François le Champi/Chapitre 9

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IX.

Le champi ne raconta point à Madeleine les choses que la Sévère lui avait donné à entendre ; il n’eût osé et il n’osait y penser lui-même. Je ne dis point que j’eusse été aussi sage que lui dans la rencontre ; mais enfin sagesse ne nuit point, et puis je dis les choses comme elles sont. Ce gars était aussi comme il faut qu’une fille de bien.

Mais, en songeant la nuit, madame Sévère se choqua contre lui, et s’avisa qu’il n’était peut-être pas si benêt que méprisant. Sur ce penser, sa cervelle s’échauffa et sa bile aussi, et grands soucis de revengement lui passèrent par la tête.

À telles enseignes que le lendemain, lorsque Cadet Blanchet fut de retour auprès d’elle, à moitié dégrisé, elle lui fit entendre que son garçon de moulin était un petit insolent, qu’elle avait été obligée de le tenir en bride et de lui essuyer le bec d’un coup de coude, parce qu’il avait eu idée de lui chanter fleurette et de l’embrasser en revenant de nuit par les bois avec elle.

Il n’en fallait pas tant pour déranger les esprits de Blanchet ; mais elle trouva qu’il n’y en avait pas encore assez, et elle se gaussa de lui pour ce qu’il laissait dans sa maison, auprès de sa femme, un valet en âge et en humeur de la désennuyer.

Voilà, d’un coup, Blanchet jaloux de sa maîtresse et de sa femme. Il prend son bâton de courza, enfonce son chapeau sur ses yeux comme un éteignoir sur un cierge, et il court au moulin sans prendre vent.

Par bonheur qu’il n’y trouva pas le champi. Il avait été abattre et débiter un arbre que Blanchet avait acheté à Blanchard de Guérin, et il ne devait rentrer que le soir. Blanchet aurait bien été le trouver à son ouvrage, mais il craignait, s’il montrait du dépit, que les jeunes meuniers de Guérin ne vinssent à se gausser de lui et de sa jalousie, qui n’était guère de saison après l’abandon et le mépris qu’il faisait de sa femme.

Il l’aurait bien attendu à rentrer, n’était qu’il s’ennuyait de passer le reste du jour chez lui, et que la querelle qu’il voulait chercher à sa femme ne serait pas de durée pour l’occuper jusqu’au soir. On ne peut pas se fâcher longtemps quand on se fâche tout seul.

En fin de compte, il aurait bien été au-devant des moqueries et au-dessus de l’ennui pour le plaisir d’étriller le pauvre champi ; mais comme, en marchant, il s’était un peu raccoisé, il songea que ce champi de malheur n’était plus un petit enfant, et que puisqu’il était d’âge à se mettre l’amour en tête, il était bien d’âge aussi à se mettre la colère ou la défense au bout des mains. Tout cela fit qu’il tenta de se remettre les sens en buvant chopine sans rien dire, tournant dans sa tête le discours qu’il allait faire à sa femme et ne sachant par quel bout entamer.

Il lui avait dit en entrant, d’un air rêche, qu’il avait à se faire écouter, et elle se tenait là, dans sa manière accoutumée, triste, un peu fière, et ne disant mot.

— Madame Blanchet, fit-il enfin, j’ai un commandement à vous donner, et si vous étiez la femme que vous paraissez et que vous passez pour être, vous n’auriez pas attendu d’en être avertie.

Là-dessus, il s’arrêta, comme pour reprendre son haleine, mais, de fait, il était quasi honteux de ce qu’il allait lui dire, car la vertu était écrite sur la figure de sa femme comme une prière dans un livre d’Heures.

Madeleine ne lui donna point assistance pour s’expliquer. Elle ne souffla, et attendit la fin, pensant qu’il allait lui reprocher quelque dépense, et ne s’attendant guère à ce dont il retournait.

— Vous faites comme si vous ne m’entendiez pas, madame Blanchet, ramena le meunier, et, si pourtant, la chose est claire. Il s’agit donc de me jeter cela dehors, et plus tôt que plus tard, car j’en ai prou et déjà trop.

— Jeter quoi ? fit Madeleine ébahie.

— Jeter quoi ! Vous n’oseriez dire jeter qui ?

— Vrai Dieu ! non ; je n’en sais rien, dit-elle. Parlez, si vous voulez que je vous entende.

— Vous me feriez sortir de mon sang-froid, cria Cadet Blanchet en bramant comme un taureau. Je vous dis que ce champi est de trop chez moi, et que s’il y est encore demain matin, c’est moi qui lui ferai la conduite à grand renfort de bras, à moins qu’il n’aime mieux passer sous la roue de mon moulin.

— Voilà de vilaines paroles et une mauvaise idée, maître Blanchet, dit Madeleine qui ne put se retenir de devenir blanche comme sa cornette. Vous achèverez de perdre votre métier si vous renvoyez ce garçon ; car vous n’en retrouverez jamais un pareil pour faire votre ouvrage et se contenter de peu. Que vous a donc fait ce pauvre enfant pour que vous le vouliez chasser si durement ?

— Il me fait faire la figure d’un sot, je vous le dis, madame ma femme, et je n’entends pas être la risée du pays. Il est le maître chez moi, et l’ouvrage qu’il y fait mérite d’être payé à coups de trique.

Il fut besoin d’un peu de temps pour que Madeleine entendît ce que son mari voulait dire. Elle n’en avait du tout l’idée, et elle lui présenta toutes les bonnes raisons qu’elle put trouver pour le rapaiser et l’empêcher de s’obstiner dans sa fantaisie.

Mais elle y perdit ses peines ; il ne s’en fâcha que plus fort, et quand il vit qu’elle s’affligeait de perdre son bon serviteur François, il se remit en humeur de jalousie, et lui dit là-dessus des paroles si dures qu’elle ouvrit à la fin l’oreille, et se prit à pleurer de honte, de fierté et de grand chagrin.

La chose n’en alla que plus mal ; Blanchet jura qu’elle était amoureuse de cette marchandise d’hôpital, qu’il en rougissait pour elle, et que si elle ne mettait pas ce champi à la porte sans délibérer, il se promettait de l’assommer et de le moudre comme grain.

Sur quoi elle lui répondit plus haut qu’elle n’avait coutume, qu’il était bien le maître de renvoyer de chez lui qui bon lui semblait, mais non d’offenser ni d’insulter son honnête femme, et qu’elle s’en plaindrait au bon Dieu et aux saints du paradis comme d’une injustice qui lui faisait trop de tort et trop de peine. Et par ainsi, de mot en mot, elle en vint malgré son propre vouloir, à lui reprocher son mauvais comportement, et à lui pousser cette raison bien vraie, que quand on est mécontent sous son sien bonnet, on voudrait faire tomber celui des autres dans la boue.

La chose se gâta davantage ainsi, et quand Blanchet commença à voir qu’il était dans son tort, la colère fut son seul remède. Il menaça Madeleine de lui clore la bouche d’un revers de main, et il l’eût fait si Jeannie, attiré par le bruit, ne fût venu se mettre entre eux sans savoir ce qu’ils avaient, mais tout pâle et déconfit d’entendre cette chamaillerie. Blanchet voulut le renvoyer, et il pleura, ce qui donna sujet à son père de dire qu’il était mal élevé, capon, pleurard, et que sa mère n’en ferait rien de bon. Puis il prit cœur et se leva en coupant l’air de son bâton et en jurant qu’il allait tuer le champi.

Quand Madeleine le vit si affolé de fureur, elle se jeta au-devant de lui, et avec tant de hardiesse qu’il en fut démonté et se laissa faire par surprise ; elle lui ôta des mains son bâton et le jeta au loin dans la rivière. Puis elle lui dit, sans caller aucunement : — Vous ne ferez point votre perte en écoutant votre mauvaise tête. Songez qu’un malheur est bientôt arrivé quand on ne se connaît plus, et si vous n’avez point d’humanité, pensez à vous-même et aux suites qu’une mauvaise action peut donner à la vie d’un homme. Depuis longtemps, mon mari, vous menez mal la vôtre, et vous allez croissant de train et de galop dans un mauvais chemin. Je vous empêcherai, à tout le moins aujourd’hui, de vous jeter dans un pire mal qui aurait sa punition dans ce bas monde et dans l’autre. Vous ne tuerez personne, vous retournerez plutôt d’où vous venez que de vous buter à chercher revenge d’un affront qu’on ne vous a point fait. Allez-vous-en, c’est moi qui vous le commande dans votre intérêt, et c’est la première fois de ma vie que je vous donne un commandement. Vous l’écouterez, parce que vous allez voir que je ne perds point pour cela le respect que je vous dois. Je vous jure sur ma foi et mon honneur que demain le champi ne sera plus céans, et que vous pourrez y revenir sans danger de le rencontrer.

Cela dit, Madeleine ouvrit la porte de la maison pour faire sortir son mari, et Cadet Blanchet, tout confondu de la voir prendre ces façons-là, content, au fond, de s’en aller et d’avoir obtenu soumission sans exposer sa peau, replanta son chapeau sur son chef, et, sans rien dire de plus, s’en retourna auprès de la Sévère. Il se vanta bien à elle et à d’autres d’avoir fait sentir le bois vert à sa femme et au champi ; mais comme de cela il n’était rien, la Sévère goûta son plaisir en fumée.

Quand Madeleine Blanchet fut toute seule, elle envoya ses ouailles et sa chèvre aux champs sous la garde de Jeannie, et elle s’en fut au bout de l’écluse du moulin, dans un recoin de terrain que la course des eaux avait mangé tout autour, et où il avait poussé tant de rejets et de branchages sur les vieilles souches d’arbres, qu’on ne s’y voyait point à deux pas. C’était là qu’elle allait souvent dire ses raisons au bon Dieu, parce qu’elle n’y était pas dérangée et qu’elle pouvait s’y tenir cachée derrière les grandes herbes folles, comme une poule d’eau dans son nid de vertes brindilles.

Sitôt qu’elle y fut, elle se mit à deux genoux pour faire une bonne prière, dont elle avait grand besoin et dont elle espérait grand confort ; mais elle ne put songer à autre chose qu’au pauvre champi qu’il fallait renvoyer et qui l’aimait tant qu’il en mourrait de chagrin. Si bien qu’elle ne put rien dire au bon Dieu, sinon qu’elle était trop malheureuse de perdre son seul soutien et de se départir de l’enfant de son cœur. Et alors elle pleura tant et tant, que c’est miracle qu’elle en revint, car elle fut si suffoquée, qu’elle en chut tout de son long sur l’herbage, et y demeura privée de sens pendant plus d’une heure.

À la tombée de la nuit elle tâcha pourtant de se ravoir ; et comme elle entendit Jeannie qui ramenait ses bêtes en chantant, elle se leva comme elle put et alla préparer le souper. Peu après elle entendit venir les bœufs qui rapportaient le chêne acheté par Blanchet, et Jeannie courut bien joyeux au-devant de son ami François qu’il s’ennuyait de n’avoir pas vu de la journée. Ce pauvre petit Jeannie avait eu du chagrin, dans le moment, de voir son père faire de mauvais yeux à sa chère mère, et il avait pleuré aux champs sans pouvoir comprendre ce qu’il y avait entre eux. Mais chagrin d’enfant et rosée du matin n’ont pas de durée, et déjà il ne se souvenait plus de rien. Il prit François par la main, et, sautant comme un petit perdreau, il l’amena auprès de Madeleine.

Il ne fallut pas que le champi regardât la meunière par deux fois pour aviser ses yeux rouges et sa figure toute blêmie. « Mon Dieu, se dit-il, il y a un malheur dans la maison, » et il se mit à blêmir aussi et à trembler, et à regarder Madeleine, pensant qu’elle lui parlerait. Mais elle le fit asseoir et lui servit son repas sans rien dire, et il ne put avaler une bouchée. Jeannie mangeait et devisait tout seul, et il n’avait plus de souci, parce que sa mère l’embrassait de temps en temps et l’encourageait à bien souper.

Quand il fut couché, pendant que la servante rangeait la chambre, Madeleine sortit et fit signe à François d’aller avec elle. Elle descendit le pré et marcha jusqu’à la fontaine. Là, prenant son courage à deux mains : — Mon enfant, lui dit-elle, le malheur est sur toi et sur moi, et le bon Dieu nous frappe d’un rude coup. Tu vois comme j’en souffre ; par amitié pour moi, tâche d’avoir le cœur moins faible, car si tu ne me soutiens, je ne sais ce que je deviendrai.

François ne devina rien, bien qu’il supposât tout d’abord que le mal venait de M. Blanchet.

— Qu’est-ce que vous me dites là ? dit-il à Madeleine en lui embrassant les mains tout comme si elle eût été sa mère. Comment pouvez-vous penser que je manquerai de cœur pour vous consoler et vous soutenir ? Est-ce que je ne suis pas votre serviteur pour tant que j’ai à rester sur terre ? Est-ce que je ne suis pas votre enfant qui travaillera pour vous, et qui a bien assez de force à cette heure pour ne vous laisser manquer de rien ? Laissez faire M. Blanchet, laissez-le manger son fait, puisque c’est son idée. Moi je vous nourrirai, je vous habillerai, vous et notre Jeannie. S’il faut que je vous quitte pour un temps, j’irai me louer, pas loin d’ici, par exemple ! afin de pouvoir vous rencontrer tous les jours et venir passer avec vous les dimanches. Mais me voilà assez fort pour labourer et pour gagner l’argent qu’il vous faudra. Vous êtes si raisonnable et vous vivez de si peu ! Eh bien ! vous ne vous priverez plus tant pour les autres, et vous en serez mieux. Allons, allons, madame Blanchet, ma chère mère, rapaisez-vous et ne pleurez pas, car si vous pleurez, je crois que je vas mourir de chagrin.

Madeleine ayant vu qu’il ne devinait pas et qu’il fallait lui dire tout, recommanda son âme à Dieu et se décida à la grande peine qu’elle était obligée de lui faire.