François le Champi/Chapitre 15

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XV.

— Mon maître, dit-il à Jean Vertaud, il me faut partir pour un bout de temps, court ou long, je n’en saurais rien garantir. J’ai affaire du côté de mon ancien endroit, et je vous semonds de me laisser aller de bonne amitié ; car, à vous parler en vérité, si vous me déniez ce permis, il ne me sera pas donné de vous complaire, et je m’en irai malgré vous. Excusez-moi de vous dire la chose comme elle est. Si je vous fâche, j’en aurai grand chagrin, et c’est pourquoi je vous demande, pour tout remerciement des services que j’ai pu vous rendre, de ne pas prendre la chose en mal et de me remettre la faute que je fais à cette heure en quittant votre ouvrage. Faire se peut que je revienne au bout de la semaine, si, où je vas, on n’a pas besoin de moi. Mais faire se peut de même que je ne revienne que tard dans l’an, et même point, car je ne vous veux pas tromper. Cependant de tout mon pouvoir je viendrais dans l’occasion vous donner un coup de main, s’il y avait quelque chose que vous ne pourriez pas débrouiller sans moi. Et devant que de partir, je veux vous trouver un bon ouvrier qui me remplace et à qui, si besoin est pour le décider, j’abandonnerai ce qui m’est dû sur mon gage depuis la Saint-Jean passée. Par ainsi, la chose peut s’arranger sans vous porter nuisance, et vous allez me donner une poignée de main pour me porter bonheur et m’alléger un peu du regret que j’ai de vous dire adieu.

Jean Vertaud savait bien que le champi ne voulait pas souvent se contenter, mais que, quand il le voulait, c’était si bien voulu que ni Dieu ni diable n’y pouvaient mais.

— Contente-toi donc, mon garçon, fit-il en lui donnant la main ; je mentirais si je disais que ça ne me fait rien. Mais plutôt que d’avoir différend avec toi, je suis consentant de tout.

François employa la journée qui suivit à se chercher un remplaçant pour le meulage, et il en rencontra un bien courageux et juste, qui revenait de l’armée et qui fut content de trouver de l’ouvrage bien payé chez un bon maître, car Jean Vertaud était réputé tel et n’avait jamais fait de tort à personne.

Devant que de se mettre en route, comme il en avait l’idée, à la pique du jour ensuivant, François voulut dire adieu à Jeannette Vertaud sur l’heure du souper. Elle était assise sur la porte de la grange, disant qu’elle avait le mal de tête et ne mangerait point. Il connut qu’elle avait pleuré, et il en fut tracassé dans son esprit. Il ne savait par quel bout s’y prendre pour la remercier de son bon cœur et pour lui dire qu’il ne s’en allait pas moins. Il s’assit à côté d’elle sur une souche de vergne qui se trouvait par là, et il s’évertua pour lui parler, sans trouver un pauvre mot. Là-dessus, elle qui le voyait bien sans le regarder, mit son mouchoir devant les yeux. Il leva la main comme pour prendre la sienne et la réconforter, mais il en fut empêché par l’idée qu’il ne pouvait pas lui dire en conscience ce qu’elle aurait aimé d’entendre. Et quand la pauvre Jeannette vit qu’il restait coi, elle eut honte de son chagrin, se leva tout doucement sans montrer de rancune, et s’en alla dans la grange pleurer tout son comptant.

Elle y resta un peu de temps, pensant qu’il y viendrait peut-être bien et qu’il se déciderait à lui dire quelque bonne parole, mais il s’en défendit et s’en alla souper, assez triste et ne sonnant mot.

Il serait faux de dire qu’il n’avait rien senti pour elle en la voyant pleurer. Il avait bien eu le cœur un peu picoté, et il songeait qu’il aurait pu être bien heureux avec une personne aussi bien famée, qui avait tant de goût pour lui, et qu’il n’était point désagréable à caresser. Mais de toutes ces idées-là il se garait, pensant à Madeleine qui pouvait avoir besoin d’un ami, d’un conseil et d’un serviteur, et qui pour lui, lorsqu’il n’était encore qu’un pauvre enfant tout dépouillé, et mangé par les fièvres, avait plus souffert, travaillé et affronté que pas une au monde.

— Allons ! se dit-il le matin, en s’éveillant avant jour, il ne s’agit pas d’amourette, de fortune et de tranquillité pour toi. Tu oublierais volontiers que tu es champi, et tu mettrais bien tes jours passés dans l’oreille du lièvre, comme tant d’autres qui prennent le bon temps au passage sans regarder derrière eux. Oui, mais Madeleine Blanchet est là dans ton penser pour te dire : Garde-toi d’être oublieux, et songe à ce que j’ai fait pour toi. En route donc, et Dieu vous assiste, Jeannette, d’un amoureux plus gentil que votre serviteur !

Il songeait ainsi en passant sous la fenêtre de sa brave maîtresse, et il eût voulu, si c’eût été en temps propice, lui laisser contre la vitre une fleur ou un feuillage en signe d’adieu ; mais c’était le lendemain des Rois ; la terre était couverte de neige, et il n’y avait pas une feuille aux branches, pas une pauvre violette dans l’herbage.

Il s’inventa de nouer dans le coin d’un mouchoir blanc la fève qu’il avait gagnée la veille en tirant le gâteau, et d’attacher ce mouchoir aux barreaux de la fenêtre de Jeannette pour lui signifier qu’il l’aurait prise pour sa reine si elle avait voulu se montrer au souper.

— Une fève, ce n’est pas grand’chose, se disait-il, c’est une petite marque d’honnêteté et d’amitié qui m’excusera de ne lui avoir pas su dire adieu.

Mais il entendit en lui-même comme une parole qui lui déconseillait de faire cette offrande, et qui lui remontrait qu’un homme ne doit point agir comme ces jeunes filles qui veulent qu’on les aime, qu’on pense à elles, et qu’on les regrette quand bien même elles ne se soucient pas d’y correspondre.

— Non, non, François, se dit-il en remettant son gage dans sa poche et en doublant le pas : il faut vouloir ce qu’on veut et se faire oublier quand on est décidé à oublier soi-même.

Et là-dessus il marcha grand train, et il n’était pas à deux portées de fusil du moulin de Jean Vertaud, qu’il voyait Madeleine devant lui, s’imaginant aussi entendre comme une petite voix faible qui l’appelait en aide. Et ce rêve le menait, et il pensait déjà voir le grand cormier, la fontaine, le pré Blanchet, l’écluse, le petit pont, et Jeannie courant à son encontre ; et de Jeannette Vertaud dans tout cela, il n’y avait rien qui le retînt par sa blouse pour l’empêcher de courir.

Il alla si vite qu’il ne sentit pas la froidure et ne songea ni à boire, ni à manger, ni à souffler, tant qu’il n’eut pas laissé la grand’route et attrapé, par le dévers du chemin de Presles, la croix du Plessys.

Quand il fut là, il se mit à genoux et embrassa le bois de la croix avec l’amitié d’un bon chrétien qui retrouve une bonne connaissance. Après quoi il se mit à dévaler le grand carrouer qui est en forme de chemin, sauf qu’il est large comme un champ, et qui est bien le plus beau communal du monde, en belle vue, en grand air et en plein ciel, et en aval si courant que, par les temps de glace, on y pourrait bien courir la poste même en charrette à bœufs, et s’en aller piquer une bonne tête dans la rivière qui est en bas et qui n’avertit personne.

François, qui se méfiait de la chose, dégalocha ses sabots à plus d’une fois ; il arriva sans culbute à la passerelle. Il laissa Montipouret sur sa gauche, non sans dire un beau bonjour au gros vieux clocher qui est l’ami à tout le monde, car c’est toujours lui qui se montre le premier à ceux qui reviennent au pays, et qui les tire d’embarras quand ils sont en faux chemin.

Pour ce qui est des chemins, je ne leur veux point de mal tant ils sont riants, verdissants et réjouissants à voir dans le temps chaud. Il y en a où l’on n’attrape pas de coups de soleil. Mais ceux-là sont les plus traîtres, parce qu’ils pourraient bien vous mener à Rome quand on croirait aller à Angibault. Heureusement que le bon clocher de Montipouret n’est pas chiche de se montrer, et qu’il n’y a pas une éclaircie où il ne passe le bout de son chapeau reluisant pour vous dire si vous tournez en bise ou en galerne.

Mais le champi n’avait besoin de vigie pour se conduire. Il connaissait si bien toutes les traînes, tous les bouts de sac, toutes les coursières, toutes les traques et traquettes, et jusqu’aux échaliers des bouchures, qu’en pleine nuit il aurait passé aussi droit qu’un pigeon dans le ciel, par le plus court chemin sur terre.

Il était environ midi quand il vit le toit du moulin Cormouer au travers des branches défeuillées, et il fut content de connaître à une petite fumée bleue qui montait au-dessus de la maison, que le logis n’était point abandonné aux souris.

Il prit en sus du pré Blanchet pour arriver plus vite, ce qui fit qu’il ne passa pas rasibus la fontaine ; mais comme les arbres et les buissons n’avaient pas de feuilles, il vit reluire au soleil l’eau vive qui ne gèle jamais parce qu’elle est de source. Les abords du moulin étaient bien gelés en revanche, et si coulants qu’il ne fallait pas être maladroit pour courir sur les pierres et le talus de la rivière. Il vit la vieille roue du moulin, toute noire à force d’âge et de mouillage, avec des grandes pointes de glace qui pendaient aux alochons, menues comme des aiguilles.

Mais il manquait beaucoup d’arbres à l’entour de la maison, et l’endroit était bien changé. Les dettes du défunt Blanchet avaient joué de la cognée, et on voyait en mainte place, rouge comme sang de chrétien, le pied des grands vergnes fraîchement coupés. La maison paraissait mal entretenue au dehors ; le toit n’était guère bien couvert, et le four était moitié égrôlé par l’efforce de la gelée.

Et puis, ce qui était encore attristant, c’est qu’on n’entendait remuer dans toute la demeurance ni âme, ni corps, ni bêtes, ni gens ; sauf qu’un chien à poil gris emmêlé de noir et de blanc, de ces pauvres chiens de campagne que nous disons guarriots ou marrayés, sortit de l’huisserie et vint pour japer à l’encontre du champi ; mais il s’accoisa tout de suite et vint, en se traînant, se coucher dans ses jambes.

— Oui-da, Labriche, tu m’as reconnu ? lui dit François, et moi je n’aurais pas pu te remettre, car te voilà si vieux et si gâté que les côtes te sortent et que ta barbe est devenue toute blanche.

François devisait ainsi en regardant le chien, parce qu’il était là tout tracassé, comme s’il eût voulu gagner du temps avant que d’entrer dans la maison. Il avait eu tant de hâte jusqu’au dernier moment, et voilà qu’il avait peur, parce qu’il s’imaginait qu’il ne verrait plus Madeleine, qu’elle était absente ou morte à la place de son mari, qu’on lui avait donné une fausse nouvelle en lui annonçant le décès du meunier ; enfin il avait toutes les rêveries qu’on se met dans la tête quand on touche à la chose qu’on a le plus souhaitée.