseignements qui suivent.

    Cette habitation était la seule qui se trouvait alors dans les environs. Par un acte de vente dont je dois la connaissance à M. de Blois, on voit que cette propriété avait appartenu, jusqu’au mois de juin, 1690, à Pierre Denis, écuyer, sieur de La Ronde, et que le cinq juin de cette même année, dame Catherine Le Neuf, épouse et procuratrice de Pierre Denis de La Ronde, l’avait vendue à Maurice Pasquet, « laboureur. » Il est dit dans l’acte que « la maison était couverte en bardeau, avec deux petits pavillons aux deux coins, » que « le jardin était clos de pieux de cèdre à pointe par en haut et reliés de perches font autour, » etc.

    En lisant la description de la propriété, telle qu’elle est faite par Me Gilles Rageot, « notaire garde-note du Roy en la Prévosté de Québec, » on voit que l’habitation et ses dépendances étaient entourées d’ouvrages palissadés.

  98. Voyez nos historiens, Charlevoix, Garneau, Ferland.
  99. Tous les détails qui précèdent sont strictement historiques.
  100. « Si les Anglais ne réussirent pas, remarque La Hontan (nouveaux voyages, vol. I) c’est qu’ils ne connaissaient aucune discipline militaire… et que le chevalier William Phips manqua tellement de conduite en cette entreprise, qu’il n’aurait pu mieux faire s’il eût été d’intelligence avec nous pour demeurer les bras croisés. »
  101. M. Ferland pages 229 et 231. — M. Garneau dit que les Anglais perdirent plus de mille hommes dans cette expédition. 3e édit. vol. I, p. 323.
  102. Ce nom fut changé en celui de N. D. des Victoires en 1711, par une nouvelle protection de Marie, la flotte anglaise qui remontait le fleuve pour s’emparer de Québec ayant été obligée de rebrousser chemin après avoir perdu huit transports et neuf cents hommes sur les récifs de la côte du nord.
  103. Lettre de Monseignat.
  104. On peut voir une vignette représentant cette médaille, au commencement du second volume de l’œuvre de Charlevoix.
  105. Le goût des riches habits était très en vogue en Canada dès l’époque dont nous parlons. Voyez ce que La Hontan dit à ce propos. Nos gentilshommes s’efforçaient de copier les grands seigneurs de France dont le luxe à ce sujet allait jusqu’à la folie. N’a-t-on pas vu par exemple le vaniteux et beau Bassompierre donner cent mille francs pour un seul habit à l’occasion du baptême de Louis XIII. Voyez les mémoires de cet homme à bonnes fortunes.
  106. On voit dans les mémoires du temps que c’était par cette ruelle que nos gouverneurs se rendaient à l’église.
  107. « Deux des chefs canadiens furent anoblis pour leur bravoure : M. Hertel qui s’était distinguée la tête des miliciens des Trois-Rivières, et M. Juchereau de Saint-Denis. » M. Garneau 3e édit : 1 vol, p. 322.
  108. On sait par nos chansons populaires que le mot maîtresse était alors en Canada le synonyme de fiancée.
  109. Elle devait croire avec François, Louis et Bras-de-Fer que Dent-de-Loup était mort.
  110. « Anne et le comte eurent un fils, enfant unique qui périt dans la fleur de la jeunesse. Les uns rapportent qu’il fut tué à la tête d’un régiment qu’il commandait au service de l’évêque de Munster, allié de la France ; les autres disent qu’il périt misérablement dans un duel » Alfred Garneau. « Les seigneurs de Frontenac, » Revue Canadienne de 1867.
  111. Je renvoie le lecteur, curieux du connaître les détails de la vie intime du comte et de la comtesse de Frontenac, aux mémoires de Mlle de Montpensier dont madame de Frontenac était dame d’honneur. Il y est rapporté, entre autres, une très-curieuse anecdote qui donne une idée de ce qu’était la vie conjugale en France au XVIIe siècle. Voir les mémoires de Mlle de Montpensier, à la page 164 et suivante du vingt-septième tome de la « nouvelle collection de mémoires pour servir à l’histoire de France. »
  112. Nous avons puisé le fond de tous les détails qui précèdent dans l’article de M. Alfred Garneau sur les seigneurs de Frontenac, et dans les mémoires même de la cousine de Louis XIV, la grande demoiselle. Voici maintenant de précieux détails qui me sont fournis par mon ami, aussi bienveillant qu’éclairé, M. l’abbé H. R. Casgrain.

    Frontenac, comme chacun sait, mourut en 1698 et fut enterré dans l’église des Récollets. Lors de l’incendie de cette église, le six septembre 1796, on releva les corps qui y avait été inhumés. Ceux des personnages importants, entre autres celui de M. de Frontenac, furent inhumés dans la cathédrale et, dit-on, sous la chapelle de N. D. de Pitié. Les cercueils en plomb qui, parait-il, étaient placés sur des barres de fer dans l’église des Récollets, avaient été en partie fondus par le feu. On retrouva dans celui de M. de Frontenac une petite boîte en plomb qui contenait le cœur de l’ancien gouverneur. D’après une tradition conservée par le frère Louis, récollet, le cœur du comte de Frontenac fut envoyé, après sa mort, à sa veuve. Mais l’altière comtesse ne voulut pas le recevoir, disant : qu’elle ne voulait pas d’un cœur mort qui, vivant, ne lui avait pas appartenu. La boîte qui le renfermait fut renvoyée au Canada et replacée dans le cercueil du comte où on la retrouva après l’incendie.

  113. Cette église occupait l’emplacement de la halle actuelle du marché de la haute ville. Il n’en reste aucun vestige.
  114. Cette porte ouvrait alors sur la rue du Palais et dans l’enfoncement de « la cour de la ménagerie, » comme on le peut voir sur un plan du terrain et des bâtisses de l’Hôtel-Dieu, tiré en 1748, par M. Noël Levasseur, arpenteur.
  115. « M. de Sainte-Hélène fut inhumé le 4 décembre au cimetière de l’Hôtel-Dieu, » dit M. Ferland dans une note de la page 226 du second volume de son histoire.
  116. Le cimetière « des pauvres » de l’Hôtel-Dieu où l’on enterra M. de Sainte-Hélène occupait le terrain où sont construites les nouvelles maisons des sœurs, situées à l’est de la rue Collins.
  117. Voir nos historiens à ce sujet.
  118. Charlevoix, tome II, p. 94.
  119. « Le premier (détachement des Iroquois) se jeta d’abord sur un quartier de l’Île de Montréal qu’on appelle la Pointe-aux-Trembles, où il brûla environ trente maisons ou granges et prit quelques habitants sur lesquels il exerça des cruautés inouïes. » Charlevoix, tome II, p 94.
  120. Historique. Ce fut dès lors que l’on commença à soupçonner les Iroquois domiciliés d’être secrètement de connivence avec ceux de leur nation que le baptême n’avait pas encore faits nos alliés.
  121. a et b M. Ferland, 2e vol. p. 233.
  122. C’est ainsi qu’on disait alors. Voyez les mémoires de l’époque.
  123. « Quinze Iroquois étaient couchés sur la terre et reposaient aussi paisiblement que s’il n’y avait pas eu de français dans le pays. » M. Ferland, II vol. p. 233.
  124. Pour peu que l’on feuillette nos chroniques, on y verra combien grande était souvent l’imprévoyance des sauvages qui, même dans leurs expéditions de guerre, à Repentigny par exemple, négligeaient de placer durant la nuit des sentinelles pour veiller à la sûreté commune. Plus d’une fois des villages entiers durent leur destruction à cette inexplicable imprudence.
  125. On trouvera peut-être un peu leste cette manière de faire la guerre. Mais qu’on veuille se rappeler les surprises et les massacres sans nombre dont les Iroquois désolèrent la Nouvelle-France durant tout le premier siècle qui suivit l’établissement de la colonie, et l’on avouera que tout en étant pénibles ces représailles étaient alors nécessaires. À ces barbares qui brûlaient de sang-froid leurs missionnaires, et qui inventaient chaque jour de nouveaux supplices pour tourmenter leurs prisonniers, il fallut finir par opposer la violence. Chacun sait, du reste, à qui des Iroquois ou des français, doit être imputée la plus grande part du sang répandu.
  126. Charlevoix, tome II, p. 95.
  127. Charlevoix, tome II, p. 95.
  128. « Alors ceux qui étaient restés dans la maison se mirent en défense et Bienville s’étant trop approché d’une fenêtre fut renversé mort d’un coup de fusil. Son nom fut donné, après sa mort, à un de ses frères, alors fort jeune, et qui est maintenant gouverneur de la Louisiane. » Charlevoix, tome 2, p. 95.