François le bossu/28

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Hachette (p. 349-362).
XXVIII


métamorphose de françois


Ce lendemain si désiré arriva ; Christine, un peu pâle, les yeux un peu battus, parut au déjeuner, après lequel elle devait aller attendre M. de Nancé et François au château.

madame de cémiane.

Tu es pâle, Christine ; souffres-tu ?

christine.

Non, ma tante ; j’ai mal dormi ; la joie m’a agitée ; c’est pourquoi je me sens un peu fatiguée. »

Le déjeuner sembla long à Christine ; dès qu’Isabelle fut prête à l’accompagner, elle dit adieu à sa tante, à Gabrielle et à Bernard, et s’élança dans la voiture qui devait l’emmener. Ses yeux rayonnaient, son visage exprimait le bonheur ; arrivée à Nancé, elle ne voulut pas quitter le perron, de crainte de manquer le moment de l’arrivée ; l’attente ne fut pas longue ; la voiture parut, s’arrêta au perron, et M. de Nancé sauta à bas de la voiture et reçut dans ses bras sa fille, sa Christine, qui versait des larmes de joie.

christine.

Mon père ! mon père ! quel bonheur ! Et François, mon cher François, où est-il ? Oh ! mon Dieu ! François ! Qu’est-il arrivé ?

m. de nancé, l’embrassant.

Le voilà, ton François ! Tu ne le vois pas ? Ici, devant toi.

Et, au même instant, Christine se sentit saisie dans les bras d’un grand jeune homme.

Christine poussa un cri, s’arracha de ses bras, et, se réfugiant dans ceux de M. de Nancé, regarda avec surprise et terreur.

françois.

Comment, ma Christine, tu ne reconnais pas ton François ? tu le repousses ?

christine.

François, ce grand jeune homme ? François ?

françois.

Moi-même, ma Christine chérie, bien-aimée ! C’est moi, guéri, redressé par Paolo. »

Christine poussa un second cri, mais joyeux cette fois, et se jeta à son tour dans les bras de François.

paolo.

Ah çà ! et moi ? Ze souis là comme oune buce, sans que personne me regarde et m’embrasse. Ma Christinetta oublie son cer Paolo !

— Mon bon, mon cher Paolo ! dit Christine en quittant François et en embrassant Paolo à plusieurs reprises. Non, je n’oublie pas ce que je vous dois. Si vous saviez combien je vous aime ! quelle reconnaissance je me sens pour vous ! Oh ! François ! cher François ! mon cœur déborde de bonheur ! Pauvre ami ! te voilà donc dépouillé de cette infirmité qui gâtait ta vie !

françois.

Et que je bénis, ma sœur, mon amie, puisqu’elle m’a fait connaître les adorables qualités de ton cœur, et le degré de dévouement auquel pouvait atteindre ce cœur aimant et dévoué.

— Dévouement ? dit Christine en souriant ; ce n’était pas du dévouement ; c’était l’affection, la reconnaissance la plus tendre et la mieux méritée ; je n’y avais aucun mérite ; j’aimais toi et mon père parce que vous avez été toujours pour moi d’une bonté si constante, si pleine de tendresse, que je m’attendrissais en y pensant… Mais pourquoi, mon père, ne m’avez-vous pas dit ou écrit ce que faisait notre bon Paolo pour mon cher François ?

m. de nancé.

Parce que le traitement pouvait ne pas réussir, et que tu pouvais en éprouver du mécompte et du chagrin. Paolo avait inventé un système mécanique qui agissait lentement et qui pouvait ne pas avoir le succès qu’il en espérait. Je t’ai donc laissée au couvent, me trouvant dans la nécessité d’habiter un pays chaud pendant les deux années que devait

durer le traitement de François.
christine.

Et pourquoi ne m’avoir pas emmenée ?

m. de nancé, souriant.

Parce que tu avais seize ans, que François en avait vingt, et que ce n’eût pas été convenable aux yeux du monde que je t’emmène avec moi.

christine.

Ah oui ! le monde ! c’est vrai. Et avez-vous reçu ma lettre et celle de ma mère ?

m. de nancé.

Le matin même de notre départ, mon enfant. Tu nous as parfaitement jugés ; bien loin de regretter ta fortune, nous sommes enchantés de n’avoir d’eux que toi, ta chère et bien-aimée personne, et d’avoir même à te donner ta robe de noces.

christine.

Emblème de mon bonheur, père chéri ! Et moi, je suis heureuse de tout vous devoir, tout, jusqu’aux vêtements qui me couvrent. »

Les premières heures passèrent comme des minutes. Quand il fut temps pour Christine de partir :

« Mon père, dit-elle en passant son bras autour du cou de M. de Nancé comme au jour de son enfance ; mon père,… ne puis-je rester ?

m. de nancé.

Chère enfant, je n’aimerais pas à te voir rentrer trop tard.

christine.

Je ne rentrerais pas du tout, mon père ; je reprendrais

près de vous notre chère vie d’autrefois.
m. de nancé.

Cela ne se peut, chère petite ; aie patience ; dans trois semaines nous te reprendrons.

christine.

Trois semaines ! comme c’est long ! N’est-ce pas, François ? »

François ne répondit qu’en l’embrassant. Le domestique vint annoncer la voiture, et Christine partit avec Isabelle.

Le lendemain, M. de Nancé vint présenter son fils à M. et Mme de Cémiane et à Gabrielle et Bernard stupéfaits. Paolo, le fidèle Paolo, les accompagnait ; il voulait être témoin de l’entrevue. Christine était convenue la veille, avec François, son père et Paolo, qu’elle ne parlerait pas du changement survenu dans la personne de François. Les cris de surprise qui furent successivement poussés enchantèrent Christine, firent sourire M. de Nancé et François, et provoquèrent chez Paolo une joie qui se manifesta par des sauts, des pirouettes et des cris discordants. Gabrielle restait ébahie ; elle ne se lassait pas de considérer François, devenu grand comme son père, droit, robuste, le visage coloré, la barbe et les moustaches complétant l’homme fait.

« François, dit Gabrielle en riant, ne bouge pas, laisse-moi tourner autour de toi, comme nous l’avons fait, Christine et moi, la première fois que tu es venu nous visiter… C’est incroyable ! Droit comme Bernard, le dos plat comme celui de Christine ! Comme tu es bien ! comme tu es beau ! Jamais je ne t’aurais reconnu ! Vraiment, Paolo a fait un miracle ! »

Ce fut une joie, un bonheur général ; Paolo, M. de Nancé et Christine étaient rayonnants. Pendant que les jeunes gens causaient, riaient, et que Paolo racontait à sa manière la guérison et le traitement de François, M. de Nancé causait avec M. et Mme de Cémiane du mariage, du contrat, et les rassurait sur la dot de Christine.

« C’est moi qui me suis arrogé le droit de la doter, mes chers amis, dit-il ; j’ai été son père adoptif ; je deviens son vrai père, et je partage ma fortune avec mes deux enfants, revenu et capital. Nous en aurons chacun la moitié ; j’ai soixante mille francs de revenu, chacun de nous en aura trente mille, le jeune ménage comptant pour un. Nous vivrons tous ensemble ; nous ne quitterons guère Nancé, à ce que je vois. Ne vous occupez donc pas de la fortune de Christine ; le contrat de mariage lui en donnera autant qu’à François. Je ne veux même pas que son trousseau lui vienne d’un autre que moi.

madame de cémiane.

Oh ! quant à cela, cher Monsieur, laissez-nous en faire les frais.

m. de nancé.

Pardon, chère Madame ; je crois avoir acquis le droit de traiter Christine comme ma fille. Faites-lui le présent de noces que vous voudrez, mais laissez-moi le plaisir de lui donner trousseau et meubles. Vous le voulez bien, n’est-il pas vrai ? Ne faites pas les choses à demi, et abandonnez-moi entièrement ma fille, ma Christine. »

Ce point décidé, M. de Nancé demanda encore la permission de presser le contrat et le mariage, « afin, dit-il, de nous laisser rentrer dans notre bonne vie calme, qui ne peut être heureuse et complète qu’avec Christine ».

M. et Mme de Cémiane consentirent à tout ce que désirait M. de Nancé. Il fut convenu que, jusqu’au jour du mariage, François et Christine passeraient leurs journées ensemble, soit à Nancé, soit chez Mme de Cémiane. La visite terminée, M. de Nancé emmena Christine pour la ramener le soir chez sa tante. Il en fut de même tous les jours ; après déjeuner, François venait à Cémiane ; et dans l’après-midi, quand M. de Nancé avait terminé ses affaires, il emmenait ses enfants, pour voir Paolo, dîner à Nancé, et les ramenait achever la soirée avec Gabrielle et Bernard.

Au bout de quinze jours il annonça que tout était en règle, que le contrat de mariage pouvait se signer le surlendemain, et le mariage avoir lieu le jour d’après. On fit des préparatifs de soirée chez Mme de Cémiane pour le contrat, auquel on engagea tout le voisinage. Paolo prépara des surprises de chant, des vers composés pour Christine, des bouquets, etc. Le jour du mariage, on devait dîner chez M. de Nancé, mais il demanda à n’engager que les Cémiane, selon le désir de ses enfants.

La veille du contrat, Christine reçut un trousseau charmant, mais simple et conforme à ses goûts et à la vie qu’elle désirait mener.

Ce fut Paolo qui fut chargé de le lui remettre.

« Voyez, disait-il, voyez, ma Christinetta, comme c’est zoli ! Quelle zentille robe ! vous serez sarmante avec toutes ces zoupes, ces dentelles, ces cacemires, et tant d’autres soses. »

La soirée du contrat commençait, lorsqu’on apporta une caisse avec recommandation de l’ouvrir de suite, ce qui fut exécuté. Elle contenait un beau portrait de Christine, peint par Bernard pour François. Christine et François furent touchés de cette attention et en remercièrent tendrement Bernard.

« C’est là ton secret », lui dit Christine.

François fut l’objet de la curiosité et de l’admiration générales ; Adolphe, qui eut l’audace d’accepter l’invitation, fut aussi étonné que furieux ; il espérait pouvoir se venger du refus de Christine en se moquant de son bossu, et il ne put qu’enrager intérieurement sans oser faire paraître son déplaisir.

Le jour du mariage se passa dans un tranquille bonheur ; Christine, après la messe, fut emmenée par son père et François.

« À vous, mon père ; à toi, mon François, dit Christine quand la voiture roula vers Nancé ; à vous pour toujours. »

Et, s’appuyant sur l’épaule de son père, elle pleura. Ses larmes furent comprises par son père et son mari, car c’étaient des larmes de tendresse et de bonheur.

Arrivés à Nancé, ils trouvèrent le bon Paolo, qui, parti un peu en avant, attendait les mariés à la porte avec tous les gens de la maison ; il embrassa la mariée, serra François dans ses bras, et fut serré à son tour dans ceux de M. de Nancé.

Christine ayant demandé à passer chez elle pour enlever son voile et sa belle robe de dentelle (présent de sa tante), son père la mena dans son nouvel appartement, arrangé et meublé élégamment et confortablement. Isabelle avait sa chambre près d’elle. Christine et François passèrent quelques heures à arranger avec Isabelle les petits objets de fantaisie dont leurs chambres étaient ornées ; entre autres, les marbres et albâtres que François avait apportés pour Christine. Elle se retrouva enfin à Nancé comme jadis chez elle, et pour n’en plus sortir.