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François le Champi (Théâtre)

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (1p. 143-).

FRANÇOIS LE CHAMPI


COMÉDIE EN TROIS ACTES


Odéon. — 25 novembre 1849.




À M. BOCAGE


DIRECTEUR DU THÉÂTRE DE L’ODÉON


Mon ami, vous me conseillez de faire précéder d’une courte préface la publication de la pièce de François le Champi. Mais je ne pourrai que répéter ce que j’ai dit dans la préface du roman dont cette pièce est le résumé : c’est que le rêve de la vie champêtre a été l’idéal de tous les temps et de tous les peuples. Depuis les pâtres de Longus jusqu’aux nymphes de Trianon, disais-je, les poëtes, les peintres, les musiciens, ont célébré la vie pastorale, donnant à chaque phase de l’existence de ce songe d’innocence et de bonheur les formes de la mode régnante.

Le sombre Shakspeare a fait des bergeries ni plus ni moins que le doux Virgile ; Cervantès, le Tasse, Molière et Jean-Jacques Rousseau en ont fait aussi. Il est donc bien certain que la vie des champs est le refuge de toutes les imaginations, et que tous les hommes, depuis le grand poëte que la nature inspire jusqu’au bon bourgeois que la campagne réjouit, ont besoin de se représenter l’âge d’or dans les siècles de fer.

Notre siècle a donné un autre caractère à la pastorale. On n’a plus fait des bergers, mais des paysans. Il en devait être ainsi : l’art cherchait la réalité, et ce n’est pas un mal ; il l’avait trop longtemps évitée ou sacrifiée. Il a peut-être été un peu trop loin. L’art doit vouloir une vérité relative plutôt qu’une réalité absolue. En fait de bergerie, Sedaine, dans quelques scènes adorables, avait peut-être touché juste et marqué la limite.

Je n’ai pas prétendu faire une tentative nouvelle ; j’ai subi comme nos bons aïeux, et pour parler comme eux, la douce ivresse de la vie rustique. En lisant le Comme il vous plaira de Shakspeare, et en lisant aussi Sedaine, j’ai ri et pleuré. Et puis j’ai vu et entendu au village, où j’ai presque toujours vécu, des choses qui m’ont fait rire et pleurer en même temps : c’était comme les naïvetés de l’enfance mêlées aux austérités philosophiques et religieuses de la vieillesse. Rien ne ressemble moins à un agneau qu’un chêne, et pourtant le chêne et l’agneau s’harmonisent dans le paysage. La symphonie pastorale de Beethoven a des accents terribles et des naïvetés sans exemple : c’est bien comme dans la nature.

J’ai cherché à jouer aussi de ce vieux luth et de ces vieux pipeaux, chauds encore des mains de tant de grands maîtres, et je n’y ai touché qu’en tremblant, car je savais bien qu’il y avait là des notes sublimes que je ne trouverais pas. Mais j’y ai trouvé du plaisir, et, un jour, par hasard, vous avez eu du plaisir aussi à entendre bégayer, sous mes doigts inhabiles, ce vieux instrument de la fantaisie des siècles. Vous avez voulu essayer de faire résonner sur une grande scène dramatique, et les mélodies champêtres du vieux Berry, et le vieux langage de ses paysans. Il fallait tout le courage d’un véritable artiste, comme vous l’êtes, pour risquer des formes si simples devant un public habitué à d’habiles combinaisons et à des émotions fortes.

Le public a goûté cette simplicité de moyens. Il a fait bon accueil à des formes enfantines, à des scènes de mœurs naïves. J’en remercie beaucoup le public, non pas pour moi comme individu, mais pour nous deux comme artistes ; je l’en remercie pour tout ce qui n’est pas moi dans ma pièce, c’est-à-dire pour l’excellente mise en scène que vous seul avez composée, et qui fait tout le charme, toute la grâce et toute la vérité de l’action ; je l’en remercie pour certaines formes de langage qui ne sont pas de moi, car je n’ai fait que les entendre et les retenir ; pour les chants populaires que M. Ancessy a recueillis et agencés avec tant de goût et d’habile simplicité. Il m’eût été bien pénible, je l’avoue, que les sifflets acquis à ma prose eussent couvert la pure mélodie de la chanson de Jeanne Darc et la solennelle antienne des noces. Mais je remercie surtout le public d’avoir mis de côté toute prévention contre l’auteur et le sujet, pour écouter les éminents acteurs qui l’ont si bien récompensé de son attention. Ils ont fait de rien quelque chose, et de peu beaucoup. Madame Laurent a créé le type de la femme honnête et bonne, de la mère à la fois austère et tendre. Jamais on n’a moins joué un rôle, jamais on ne l’a mieux fait sentir. M. Deshayes, dans celui de Jean Bonnin, aurait suffi tout seul au succès de la pièce. Jamais je n’ai encore rencontré dans les traînes de la vallée Noire un paysan si paysan, un Berrichon si Berrichon, et, pourtant, je les connais, les paysans berrichons ! M. Clarence a donné au champi une élévation, et une tendresse pénétrante qui font couler des larmes ; madame Deshayes est une Mariette ravissante, madame Moreau-Sainti une commère de village consommée, et si belle, que l’on comprend bien qu’elle ait fait tourner la tête à défunt maître Blanchet ; mademoiselle Biron a fait d’un petit rôle un premier rôle : elle est butorde et elle est gracieuse, lourde et légère, brusque et sensible. Cette tête de madone, cette taille de reine, ne sont pas invraisemblables sous ce costume et avec les allures de servante. Comment fait-elle ? Demandez cela à la nature, qui fait tous les jours de pareils miracles. N’avez-vous jamais vu Nausicaa tordant le linge à la fontaine et Calypso trayant les vaches ? Cela se voit aux champs, et, cette fois, cela s’est vu au théâtre. Quant à mademoiselle Volnais, qui avait quatre paroles à dire, elle a su être un petit garçon si gentil et si bon, qu’on voudrait en être la mère.

Et vous, mon ami, vous avez mis, à relier et à marier dans un doux tableau tous ces talents et toutes ces grâces, l’intelligence du cœur. C’est pour cela que le public attendri ne s’est pas demandé s’il y avait là un auteur et une pièce. Il a vu de bons paysans et un intérieur rustique, il s’est laissé gagner à un sentiment de bonhomie et de candeur qui est au fond du cœur humain, et qui se retrouve même dans les temps agités et malheureux. Hélas ! c’est là qu’on a le plus besoin de prendre à deux mains ce pauvre cœur que Dieu a fait tendre et faible, que les discordes civiles rendent amer et défiant. En interrogeant ses palpitations, chacun devrait se dire avec, la naïveté berrichonne : « Mon Dieu, je suis pourtant bon ; d’où vient donc que je suis méchant ? »

L’auteur doit des remercîments à la critique des journaux, qui s’est montrée, comme le public, portée à la bienveillance, et désarmée de ses préventions personnelles devant un essai sans audace et sans prétention. Une de ces critiques contenait quelque chose de très-vrai et que je crois utile de rappeler. Elle a dit que le paysan était intéressé par habitude, généreux et dévoué par occasion ; qu’il se rendait aux bonnes raisons et savait alors se résigner, se sacrifier même, avec plus de calme et de grandeur que les gens éclairés ; que nous attachions, nous autres, enfants du siècle, plus d’importance à nos passions qu’elles n’en méritaient réellement, et qu’à cause de cela nous n’avions pas dans le sacrifice la simplicité antique, le stoïcisme religieux de l’homme des champs. Cela est parfaitement vrai. Mais ce n’est pas exclusivement vrai pour le paysan. Cela est généralement vrai pour le peuple. Donnez-lui de bonnes raisons, donnez-lui l’éducation du cœur, et vous verrez comme le bon grain germera dans la bonne terre. Il n’y a pas de mauvaise terre, les agriculteurs vous le disent : il y a des ronces et des pierres, ôtez-les ; il y a des oiseaux qui dévorent la semence, préservez la semence. Veillez à l’éclosion du germe, et croyez bien que Dieu n’a rien fait qui soit condamné à nuire ou à périr.

Quant à vous, mon ami, qui avez des premiers lancé l’art dramatique dans les voies hardies du romantisme ; vous à qui de grands poètes ont dû de grands succès, et qui, avec eux, avez accompli une transformation théâtrale, vous vous êtes montré artiste bien complet et bien généreux en me forçant, en quelque sorte, à vous laisser tenter une expérience si opposée aux habitudes du théâtre moderne. À Dieu ne plaise que cette apparition soit taxée de retour aux formes classiques ! Je suis trop de mon temps pour désirer qu’une école qui a eu ses époques de grandeur et de décadence, comme toutes les écoles, vienne remplacer tout ce que le génie du nouveau siècle a acquis de beau et de bon au théâtre. Il y a eu excès de sève dans la production ; mais un excès de sobriété dans les moyens serait pire, et ferait succéder un système un peu bête à un système uu peu fou. Je n’ai pas peur que vous vous y laissiez prendre. Il y aura une école nouvelle qui ne sera ni classique ni romantique, et que nous ne verrons peut-être pas, car il faut le temps à tout, et nous sommes un peu plus d’hier que de demain, vous et moi ; mais, sans aucun doute, cette école nouvelle sortira du romantisme, comme la vérité sort plus immédiatement de l’agitation des vivants que du sommeil des morts. Je trouve que la critique a parfois un peu déraisonné sur ces questions d’école. On a voulu procéder par réactions de systèmes. Les réactions sont toujours des pas en arrière qui manquent leur effet et vous emportent en avant malgré vous. Chénier est un romantique ; Lucrèce et Agnès de Méranie d’un côté, la Cigué et Gabrielle de l’autre, ne sont point des œuvres classiques, quoi qu’on ait dit. Si le Champi était quelque chose, ce serait plutôt une pastorale romantique dans le vrai sens du mot. Mais laissons là le Champi, laissons là les systèmes, et finissons cette causerie par le souvenir de notre vieille amitié, qui m’est plus précieuse qu’un succès de théâtre.

G. S.

Paris, décembre 1849.


DISTRIBUTION


MADELEINE BLANCHET, meunière… Mmes Marie Laurent.
MARIETTE BLANCHET, sa belle-sœur… Desuayks.
FRANÇOIS LE CHAMPI… M. Clarenck.
SÉVÈRE, paysanne riche… Mme Moreau-Sainti.
JEAN BONNLN, neveu de Sévère… M. Deshayes.
JEANNIE, fils de Madeleine… Mlles Volnais.
CATHERINE, servante de Madeleine… Biron.

— Au moulin du Cormier. —



ACTE PREMIER


Un intérieur rustique. À la droite du spectateur, une grande cheminée avec banc pour s’asseoir dans l’intérieur de l’âtre. En avant de la cheminée, une petite table couverte de pelotes, de corbeilles et de chiffons, au-dessus de laquelle une glace, attachée à la muraille, est penchée en avant. La glace a un grand cadre de bois découpé à l’ancienne mode. — À gauche du spectateur, une porte conduisant à la chambre de Madeleine ; à côté, une vieille crédence servant de secrétaire. — Au fond, une porte à double battant donnant sur la campagne, qui est couverte de neige et qu’on voit à travers le battant supérieur, qui est vitré. Au fond, à gauche du spectateur, un escalier de bois conduisant à la chambre de Mariette.




Scène PREMIÈRE


CATHERINE, MARIETTE.
Mariette, debout devant le miroir, ajuste sa cornette ; Catherine balaye.


CATHERINE.

Dame ! ça vous va bien, tout de même, ces acquêts noirs et blancs !… Vous ressemblez quasiment comme ça à une belle petite pic !

MARIETTE.

Ne m’en parle pas, Catherine ; pour moi, je ne vois rien de si laid que le deuil.

CATHERINE.

C’est triste, si vous voulez, parce que ça rappelle la mort, et vous aimeriez mieux vos tabliers roses et vos coiffages à dentelles.

MARIETTE.

Est-ce que c’est gai, d’être toujours triste et de ne voir personne ?

CATHERINE.

Prenez donc patience un brin, demoiselle Mariette ; il n’y a pas un mois que votre défunt frère était là, jurant après ses ouvriers, et grondant à son moulin, comme le feu dans une grange à paille. Il me semble par moments que je l’entends encore.

MARIETTE.

Il ne faut pas mal parler des morts, Catherine.

CATHERINE.

Oh ! celui-là aurait tort de venir se plaindre, car, ni durant sa vie, ni depuis sa mort, personne ici ne l’a contrarié. Il a été soigné et choyé, dans sa maladie, aussi chrétiennement que s’il avait été un homme bien mignon, à preuve que sa pauvre chère veuve en est malade de fatigue… Mais, est-ce qu’elle ne m’appelle point ?

Elle entre chez Madeleine, dont la porte est entr’ouverte.




Scène II


MARIETTE, seule.

Il est vrai qu’elle a bien rempli ses devoirs ; mais, qu’elle soit malade ou non, elle n’est point gaie, la pauvre Madeleine ! Ah ! je m’ennuie, il n’y a pas à dire !




Scène III

MARIETTE, JEAN BONNIN, qui est entré à pas de loup, sans être vu de Mariette.
JEAN.

Oh ! la v’là !… Je ne lui veux point parler ; elle se fâcherait… Je vais simplement lui faire déclaration de mes sentiments d’une manière bien adroite… Elle ne me voit point… C’est bon !

Il s’approche de la cheminée, et accroche au manteau un bouquet de verdure,

avec des rubans ; puis il se retire comme il est entré, en marchant

avec des précautions comiques.




Scène IV

CATHERINE, MARIETTE.
MARIETTE, sortant de sa rêverie.

Eh bien, est-ce que ma belle-sœur se réveille ?… A-t-elle du mieux ?

CATHERINE.

Elle parlait en rêvassant, et elle continue de dormir sur son fauteuil. C’est toujours la même chose, pas plus de couleurs qu’une morte, et pas plus de souffle qu’un poulet. Il faut qu’elle soit bien malade, allez, pour être comme ça, elle qui a tant de courage ! (Elle regarde Madeleine par la porte entr’ouverte.) Pauvre chère femme ! Non, il n’y a pas de femme pour être brave femme comme cette femme-là !

Elle pleure.
MARIETTE.

Ne te désole donc pas, Catherine. Qu’est-ce que nous deviendrons, Jeannie et moi, si tu perds courage ?

CATHERINE.

Jeannie ! pauvre cher enfant du bon Dieu !… dire que le voilà tout seul à présent pour faire des ouvrages d’homme qu’il n’a pas la force de faire !… Je m’en vas lui bailler un coup de main au moulin. Vous, demoiselle, vous allez garder votre belle-sœur, pas vrai ?

MARIETTE.

Sois tranquille, j’en aurai grand soin.

CATHERINE.

Oh ! vous n’en sauriez trop avoir ! car, si vous la perdiez, voyez-vous, vous ne retrouveriez pas quelqu’un pour vous aimer comme elle vous aime… et ça ne serait pas…

Elle hausse les épaules et sort.




Scène V


MARIETTE, seule.

Ça ne serait pas madame Sévère !… Cette fille-là ne peut pas la souffrir. Elle est aimable, pourtant, la Sévère !… toujours gaie, elle… (Elle aperçoit le bouquet.) Ah ! par exemple, voilà un bouquet qui s’est planté là tout seul, car je n’ai vu personne. C’est pour moi, bien sûr. (Examinant les rubans.) Du rose ! c’est une fille à marier ;… du bleu ! un garçon qui veut épouser ;… un ruban noir ! c’est pour dire qu’on plaint mon deuil ;… et c’était à la cheminée, suivant la coutume du pays, pour signifier qu’on se présenterait dans l’année. C’est assez gentil, l’idée du mariage ; mais qui sera le galant ? Bien sûr, il rôde par ici, car il n’y a qu’un instant qu’il est entré. (Elle va regarder à la fenêtre.) Ah ! c’est un jeune homme… qui paraît très-bien, ma fine !… mais je ne le connais point. Tiens ! il caresse le chien, et le chien le caresse comme si c’était qu’il le connaît… Ah ! il vient ici. (Elle court vers la glace et ajuste ses cheveux.)




Scène VI


FRANÇOIS, MARIETTE.
François a un paquet au bout de son bâton ; il secoue la neige qu’il a sur lui et entre sans frapper, mais en regardant autour de lui avec émotion.
FRANÇOIS.

Excusez-moi, jeunesse ; mais c’est toujours bien ici le moulin du Cormier et la demeurance à madame Blanchet ?

MARIETTE, à part.

Jeunesse !… En voilà un qui ne se gène pas. (Haut.) Et qu’est-ce que vous lui voulez donc, à madame Blanchet ?

FRANÇOIS.

Ah !… grand merci, demoiselle. Il s’élance vers la chambre de Madeleine, Mariette se place devant la porte.

MARIETTE.

Eh bien donc !… est-ce qu’on entre comme ça dans la chambre d’une malade ?

FRANÇOIS.

Elle est malade ?… Ah ! mon Dieu !

MARIETTE.

Oui, elle l’est. Et vous, qui êtes-vous ?… car je ne vous ai jamais vu dans le pays d’ici.

FRANÇOIS.

Mon Dieu, mon Dieu !… elle est bien malade, je gagerais ?

MARIETTE.

Gagez si vous voulez ; mais je n’ai point à vous répondre, puisque vous ne vous faites point connaître.

FRANÇOIS.

Malade !… et je ne le savais point !

MARIETTE.

Mais n’essayez donc pas d’entrer ; vous allez la réveiller… Ah çà ! vous ne m’écoutez point. (Elle se place devant la porte de Madeleine.) Voudriez-vous entrer malgré moi ?… Vous me faites peur !… Catherine ! oh ! Catherine !

FRANÇOIS. Il regarde Madeleine par la porte entr’ou verte.

Oui, oui, bien malade, je le vois ; et je reviens peut-être pour la voir mourir !… Je viens trop tard, quoi !…

MARIETTE.

Catherine !

François va à la cheminée, jette son paquet à terre, enfonce son chapeau sur ses yeux, et s’assied dans l’âtre, la tête dans ses mains.




Scène VII


MARIETTE, CATHERINE, FRANÇOIS.


CATHERINE, essoufflée.

Vous m’appelez, demoiselle Blanchet ?… Notre maîtresse est éveillée ?… Il faut la faire boire. (Elle s’approche du feu pour prendre la tisane et se relève effrayée. Il fait sombre.) À qui diantre sont ces jambes-là ?… Oh la ! vous m’avez quasiment fait peur, vous !… Tiens !… ça ne répond point ; avec ça que la demoiselle a laissé mourir le feu. (s’approchant de Mariette.) Ah ! demoiselle !… déjà un de vos galants à la maison ?… C’est trop tôt !… vrai, c’est trop tôt.

MARIETTE, à demi-voix.

Oui !… un beau galant !… c’est plutôt un voleur… ou un fou… ou un sourd ; enfin, je ne sais qui c’est ; et c’est de peur que je t’ai appelée.

CATHERINE, élevant la voix.

Oh ! n’ayez crainte ; je suis là, et Jeannie n’est pas loin.

FRANÇOIS, sortant de sa rêverie.

Jeannie !… où est-il Jeannie ?… Il n’est pas malade, lui ?…

CATHERINE, grossissant sa voix.

Il est grand comme un chêne, hardi comme un soldat, et corporé comme un charpentier, entendez-vous ?… et à nous deux on ne vous craint guère, comprenez-vous ?

FRANÇOIS, se parlant à lui-même.

Ah ! Dieu soit loué !… ce cher petit enfant !

CATHERINE, à Mariette.

Voyez-vous, demoiselle, qu’il n’est point sourdaud, et qu’il connaît Jeannie !…

MARIETTE, à Catherine.

Raison de plus, il a quelque mauvaise idée.

CATHERINE.

Mais, moi, s’il nous ennuie, je saurai bien lui jeter un landier à la tête, Mais qui, Dieu permis, sera cet homme-là ?… Je veux lui faire tomber son chapeau dans les cendres pour voir si c’est un loup-garou ou un homme baptisé. Catherine s’avance vers François.

MADELEINE, dans la coulisse.

Catherine !

FRANÇOIS, se levant.

Catherine, votre maîtresse vous appelle ; vous ne l’entendez donc pas ?

MADELEINE, dans la coulisse.

Catherine !

CATHERINE.

Dieu du ciel !… c’est la vérité, et je m’y en vas. Venez, demoiselle, c’est l’heure de la changer d’air, et nous allons rouler son fauteuil par ici… J’y vas, j’y cours, not’ maîtresse ! j’allume une clarté !…

Pendant ce temps, elle a allumé un flambeau et entre dans la chambre avec Mariette.




Scène VIII


FRANÇOIS, seul.
Il regarde dans la chambre.

Et voilà comme elle est faible à présent ! elle ne marche plus !… Pauvre chère âme, va !… c’est moi qui te porterai. (il va pour entrer, et s’arrête.) Non, il ne faut pas qu’elle me voie tout d’un coup, ça pourrait lui causer trop de saisissement. Il se retire vers la cheminée pendant que Catherine et Mariette roulent Madeleine dans son fauteuil sur le devant du théâtre.




Scène IX


MARIETTE, MADELEINE, CATHERINE, FRANÇOIS.
MARIETTE.

Vous serez mieux ici que dans votre chambre, ma sœur, vous aurez plus d’air.

MADELEINE, d’une voix faible.

Oui, c’est vrai, je suis bien, très-bien, mon enfant…

CATHERINE.

Oh ! oui, bien, bien !… C’est toujours comme ça que vous dites ; et je vous dis, moi, que vous êtes mal ; la force ne vous revient pas ; ça n’est pas naturel, et vous m’impatientez quand vous dites que vous ne souffrez point.

MADELEINE.

Tu le vois, Mariette, elle me gronde ; c’est à force de m’aimer, cette bonne fille.

CATHERINE.

C’est vrai que je vous aime ; mais c’est vrai aussi que vous n’êtes point raisonnable. Il faut vous plaindre ; au moins, on saura ce que vous avez.

MADELEINE.

Catherine, tu te tourmentes trop, tu te fatigues !… et toi aussi, ma petite mignonne. Et Jeannie, où est-il, mon Jeannie ? (Elle se retourne et voit François.) Ce n’est pas Jeannie qui est là ?… Il n’est point encore de si belle taille… Qui est, mes enfants, si je ne rêve, cet homme qui reste là sous la cheminée ?

FRANÇOIS, à part.

Elle ne me reconnaît pas !

CATHERINE.

Ne vous inquiétez point, notre maîtresse ; c’est un étranger qui n’est pas d’ici… J’allais le mettre dehors quand vous m’avez appelée.

MADELEINE, regardant toujours François.

Ne le mettez pas dehors, mes enfants, car je le connais, moi, et il a bien agi en venant ici… Approche donc, mon fils… (François se jette à ses genoux ; elle l’embrasse.) Je demandais tous les jours au bon Dieu de pouvoir te donner ma bénédiction.

FRANÇOIS.

Ah ! ma chère mère !… je suis si content de vous voir, que je ne peux rien vous dire.

MADELEINE.

Et Jeannie qui me parlait de toi encore ce matin !… qu’il va être content !… Catherine, Mariette, appelez Jeannie, qu’il vienne vite !…

CATHERINE.

Mais c’est donc ?… Mais oui, ça l’est ! Ça n’est pas possible !… Si, c’est lui !… c’est notre champi !… c’est François !… Ah ! bonjour donc, mon pauvre François !… Dame ! c’est que tu as tant changé, depuis quatre ou cinq ans…

FRANÇOIS.

Six ans !… ma bonne Catherine… J’avais bonne envie de te sauter au cou ; mais j’étais trop tourmenté, vois-tu.

CATHERINE.

Oh bien, nous nous embrasserons tout à l’heure ; je cours chercher Jeannie d’abord, (À Mariette.) Venez, demoiselle, venez lui annoncer la chose.

MARIETTE, à Catherine.

Tiens, tiens !… c’est là ce fameux champi ?

Elles sortent par le fond.




Scène X


MADELEINE, FRANÇOIS.
MADELEINE.

Ah ! je veux bien mourir à présent, si c’est la volonté du bon Dieu ; car j’aurai vu tous mes enfants élevés.

FRANÇOIS.

Vous êtes donc en danger de mourir, madame Blanchet ?…

MADELEINE.

Non, mon François, j’espère que non.

FRANÇOIS.

Ah ! vous voilà si faible et si pâle, que j’ai grand’crainte… et cette crainte-là m’ôte tout le sang du cœur. Mon Dieu, vous étiez malade comme ça, et vous ne me l’avez pas fait assavoir ?

MADELEINE.

Je te savais dans une bonne place, et je ne voulais point te déranger de ton ouvrage. Comment donc as-tu fait pour vernir de si loin ?

FRANÇOIS.

Ce n’est pas bien loin, allez !… Dix lieues de pays, pour venir vous voir, ça ne m’a coûté qu’une enjambée. Et pourtant, la route m’a paru longue… Ah ! faut-il !… la neige m’écolérait, parce qu’elle m’empêchait de marcher mon pas. Et puis, quand j’ai vu la fumée sur le toit, j’ai dit : « C’est bon, la maison est habitée… » Ah bien, oui ! mais ça pouvait être par d’autres ; car je savais que vos affaires étaient en mauvais arroi, et que votre mari ne vous avait laissé que des dettes… Et, quand j’ai vu l’endroit si changé, la moitié des arbres coupée, le moulin qui a perdu la parole, et la roue toute prise dans la glace,… je me suis dit : « Voilà une maison qui va à sa ruine ; une meule qui n’a plus de grain ;… plus de chevaline au pré, plus de volature dans la cour, ça ne va plus !… ça ne va plus !… et il est grand temps que j’arrive. »

MADELEINE.

Comme ça me fait plaisir d’entendre ta voix… malgré qu’elle soit bien changée.

FRANÇOIS.

Ah ! dame ! ce n’est plus la voix d’un enfant ; mais c’est toujours le même cœur, allez !… c’est toujours l’amitié de votre champi, l’enfant de l’hospice que vous avez recueilli, élevé, instruit, choyé, comme si c’était le vôtre ! et ce cœur-là, voyez-vous, madame Blanchet, il est à vous, comme celui de votre fils Jeannie est à vous. Mais je vous parle trop, et peut-être que mon parlage vous casse la tête ?

MADELEINE.

Tout au contraire, et il me semble que, de t’avoir vu, ça me fera du bien.

FRANÇOIS.

De m’avoir vu ? Vous croyez donc que je vas vous quitter ? Oh ! que non pas !… Tenez, quand j’ai appris la mort de votre mari… c’est pourtant un homme qui vous a causé bien des peines ; un homme très-dur et point juste, qui a mangé son bien et le vôtre avec une femme qui ne vaut rien ; un homme qui vous a reproché le pain que vous me faisiez manger, et qui m’a forcé de vous quitter !… eh bien, c’est égal, quand j’ai pensé qu’il était le père de Jeannie, je me suis dit : « Bien sûr que madame Blanchet le pleure comme une honnête femme et une bonne chrétienne qu’elle est. » Et, là-dessus, j’ai quasiment pleuré, moi aussi ; mais, alors, je me suis dit : « À présent, champi, ton devoir est de tout quitter pour aller servir celle qui t’a servi de mère. » Et me voilà ; et je ne m’en vas plus,… à moins que vous ne me chassiez !…

MADELEINE.

Ah ! bon cœur !… qu’as-tu fait là ?… Tu as quitté de bons maîtres et de gros profits pour une pauvre maison dont il faudra bientôt que je sorte moi-même ; car tu ne sais pas combien je suis dans la peine.

FRANÇOIS

Je m’en doute, et c’est pour ça que je suis venu. Allons, madame Blanchet, ayez fiance en moi ; je m’entends un peu aux affaires, grâce à vous, puisque vous m’avez fait apprendre à lire, ce qui est la clef de tout pour un paysan. J’ai du courage, de la santé, et ce que je veux est diantrement bien voulu. Laissez-moi faire, et ne vous tourmentez pas ; car, avant tout, je veux vous voir guérie.

MADELEINE.

Tiens !… tu me donnes si bon espoir, qu’il me semble l’être déjà.

JEANNIE, du dehors.

Où est-il, mon François ! Ah ! François ?




Scène XI


Les Mêmes, MARIETTE, CATHERINE, JEANNIE.
Jeannie et François se jettent dans les bras l’un de l’autre.


FRANÇOIS.

Oh ! comme il est joli ! comme il a profité !… Tu n’es pas encore si gros ni si grand que la Catherine voulait bien le dire ; mais ça me fait plaisir, Jeannie, parce que je m’imagine que tu auras encore besoin de moi pour me faire faire tes petites volontés.

JEANNIE, gaiement.

Oui, mes quatre cents volontés, comme tu disais dans le temps.

FRANÇOIS.

Oui-da, il a bonne mémoire. Oh ! que c’est donc mignon, Jeannie, de n’avoir point oublié son François !… Mais est-ce que nous avons encore tant de volontés que ça ?

JEANNIE.

Oh ! je n’en ai plus qu’une, mais elle est grosse comme moi ! c’est de voir ma mère mignonne guérie.

FRANÇOIS.

C’est très-bien parlé, ça, Jeannie ; va, j’ai la même volonté, et le bon Dieu nous contentera. Nous allons si bien la soigner, notre mère mignonne, et la réconforter, que nous la ferons bientôt rire de nos folletés comme autrefois. Pendant ce qui précède, Catherine a servi une table.

CATHERINE.

Ah çà ! c’est à mon tour de l’embrasser, ce champi ! (Elle l’embrasse.) Ah ! je croyais bien, mon pauvre François, que tu ne retournerais jamais. Allons, il faut te réchauffer l’estomac. (Elle fait asseoir François de force et se met à genoux en face de lui, les coudes appuyés sur la table.) Mais voyez donc, notre maîtresse, comme il est devenu beau ! Il m’aurait fallu du temps, quant à moi, pour le réclamer ! Est-il beau !… l’est-il !… et qu’il a de la barbe pour de bon !… (Elle se frotte la joue.) Dame ! ça ne piquait pas du tout quand tu es parti… et, à présent, ça picote. Quels bras !… quelles mains !… un ouvrier comme ça en vaut deux. Combien donc est-ce qu’on te paye là-bas ?

MARIETTE, à Madeleine.

Est-elle hardie, cette Catherine, d’examiner comme ça ce garçon ?

MADELEINE.

C’est qu’elle l’a vu tout petit, et qu’elle le regarde aussi comme son enfant.

MARIETTE, lui versant à boire.

Mangez donc mieux que ça !… vous ne vous nourrissez quasi point. Catherine, fais donc flamber le feu, il ne fait point chaud ici.

FRANÇOIS.

Ne faites pas attention à moi, demoiselle… (la regardant) demoiselle Blanchet, car, sans vous offenser, vous ressemblez à votre défunt frère.

MADELEINE.

Oui, c’est ma petite belle-sœur. Tu ne la connaissais pas, François ?… Elle est avec moi depuis six ans,… depuis ton départ. Avec Jeannie et toi, ça me fait trois beaux enfants !… Mais mange donc !

FRANÇOIS, se levant.

Je suis si content d’être là, que je n’ai envie de boire ni de manger… Mais vous toussez beaucoup, madame. Blanchet ?

CATHERINE.

C’est que, de vrai, il ne fait point chaud ici. Je vas vous remettre dans votre chambre, notre maîtresse, et vous y servir votre soupe.

FRANÇOIS, à Madeleine, qui veut se lever.

Qu’est-ce que vous faites ? vous voulez donc vous rendre plus malade ?

MADELEINE.

Tu as raison, mes forces ne sont pas encore revenues.

FRANÇOIS.

C’est moi qui roulerai le fauteuil de madame Blanchet ; il y a si longtemps que je n’ai eu le contentement de la servir !

Il roule Madeleine dans sa chambre.
JEANNIE, prenant l’écuelle.

Et c’est moi qui la ferai manger.

Il suit sa mère et François.




Scène XII


CATHERINE, MARIETTE.


Catherine range la table.
MARIETTE.

Dis-moi donc, Catherine, qu’est-ce que c’est qu’un champi ?

CATHERINE.

Voilà que vous me demandez des choses… Je ne sais comment vous dire… Un champi,… c’est un champi… quoi !

MARIETTE.

Je sais bien que cela veut dire un enfant trouvé dans les champs, un enfant abandonné de père et de mère.

CATHERINE.

Eh bien, oui, voilà ce que c’est.

MARIETTE.

Ce n’est pas leur faute ; pourquoi les méprise-t-on ?

CATHERINE.

Parce que la misère les rend quelquefois mauvais. Mais ce n’est point le cas pour notre champi, à nous !… Nous l’avons bien élevé ; il a toujours montré de l’esprit, de la conduite, et un cœur !…

MARIETTE.

Et, alors, pourquoi donc est-ce que mon frère l’avait chassé ?

CATHERINE.

Qui est-ce qui vous a dit ça ?… Ce n’est pas moi.

MARIETTE.

Enfin, tu vois bien que je le sais.

CATHERINE.

Et moi, je sais qui vous l’a dit : c’est la Sévère… Elle ne vous a peut-être pas dit le reste ?…

MARIETTE.

Quoi donc ?

CATHERINE.

C’est que, dans ce temps-là,… elle trouvait le petit champi déjà bien à son gré… et que c’est à cause qu’il n’a pas voulu la trouver au sien, qu’elle l’a fait chasser par ses menteries… Tenez, tenez, votre madame Sévère gouvernait un peu trop votre défunt frère, et leur amitié n’était pas déjà une si belle chose… Mais vous m’en feriez dire plus que je ne veux ; je m’en vas dans le moulin arranger le lit de notre François.




Scène XIII


Les MÊMES, FRANÇOIS.


FRANÇOIS, entendant les derniers mots de Catherine.

Non, Catherine, j’arrangerai bien ça moi-même. Demoiselle Mariette, voulez-vous aller aider votre belle-sœur, qui veut se coucher ?

Mariette entre chez Madeleine, et tire la porte.




Scène XIV


FRANÇOIS, CATHERINE.


FRANÇOIS.

Ah çà ! écoute, toi, Catherine ; dis-moi, en deux mots, où en sont les affaires de la maison.

CATHERINE

Ah ! mon pauvre François, tout va pour le plus mal ; car cette méchante femme nous en veut trop.

FRANÇOIS.

Ne pleure pas ; ça me gène pour entendre. Quelle méchante femme veux-tu dire ?… la Sévère ?…

CATHERINE.

Eh ! oui, Sévère la mal nommée, comme tu l’appelais dans le temps ; la vilaine créature à maître Blanchet, qui a ruiné le défunt, et qui, à présent, voudrait ruiner la veuve et l’enfant !

FRANÇOIS.

Je sais qu’elle le faisait boire, et que, quand il était comme ça tout enflambé de vin et de folie, elle lui faisait signer tout ce qu elle voulait. Je parie qu’elle dit qu’il est mort son débiteur ?

CATHERINE.

Elle montre un billet de quatre cents pistoles, et les gens de loi disent qu’il est bon ; mais, moi, je jurerais mon chrême et mon baptême qu’il a été payé ; car, trois jours avant de tomber malade ; notre maître lui a porté sur son cheval quatre gros sacs d’écus, je les ai vus ; et, depuis, il cherchait un papier, une quittance, qu’il disait avoir reçue ; et il est mort comme ça… parlant toujours de la chose dans son délire.

FRANÇOIS.

Ah ! c’est bon à savoir, ça ; mais comment la Sévère a-t-elle su que la quittance était égarée ?

CATHERINE.

Hélas ! mon Dieu, elle l’a su par une personne qui n’aurait pas dû le dire, mais qui a la langue aussi légère que la tête : par la petite Mariette, sœur du défunt.

FRANÇOIS.

Oh ! est-ce que cette jeunesse fréquente la Sévère ?

CATHERINE.

Que voulez-vous ! son frère l’y conduisait, et elle veut la marier avec Jean Bonnin, son neveu…

FRANÇOIS.

Comment ! ce petit Jean qui était si simple ?

CATHERINE.

Il n’est plus si petit ; mais il est toujours aussi fafiot. La Sévère, qui fait métier de présenter des galants à la petite, favorise son neveu, comme de raison. La petite est coquette ; elle n’ose plus aller chez la Sévère ; mais la Sévère lui parle sur les chemins, ou le dimanche à la messe. Elle la flatte, et j’ai grand’crainte qu’elle ne la gouverne trop. Par son moyen, elle sait tout ce qui se fait ici, et elle s’en servira pour nous ruiner.

FRANÇOIS.

Mais, moi, je suis là, et nous verrons bien ! Tu es sûre que M. Blanchet avait payé ? tu le lui as entendu dire ?…

CATHERINE, levant la main.

Aussi vrai que je n’ai jamais volé, moi.

FRANÇOIS.

En ce cas, c’est sûr, et c’est tout ce qu’il me faut. Tranquillise-toi, Catherine, et d’abord commençons par le plus pressé. Où est le meunier ?

CATHERINE.

Parti, François ; on lui devait deux ans de gages.

FRANÇOIS.

Et le garçon du moulin ?

CATHERINE.

C’est notre pauvre petit Jeannie qui fait aller le moulin à lui tout seul ; mais bientôt il n’aura pas grand’peine, car toutes nos pratiques nous ont quittés. Quand on est dans le malheur !… Nous sommes là sans un denier : tout est saisi, bientôt nous n’aurons pas un morceau de pain, pas un œuf, pas un fagot !…

FRANÇOIS.

Ai-je bien fait de revenir !… Allons, Catherine, j’ai gagné un peu d’argent chez mes maîtres, et j’apporte de quoi remédier au plus gros du dommage. Nous allons racheter le nécessaire, et, quant au moulin, s’il y a du désarroi, je n’ai pas besoin de charron pour le remettre en danse… (À Jeannie, qui sort de chez sa mère.) Il n’est point tard, et il faut que mon Jeannie, qui est preste comme un papillon, coure bien vite, ce soir et encore demain matin, dire à toutes nos pratiques que le moulin crie comme dix mille diables, et qu’il y a à la meule un rude meunier qui attend le grain.

JEANNIE.

J’y vas, j’y cours, mon François !

CATHERINE.

Prends donc tes sabots et ton bonnet de laine !

JEANNIE.

Non, non ; j’irai plus vite comme je suis.

Il sort en courant. Catherine le poursuit pour lui faire prendre son bonnet.
FRANÇOIS.

À présent, Catherine, donne-moi la clef de la crédence… C’est bien toujours là que tu ranges tous les papiers ?…

CATHERINE, lui donnant la clef.

Tous les papiers du défunt y sont, et mêmement tous ceux que les huissiers ont apportés depuis. Moi, je n’y connais rien, bonnes gens !… Mais, puisque tu sais lire dans les écritures, tu vas examiner tout ça…

FRANÇOIS.

Et maintenant, vu dormir, Catherine.

CATHERINE.

Oh ! non pas ; je ne quitte jamais notre maîtresse la nuit… Elle est si faible !

FRANÇOIS.

Mais la demoiselle Mariette la veille bien à son tour ?

CATHERINE.

Oh ! ma fine, jamais ; c’est jeune, voyez-vous ; ça ne connaît pas la peine ; d’ailleurs, moi, ça m’est égal ; je dors un peu sur ma chaise ; et il y a, ma foi, bien un mois que je ne me suis pas couchée chrétiennement dans un lit deux heures d’affilée.

FRANÇOIS.

C’est pour ça que tu vas dormir dans le tien bien chrétiennement toute la nuit ; et mademoiselle Mariette veillera sa belle-sœur ; je t’en réponds, j’y aurai l’œil.

CATHERINE.

Oh ! ça fâcherait peut-être madame Blanchet. Elle craint de contrarier cette petite ; et, d’ailleurs, il faut la veiller malgré elle.

FRANÇOIS.

Fais ce que je te dis. Vois-tu, Catherine, il faut m’obéir pour un peu de temps. Quand tout ira bien ici, tu me commanderas à ton tour.

CATHERINE.

Allons, je ne sais pas comment ça se fait, mais tu parais avoir si bonne tête et si bon cœur, que le commandement soit ton droit.

Elle sort.




Scène XV


FRANÇOIS, seul.

Il va devant la crédence et l’ouvre. D’abord, je vas me débarrasser de ma ceinture, et serrer ici les écus que j’ai gagnés, (il ôte sa ceinture et met l’argent dans la crédence.) Voilà mes six années de gages comme garçon meunier ; il ne s’en manque guère… J’ai bien fait d’économiser !… Je savais bien qu’au train dont marchait maître Blanchet, sa femme et son enfant auraient besoin du champi un jour ou l’autre… Quant à ça… (il tire un portefeuille et l’ouvre.) Non, il vaut mieux le garder sur moi jour et nuit, c’est plus sûr… Ça ne gêne pas, ces petits morceaux de papier fin ;… ça ne fait pas plus de bruit dans la poche qu’une miette de pain dans un bonnet… C’est drôle !… et dire que ça vaut quatre mille francs !… un beau champ de blé, quoi !… On ne voit pas souvent de ça dans nos campagnes ; mais, moi, je sais que c’est bon et que ça payera les dettes de Madeleine… Quant à celle qui m’a envoyé ça, bénie soit-elle, quand même ! ma pauvre mère !… vous aviez de quoi élever votre champi, mais vous avez eu peur du monde, parce que le monde est sans pitié !… Quand j’ai reçu ce cadeau-là, bien en secret, par les mains d’un prêtre, ça m’a fait d’abord plus de peine que de plaisir… Ça voulait dire : « Tiens ! voilà de l’argent, tu ne me connaîtras jamais… » Et moi, j’aurais mieux aimé embrasser celle qui m’a mis au monde ! Eh bien, merci, ma mère ! (Il baise le portefeuille.) Tu m’as rendu un plus grand service que je ne pensais… puisque tu m’as donné le moyen de sauver celle qui m’a tenu lieu de toi ! (Il remet le portefeuille dans sa poche.) Allons, voyons ces paperasses.

Il examine les papiers.




Scène XVI


FRANÇOIS, JEAN BONNIN, entrant avec précaution.


JEAN, à part.

Toi, je t’ai bien vu entrer, mais je ne te vois pas faire mine de sortir… Qu’est-ce que ça signifie ? serait-ce un galant pour la Mariette ?… (Il regarde François à la dérobée.) Un beau gars, ma foi, un jeune homme, et qui a du dequoi, d’après ses habits !… Oh ! je te ferai causer ! j’en veux savoir le fin mot !…

Il tousse.
FRANÇOIS, sans se retourner.

Te voilà déjà revenu, Jeannie ?

JEAN. Il tousse encore.

Jeune homme !

FRANÇOIS, se retournant.

Plaît-il ?

JEAN.

Sans vous commander, peut-on vous demander si vous n’avez point vu un laurier ?

FRANÇOIS, l’examinant.

Un laurier ?

JEAN.

Oui, un bouquet de laurier avec des rubans, comme qui dirait une engageure qu’on met à la cheminée.

FRANÇOIS.

Ah ! bon ! un bouquet pour demander le cœur et la main d’une jeune fille à marier ?… Je n’ai rien vu… C’est donc vous qui l’aviez apporté, ce bouquet ?

JEAN.

C’est peut-être bien vous ?

FRANÇOIS.

Et si c’était moi ?

JEAN.

Dame ! faudrait s’expliquer, (À part.) Voilà un homme qui est fin !

FRANÇOIS.

Eh bien, on s’expliquera quand vous voudrez, Jean Bonnin.

JEAN, à part.

Il me connaît, et je ne le connais point… Il est plus fin que moi.

FRANÇOIS.

Vous voilà tout interloqué ; on dirait que vous avez oublié votre nom, en venant ici. Au moins, vous n’auriez pas dû oublier votre parenté, car m’est avis que le neveu de madame Sévère devrait faire un peu plus de façons pour entrer dans la maison et pour vouloir entrer dans la famille de madame Blanchet.

JEAN.

C’est-il de sa part que vous me baillez mon congé ?

FRANÇOIS.

Non, ce n’est qu’un conseil d’ami.

JEAN.

Vous n’êtes point mon ami ; je ne vous connais point.

FRANÇOIS.

Eh bien, dites à votre tante que vous avez vu le champi, et qu’il est céans.

JEAN.

Le champi !… Comment, c’est vous ?… c’est toi, François ?… Oh ! c’est bien différent ! nous n’avons jamais été ennemis, que je sache… Oh bien, je veux causer avec toi ; demain. j’irai te trouver dans le moulin, et, si tu veux me rendre service, je te payerai à boire, mais, la, tout ton soûl !

FRANÇOIS, souriant.

Je ne demande pas mieux.

JEAN.

Eh bien, c’est dit, à demain !… Je m’en vas… parce que je ne dois pas venir ici… C’est trop tôt !… c’est trop tôt ! La main, François ?

FRANÇOIS, lui donnant la main.

Soit !…

JEAN, à part, en sortant.

Étais-je bête, de me molester l’esprit pour un champi !… C’est égal, je ne vas pas loin… Je veux le voir sortir… Il est fin…

Il sort.




Scène XVII


FRANÇOIS, seul, rangeant la crédence.

Le voilà enchanté de moi ! C’est si peu de chose qu’un champi !… on ne le craint pas, et, au besoin, on l’achète… parce que c’est pauvre !… Bon ! je te confesserai plus que tu ne me confesseras, toi ! Mais la diable de quittance n’est point ici : elle aura été soustraite ou brûlée par mégarde !… Diantre !…

Il ferme la crédence.




Scène XVIII


MARIETTE, FRANÇOIS.


MARIETTE.

Eh bien, vous êtes donc encore ici, monsieur François ? Où donc est la Catherine ? Voilà ma belle-sœur endormie, et c’est l’heure de nous reposer tous.

FRANÇOIS.

Vous êtes donc bien fatiguée, demoiselle ? À vous voir si fraîche, je ne l’aurais point cru.

MARIETTE, montrant l’escalier.

C’est donc un tort à vos yeux d’avoir bonne mine ?

FRANÇOIS, s’approchant de l’escalier.

Non ; mais j’ai fait une comparaison de votre mine si brillante avec celle de la pauvre Catherine, et, que voulez-vous que je vous dise ?… j’ai pris plus d’intérêt à regarder la pauvre servante qui meurt comme un bon cheval sous le harnais, que la belle jeunesse qui reluit comme une aube au printemps.

MARIETTE.

Est-ce que Catherine s’est plainte d’être fatiguée ?… Pourquoi ne me l’a-t-elle point dit ?…

FRANÇOIS.

Le courage ne se plaint jamais ; c’est au bon cœur de deviner quand il souffre.

MARIETTE.

Et vous l’avez deviné ?… À ce compte, c’est Catherine qui a le courage, c’est vous qui avez le bon cœur… Et moi, qu’est-ce que j’ai ?

FRANÇOIS.

Vous avez votre beauté pour vous consoler du mal des autres.

MARIETTE, descendant les marches.

C’est tout !… Savez-vous, monsieur le meunier, que, si vous me dites mes vérités, j’en sais dire aussi, et qu’on ne me gagne guère à ce jeu-là ?…

FRANÇOIS.

Dites, belle Mariette, dites ce que vous avez au fin bout de la langue. Vous voulez dire que je suis un insolent de vous parler en ami, moi qui ne suis rien, moins que rien… un champi !…

MARIETTE, embarrassée.

Oh ! je n’ai pas eu l’idée de vous reprocher… Vous me croyez bien mauvaise, je le vois… Pourtant, nous ne nous connaissons que de tantôt ; et je pourrais vous demander de quel droit vous me souhaitez penser à votre mode.

FRANÇOIS.

Mon droit ?… Vous le connaissez bien ! c’est le droit du champi… de l’enfant qui a été recueilli ici par la charité de madame Blanchet ;… ce qui est cause qu’il a le devoir de l’aimer comme sa mère, à seule fm de la récompenser de son bon cœur.

MARIETTE, émue.

Je n’ai rien à blâmer là-dessus, maître François, et peut-être que, vous aussi, vous prendrez une meilleure idée avec le temps.

FRANÇOIS, avec franchise.

Il ne tiendra qu’à vous, et je ne demande pas mieux… Voulez-vous me donner une poignée de main ?

MARIETTE, minaudant.

C’est un peu trop tôt, je pense…

FRANÇOIS, souriant.

Vous ne voulez point ? Ce sera pour plus tard… Où allez-vous donc, mademoiselle Mariette ?

MARIETTE, se dirigeant vers sa chambre.

Eh ! je vas chercher mon manteau et ma coiffe pour veiller Madeleine.

FRANÇOIS.

Vous voyez bien que vous n’êtes pas seulement la plus jolie fille du monde, et que vous êtes bonne aussi, comme un petit ange ! Allons, voulez-vous me donner la main, à présent ?

MARIETTE.

Puisque vous me le demandez si honnêtement… François lui baise la main ; pendant ce temps, Jean Bonnin passe la tête par la porte et fait un geste de désespoir comique ; il disparaît aussitôt, et François sort après lui.

MARIETTE, montant à sa chambre.

Tiens !… tiens !… comme il m’a baisé la main ! c’est gentil, ça !… ça n’est pas des manières de paysan…



ACTE DEUXIÈME


Même décoration qu’au premier acte ; seulement, la porte du fond est grande ouverte et l’on voit la campagne au printemps.




Scène PREMIÈRE


FRANÇOIS, JEANNIE, MADELEINE, appuyée sur le bras de CATHERINE.


FRANÇOIS.

Allons, madame Blanchet, il faut vous promener souvent pour reprendre vos forces ; voilà le printemps, le rossignol qui chante, la rivière qui cause, le soleil qui se fait clair et beau. (À Jeannie.) Soutiens-la bien, petit, car elle n’est pas encore des plus fortes, notre mère mignonne.

JEANNIE.

N’aie pas peur, mon François, je la conduirai aussi adroitement que tu me conduisais quand j’étais petit.

MADELEINE.

Oh ! je ne tarderai pas à vous aider à l’ouvrage, mes pauvres enfants ; je me sens tous les jours mieux.

CATHERINE.

Dame ! ç’a été un peu long ; mais voilà que vous reprenez comme un rejet. M’est avis, madame Blanchet, que la maladie vous a rajeunésie ; vous voilà aussi blanche qu’une bourgeoise, et ça ne vous gâte point. C’est pourtant à ce François-là que nous devons le contentement de vous voir guérie !

JEANNIE.

Oui, c’est à lui ; depuis trois mois qu’il est revenu à la maison, il nous a porté bonheur en tout.

MADELEINE.

Je le crois bien ! il s’y emploie du matin au soir. Eh bien, tu parais soucieux, François ?

CATHERINE.

Je sais ce qu’il a ; quelqu’un nous a dit ce matin que la Sévère voulait recommencer ses chicanes au sujet du billet de quatre mille francs de M. Blanchet.

MADELEINE.

Ah ! mon Dieu, elle n’y a pas renoncé ? Ce serait notre ruine.

FRANÇOIS.

Elle n’oserait, ce sont des menaces pour vous effrayer ; mais soyez sûre qu’elle ne s’embarquera pas dans une si mauvaise affaire.

Catherine va à la fenêtre.
MADELEINE.

Si pourtant mon mari n’avait pas payé !

FRANÇOIS.

C’est ce que je saurai, pas plus tard qu’aujourd’hui ; j’ai trouvé un prétexte pour y aller, chez la Sévère, et j’y vais de ce pas.

CATHERINE, regardant par la fenêtre.

Oh ! ma fine, vous n’aurez pas besoin d’aller bien loin, car la voilà qui vient ici.

Elle ferme la porte du fond.
MADELEINE.

Ici, la Sévère ! elle ose venir chez moi ? Oh ! c’est une grande hardiesse !

FRANÇOIS.

Oui, bien grande ; mais elle n’y reviendra pas deux fois, car je veux la recevoir. Sortez par ici, ma chère mère (il montre la chambre de Madeleine), pour ne la point rencontrer, et promenez-vous au bout du jardin pour ne la point entendre, ça ne vous ferait que du mal.

CATHERINE, regardant toujours par le fond.

Il parait qu’elle n’a point osé se risquer seule, car elle amène ici son gros innocent de neveu, qu’elle veut faire épouser à mademoiselle Mariette.

FRANÇOIS.

C’est bon, va au-devant d’eux, et dis-leur que la demoiselle est ici.

Catherine sort.
MADELEINE.

Mais où donc est-elle, Mariette ?

FRANÇOIS.

Chez la Sévère, comme tous les jours ; mais elles n’auront pas suivi le même chemin et ne se seront pas rencontrés.

François va vers la fenêtre.
MADELEINE.

Mon Dieu, est-il possible que cette enfant s’obstine dans une pareille amitié ? Ah ! je l’entends, cette vilaine femme. Allons-nous-en, mon Jeannie ; et toi, François, ne te querelle pas avec son neveu.

FRANÇOIS, riant.

Ah ! pour cela, il n’y a point de danger. Madeleine et son fils sortent par la porte de côté.

FRANÇOIS.

À nous deux, maintenant, dame Sévère !




Scène II


FRANÇOIS, SÉVÈRE, JEAN BONNIN.


SÉVÈRE.

Eh bien, cette grosse niaise de servante qui nous disait que la Mariette était céans ! je ne vois que le beau meunier à la veuve.

FRANÇOIS.

Dites le serviteur de madame Blanchet, pour vous obéir, pas moins, dame Sévère.

SÉVÈRE.

Ah ! tu es devenu bien honnête avec les années, champi ; tu n’étais pas comme ça quand on t’a chassé de la maison.

FRANÇOIS.

Puisque, par l’effet de votre bonté, j’ai été forcé de voyager, madame Sévère, c’est à vous que j’ai l’obligation d’avoir appris l’honnêteté ; et, s’il vous plaisait me laisser causer un brin avec vous, vous ne me trouveriez peut-être plus si mal éduqué que par le temps passé.

SÉVÈRE.

Tiens, il a appris à parler, ce garçon-là. (À part.) Et il est, ma foi, devenu joli homme tout à fait. (À Jean Bonnin.) Eh bien, qu’est-ce que tu fais là, comme un nigaud, à regarder les images de la cheminée ? Dirait-on pas que tu as froid ! il faut être plus dégourdi que ça quand on vient voir sa belle. Allons, éveille-toi, cherche-la dans le moulin ou dans le verger, puisqu’elle n’est point dans la maison.

FRANÇOIS, à Jean Bonnin.

Vous souhaitez voir notre jeune demoiselle ? Je crois bien qu’elle est allée jusque chez sa cousine Fanchon.

JEAN.

Diantre ! ce n’est point tout près d’ici ! C’est égal, je m’en y vas.

Il sort.
FRANÇOIS, à part.

Va, mon garçon, et tâche de la rencontrer.




Scène III


FRANÇOIS, SÉVÈRE.


SÉVÈRE.

Eh bien, qu’est-ce que vous avez à nous conter, le beau meunier ?

FRANÇOIS, d’un ton patelin.

Je voulais vous parler d’affaires, mais vous dites là un mot… Dame ! on vous en conterait bien, si on l’osait ! C’est que vous êtes diantrement belle femme, da ! vous n’avez point empiré, depuis que je ne vous ai vue d’aussi près ; vous êtes encore fraîche comme une guigne, et je ne m’étonne point que défunt maître Blanchet eût perdu l’esprit à cause de vous !

SÉVÈRE, à part.

Je vois ce que c’est ; on me flatte, on a peur. (Haut.) Voyons, c’est-il par malice, ou par enjôlerie, que tu me contes ces sornettes-là ? Crois-tu que je ne sache pas où tu veux en venir ?

FRANÇOIS.

Oh ! pouvez-vous dire ça ! Vous savez bien que, pour de la malice, je n’en ai jamais été cousu… Vous vous mettez dans l’esprit que je vous demande grâce pour cette pauvre madame Blanchet, qui a son sort entre vos mains, et que je voudrais vous amener à un petit arrangement ? La vérité est que cette femme est malheureuse, et qu’il ne dépendrait que de vous de la mettre sur les chemins, une besace au dos et un bâton de misère à la main.

SÉVÈRE.

Sans doute, il ne tient qu’à moi. (À part.) Et c’est à quoi je ne manquerai point, si je puis.

FRANÇOIS.

Oh ! vous ne feriez point une pareille chose ! vous avez le cœur trop bien placé, et vous ne voudriez point non plus lui subtiliser l’amitié de sa petite belle-sœur, qu’elle aime comme son enfant, et qu’elle élève depuis quasiment cinq ou six années.

SÉVÈRE.

Ah ! nous y voilà !… Nous savons tous que la petite a du bien, qu’on serait assez aise d’en conserver la tutelle pour parer à de gros embarras, sauf à lui rendre des comptes plus tard, comme on pourra ! On voudrait bien l’empêcher de venir chez moi, parce qu’elle risque d’y rencontrer galant à son gré, et que le plus tard on la mariera, le plus longtemps on verra reluire ses écus ; mais la petite a une bonne tête. Dieu merci, on ne la renfermera pas comme un oiseau dans une cage. Elle n’a ni père ni mère, elle fait ce qu’elle veut pense comme elle l’entend, et le mari qu’elle choisira, il faudra bien qu’on s’en accommode !

Ils vont s’asseoir à droite.
FRANÇOIS, à part.

C’est donc comme cela qu’on endoctrine cette jeunesse ! (Haut.) Moi, je ne vous en dirai rien, madame Sévère. Je ne sais pas toutes ces affaires-là, et ne me mêle point de ce que veut, ou ne veut pas la demoiselle de céans. Je sais seulement qu’il y a des personnes qui, pour avoir plus d’âge et de corpulence, n’en sont pas moins bonnes à regarder.

SÉVÈRE

Diantre ! il me regarde avec des yeux !… C’est qu’il a fièrement bonne mine, ce garçon-là ! (Haut.) Allons ! qu’est-ce que tout ça signifie ? est-ce pour ton compte ou pour celui de la veuve Blanchet que tu me flattes ?

FRANÇOIS, faisant le simple.

Oh ! pour le compte de madame Blanchet, à quoi bon ? Vous ne lui voulez point de mal ! vous êtes si bonne ! vous vous divertissez un peu à lui donner du tourment ; mais vous êtes trop juste pour vouloir réclamer ce qui ne vous serait point dû !

SÉVÈRE.

Ce qui ne me serait point dû ? Est-ce que quelqu’un ici se permet d’en douter ?

FRANÇOIS.

Dame ! oui, un peu…

SÉVÈRE.

Ah ! voilà qui est fort ! Défunt Blanchet m’a-t-il fait des billets, oui ou non ?

FRANÇOIS.

Oh ! oui.

SÉVÈRE.

Et m’a-t-il jamais payée ?

FRANÇOIS, changeant peu à peu de ton.

Eh ! oui.

SÉVÈRE.

On ose dire ça ! Où est ma quittance ? peut-on me la montrer, ma quittance ?

FRANÇOIS, élevant la voix.

Parbleu ! oui.

Ils se lèvent.
SÉVÈRE, troublée.

Comment, oui, oui ? Il n’y a pas besoin de tant crier, je ne suis point sourde. Faites-la donc voir, cette quittance ; je serais bien aise qu’on me la fit voir !

FRANÇOIS.

On vous la fera voir devant les juges si vous voulez plaider ! (À part.) Elle est bien inquiète.

SÉVÈRE, se remettant.

Ah ! bien, je connais ça ; on veut m’éprouver, on croit me faire peur ! Tu joues mal ton rôle, champi ;’tu as cru me prendre au piège. (Avec un rire forcé.) Mais c’est peine perdue, mon gars ; je suis dans mon droit, et je plaiderai jusqu’à ce qu’elle paraisse, cette fameuse quittance.

FRANÇOIS, tranquillement et feignant de chercher sa poche.

Vous voulez donc la voir absolument, cette pauvre quittance du bon Dieu ? (À part.) Voyons jusqu’où elle ira ! le premier papier venu ! (Il tire un papier de sa poche en ayant l’œil sur tous les mouvements de Sévère.) Oh ! elle est écrite de votre belle main, madame Sévère, et, quand je l’ai retrouvée, j’ai eu envie de baiser votre signature.

SÉVÈRE, voulant saisir la quittance.

Ce ne peut être ma signature, voyons !…

FRANÇOIS, remettant tranquillement le papier dans sa poche.

Prenez donc garde, madame Sévère, vous allez vous échauffer le sang ! et, à cette heure, auriez-vous point affaire à votre logis ? J’ai dans mon idée que vous feriez bien d’y retourner, car il y a ici un bon bras…

SÉVÈRE, effrayée.

Malheureux, tu oses menacer une femme !

FRANÇOIS.

Non pas, non pas ; je dis qu’il y a ici un bon bras pour vous reconduire, si vous voulez l’accepter.

SÉVÈRE.

J’entends, et c’est bien assez ; mais ne crois pas, champi, m’avoir fait peur ni regret ; vous direz du mal de moi ! je ne m’en embarrasse guère, et vous verrez comme je sais prendre les devants.

FRANÇOIS.

À cela, il n’y aura rien de nouveau !

SÉVÈRE.

Si fait, il y aura du nouveau, et, si vous parlez mal de moi, vous en entendrez parler aussi. Ah ! c’est comme ça ! tu as voulu me jouer ! Je m’en vas, mais vous ne tarderez point à me revoir, et je ne me tiens pas loin. À bientôt, beau meunier. Elle sort.




Scène IV


FRANÇOIS, seul.

J’en étais bien sûr, elle a donné dans le piège ; elle ne plaidera point ; pour être malhonnête, on n’est pas toujours habile ! Mais j’ai peut-être été un peu vite avec elle ; elle s’en va furieuse !… Ah ! qu’elle ne lâche point un mot contre Madeleine !…




Scène V


MARIETTE, venant du dehors ; FRANÇOIS.


FRANÇOIS.

Ah ! vous voilà de retour, demoiselle ?

MARIETTE, assise à gauche.

Eh bien, François, qu’est-ce que ça vous fait que je sois ici ou ailleurs ?

FRANÇOIS.

Ça ne me regarde point, et pourtant j’y fais attention, comme vous voyez…

MARIETTE.

Allons, laissez-moi, et gardez vos observations pour vous ; je ne suis pas en humeur de me laisser taquiner aujourd’hui.

FRANÇOIS.

J’en sais bien la cause, et ne vous la demande point.

MARIETTE.

Quelle cause est-ce que vous supposez ?…

FRANÇOIS.

C’est donc vous qui me questionnez à cette heure ? Eh bien, j’obéirai à votre premier commandement… Je garde mes idées pour moi.

MARIETTE, se levant.

Eh ! vous m’impatientez ; qu’est-ce que vous voulez me donner à entendre ? Vous êtes toujours après moi.

FRANÇOIS.

Non ; c’est vous qui voulez me forcer à parler, et c’est moi qui veux me taire.

MARIETTE hausse les épaules d’un air de dépit.

Qui donc est venu ici, que je vois les chaises dérangées ?

FRANÇOIS.

Vous voyez bien que vous m’abîmez de questions ; qu’est-ce que ça vous fait que les chaises soient dérangées ?

MARIETTE.

Ça m’est fort égal ; mais je dis qu’il est venu ici quelqu’un.

FRANÇOIS.

Vous ne l’avez donc pas rencontrée ?

MARIETTE.

Qui ?

FRANÇOIS.

Vous en venez pourtant !

MARIETTE.

D’où ?

FRANÇOIS.

Est-ce que je vous le demande ?

MARIETTE.

Ah ! finissez ces jeu-là, François, ou nous nous brouillerons ensemble.

FRANÇOIS.

Est-ce que c’est possible !

MARIETTE.

Quoi ?

FRANÇOIS.

De nous brouiller.

MARIETTE.

Vous croyez donc que nous sommes trop bons amis pour ça ?

FRANÇOIS.

Tout au contraire ; je crois que nous sommes brouillés de naissance, et que nous n’y pouvons rien changer.

MARIETTE.

Voilà une parole bien aimable !

FRANÇOIS.

Il faut qu’elle vous plaise, puisque vous me la demandez.

MARIETTE.

Moi, je vous la demande ?

FRANÇOIS.

N’auriez-vous pas trouvé mauvais si je l’avais entendu autrement ?

MARIETTE.

Oh ! que vous me tourmentez, François ! Voyons, il n’y a qu’un mot qui serve, et, si c’est cela, il faut le dire : vous me détestez ?

FRANÇOIS.

Ma foi, vous le mériteriez bien !

MARIETTE, très-animée, le regardant.

Allons ! dites ce que vous avez contre moi ; ce sera plus tôt fini.

FRANÇOIS.

Vous êtes déjà lasse de la dispute ! vous êtes donc malade aujourd’hui ?

MARIETTE.

Il y aurait de quoi l’être, d’être toujours moquée, molestée et blâmée par vous !

FRANÇOIS.

Quand vous voudrez que je vous parle sérieusement et de bonne amitié, vous me le ferez savoir.

MARIETTE.

Eh bien, je vous le demande tout de suite ; dépêchez-vous, ou je m’en vas !

FRANÇOIS.

Vous y retournez sitôt ?

MARIETTE.

Ah ! c’est trop, je n’en peux pas supporter davantage !

Elle pleure.
FRANÇOIS, un peu ému.

Voilà que vous vous en prenez à vos beaux yeux, à présent, Mariette ?

MARIETTE, pleurant.

Ça vous fait plaisir de me chagriner et de me mettre hors de moi ! Réjouissez-vous donc, vous avez votre divertissement comme vous l’avez souhaité.

FRANÇOIS, lui prenant la main.

Voyons, Mariette, ne pleurez point et ne prenez point on mal ce que je vas vous dire : il ne faut plus aller chez la Sévère, ma bonne demoiselle ; ce n’est pas la place d’une personne comme vous.

MARIETTE.

Et qui vous dit que je la fréquente déjà tant ?

FRANÇOIS.

Vous avez beau vous en cacher, je vous dis, moi, que vous y allez un peu plus souvent que tous les jours, et que vos moutons sont gardés par le tiers et le quart (qui cause de vous), tandis que vous courez par des chemins où vous auriez dû laisser pousser l’herbe bien haute, avant que d’y mettre le pied ! Je sais bien qu’on se divertit et qu’on est fêtée au logis de la Sévère. On y rencontre des galants qui, tous, sont pour le bon motif ; car vous êtes riche, et vous pourriez vous passer d’être belle, avec les prétendants que la Sévère vous présente à choisir ; mais ça flatte toujours d’être courtisée et louangée, et, pour ce plaisir-là, vous ne craignez pas de faire à Madeleine un chagrin qui lui fend le cœur.

MARIETTE.

Madeleine ! Madeleine ! pourquoi me parlez-vous de Madeleine ? Elle sait bien que je ne songe point à la chagriner ; mais vous, si vous avez du déplaisir, dites-le, et je verrai ce que j’ai à répondre. Pourquoi est-ce que vous fourrez toujours ma belle-sœur là dedans ?

Elle se lève.
FRANÇOIS.

Mariette, il ne manque pas de gens qui aimeraient à vous persuader à leur profit ; mais, quant à moi, je ne saurais le faire au détriment de l’amitié que vous devez à Madeleine.

MARIETTE.

Toujours Madeleine ! Elle a ses raisons pour m’empêcher de me marier.

FRANÇOIS.

Oh ! fi ! demoiselle, voilà la Sévère qui parle par votre bouche. Eh bien, et vous dis, moi, que Madeleine vous aime plus que vous ne méritez ; la pauvre chère âme ne sait que se désoler, et, vous connaissant précipiteuse et combustible comme votre défunt frère, elle craint d’augmenter le mal en vous contrariant ; elle espère que, de vous-même, vous vous dégoûterez de son ennemie ; mais, puisque vous n’avez pas le cœur de blâmer ce qui est méprisable, Madeleine devrait vous arrêter au penchant de votre perdition.

MARIETTE

Oui-da, et pardi, on va obéir comme un enfant de deux ans aux volontés d’une belle-sœur ! Dirait-on pas que je lui dois soumission ? Et où prend-elle que je perds mon honneur ? Dites-lui, s’il vous plaît, qu’il est aussi bien agrafé que le sien, et peut-être, mieux. Je sais qu’en allant chez la Sévère je n’y fais point de mal, et cela me suffit.

FRANÇOIS.

À savoir. Et tenez, Mariette, vous avez trop de presse d’y aller ; n’y retournez plus, croyez-moi, ou, à îa parfin, je croirai que vous n’y allez à de bonnes intentions.

MARIETTE.

C’est donc décidé, maître François, que vous allez faire toujours le maître d’école avec moi ? Vous vous croyez l’homme de chez nous, le remplaçant de mon frère, pour me faire la semonce ! Je vous conseille de me laisser en repos. (Elle rajuste sa coiffe devant le miroir.) Votre servante ! si ma belle-sœur me demande, vous direz que je suis chez la Sévère, et, si elle vous y envoie me chercher, vous verrez comment vous y serez reçu.

FRANÇOIS.

À votre aise, demoiselle ! je quitte la partie, et vous laisse le chemin libre ; ne craignez point que j’aille contrarier vos amoureux, ça ne se fait que pour les personnes que l’on tient en grande amitié et en grande révérence.

Il sort par la chambre de Madeleine.




Scène VI


MARIETTE, seule.

Ah ! que voilà de mauvaises paroles ! il n’a point d’amitié pour moi.

Elle se jette sur une chaise et sanglote.




Scène VII


SÉVÈRE, MARIETTE.


SÉVÈRE.

Eh bien, qu’est-ce que je vois ! ma pauvre mignonne tout en larmes ? Ah ! je le vois bien, Mariette, on vous moleste par trop, ici !

MARIETTE.

Non, ce n’est pas ça ! c’est un chagrin que j’ai.

SÉVÈRE.

Pauvre petite chère amie ! la voilà qui a ses jolis yeux rouges comme braise ! Ah ! Mariette, Mariette, vous n’avez point de fiance envers moi et vous ne me dites point tout !

MARIETTE.

Qu’est-ce que vous voulez donc que je vous dise, Sévère ? Ce que j’ai, je ne le sais pas moi-même !

SÉVÈRE.

Moi, je le sais ; votre belle-sœur vous déteste, parce que vous êtes trop jeune et trop gentille, à côté d’elle ; ça marque trop son âge, et c’est autant par jalousie que par intérêt qu’elle veut vous empêcher de plaire aux hommes.

MARIETTE.

Je n’ai jamais dit ça. Sévère, ne me faites pas dire ça ! je vous dis que mon chagrin me vient de moi-même !

SÉVÈRE.

Alors, mignonne, c’est que vous avez une peine d’amour, et je gage que je sais pour qui ?

MARIETTE.

Si vous le savez, dites-le donc, car, pour moi, je n’oserais me fier aux idées qui me viennent dans la tête.

SÉVÈRE, avec volubilité.

Je n’irai pas par quatre chemins, Mariette ; vous avez du goût pour mon neveu, pour ce pauvre Jean Bonnin, qui n’ose point vous parler, parce qu’il est honteux, cet enfant-là, et alors, vous croyez qu’il ne vous aime point. Mais, moi, je vous dis qu’il en tient pour vous autant que vous pouvez le souhaiter. Je suis venue avec lui, justement parce qu’il veut vous présenter sa demande, et parce que je prévois qu’il sera mal reçu ici, et que je n’entends point qu’on lui fasse d’affront. Il est votre amoureux attitré, puisqu’il vous plaît ; vous avez le droit de le recevoir, comme il a celui de vous fréquenter ; et, si votre monde veut l’éconduire, il faut que je sois là, pour vous donner protection et savoir qui, de vous ou de votre belle-sœur, est céans la fille à marier.

MARIETTE, distraite.

Votre neveu est venu ? Je ne le vois point.

SÉVÈRE.

Votre meunier l’a envoyé chez votre cousine Fanchon, disant que vous y étiez.

MARIETTE.

Je n’y étais point, et il le savait bien, puisqu’il épie tout ce que je fais.

SÉVÈRE.

Ah ! le champi s’est amusé à faire courir mon neveu comme ça pour se gausser de nous ?

MARIETTE, pensive.

Dites donc, Sévère, est-ce que vous penseriez, d’après cela et d’autres choses encore que je vous dirai, que notre meunier serait comme jaloux, comme amoureux de moi ?

SÉVÈRE.

Voyez-vous ce drôle ! il se permet aussi de vous en conter ? Vous ne me l’aviez jamais dit, Mariette.

MARIETTE.

Non, Sévère, il ne m’en conte point ; tout au rebours, il me contrarie et me reprend sur toutes choses. Il a une façon d’être avec moi, à quoi je ne comprends rien ; tantôt complaisant et amiteux, comme si nous étions frère et sœur ; tantôt grondeur et répréhensif, comme s’il se croyait mon oncle ou mon parrain.

SÉVÈRE.

Franchement, Mariette, ce païen de meunier vous a jeté un charme.

MARIETTE, après s’être caché un instant la figure dans les mains.

Eh bien, je crois que vous avez dit le fin mot, Sévère, c’est comme un charme qu’il a jeté sur moi ! Tant plus il me moleste, tant plus je suis obligée de penser à lui ! Les plus belles louanges des autres ne me font qu’un petit plaisir ; le moindre mot de lui me rend fière et me contente… Vous direz peut-être que c’est la coquetterie qui me tient, et le dépit que j’ai de voir qu’il sait si bien se défendre de moi. C’est possible, mais, pas moins, j’en sèche de souci… Quand je vas chez vous faire la charmante avec d’autres, c’est tout bonnement parce que j’enrage contre lui, et que je voudrais le faire enrager contre moi ! quand je crois que je l’ai rendu jaloux, je suis contente, et, quand je crois qu’il ne l’est point, je voudrais être morte !

Elle se met à pleurer. Sévère la flatte et la caresse.
SÉVÈRE, à part.

Je m’étais toujours doutée de ça !




Scène VIII


FRANÇOIS, sans être vu ; MARIETTE, SÉVÈRE.


FRANÇOIS, sur le seuil de la porte du fond.

Déjà la Sévère à l’œuvre !

Il écoute sans se montrer.
SÉVÈRE.

Oh ! foin du champi ! Comment, mignonne, une fille de votre rang épouserait un champi ! J’en aurais honte pour vous, ma pauvre âme, et encore ce n’est rien ! Il vous le faudrait disputer à votre belle-sœur, car il est son bon ami ; aussi vrai que nous voilà deux !

François est au moment de se montrer, il fait un geste d’indignation et se cache de nouveau.
MARIETTE.

Là-dessus, Sévère, je ne puis vous croire ; ma belle-sœur est une honnête femme, et, d’ailleurs, elle est d’un âge…

SÉVÈRE.

Elle n’a guère que trente ans, et ce champi n’était encore qu’un galopin, que… Est-ce que vous ne savez point la cause pourquoi votre frère l’a chassé ?

MARIETTE.

Vous me l’avez déjà donné à entendre, mais…


SÉVÈRE.

Mais vous en doutez ? En ce cas, vous êtes la seule, car tout le monde sait bien qu’un beau jour votre frère le trouva en grande accointance avec sa femme et l’assomma à bons coups du manche de son fouet, puis le jeta hors de son logis.

FRANÇOIS, à part.

Oh ! menterie abominable !

MARIETTE.

Vous ne mentez points Sévère ? vous en feriez serment ?

SÉVÈRE.

Je le tiens du pauvre défunt, qui n’était point si heureux ni si honoré chez lui qu’on veut bien le dire.

MARIETTE.

Et alors, il tentera de l’épouser, à présent qu’elle est veuve ?

SÉVÈRE.

Savoir ! il paraît qu’il commence à s’en dégoûter, puisqu’il vous honore de son attention ; mais c’est un grand innocent qui, sa vie durant, sera gouverné par la veuve, et vous n’aurez de son amitié que ce qu’il conviendra à la veuve de vous en laisser. Voyez si ça vous flatte !

MARIETTE.

Si c’est là le train qu’elle mène, je lui conseille de me blâmer et de vous critiquer, à présent ! Eh bien, je vas la saluer, moi, et m’en aller demeurer avec vous ; et, si elle s’en offense, je lui répondrai, et, si elle veut me contraindre, je plaiderai, et la ferai connaître pour ce qu’elle est, entendez-vous !…

SÉVÈRE.

La loi vous donnera tort, parce que vous êtes mineure ; il y a un meilleur remède, mignonne : c’est de vous marier au plus vite ; elle ne vous refusera pas son consentement, parce qu’elle doit voir que le champi vous courtise. Vous ne pouvez pas attendre, voyez-vous, parce qu’on dirait bientôt de vilaines choses, et personne ne voudrait plus vous épouser. Mariez-vous donc, et prenez celui que je vous conseille.

MARIETTE.

C’est dit, je vous donne ma parole ; allez chercher votre neveu, Sévère, et qu’il vienne tout de suite ici faire sa demande.

SÉVÈRE.

C’est ça ; courage, mon enfant ! voilà comment il faut mener les affaires !

Elle sort par le fond ; Mariette remonte à sa chambre.




Scène IX


FRANÇOIS, seul.

Oh ! j’en ai lourd comme un rocher sur le cœur ! Oh ! méchante ! méchante Sévère ! Et cette petite jeunesse de Mariette qui croit à cela !… Mon Dieu, que le monde est vilain, et que les cœurs sont injustes !… (Il s’assied.) Est-ce que je serais devenu fou ? Où diantre la Mariette a-t-elle pris que j’étais amoureux d’elle ? Mais Madeleine !… dire que je me permets d’être amoureux de celle-là… Par exemple, faut avoir une insolence ! Et pourtant, M. Blanchet m’a renvoyé par jalousie ! est-ce possible ? Oser dire qu’il m’a frappé ! ah ! je n’avais pas dix-sept ans, mais je l’aurais mis en menus morceaux ! Ah ! pauvre chère femme (se levant), quand j’ai été petit, on t’a tourmentée à cause du pain que tu me faisais manger ;… quand j’ai été grand, on t’a offensée et humiliée pour l’honnête amitié que tu me portais ! J’ai toujours été pour toi une cause de dommage et de chagrin ! Mon Dieu, ces idées-là me troublent la tête, et je suis comme si je marchais sur un brasier !… j’en ai comme de la honte, comme de la colère, comme de la peine… et je ne sais quoi encore qui fait que le cœur me saute, comme si j’étais content… Être le mari de Madeleine ! et pourtant, elle m’a bien aimé comme son enfant, et ça, c’est la plus grande et la plus belle des amitiés qu’une femme puisse donner ; les autres ne viennent qu’après… Elle ne me méprise point pour être champi, elle ! J’ai encore mes quatre mille francs, toutes les dettes payées, et je serais bien pour elle un bon parti, comme ils disent. Elle ne regarde point à l’argent ; mais, à cause de son fils, elle doit consulter la raison… Il faut un homme ici pour travailler le bien et gouverner les affaires, il faudra toujours qu’elle se remarie… Se remarier avec un autre que moi !… tonnerre !… Ah ! c’est moi ! c’est moi qu’il faut qu’elle choisisse ; comment donc se fait-il que je n’y aie jamais songé ? Merci, mon Dieu, c’est vous qui avez forcé le diable à se confesser ; merci, Sévère ! c’est vous qui, en voulant me faire du mal, m’avez enseigné mon devoir… Je m’en vas tout de suite trouver Madeleine, et lui conter tout ça, car j’en ai la fièvre ! Ah ! bon, la voilà qui rentre… (il va pour entrer dans la chambre de Madeleine.) Mais Jeannie est avec elle !… Non, il s’en va… Allons !… voilà qui est drôle !… je n’ose point ! non, vrai, je n’ose point ! j’ai honte ! et de quoi donc ? Est-ce que tu as peur, champi, avec ta chère mère Madeleine ? Allons donc ! François, du courage ! (Il va jusqu’à la porte et il revient précipitamment.) La voilà qui vient par ici ; j’ai comme un éblouissement,… comme une idée de me sauver !…

Il se retire vers la cheminée.




Scène X

MADELEINE, FRANÇOIS.
MADELEINE.

Te voilà ! Eh bien, tu as vu la Sévère… Que s’est-il passé ?

FRANÇOIS.

Ah ! oui… la Sévère !… je l’ai vue et entendue. Elle n’osera plaider ; mais vous n’avez point fini avec elle ;… sa méchanceté est grande, et, tant qu’elle vivra, elle tentera de vous faire des ennemis.

MADELEINE.

Je n’en doute pas ! mais, la méprisant trop pour vouloir en tirer vengeance, je n’ai que faire de savoir le mal qu’elle peut dire de moi.

FRANÇOIS.

Oh ! je n’ai garde de vous le répéter ! je n’oserais… Mais il faut que je vous prévienne d’une chose : c’est qu’elle va revenir ici tout à l’heure.

MADELEINE.

Encore !…

FRANÇOIS.

Elle veut commencer à se venger de vous, en vous brouillant avec la petite Mariette… et, pour cela, elle doit vous la demander en mariage pour son neveu.

MADELEINE.

Jean Bonnin ?… Il ne lui convient pas ! elle a trop d’esprit pour se soumettre à un homme qui n’en a point.

FRANÇOIS.

Oh ! ne craignez pas qu’elle se soumette à personne… Elle le fera marcher !… elle a une tête !… Il est riche, il est honnête garçon et ne tient point de sa tante. C’est l’homme qu’il faut à Manette, croyez-moi, ma chère mère… Et, d’ailleurs, tant plus vous voudrez l’en dégoûter, tant plus elle s’y obstinera.

MADELEINE.

François, avant de te répondre là-dessus, il faut que tu me donnes ton cœur à connaître, car je veux de toi la vérité.

FRANÇOIS.

Soyez assurée, ma chère mère, que je vous ai donné mon cœur comme à Dieu, et que vous aurez de moi vérité de confession.

MADELEINE, lui prenant les deux mains.

François, voilà que tu es dans tes vingt-deux ans, et que tu peux songer à te marier !… N’aurais-tu point d’idées contraires ?

FRANÇOIS, ému.

Non, non, madame Blanchet,… je n’ai point d’idées contraires… à la vôtre…

MADELEINE.

Je m’attendais à ce que tu me dis… Eh bien !… puisque j’ai deviné ton idée, François, sache donc que c’est la mienne aussi.

FRANÇOIS.

Oh ! que me voici réconforté par cette parole-là !… ma chère Madeleine !… j’en suis étouffé de joie, et je ne sais comment vous remercier de m’avoir si bien compris.

MADELEINE.

J’y avais peut être songé avant toi !

FRANÇOIS.

Vrai ?… Oh !… qu’est-ce que vous me dites là ! il y a peut-être bien longtemps que j’y songe sans y penser et sans oser me questionner là-dessus.

MADELEINE.

C’est bien ce que je voyais ; j’attendais à connaître si la personne te prendrait en amitié ;… et vous vous donniez parfois tant de dépit l’un à l’autre, que je n’osais m’y fier… Mais ce dépit-là commence à devenir bien clair pour moi, et je pense qu’il est temps que vous vous disiez la vérité. Eh bien, donc !… pourquoi me regardes-tu d’un air confondu ?

FRANÇOIS

Je voudrais bien savoir de qui vous me parlez, ma chère mère, car, pour moi, je n’y comprends rien.

MADELEINE.

Non, vraiment ? tu ne sais pas ? est-ce que tu voudrais m’en faire un secret ?

FRANÇOIS.

Un secret à vous ? Oh ! vous me traitez bien mal, Madeleine, et ne me connaissez point. Tenez, je me sens comme si j’allais étouffer, comme si j’allais me fâcher, comme si j’allais pleurer !…

MADELEINE.

Eh bien, enfant, tu as du chagrin ! parce que tu es amoureux, et que les choses ne vont point comme tu voudrais !…

FRANÇOIS.

Bien vrai, elles vont tout au rebours !

MADELEINE.

Tu vois bien, tu as du dépit ; mais, moi, je t’assure que Mariette n’aime point Jean Bonnin, et qu’elle ne se retourne vers lui que par un dépit pareil au tien. Est-ce que je ne vois point ce qu’il y a au fond de vos petites fâcheries ? Va, c’est un grand bonheur pour moi de penser qu’elle t’aime, et que, marié à ma belle-sœur, tu demeureras près de moi et seras dans ma famille ! que je pourrai, en vous logeant, en travaillant pour vous, en élevant vos enfants, m’acquitter de tout le bien que tu m’as fait ; par ainsi, assure-moi donc ce bonheur-là, et guéris-toi de ta jalousie. Si Mariette aime à se faire brave, c’est qu’elle veut te plaire ; si elle est devenue un peu fainéante, c’est qu’elle pense trop à loi ; et si elle me répond avec un peu d’humeur, c’est qu’elle a du souci, et ne sait à qui s’en prendre ; mais la preuve qu’elle est bonne et qu’elle veut être sage, c’est qu’elle te souhaite pour son mari.

FRANÇOIS.

C’est vous qui êtes bonne, madame Blanchet ; car vous croyez à la bonté des autres, et vous êtes trompée. Tenez, je ne suis pas venu ici pour vous y apporter la brouille et la défiance ; mais vous m’obligez à vous dire que cette fille ne vous aime point ; et vous pensez après cela que je peux l’aimer ? Allons ! c’est vous qui ne m’aimez plus…

MADELEINE.

Eh bien, François, qu’est-ce que ça veut dire ! C’est la première fois de ta vie que tu me fais des reproches. Ne t’en va donc pas comme ça ; ce serait mal, vois-tu, et il ne faut pas se quereller avec une mère, comme on peut le faire avec une amoureuse.

Elle va s’asseoir dans le fauteuil.
FRANÇOIS, au fond.

Oh ! vous en connaissez la différence mieux que moi. Laissez-moi prendre l’air, madame Blanchet, je reviendrai tout à l’heure ; mais, pour le moment, je me sens affolé de chagrin.

MADELEINE, écoutant et se levant.

Tais-toi, et reste. J’entends la voix de cette Sévère ; ne me quitte pas, François ; cette femme-là me fait autant de mal que de peur !

FRANÇOIS, passant sa main sur sa figure.

Non, non, ne craignez rien, ma chère mère, je suis là et je reprends mes esprits.




Scène XI

Les Mêmes, JEAN BONNIN, SÉVÈRE, MARIETTE, CATHERINE.


Sévère et Jean entrent par le fond. Mariette descend de sa chambre.


{{personnage|SÉVÈRE. Excusez si je vous dérange de votre compagnie, madame Blanchet ; mais je ne viens point ici pour y prendre racine. Puisque vous étiez avec votre confident, vous pouvez savoir ce qui m’amène ; et, d’ailleurs, voilà mon neveu qui vous le dira en personne, et qui n’est point disposé à se laisser éconduire par des étrangers.

JEAN.

Doucement, ma tante !… il n’est point nécessaire de le prendre sur ce ton-là ; je parlerai bien moi-même. — Madame Blanchet et la compagnie (il salue à droite et à gauche), par le respect que je vous dois, je me rends auprès de vous pour le motif du mariage, à celles fins de vous témoigner ce que j’en pense ; vous demandant, premièrement de vos nouvelles au sujet de votre santé, laquelle me sera toujours sensible, ainsi que le cœur et la main de mademoiselle la citoyenne Mariette Blanchet, ici présente, votre honorée belle-sœur et ma légitime épouse, s’il plaît à Dieu et à votre bon consentement ;… laquelle je vous prie de me donner pour femme, sans vous offenser de mon discours, et de croire à mes bonnes intentions que vous devez considérer au rapport de mon petit avoir dont je peux vous rendre bon compte et bien assorti aux apports de mademoiselle Blanchet, qui seront toujours, ainsi que je le dois, en état de bonne gestion, et ma femme pareillement, sans en excepter ma future belle-sœur, au vis-à-vis de qui je prétends me comporter honnêtement, et cultiver ses biens, si faire se peut, selon ma suffisance et la connaissance que j’en ai reçue. Par ainsi, madame Blanchet, vous comprenez la conséquence de la chose et l’exposition, que je vous en fais, du mieux qu’il me sera donné, et pour la suite de mes jours, en vous admonestant à bonnes intentions, de me bien comporter, ainsi que les enfants qui en pourront résulter, dont vos bons exemples seront toujours devant leurs yeux. Souffrez-moi donc d’en recevoir votre parole en vous transmettant la mienne… que j’en retranche si quelque chose vous en a déplu… et encore que…

Il tousse.
MADELEINE.

Jean Bonnin, mon enfant, vous devez comprendre que, dans les rapports où je me trouve avec certaine personne de votre famille (Mariette descend la scène), il m’eût été plus agréable de vous voir seul ici ; je vous engage à y revenir une autre fois, et alors, nous causerons ensemble avec plus d’amitié et moins de cérémonie.

JEAN.

Qu’à cela ne tienne !… Ma tante a fait son office de parente en se présentant avec moi pour certifier de mes bonnes intentions ; à présent, elle peut s’en aller et je la remercie.

SÉVÈRE, bas, à Jean.

Grand imbécile, va ! ce n’est pas comme ça qu’il faut dire !

JEAN, haut.

Si fait ! je crois parler comme il faut.

SÉVÈRE, haut, avec aigreur.

Et tu ne vois donc pas que c’est une manière de t’éconduire toi-même ? qu’on ne veut dire ni oui ni non ?… et que ça durera comme ça jusqu’à la majorité de la Mariette ?

MADELEINE.

Jean Bonnin, croyez bien que Mariette Blanchet ne dépend que d’elle-même, et que, le jour où elle souhaitera sérieusement et sincèrement vous avoir pour mari, je n’aurai aucune objection à faire contre votre conduite et les autres convenances… Mais, comme Mariette ne m’a encore jamais parlé de ses intentions ni des vôtres, vous me permettrez bien de la consulter avant de vous donner réponse.

SÉVÈRE.

Eh bien, Mariette, vous ne dites rien ? Vous êtes cependant ici pour vous expliquer, et je ne vois pas qu’il soit besoin de parler en secret avec votre belle-sœur, lorsque nous savons tous que votre volonté est d’épouser Jean Bonnin, mon neveu, avec ou sans le consentement d’autrui.

MARIETTE, qui s’est avancée près de Madeleine.

Pardon, Sévère, si vous n’êtes point reçue ici comme je le souhaiterais ; je vais sortir avec vous pour causer de nos affaires, comme je vous l’ai promis. Mais, auparavant, je dirai à ma belle-sœur que mon parti est pris, et que j’ai fait choix ; je n’ai point de confidence à échanger avec elle, et je lui déclare, devant ses amis et ses conseils, que j’agrée la demande de Jean Bonnin, et que je désire n’être point contrariée là-dessus.

MADELEINE.

J’espère bien, Mariette, que nous serons toujours d’accord sur les intérêts de votre bonheur. Vous devez savoir combien je respecte vos secrets, puisque, les connaissant mieux que vous-même, je ne vous ai jamais fait de question. Prenez donc le temps de réfléchir, et ne quittez pas la maison avec un prétendu qui n’a pas encore reçu ma parole. Je vous demande seulement trois jours pour m’entendre avec vous ; après quoi, je vous autoriserai à faire ce que vous jugerez à propos.

SÉVÈRE, à Mariette.

C’est-à-dire qu’on vous défend de répondre à l’invitation que je vous ai faite de venir dîner chez moi, en raison de vos accordailles.

MARIETTE, avec aigreur.

Vous le voyez, Sévère, je ne suis point libre, et je me vois forcée de souffrir les volontés de ma belle-sœur.

CATHERINE.

Ah ! demoiselle, pouvez-vous parlez comme ça, quand vous êtes la maîtresse ici ! et plus, peut-être, que vous ne devriez !

SÉVÈRE.

Jusqu’à la servante qui vous fait la leçon et qui se mêle de vous morigéner !… Je m’en vas, Mariette ; je suis bien aise d’avoir vu comment vous étiez traitée ici, et je saurai dire à ceux qui vous blâment d’y être que, si vous y restez, c’est contre votre volonté.

FRANÇOIS

Jean Bonnin, vous êtes un honnête homme, et vous n’êtes point assez simple pour ne pas voir que cela ne peut être supporté plus longtemps.

JEAN.

Allons-nous-en, ma tante, et ne dites plus rien, vous gâteriez la sauce. Sans adieu, madame Blanchet, et votre serviteur, croyez-le bien !… À l’honorable plaisir de vous revoir, mamselle Mariette. Il prend le bras de sa tante sous le sien, bon gré, mal gré.

SÉVÈRE, à Jean.

Tu ne seras jamais qu’un âne, tiens !…

JEAN.

Et vous, vous avez le diable au corps, vrai !…

Ils sortent en se querellant. Mariette remonte dans sa chambre et jette la porte derrière elle avec violence.




Scène XII


CATHERINE, MADELEINE, FRANÇOIS, JEANNIE.
MADELEINE va s’asseoir sur le fauteuil.

Ah ! mes enfants, je ne sais pas ce que j’ai fait de mal, mais j’en suis bien punie ! Mariette !… ma pauvre enfant ! elle me fend le cœur !

JEANNIE, entrant.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a donc ?… La Sévère sort d’ici et ma pauvre maman pleure !…

FRANÇOIS, le poussant dans les bras de Madeleine.

Tenez !… en voilà un du moins qui vous aime !

JEANNIE, embrassant sa mère.

Oh ! si je vous aime !

Groupe autour de Madeleine.



ACTE TROISIÈME.

Même décoration. On voit quelques bottes de paille, en dehors, devant la porte. Catherine est assise sur une gerbe, et Madeleine est assise sur la chaise qui est près de cette même porte. Elles font des liens.




Scène PREMIÈRE


CATHERINE, MADELEINE.


CATHERINE.

Je me console de tout, en vous voyant si bien revenue à la santé, notre moulin si bien achalandé, vos terres si bien cultivées, tous vos créanciers satisfaits, mon Jeannie qui pousse comme un charme, et mes vaches qui sont grasses comme des grives ; avec ça que l’année est bonne et que nous avons beau temps pour rentrer la moisson ; mais tout ça n’empêche pas notre François d’être triste, j’en tombe d’accord, et le bon Dieu seul peut savoir ce qu’il a.

MADELEINE.

Mais vois-tu bien comme il est changé ! j’ai grand’peur qu’il ne tombe malade à son tour.

CATHERINE.

Mais, moi, je ne puis point croire ce que vous dites : qu’il a un amour contrarié pour la Mariette : m’est avis, tout au rebours, qu’il ne s’en soucie point du tout.

MADELEINE.

Et pourtant, c’est depuis le jour où Jean Bonnin est venu nous la demander, et qu’elle s’est décidée pour lui, sans en vouloir démordre, que François est tombé dans cette peine.

CATHERINE.

Oui, mais il y aura bientôt trois mois, et je peux bien vous assurer que, depuis ce temps-là, François et la Mariette ne se sont pas dit quatre paroles.

MADELEINE, se levant.

Raison de plus ; auparavant, ils se taquinaient ; à présent, ils se boudent ; rien ne m’ôtera de l’idée que Mariette va contre son cœur en laissant sa promesse à un autre ; j’ai fait mon possible pour lui tirer la vérité, j’y ai perdu ma peine ; à toutes mes raisons, elle me répond un mot bien dur (Catherine se lève) et qui lui a été soufflé par la Sévère : « Que celles qui aiment les champis les gardent. »

CATHERINE.

Voyez-vous, elle dit ça ! ma fine, elle ne sait ce qu’elle dit : un champi comme notre François vaut mieux qu’un noble comme il y en a !… N’est-ce point votre pensée, madame Blanchet ?

MADELEINE.

Sans doute ; mais je n’aurai point ce bonheur-là de mettre François dans ma famille ; la chose va tous les jours de mal en pis.

CATHERINE.

Bah ! ne vous en inquiétez pas tant… Si François a une attache pour Mariette, il s’en guérira en la voyant mariée ; la chose ne va point tarder, puisque le dernier ban est publié, et que voici la demoiselle à la fin de son deuil.

MADELEINE.

Et pourtant, Mariette n’est pas si bien décidée qu’elle veut le faire accroire ; Jean Bonnin en a du souci, et la Sévère pareillement… Mais voilà François ; je vas essayer encore une fois de le confesser, et, si je n’y réussis point, il faudra que j’y renonce.

Catherine sort en portant les liens.




Scène II


FRANÇOIS, MADELEINE.


MADELEINE.

Eh bien, toujours cet air chagrin !

FRANÇOIS.

Et vous, toujours cet air inquiet ! J’ai envie de vous gronder, madame Blanchet ; car, enfin, vous vous tourmentez de tout.

MADELEINE.

Mais je vois que tu maigris et que tu n’as point la mine que tu avais il y a trois mois.

FRANÇOIS.

C’est qu’il y a trois mois le soleil était moins chaud et l’ouvrage moins pressant ; voulez-vous donc qu’en temps de moisson, je sois frais comme un pâquerette ? Tout le monde est bien de même depuis que l’on coupe le blé.

MADELEINE.

Oh ! il y a le feu du soleil et le feu de la fièvre, j’en connais la différence… Me jurerais-tu que tu n’as aucun souci ?

FRANÇOIS.

Est-ce qu’il est possible de vivre vie mortelle sans avoir quelque ennui ?… Par exemple, j’en ai un que je puis vous dire, et à quoi il faut bien que nous cherchions remède ensemble.

MADELEINE.

Ah ! enfin, dis-le donc !

FRANÇOIS.

Ce n’est point ce que vous croyez, et ce que c’est, vous ne vous en doutez seulement pas !…

MADELEINE.

Parle.

FRANÇOIS.

Ça me gêne à vous dire, et pourtant je ne dois pas le taire plus longtemps : c’est que la Sévère ne lâche point de vous décrier, et qu’elle en dit de si belles sur votre compte, que le monde commence à le croire et à jaser aussi. Bon Dieu !… je voudrais bien les tenir un petit moment au bout de mon bras, ceux qui répandent de pareilles choses !

MADELEINE.

Allons, ne te fâche pas, et apprends-moi donc ce qu’on dit de moi, car je ne saurais deviner.

FRANÇOIS.

On dit, on dit !… ça me pèse !… eh bien, c’est Mariette qui a une jalousie contre vous, en quoi la Sévère la pousse à vous noircir, et, à elles deux, elles disent contre vous… à cause de moi, des choses… allons, c’est lâché ! des choses qui vous font du tort.

MADELEINE.

Vrai !… Voilà qui est mal ; et quelle sorte de jalousie peut-on mettre dans la tête de cette pauvre petite folle de Mariette à propos de moi ? On t’a trompé, François, cela ne se peut. Je ne suis plus faite pour inquiéter une jeune et jolie fille : j’ai quasi trente ans, et, pour une femme de campagne, qui a eu beaucoup de peine et de fatigue, ce n’est plus le temps de mettre son bonnet sur l’oreille et de songer à plaire. Si je ne suis point d’âge à être ta mère, je suis du moins de cette apparence-là, et le démon seul peut penser que je te regarde autrement que comme mon fils.

FRANÇOIS.

Et pourtant, M. Blanchet, avait une mauvaise idée comme ça, quand il vous a obligée de me chasser !

MADELEINE.

Tu sais donc ça à présent, François ? Je ne te l’aurais jamais dit : une si vilaine idée doit te peiner et te confusionner autant que moi… N’en parlons point, et pardonnons encore cela à mon défunt mari. Je croyais que toute une vie de raison, de chagrins et d’honnêteté m’avait acquis le droit d’être respectée ; mais, puisque la méchanceté n’épargne personne, prenons cela en patience comme le reste. Allons, retourne faire engranger la récolte, et ne te fatigue point ; surtout ne t’afflige point à cause de moi, j’en ai bien supporté d’autres !… et si ma pauvre Mariette ne veut point revenir à la raison, c’est à moi de te chercher une jeune, belle et bonne femme, et nous la trouverons bien, pauvre enfant ; va, nous la trouverons bien !

Elle rentre dans sa chambre.




Scène III


FRANÇOIS, seul.

Je n’oserai jamais lui dire ce que j’ai dans le cœur… Je n’ai plus mon franc parler avec elle, moi qui étais si heureux de l’aimer, quand je croyais ne pas tant l’aimer !… C’était toute ma consolation de penser à elle, et maintenant, c’est tout malheur et tout désarroi !… Allons ! ne m’aimez point, Madeleine ! c’est bien assez de ce que vous avez fait pour moi, et je n’ai point droit de vous en demander plus ; vous m’avez connu trop enfant et trop misérable, je vous ai été trop longtemps un sujet de compassion et une cause de chagrin ; à cette heure, vous ne sauriez avoir de moi ni joie ni fierté.

Il met sa tête dans ses mains.




Scène IV


JEAN BONNIN, entrant furtivement ; FRANÇOIS.


JEAN, parlant à lui-même.

Oh ! ma fine, je l’ai bien dépistée, ma grosse tante ; elle voulait me tourmenter, mais ça ne sera pas encore pour aujourd’hui : j’ai attrapé la passerelle, j’ai sauté dans les vignes, et elle n’osera point venir me relancer jusqu’ici. (Apercevant François.) Ah ! dis donc, François, bonjour ! Est-ce que tu as vu la Mariette, à ce matin ?

FRANÇOIS.

Bonjour, mon garçon ! je n’ai point vu Mariette ; mais je retourne à mon ouvrage, et, si je la rencontre, je lui dirai que tu es ici.

Il sort.
JEAN, souriant.

Oui, François… oui, François.




Scène V


JEAN BONNIN, seul.

Voilà un garçon qu’est bien honnête, malgré tout ce que ma tante veut en dire ! C’est qu’elle n’est point commode, ma tante ! elle veut si bien me conseiller, qu’elle me ferait passer pour une bête, et avec ça je me sens bien d’être un peu plus fin qu’elle. Si je l’avais écoutée, j’aurais gâté mes affaires, je me serais querellé avec tout le monde ; au lieu que, ménageant l’un et épargnant l’autre, j’ai mené ça par un petit chemin qui va plus droit qu’une faucille. Je vois bien que la Mariette n’est point affolée de moi, mais ça m’excite au lieu de me dégoûter, et, puisque je l’aime, nom d’une serpe ! il faudra bien qu’elle m’aime aussi. Dame, on est rusé, mais on est amoureux tout de même, et tant plus je me sens épris, tant plus je me sens madré.




Scène VI


SÉVÈRE, JEAN BONNIN.
Sévère, qui est entrée avec précipitation, lui frappe sur l’épaule.
JEAN.

Oh ! ne tapez donc pas si fort. Comment, vous voilà ici ? vous voulez donc encore une fois vous faire enseigner le chemin de la porte ?

SÉVÈRE.

Tu dois savoir qu’on ne m’intimide point.

JEAN.

Oh ! je vous connais, et ce que vous avez dans la tête, vous ne l’avez point sous vos semelles ; mais qu’est-ce que vous venez encore manigancer ici ?

SÉVÈRE.

Tu le sauras ; et d’abord, quand je te cherche d’un côté, pourquoi est-ce que tu te sauves de l’autre ?

JEAN.

C’est que vous me tourmentez trop ; vous songez à contenter votre rancune contre madame Blanchet et contre son meunier, beaucoup plus qu’à faire réussir mon mariage, et vous ne craignez point tant de me nuire que vous ne souhaitez vous venger d’autrui.

SÉVÈRE.

Tant pis pour toi, Jean ! c’est ta faute, il ne fallait pas prendre parti pour mes ennemis, il fallait rester du mien ; tu t’es imaginé que tu réussirais sans moi, et je te ferai voir que je peux défaire tout ce que j’ai fait.

JEAN.

Ça veut dire que vous venez conter du mal de moi à ma future ?

SÉVÈRE.

Peut-être, si tu ne vas pas comme je veux ; et, comme je gouverne à mon gré sa petite cervelle, j’y ferai entrer qui je voudrai à ta place.

JEAN.

À savoir si vous la gouvernerez toujours ! mais enfin, qu’est-ce donc que vous voulez ?

SÉVÈRE.

Je veux que tu la brouilles avec Madeleine, que tu l’engages à venir me voir souvent, chose qu’elle néglige (et je parie que cela vient de toi) ; enfin, que, le jour de votre mariage, vous fassiez un éclat et quittiez la maison, en disant bien haut que vous ne pouvez point supporter plus longtemps le scandale du commerce avec le champi ; voilà tout ce que je veux, et je ne te réclamerai plus rien.



Scène VII


Les Mêmes, MARIETTE, qui entre doucement et les écoute.
JEAN.

Vrai, plus rien du tout ?

SÉVÈRE.

Vrai… Et les cent pistoles que tu m’as promises pour pot-de-vin de l’affaire ?

JEAN.

Cent pistoles, que vous dites ! Ah ! comme vous y allez ! si j’ai promis quelque petite chose, comme cadeau de noces, ce n’est pas moitié de ce que vous annoncez.

SÉVÈRE.

Voilà que tu renies ta parole, à présent ?

JEAN.

Non, ma tante ; j’ai promis cinquante pistoles, et vous en avez déjà reçu la moitié ; vous aurez l’autre si j’épouse Mariette, aussi vrai que voilà mon chapeau ! Mais, nom d’une trique, vous ne m’en soutirerez pas davantage, et j’agirai avec la famille de Mariette comme il conviendra à moi et à mon épouse.

SÉVÈRE.

En ce cas, j’évente la mèche, je dis tout à ta future, elle te met à la porte, je perds deux cent cinquante bons francs, mais tu perds même somme que tu m’auras toujours donnée pour te présenter et te recommander à la Mariette.

MARIETTE, se montrant.

Qu’est-ce que j’entends là ! comment, Jean Bonnin, vous auriez donné de l’argent pour me faire croire que vous m’aimiez ?

SÉVÈRE.

Oui, il en a donné ; je suis contente que ça s’explique devant vous, Mariette, et je vas tout vous raconter.

JEAN.

Et moi aussi, Mariette, je vas tout vous raconter.

SÉVÈRE.

J’aurai l’avance.

MARIETTE.

Ce n’est pas la peine ; si votre neveu a donné de l’argent, c’est vous qui l’avez reçu, et j’estime la chose aussi mauvaise d’un côté comme de l’autre.

SÉVÈRE, avec volubilité.

Ce n’est pas ce que vous croyez, ma mignonne. Voilà un imbécile qui est venu me trouver un beau matin, en me disant : « J’ai vu Mariette Blanchet, elle me convient, je voudrais être son mari. — Eh bien, mon garçon, que je lui dis, la fortune emboîte la sienne, ça pourrait s’arranger. — Oui, fit-il, mais je ne suis point hardi, et, quand je n’ai point appris mes compliments par cœur, j’ai la langue un peu épaisse. »

JEAN.

Oh ! vous ne l’avez point, et si, fait-elle plus de bruit que le battant d’une cloche.

SÉVÈRE.

Tais-toi ; je dis la chose comme elle est. « Sur ce, que je lui dis, je parlerai pour toi, et je le ferai entrer en connaissance avec cette jolie fille. — Oui, ma tante ; mais il y a d’autres galants qui en veulent ; vous serez obligée de les éconduire, ce qui vous fera des ennemis ; je veux vous dédommager, voilà cent pistoles qui seront pour vous, si vous lui dites du bien de moi et du mal des autres. »

MARIETTE.

Et c’est ce que vous avez fait.

SÉVÈRE.

Je ne l’ai fait que par amitié pour lui, et je n’ai voulu accepter que cinq cents francs, non pas comme une condition, mais parce que j’avais des embarras.

JEAN.

Laissez donc ! vous avez déjà reçu, dans l’année, plus de trois mille francs de tous les autres prétendants de Mariette.

SÉVÈRE.

Tu en as menti ! Eh bien, puisque tu le prends comme ça, j’en dirai encore plus. Je dirai qu’à présent tu nies que je t’aie rendu service, parce que, selon toi, la Mariette est affolée de ta personne. Oui, Mariette, il dit que je vous ai trompée, et que la Madeleine est une honnête femme, que le champi a été votre amant et non pas le sien, et il n’a point le cœur de chercher querelle à ce champi, qui, à son dire, vous fait l’affront de vous abandonner après vous avoir séduite ; et il dit encore que, si vous n’avez point été sage, il s’en consolera bien avec votre dot. Mais, moi, de si vilains sentiments me révoltent, à la fin ; je ne veux point que vous soyez trompée comme je l’ai été par ce petit serpent-là ; je le croyais un bon enfant, bien amoureux de vous ; mais renvoyez-moi ça, tout de suite, car j’aimerais mieux vous voir mariée avec le champi qu’avec un sujet si traître, si poltron et si intéressé.

JEAN, faisant le geste d’ôter son chapeau.

Merci, ma tante ! allons, vous avez dit le tout, et le restant avec. À présent, voulez-vous me laisser plaider, Mariette ?

MARIETTE.

Mon jugement est tout porté ; mais parlez, Jean, afin que je sache lequel, de vous ou de votre tante, est le plus haïssable.

JEAN.

D’abord, le commencement de ce qu’elle a dit est faux, le milieu aussi et la fin de même. Je m’accuserai dans les choses où je suis fautif, et c’est à cela, Mariette, que vous connaîtrez si je dis la vérité. Premièrement, je n’ai jamais été trouver ma tante pour me faire présenter à vous ; je ne pensais point au mariage, c’est elle qui m’a mis ça dans la tête ; mais, à la voir si empressée de vous faire épouser, je me méfiais de votre conduite ! Oh ! dame ! je dis tout, moi, vous voyez. Diantre ! ce n’est pas tout d’être riche et jolie, c’est bien quelque chose, mais je ne suis pas si sot que de vouloir me passer de l’honnêteté. (À part.) Ah ! diantre non ! (Haut.) J’avais une idée contre ce beau meunier, qui était dans la maison, et alors… alors j’ai épié, j’ai espionné, je me suis caché dans tous les coins, j’ai écouté à toutes les portes, et, ma foi, j’ai découvert ce que je voulais savoir, ce que ma fine tante ne savait point ou ne voulait point me dire. Ah ! ma tante, ça vous étonne ; voilà un compliment qui n’est pas appris par cœur.

SÉVÈRE.

Imbécile !

Elle va s’asseoir à droite.
MARIETTE.

Et qu’est-ce que vous avez appris et découvert, Jean ? J’espère que vous voudrez bien le dire.

JEAN.

Oui, Mariette, je le dirai, car nous sommes là pour ne rien nous cacher. Eh bien, j’ai découvert que vous aviez du goût pour le champi et que vous n’en étiez que plus sage, parce que le champi n’y correspondait point du tout. Pour lors, je me suis dit : « Voilà une fille superbe, une fille de grand esprit, qui ne serait point pour le nez de Jean Bonnin, si le dépit d’une autre amourette ne l’y poussait point un peu. » Et alors, comme, à force de vous épier, j’étais devenu amoureux comme un fou, je me suis demandé si ce ne serait pas un assez grand bonheur que de gagner petit à petit votre amitié, sans vous contrarier et sans perdre patience. Et, là-dessus, j’ai été trouver ma tante, et je lui ai dit : « Je vois clair à me conduire, ne vous mêlez de rien. » Mais elle, qui ne connaît que son intérêt, m’a menacé de vous dire tant de mal de moi, que jamais vous ne voudriez me regarder. Alors, j’ai fait comme les autres, j’ai donné de l’argent à ma tante pour l’engager à ne rien dire contre moi… Grondez-moi, si vous voulez, Mariette, car, si ma tante avait connu mon amour, elle aurait bien pu me faire donner tout ce que j’ai au monde ; mon sang et mes écus, rien ne m’eût paru trop cher pour n’avoir point d’ennemi auprès de vous. Elle m’a servi à sa manière, elle vous a dit du mal de mes rivaux, chose que je n’exigeais point. Voyons, Mariette, est-ce que je suis mauvaise langue, moi ? est-ce que je vous ai jamais dit du mal de quelqu’un, même un mot contre ce François, dont j’étais bien un peu jaloux, malgré moi ?

MARIETTE.

C’est la vérité.

JEAN.

Eh bien, donc, croyez-moi, quand je vous dis que je vous aime. Dire que je suis fâché du bien que vous avez, serait mensonge et niaiserie, et pourtant, devenez pauvre, et vous verrez si je ne vous épouse pas, quant au reste.

MARIETTE.

C’est assez, Jean. Vous êtes un honnête homme et un bon cœur, et votre tante m’est assez connue. Il y a déjà quelque temps que j’ouvre les yeux, et que j’ai sujet de me méfier d’elle. Adieu, Sévère, je vous prie de ne jamais venir ici pour moi ; autrement, je me joindrais aux autres pour vous en faire sortir.

SÉVÈRE, à part.

Tudieu ! ça va bien ; et voilà la petite qui se met aussi contre moi ! (Haut.) Oh ! Mariette, vous n’y songez point, j’en sais long sur votre compte, et ce n’est point après toutes les confidences que j’ai reçues de vous qu’il est prudent de vous brouiller avec la Sévère.

JEAN.

Assez, ma tante ; on ne vous écoute point. Je connais Mariette mieux que vous, et vous ne réussirez point à me dégoûter d’elle. Allons, détalez, car vous m’échauffez le sang, et j’oublierais le respect que je vous dois.

SÉVÈRE.

Tu me le revaudras, toi !

JEAN.

On ne vous craint plus, on vous connaît ; on sait bien que vous ne faites de mal qu’à ceux dont vous n’avez point peur.

Sévère sort en montrant le poing.




Scène VIII


JEAN BONNIN, MARIETTE.


JEAN.

Et à présent, demoiselle Mariette, voulez-vous me pardonner ce qu’il y a de mauvais en moi ?

MARIETTE.

Je n’ai rien à vous pardonner, Jean, car je n’ai pas de reproches à vous faire.

JEAN.

Mais, moi, j’en aurais un peu contre vous, et, si j’osais…

MARIETTE.

Dites ; je crois que vous ne pouvez point me fâcher.

JEAN.

C’est que le jour de notre mariage n’est pas fixé, et que, tout en me disant que vous ne le retarderez point, vous ne m’avez point l’air d’une personne qui se hâte.

MARIETTE.

Que voulez-vous, Jean ! puisque vous savez tout, pouvez-vous me blâmer d’attendre, pour être votre femme, d’être bien assurée que je ne pense pas à un autre ?

JEAN.

Mais puisque l’autre ne pense point à vous !

MARIETTE.

Ne me parlez plus de lui, Jean ; je n’ai rien à vous dire là-dessus, et cela doit s’arranger en moi-même avec le temps et l’assistance du bon Dieu

JEAN.

Oh ! je ne veux point vous tourmenter, et, pour ce qui est de vous, donnez-moi un bon soufflet, si je vous impatiente ; mais, pour ce qui est de François, j’en veux parler, vu que je n’ai point de dépit contre lui, et mêmement que je l’aime à cause qu’il ne vous aime point.

MARIETTE.

Eh ! vous m’impatientez ! qu’est-ce que vous en savez ?

JEAN.

Je vas vous le prouver ; Mariette, ne vous fâchez point : on n’aime pas deux femmes à la fois, et, tant qu’à moi, je pourrais bien passer vingt ans dans la maison d’ici sans songer à votre belle-sœur, puisque c’est vous que j’aime et non point elle.

MARIETTE.

C’est donc vrai, ce que dit là-dessus la Sévère ? elle ne m’a donc point trompée, dans cette chose-là ?

JEAN.

Si fait, elle vous a vilainement et mauvaisement trompée.

MARIETTE.

Allons, est-ce vrai, oui ou non ? car vous dites le pour et le contre, et l’on ne saurait vous comprendre.

JEAN.

Je vas vous dire la franche marguerite. Il est faux, aussi faux qu’un faux louis est un faux louis, que votre belle-sœur se conduise mal et songe au champi ; la pauvre chère femme, elle n’y songe non plus qu’à moi, et elle l’aime comme elle aime Jeannie son garçon ; si elle l’aimait, est-ce qu’elle vous tourmenterait pour l’épouser ?

MARIETTE.

Vous savez donc ça, aussi, vous ? vous savez donc tout ?

JEAN.

Dame, ça m’intéresse un peu, moi, ces affaires-là !

MARIETTE.

Vous croyez donc qu’elle agit de bonne foi ?

JEAN.

Et vous, vous pensez le contraire ?

MARIETTE.

Oh ! je ne sais plus ce que je crois et ce que je ne crois pas ! Votre méchante Sévère m’a rempli la tête de tant de propos et de soupçons, que j’en serais devenue folle.

JEAN.

Écoutez votre raison et votre cœur, demoiselle Mariette : votre belle-sœur est une femme bien honnête et bien raisonnable ; elle vous aime et voit que vous aimez François ; elle, voudrait vous le faire épouser ; vous n’auriez donc qu’un mot à dire si François vous en disait trois ; mais François ne vous en dit pas seulement deux, et alors…

MARIETTE.

Et alors, François est amoureux de ma belle-sœur, laquelle n’est point amoureuse de lui ?

JEAN.

Dame, il faut que tout le monde ici ait la cocote aux yeux pour ne point voir la chose.

MARIETTE.

Et il voudrait l’épouser ?

JEAN.

Bédame !

MARIETTE.

Et il n’est triste et malade que parce qu’elle n’y consent point ?

JEAN.

Trédame !

MARIETTE.

Mais elle n’y consentira jamais, parce qu’il est trop jeune pour elle !

JEAN.

Oh ! là-dessus, vous jugez mal ; votre belle-sœur n’est ni vieille ni déchirée ; elle a été jolie femme et n’a pas fini de l’être… Croyez-vous donc que vous ne serez plus bonne à regarder dans dix ou douze ans d’ici ? Diantre ! j’espère bien être, dans ce temps-là, aussi amoureux et aussi fier de vous que je le suis à cette heure.

MARIETTE.

Au fait, ma belle-sœur est fort bien, et je ne sais pourquoi Sévère, qui a dix ans de plus qu’elle, voulait me la faire trouver si vieille.

JEAN.

Et puis, voyez-vous, Mariette, l’amitié, quand elle est forte, ne regarde point à cela ; le champi a aimé Madeleine quasi depuis qu’il est au monde. Il l’aimait que vous n’étiez point née ; il l’a aimée avant de vous connaître, il l’aime encore depuis, et il l’aimera le restant de ses jours ; il n’ose s’en confier à personne ; mais Jean Bonnin connaît bien la mouche qui l’a mordu.

MARIETTE.

Il est vrai, Jean, que vous êtes grandement clairvoyant !… et je ne m’en doutais point.

JEAN.

Mais ma clairvoyance ne fait point de peur à Mariette Blanchet, parce que Mariette n’aura jamais rien de mauvais à cacher, et, comme elle a de l’esprit pour deux, elle serait fâchée que son mari n’en eût point pour un.

MARIETTE.

Jean, voilà bien la preuve de ce que vous dites… Nous nous marierons dimanche qui vient.

JEAN.

C’est dit ?

MARIETTE.

C’est dit.

JEAN.

Oh ! ne vous en dédites plus, car je deviendrais fou !…

MARIETTE.

Voilà Madeleine, laissez-moi avec elle, je veux lui parler. Jean, vous serez content de moi.

JEAN.

Allons donc !… à la bonne heure !…

Il sort, après avoir salué, du fond, Madeleine qui entre.




Scène IX


MADELEINE, MARIETTE.


MADELEINE, sortant de sa chambre.

Eh bien, ma petite, je mets donc Jean Bonnin en fuite ? Pourquoi cela ? Lui a-t-on fait croire, à lui aussi, que j’étais son ennemie ? (Mariette se jette à ses pieds.) Eh bien, eh bien, ma chérie, pourquoi est-ce que tu pleures ? Embrasse-moi donc !

MARIETTE.

Non, ma sœur, je resterai à vos genoux jusqu’à ce que vous m’ayez accordé deux choses.

MADELEINE.

Dis donc vite, car je suis pressée de te les accorder.

MARIETTE, se levant.

D’abord, il faut que vous me rendiez votre amitié comme je l’avais autrefois.

MADELEINE.

Tu ne l’as jamais perdue ; tu m’as fait de la peine, c’est vrai ; mais il ne dépendait pas de moi de t’aimer moins pour ça.

MARIETTE.

Vous auriez dû me détester et me chasser de chez vous, car j’ai été plus mauvaise que vous ne pensez ; j’ai été ingrate envers vous qui m’avez élevée, choyée, gâtée ; oh ! gâtée, c’est le mot ; et c’est pour ça que j’ai abusé et que je me suis laissée aller à des choses contre vous, dont j’ai tant de honte et de regret à présent, que j’en suis malade !

MADELEINE.

Allons, tu vas te rendre malade, à présent ! il ne me manquerait plus que ce chagrin-là ! Voyons, viens t’asseoir là… tes coudes sur mes genoux, comme quand tu avais douze ans et que je te faisais répéter ton catéchisme. Allons, la seconde chose que tu dois me demander ? Je la sais peut-être.

MARIETTE.

Non, ma sœur, ma petite maman, vous ne la savez point ; vous croyez que j’aime François et que je ne veux plus de Jean Bonnin : eh bien, c’est le contraire ; je ne pense plus à François, depuis que je sais qu’il aime une autre que moi, et cela est cause que j’aime tout à fait Jean Bonnin, qui est un garçon d’esprit sous son air simple, et un honnête homme très-amoureux de moi.

MADELEINE.

Pour honnête homme, je l’ai toujours tenu pour tel ; pour homme d’esprit, j’ai remarqué, ces derniers temps, qu’il jugeait bien et ne manquait point de finesse. Si tu l’aimes, je l’aimerai. Mais, alors, quelle est donc celle que François préfère à ma petite Mariette ?

MARIETTE.

Vous le savez, ma sœur, vous le savez bien, et à présent nous le savons aussi ; oh ! n’en rougissez point !… vous méritez bien qu’on vous aime mieux que la petite Mariette, car vous êtes meilleure qu’elle, et, d’ailleurs, vous avez fait tant de bien à François, qu’il serait un ingrat s’il avait pu penser à une autre que vous.

MADELEINE.

Moi, moi !… (Elles se lèvent toutes les deux.) Est-ce que tu rêves, Mariette ?

MARIETTE.

Comment, vous ne le savez pas ?

MADELEINE.

Je le sais si peu, que je ne le crois pas.

MARIETTE.

Il n’avait jamais osé vous le dire, et vous n’en aviez seulement pas l’idée ! Et Sévère, qui disait… Oh ! méchante Sévère, que vous m’avez fait de mal !…

Jean Bonnin paraît dans le fond et appelle François du geste.
MADELEINE.

Allons, oublie-la, et n’écoute plus jamais ses menteries. Tu vois que tu peux encore ramener François.

MARIETTE.

Non, ma sœur, non, vous dis-je ; je suis trop fière pour continuer d’aimer qui ne m’aime point, et je vous aime trop pour ne pas vouloir que vous épousiez celui qui vous aime si bien et qui vous rendra si heureuse.

MADELEINE.

Épouser François, moi ! mais c’est une folie !




Scène X


Tout le Monde, hors la SÉVÈRE.
FRANÇOIS.

Hélas ! oui, ce serait une folie,… si vous le haïssez.

MADELEINE.

Te haïr, moi ?… Mais t’épouser !…

FRANÇOIS.

Eh bien, oui, épouser François, qui mourra de chagrin si VOUS ne l’aimez point, car il vous a aimée toute sa vie sans le savoir ; François, qui est assez riche pour rendre votre fils heureux ; François, qui demande pardon à Mariette d’avoir méconnu son bon cœur ; François, qui vous demande, à vous, de le prendre pour mari ou de le renvoyer de chez vous, parce qu’il ne peut plus vivre avec ce secret-là, qui l’étouffe et le tue !

JEAN.

Oui, madame Blanchet, voilà le fin mot, et, pour ma part, je vous demande d’épouser François, à seules fins que Mariette m’épouse.

Il fait passer Mariette auprès de Madeleine.
MARIETTE.

Dites oui, ma bonne sœur, et nous serons tous contents !

CATHERINE.

Dites oui, not’ maîtresse, car jamais vous ne trouverez un meilleur mari pour vous, un meilleur maître pour moi et un meilleur père pour Jeannie !

MADELEINE.

Et toi, Jeannie, tu pleures et ne dis rien ; oh ! toi, avant tout, Jeannie !…

JEANNIE.

Dame, il dit comme ça qu’il va s’en aller ; et pourquoi est-ce, maman, que tu ne veux pas le faire rester ?

MADELEINE.

Mon Dieu, c’est comme un rêve, et vous ne me donnez pas le temps de me reconnaître !… Allons ! puisque tout le monde le veut ici, il faudra peut-être bien que je finisse par le vouloir moi-même !



FIN DE FRANÇOIS LE CHAMPI