François le bossu/8

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Hachette (p. 93-108).
VIII


mina dévoilée


Le lendemain du dîner, Christine se leva de bonne heure, parce que sa bonne était invitée à une noce dans le village, et qu’elle voulait se débarrasser de Christine le plus tôt possible.

« Allez demander votre déjeuner, dit Mina quand Christine fut habillée ; je n’ai pas le temps, moi ; j’ai ma robe à repasser. Et prenez garde que votre papa ne vous voie ; s’il vous aperçoit, je vous donnerai une bonne leçon de précaution. »

Christine alla à la cuisine demander son pain et son lait ; elle regardait de tous côtés avec inquiétude.

« De quoi avez-vous peur, Mam’selle ? demanda le cocher qui déjeunait.

christine.
J’ai peur que papa ne vienne et qu’il ne me voie.
le cuisinier.

Qu’est-ce que ça fait ! Votre papa ne vous gronde jamais.

christine.

Ma bonne m’a défendu que papa me voie à la cuisine.

le cocher.

Mais puisque c’est elle qui vous a envoyée !

christine.

C’est qu’elle va à la noce, et elle repasse sa robe.

le cocher.

Et elle vous plante là comme un paquet de linge sale ! Si j’étais de vous, Mam’selle, je raconterais tout à votre papa.

christine.

Ma bonne me battrait, et maman ne me croirait pas.

le cocher.

Mais votre papa vous croirait !

christine.

Oui, mais il n’aime pas à contrarier maman… Il faut que je m’en aille ; voulez-vous me donner mon pain et mon lait pour que je puisse déjeuner ?

le cuisinier.

Mais vous ne pouvez pas emporter votre chocolat, Mam’selle ! il voue brûlerait.

christine.

Je n’ai pas de chocolat ; je mange mon pain dans du lait froid.

le cuisinier.

Comment ? Votre bonne vient tous les jours

chercher votre chocolat.
christine.

C’est elle qui le mange ; elle ne m’en donne pas.

le cuisinier.

Si ce n’est pas une pitié ! Une malheureuse enfant comme ça ! Lui voler son déjeuner ! Tenez, Mam’selle, voilà votre tasse de chocolat, mangez-le ici, bien tranquillement.

christine.

Je n’ose pas ; si papa venait !

— Venez par ici, dans l’office ; personne n’y entre ; on ne vous verra pas. »

Le cuisinier, qui était bon homme, établit Christine dans l’office et plaça devant elle une grande tasse de chocolat et deux bons gâteaux. Christine mangeait avec plaisir cet excellent déjeuner, lorsqu’à sa grande terreur elle entendit la voix de sa bonne.

mina.

Monsieur le chef, le chocolat de Christine, s’il vous plaît.

le cuisinier, d’un ton bourru.

Je n’en ai pas fait.

la bonne.

Comment ? vous n’avez pas fait le déjeuner de Christine ?

le cuisinier, de même.

Si fait ! Vous avez envoyé demander un morceau de pain sec et du lait froid : je les lui ai donnés.

la bonne.
Il me faut son chocolat pourtant.
le cuisinier.

Vous ne l’aurez pas.

la bonne.

Je le dirai à Madame.

le cuisinier.

Dites ce que vous voudrez et laissez-moi tranquille. »

Mina sortit furieuse ; elle dut attendre le réveil de Mme des Ormes pour porter plainte contre le cuisinier ; elle attendit longtemps, ce qui augmenta son humeur. Christine, inquiète et effrayée, n’osa pas rentrer dans sa chambre ; elle resta dehors jusqu’à l’arrivée de Paolo, qu’elle attendait et qu’elle considérait comme son protecteur, même vis-à-vis de sa mère ; il ne tarda pas à paraître avec un gros paquet sous le bras. L’accueil empressé et amical de Christine le toucha et augmenta sa sympathie pour elle.

« Tenez, Signorina, dit-il, voici un gros paquet pour vous.

christine.

Pour moi ? Pour moi ? Qu’est-ce que c’est ?

paolo.

C’est M. de Nancé qui vous envoie des livres, des cahiers, des plumes, des crayons, un pupitre, toutes sortes de choses pour vos leçons ; seulement, il vous prie de ne pas montrer tout cela, et de ne parler que des livres, qu’il a promis devant votre maman.

christine.
Pourquoi ça ?
paolo.

Parce qu’on pourrait croire que votre maman vous refuse ce qu’il vous faut, et que cela lui ferait du chagrin.

christine.

Oh ! alors, je ne dirai rien du tout ; dites-le à ce bon M. de Nancé, et remerciez-le bien, bien, et François aussi. Mais si on me demande qui m’a envoyé ces choses, qu’est-ce que je dirai pour ne pas mentir ?

paolo.

Si on vous demande, vous direz : « C’est bon Paolo qui a apporté tout ». Et c’est la vérité. Mais on ne demandera pas. Le papa croira que c’est la maman, et la maman croira que c’est le papa. »

Pendant que l’heureuse Christine rangeait ses livres, papiers, etc., dans sa petite commode, et commençait une leçon avec Paolo, Mme des Ormes s’éveillait et recevait les plaintes de Mina contre le chef, qui refusait le chocolat de Christine.

madame des ormes.

Dieu ! que c’est ennuyeux ! Vous êtes toujours en querelle avec quelqu’un, Mina.

mina.

Madame pense pourtant bien que je ne peux laisser Christine sans déjeuner.

madame des ormes.

Je le sais, mais vous pourriez arranger les choses entre vous, sans m’obliger à m’en mêler. Que voulez-vous que je fasse à présent ? Que je fasse venir cet homme, que je le gronde ! Quel ennui, mon Dieu, quel ennui ! Allez chercher mon mari ; dites-lui que j’ai à lui parler.

mina.

Si Madame préfère, j’irai chercher le chef.

madame des ormes.

Mais non ; c’est précisément ce qui m’ennuie.

mina.

Si Madame voulait bien lui donner un ordre par écrit, ce serait mieux que de déranger Monsieur.

madame des ormes.

Quelles sottes idées vous avez, Mina ! Que j’aille écrire à mon cuisinier, quand je peux lui parler ! Allez me chercher mon mari.

mina.

Mais, Madame…

madame des ormes.

Taisez-vous, je ne veux plus rien entendre ; allez me chercher mon mari. »

Mina sortit, mais se garda bien d’exécuter l’ordre de sa maîtresse ; irritée des retards qu’éprouvait sa toilette pour la noce, elle se promit de se revenger sur la pauvre Christine, seule cause, pensait-elle, de ces ennuis.

« Où est-elle cette petite sotte ? Je ne l’ai pas vue depuis ce matin. »

Elle alla à sa recherche ; ne l’ayant pas trouvée dans le jardin, elle rentra de plus en plus mécontente et finit par trouver Christine dans le salon, prenant une leçon d’écriture avec Paolo.

« Qu’est-ce que vous faites ici, Christine ? Rentrez vite dans votre chambre ! » lui dit-elle rudement.

Christine allait se lever pour obéir à sa bonne, dont elle redoutait la colère, lorsque Paolo, la faisant rasseoir :

« Pardon, Signorina, restez là ; nous n’avons pas fini nos leçons. Et vous, Donna Furiosa, tournez votre face et laissez tranquille la Signorina.

— Laissez-moi tranquille vous-même, grand Italien, pique-assiette ; je veux emmener cette petite sotte, qui n’a pas besoin de vos leçons, et je l’aurai malgré vous. »

Paolo saisit Christine, l’enleva et la plaça derrière lui ; Mina, s’élançant sur lui, reçut un coup de poing qui lui aplatit le nez, mais qui redoubla sa fureur et ses forces ; d’un revers de bras elle repoussa Paolo et attrapa Christine, qu’elle tira à elle avec violence.

« Si vous appelez, je vous fouette au sang ! » s’écria-t-elle, tirant toujours Christine qui retenait Paolo.

Au moment où Paolo, craignant de blesser la pauvre enfant, l’abandonnait à l’ennemi commun, Mina poussa un cri et lâcha Christine. Une main de fer l’avait saisie à son tour et la fit pirouetter en la dirigeant vers la porte avec accompagnement de formidables coups de pied. C’était M. des Ormes, qui, inaperçu de Paolo et de Christine, était entré par une porte du fond, et, assis dans une embrasure de fenêtre, assistait à la leçon. Quand Mina fut expulsée de l’appartement, M. des Ormes rassura Christine tremblante et serra la main de

Paolo.
m. des ormes.

Ma pauvre Christine, est-ce qu’elle te traite quelquefois aussi rudement que tout à l’heure ?

christine.

Toujours, papa ; mais ne lui dites rien, je vous en supplie : elle me battrait plus encore.

m. des ormes.

Comment, plus ? Elle te bat donc quelquefois ?

christine.

Oh oui ! papa, avec une verge qui est dans son tiroir.

— Misérable ! scélérate ! dit M. des Ormes, pâle et tremblant de colère. Oser battre ma fille !

— Monsieur le comte, dit Paolo, si vous permettez, zé pounirai la dona Furiosa à ma façon ; zé la foustizerai comme un cien.

m. des ormes.

Merci, Monsieur Paolo ; cette punition ne convient pas en France. Je vais en causer avec ma femme ; continuez votre leçon à la pauvre Christine, qui est depuis plus de deux ans avec cette mégère. »

M. des Ormes entra chez sa femme ; elle pensa qu’il venait appelé par Mina.

« Vous voilà, mon cher ! Je vous ai prié de venir pour que vous parliez au cuisinier, qui refuse à Christine son déjeuner ; et grondez-le, je vous en prie ; ça m’ennuie de gronder, et cette Mina est si assommante avec ses plaintes continuelles.

m. des ormes.

Mina est une misérable ; je viens de découvrir

qu’elle battait Christine.
madame des ormes.

Allons ! en voilà d’une autre. Comment croyez-vous ces sottises, et qui vous a fait ces contes ?

m. des ormes.

C’est moi qui ai vu et entendu de mes yeux et de mes oreilles.

madame des ormes.

Mais puisque, au contraire, Mina s’est plainte que le cuisinier ne donnait pas à Christine son chocolat ! Elle prend le parti de Christine !

m. des ormes.

Que m’importent les plaintes de Mina ? Je l’ai vue et entendue traiter Christine et Paolo comme elle ne devrait pas traiter une laveuse de vaisselle, et je suis venu vous prévenir que je l’ai chassée du salon et que je la chasserai de la maison.

madame des ormes.

Encore un ennui ! une bonne à chercher ! Pourquoi vous mêlez-vous des bonnes ? Est-ce que cela vous regarde ?

m. des ormes.

Ma fille me regarde, et, à ce titre, la bonne me regarde aussi. Quant à ce chocolat, je parie que c’est quelque méchanceté de Mina.

madame des ormes.

Vous accusez toujours Mina ; vérifiez le fait ; parlez au cuisinier.

m. des ormes.

C’est ce que je vais faire, ici, et devant vous.

madame des ormes.

Non, non, pas devant moi, je vous en prie ; c’est

à mourir d’ennui, ces querelles de domestiques.
m. des ormes.

C’est plus qu’une querelle de domestiques, du moment qu’il s’agit de votre fille. »

M. des Ormes avait sonné ; la femme de chambre entra.

m. des ormes.

Brigitte, envoyez-nous le chef ici, de suite. »

Cinq minutes après, le chef entrait.

le chef.

Monsieur le Comte m’a demandé ?

m. des ormes.

Oui, Tranchant ; ma femme voudrait savoir s’il est vrai que vous ayez refusé ce matin à Mina le chocolat de Christine.

le chef.

Oui, Monsieur, le Comte ; c’est très vrai.

m. des ormes.

Et comment vous permettez-vous une pareille impertinence ?

le chef.

Monsieur le Comte, Mlle Christine venait de manger son chocolat dans l’office.

m. des ormes.

Dans l’office ! Ma fille dans l’office ! Qu’est-ce que tout cela ? Je n’y comprends rien.

le chef.

Je vais l’expliquer à Monsieur le Comte, qui comprendra parfaitement. Mlle Christine ne mange jamais son chocolat.

m. des ormes.
Pourquoi cela ?
le chef.

Parce que c’est Mlle Mina qui l’avale pendant que Mlle Christine mange du lait froid et son pain sec. Ce matin, la pauvre petite mam’selle (qui nous fait pitié à tous, par parenthèse) est venue chercher son pain et son lait ; je l’ai cachée dans l’office pour qu’elle mangeât son chocolat une fois en passant, et quand Mlle Mina est venue le chercher, je l’ai refusé. Voilà toute l’affaire.

m. des ormes.

Pourquoi pensez-vous que Christine ne mange pas son chocolat le matin ?

le chef.

Parce que la servante a vu bien des fois comment ça se passait, et que Mlle Christine nous l’a dit elle-même.

m. des ormes.

C’est bien, Tranchant. Je vous remercie ; vous avez bien fait, mais vous auriez dû me prévenir plus tôt.

le chef.

Monsieur le Comte, on n’osait pas.

m. des ormes.

Pourquoi ?

le chef.

Monsieur le Comte, c’est que… Madame… n’aurait pas cru… et… Monsieur comprend… on avait peur de… de déplaire à Madame. »

Tranchant sortit. M. des Ormes, les bras croisés, regardait sa femme sans parler. Mme des Ormes était confuse, embarrassée, et gardait aussi le silence.

« Caroline, dit enfin M. des Ormes, il faut que vous fassiez partir aujourd’hui même cette méchante femme.

madame des ormes.

Bien ! quel ennui ! Faites-la partir vous-même ; je ne veux pas me mêler de cette affaire ; c’est vous qui l’avez commencée, c’est à vous de la finir.

m. des ormes, sévèrement.

C’est vous qui la terminerez, Caroline, en expiation de votre négligence à l’égard de Christine. Moi je ne pourrais contenir ma colère en face de cette abominable femme qui rend depuis plus de deux ans cette malheureuse enfant l’objet de la pitié de nos domestiques, meilleurs pour elle que nous ne l’avons été. Chassez cette femme de suite.

madame des ormes.

Et que ferai-je de Christine ? Ah !… une idée ! je vais prendre Paolo pour la garder.

m. des ormes.

C’est ridicule et impossible ! Mais il est certain que Christine serait bien gardée ; Paolo est un homme excellent ; on dit beaucoup de bien de lui dans le pays. En attendant que vous ayez une bonne (et il faut absolument en chercher une), dites à votre femme de chambre de soigner Christine. »

M. des Ormes sortit, riant à la pensée de Paolo bonne d’enfant. Mme des Ormes sonna, se fit amener Mina, lui donna ses gages, et lui dit de s’en aller de suite. Mina commença une discussion et une justification ; Mme des Ormes s’ennuya, s’impatienta, se mit en colère, cria, et, pour se débarrasser de Mina, après une discussion d’une heure et demie, elle lui doubla ses gages, lui donna un bon certificat et promit de la recommander.