François le bossu/10

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Hachette (p. 121-132).
X


françois arrange l’affaire


François courut triomphant annoncer à son père la réussite de sa négociation, et Paolo fut chargé d’aller de suite offrir à Mme des Ormes la bonne de François. Paolo, enchanté de se tirer de l’embarras où l’avait plongé la proposition étrange de Mme des Ormes, approuva vivement l’idée de François, et alla en toute hâte la faire accepter par M. et Mme des Ormes. Il rencontra à la porte du parc M. des Ormes avec Christine.

« Signor ! lui cria-t-il du plus loin qu’il l’aperçut, hé ! Signor ! (M. des Ormes s’arrêta), zé vous apporte oune bonne nouvelle, oune nouvelle excellente ; la Signorina sera très heureuse.

— Quoi ? qu’est-ce ? répondit M. des Ormes avec surprise. Quelle nouvelle ?

paolo.

Z’apporte oune bonne excellente, oune bonne admirable, oune bonne comme il faut à la Signorina. La Signorina votre épouse veut Paolo pour bonne, c’est impossible, Signor ; n’est-il pas vrai ?

m. des ormes.

Tout à fait impossible, mon cher Monsieur Paolo. Je ne le permettrai sous aucun prétexte.

paolo.

Bravo, Signor ! Ni moi non plus, malgré que z’ai dit oui. Mais voilà oune bonne admirable que zé vous apporte.

m. des ormes.

Qui donc ? Où est cette merveille ?

paolo.

Qui ? la donna Isabella, bonne de M. de Nancé.
Où est-elle ? chez M. de Nancé, son maître, qui n’a plous besoin dé la donna, pouisque le petit François est avec son papa.

m. des ormes.

C’est très bien, mais je ne veux pas livrer la pauvre Christine à une seconde Mina, et je veux savoir ce que c’est que cette Isabelle.

paolo.

Oh ! Signor ! cette Isabella est oun anze, et la Mina est oun démon. Le petit Francesco aime la Isabella comme sa maman, et la petite Christina déteste la Mina comme oune diavolo (diable). C’est oune différence cela ; pas vrai, Signor ? Avec la Mina, Christinetta était oune pauvre misérable ; avec la Isabella, elle sera heureuse comme oune reine ! Voilà, Signor ! Zé cours chercher la Isabella.

Et Paolo courait déjà, lorsque M. des Ormes l’appela et l’arrêta.

« Attendez, mon cher ; donnez-moi donc le temps d’en parler à ma femme.

paolo.

Pas besoin, Signor. Vous verrez la Isabella, vous la prendrez, et la Signora votre épouse dira : « C’est bon ». Dans oune minoute, zé serai de retour. »

Cette fois, Paolo courut si bien que M. des Ormes ne put l’arrêter. Christine avait été si étonnée qu’elle n’avait rien dit.

« Connais-tu cette Isabelle que recommande Paolo ? lui demanda M. des Ormes.

christine.

Non, papa ; je sais seulement que François l’aime beaucoup, qu’elle est très bonne pour lui, et qu’il était très fâché qu’elle cherchât à se placer.

— C’est Dieu qui me l’envoie, se dit M. des Ormes ; je ne peux pas faire la bonne d’enfant avec toutes mes occupations au dehors. C’est assommant d’avoir à promener une petite fille ! Que Dieu me vienne en aide en me donnant cette femme dont Paolo fait un si grand éloge. Je n’en parlerai à ma femme que lorsque j’aurai terminé l’affaire. »

M. des Ormes rentra avec Christine, qui se mit à lire, à écrire, à refaire tout ce que Paolo lui avait appris le matin. Une heure après, Mme des Ormes entra au salon.

« Que fais-tu ici toute seule, Christine ?

christine.
Je repasse mes leçons de ce matin, maman.
madame des ormes.

Ici ! au salon ? Tu as perdu la tête ! Est-ce qu’un salon est une salle d’étude ? Emporte tout ça et va-t’en faire tes leçons ailleurs. Où as-tu pris ces livres, ces papiers ? Et de la musique aussi ? Tu ne comprends rien à tout cela. Reporte-les où tu les as pris.

christine.

C’est ce bon M. Paolo qui m’a tout apporté.

madame des ormes.

Paolo ? C’est différent ! Je ne veux pas dépenser mon argent en choses aussi inutiles. Emporte ça dans ta chambre ; ne laisse rien ici. »

Christine commença à mettre les livres et les papiers en tas ; la porte s’ouvrit, et Paolo entra au salon suivi d’Isabelle.

« Signora, Madama, dit-il en saluant à plusieurs reprises, z’ai l’honneur de présenter la donna Isabella. »

Mme des Ormes, étonnée, salua la dame qui accompagnait Paolo, ne sachant qui elle saluait.

« C’est la donna Isabella ; voilà, Signora, oune lettre de M. de Nancé. »

De plus en plus surprise, Mme des Ormes ouvrit la lettre, la lut et regarda la bonne ; l’air digne et modeste, doux et résolu de cette femme lui plut.

madame des ormes.

Vous désirez entrer chez moi ? D’après la lettre de M. de Nancé, je n’ai aucun renseignement à prendre ; vous aviez six cents francs de gages chez M. de Nancé ; je vous en donne sept cents et tout ce que vous voudrez, pour que je n’entende plus parler de rien et qu’on me laisse tranquille. Entrez chez moi tout de suite ; je n’ai personne auprès de ma fille. Tenez, emmenez Christine avec ses livres et ses paperasses. Monsieur Paolo, vous allez lui donner la leçon là-haut dans sa chambre.

— Et le piano, Signora ?

— Je ne veux pas qu’elle touche au piano du salon ; faites comme vous voudrez, ayez-en un où vous pourrez, pourvu que je n’aie rien à acheter, rien à payer, et qu’on ne m’ennuie pas de leçons et de tout ce qui les concerne. Au revoir, Monsieur Paolo ; allez, Isabelle ; va-t’en, Christine. »

Et elle disparut. Paolo tout démonté, Isabelle fort étonnée, Christine très ahurie, quittèrent le salon ; Christine succombait sous le poids des livres et des cahiers ; Isabelle les lui retira des mains ; Paolo les prit à son tour des mains d’Isabelle.

« Permettez, Donna Isabella, c’est trop lourd pour vous. Mais… où faut-il les porter, Signora Christina ?

christine.

En haut, dans ma chambre. Qui est cette dame ? demanda-t-elle tout bas à Paolo.

paolo.

C’est la bonne que vous a donnée votre ami François ; c’est sa Donne, donna Isabella.

christine.

C’est vous, Madame Isabelle, que François aime tant ? Il m’a bien souvent parlé de vous… Et vous voulez bien quitter le pauvre François pour rester avec moi ?

la bonne.

Oui, Mademoiselle ; j’ai du chagrin de quitter mon cher petit François ; j’aurais voulu rester encore l’été près de lui, mais il m’a tant suppliée de venir chez vous, que je n’ai pas pu lui résister. Je ne sais pas quand votre maman désire que j’entre tout à fait. Ne pourriez-vous pas le lui demander, Mademoiselle ?

christine.

Je n’ose pas ; il vaut mieux que ce soit M. Paolo, que maman a l’air d’aimer assez. Mon bon Monsieur Paolo, voulez-vous aller demander à maman quand Mme Isabelle, bonne de François, peut entrer ici ?

paolo.

Zé veux bien, Signorina ; mais si votre mama est fâcée, comment zé ferai pour vous donner des leçons ?

christine.

Non, non, mon bon Monsieur Paolo, elle vous écoutera ; allez, je vous en prie.

paolo.

Oh ! les yeux suppliants ! Zé souis oune bête, zé cède touzours. Quoi faire ? Obéir. »

Et Paolo se dirigea à pas lents vers l’appartement de Mme des Ormes, pendant que Christine faisait voir à sa future bonne celui qu’elle devait habiter. Il y avait deux jolies chambres, une pour la bonne, une pour Christine ; Isabelle parut très satisfaite du logement et se mit à causer avec Christine en attendant la réponse de Paolo.

Paolo avait frappé à la porte de Mme des Ormes.

« Entrez », avait-elle répondu.

« Ah ! c’est encore vous, Monsieur Paolo. Que vous faut-il ? Est-ce une simple visite ou quelque chose à demander ?

paolo.

À demander, Signora. La donna Isabella demande quand elle doit entrer ?

madame des ormes.
Mais tout de suite ; qu’elle reste, puisqu’elle y est.
paolo.

C’est impossible, Signora ; elle n’a rien que sa personne cez vous ; tout est resté cez M. de Nancé !

madame des ormes.

J’enverrai chercher ses effets chez M. de Nancé.

paolo.

C’est impossible, Signora ; elle n’a pas dit adieu à son petit François, à M. de Nancé, à personne.

madame des ormes.

Elle ira demain en promenant Christine.

paolo.

Mais, Signora, elle aime de tout son cœur le petit François et elle voudrait s’en aller pas si vite, tout doucement.

madame des ormes.

Dieu ! que vous m’ennuyez, mon cher Paolo ! Qu’elle fasse ce qu’elle voudra, qu’elle vienne quand elle pourra, mais qu’on me laisse tranquille, qu’on ne m’ennuie pas de ces bonnes, de Christine, de François. Que je suis malheureuse d’avoir tout à faire dans cette maison.

paolo.

Mais, Signora, la Christina est votre chère fille ; il faut bien que vous fassiez comme toutes les mama.

madame des ormes.

Allez-vous me faire de la morale, mon cher Paolo ? Je suis fatiguée, éreintée, j’ai mille choses à faire ; je dois dîner demain chez Mme de Guibert ; il est quatre heures, et je n’ai rien de prêt, ni robe, ni coiffure. Jamais je n’aurai le temps avec toutes ces sottes affaires. — Faites pour le mieux, mon cher Paolo ; arrangez tout ça comme vous aimerez mieux, mais, de grâce, laissez-moi tranquille. »

Mme des Ormes repoussa légèrement Paolo, ferma la porte et sonna sa femme de chambre pour se faire apporter ses robes blanches, roses, bleues, lilas, vertes, grises, violettes, unies, rayées, quadrillées, mouchetées, etc., afin de choisir et arranger celle du lendemain.

Paolo remonta chez Christine, raconta à sa manière ce qui s’était passé entre lui et Mme des Ormes. Il fut décidé que Paolo donnerait à Christine sa leçon, qu’il remmènerait Isabelle chez M. de Nancé et qu’elle viendrait le lendemain assez à temps pour habiller Christine, qui devait aller dîner chez Mme de Guibert.