François le champi (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 04

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IV.

Quand la Zabelle le vit ainsi, elle le crut mort. Son amitié lui revint dans le cœur, et, ne songeant plus ni au meunier, ni à la méchante vieille, elle reprit l’enfant à Madeleine et se mit à l’embrasser en criant et en pleurant, Elles le couchèrent sur leurs genoux, au bord de l’eau, lavèrent ses blessures et en arrêtèrent le sang avec leurs mouchoirs ; mais elles n’avaient rien pour le faire revenir. Madeleine, réchauffant sa tête contre son cœur, lui soufflait sur le visage et dans la bouche comme on fait aux noyés. Cela le réconforta, et, dès qu’il ouvrit les yeux et qu’il vit le soin qu’on prenait de lui, il embrassa Madeleine et la Zabelle l’une après l’autre avec tant de cœur, qu’elles furent obligées de l’arrêter, craignant qu’il ne retombât en pâmoison.

— Allons, allons, dit la Zabelle, il faut retourner chez nous. Non, jamais, jamais je ne pourrai quitter cet enfant-là, je le vois bien, et je n’y veux plus songer. Je garde vos dix écus, Madeleine, pour payer ce soir si on m’y force. Mais n’en dites rien ; j’irai trouver demain la bourgeoise de Presles pour qu’elle ne nous démente pas, et elle dira, au besoin, qu’elle ne vous a pas encore payé le prix de votre filage ; ça nous fera gagner du temps, et je ferai si bien, quand je devrais mendier, que je m’acquitterai envers vous pour que vous ne soyez pas molestée à cause de moi. Vous ne pouvez pas prendre cet enfant au moulin, votre mari le tuerait. Laissez-le-moi, je jure d’en avoir autant de soin qu’à l’ordinaire, et si on nous tourmente encore, nous aviserons.

Le sort voulut que la rentrée du champi se fit sans bruit et sans que personne y prît garde ; car il se trouva que la mère Blanchet venait de tomber bien malade d’un coup de sang, avant d’avoir pu avertir son fils de ce qu’elle avait exigé de la Zabelle à l’endroit du champi ; et maître Blanchet n’eut rien de plus pressé que d’appeler cette femme pour venir aider au ménage, pendant que Madeleine et la servante soignaient sa mère. Pendant trois jours on fut sens dessus dessous au moulin. Madeleine ne s’épargna pas, et passa trois nuits debout au chevet de sa belle-mère, qui rendit l’esprit entre ses bras.

Ce coup du sort abattit pendant quelque temps l’humeur malplaisante du meunier. Il aimait sa mère autant qu’il pouvait aimer, et il mit de l’amour-propre à la faire enterrer selon ses moyens. Il oublia sa maîtresse pendant le temps voulu, et il s’avisa même de faire le généreux, en donnant les vieilles nippes de la défunte aux pauvres voisines. La Zabelle eut sa part dans ces aumônes, et le champi lui-même eut une pièce de vingt sous, parce que Blanchet se souvint que, dans un moment où l’on était fort pressé d’avoir des sangsues pour la malade, tout le monde ayant couru inutilement pour s’en procurer, le champi avait été en pécher, sans rien dire, dans une mare où il en savait, et en avait rapporté, en moins de temps qu’il n’en avait fallu aux autres pour se mettre en route.

Si bien que Cadet Blanchet avait à peu près oublié son rancœur, et que personne ne sut au moulin l’équipée de la Zabelle pour remettre son champi à l’hospice. L’affaire des dix écus de la Madeleine revint plus tard, car le meunier n’avait pas oublié de faire payer la ferme de sa chétive maison à la Zabelle. Mais Madeleine prétendit les avoir perdus dans les prés en se mettant à courir, à la nouvelle de l’accident de sa belle-mère. Blanchet les chercha longtemps et gronda fort, mais ne sut pas l’emploi de cet argent, et la Zabelle ne fut pas soupçonnée.

À partir de la mort de sa mère, le caractère de Blanchet changea peu à peu, sans pourtant s’amender. Il s’ennuya davantage à la maison, devint moins regardant à ce qui s’y passait et moins avare dans ses dépenses. Il n’en fut que plus étranger aux profits d’argent, et comme il engraissait, qu’il devenait dérangé et n’aimait plus le travail, il chercha son aubaine dans des marchés de peu de foi et dans un petit maquignonnage d’affaires qui l’aurait enrichi s’il ne se fût mis à dépenser d’un côté ce qu’il gagnait de l’autre. Sa concubine prit chaque jour plus de maîtrise sur lui. Elle l’emmenait dans les foires et assemblées pour tripoter dans des trigauderies et mener la vie de cabaret, il apprit à jouer et fut souvent heureux ; mais il eût mieux valu pour lui perdre toujours, afin de s’en dégoûter ; car ce dérèglement acheva de le faire sortir de son assiette, et, à la moindre perte qu’il essuyait, il devenait furieux contre lui-même et méchant envers tout le monde.

Pendant qu’il menait celle vilaine vie, sa femme, toujours sage et douce, gardait la maison et élevait avec amour leur unique enfant. Mais elle se regardait comme doublement mère, car elle avait pris pour le champi une amitié très-grande et veillait sur lui presque autant que sur son propre fils. À mesure que son mari devenait plus débauché, elle devenait moins servante et moins malheureuse. Dans les premiers temps de son libertinage il se montra encore très-rude, parce qu’il craignait les reproches et voulait tenir sa femme en état de peur et de soumission. Quand il vit que par nature elle haïssait les querelles et qu’elle ne montrait pas de jalousie, il prit le parti de la laisser tranquille. Sa mère n’étant plus là pour l’exciter contre elle, force lui était bien de reconnaître qu’aucune femme n’était plus économe pour elle-même que Madeleine. Il s’accoutuma à passer des semaines entières hors de chez lui, et quand il y revenait un jour, en humeur de faire du train, il y était désencoléré par un silence si patient qu’il s’en étonnait d’abord et finissait par s’endormir. Si bien qu’on ne le revoyait plus que lorsqu’il était fatigué et qu’il avait besoin de se reposer.

Il fallait que Madeleine fût une femme bien chrétienne pour vivre ainsi seule avec une vieille fille et deux enfants. Mais c’est qu’en fait elle était meilleure chrétienne peut-être qu’une religieuse ; Dieu lui avait fait une grande grâce en lui ayant permis d’apprendre à lire et de comprendre ce qu’elle lisait. C’était pourtant toujours la même chose, car elle n’avait possession que de deux livres, le saint Évangile et un accourci de la Vie des Saints. L’Évangile la sanctifiait et la faisait pleurer toute seule lorsqu’elle le lisait le soir auprès du lit de son fils. La Vie des Saints lui faisait un autre effet : c’était, sans comparaison, comme quand les gens qui n’ont rien à faire lisent des contes et se montent la tête pour des rêvasseries et des mensonges. Toutes ces belles histoires lui donnaient des idées de courage et même de gaieté. Et quelquefois, aux champs, le champi la vit sourire et devenir rouge, quand elle avait son livre sur les genoux. Cela l’étonnait beaucoup, et il eut bien du mal à comprendre comment les histoires qu’elle prenait la peine de lui raconter en les arrangeant un peu pour les lui faire entendre (et aussi parce qu’elle ne les entendait peut-être pas toutes très-bien d’un bout jusqu’à l’autre), pouvaient sortir de cette chose qu’elle appelait son livre. L’envie lui vint d’apprendre à lire aussi, et il apprit si vite et si bien avec elle, qu’elle en fut étonnée, et qu’à son tour il fut capable d’enseigner au petit Jeannie. Quand François fut en âge de faire sa première communion, Madeleine l’aida à s’instruire dans le catéchisme, et le curé de leur paroisse fut tout réjoui de l’esprit et de la bonne mémoire de cet enfant, qui pourtant passait toujours pour un nigaud, parce qu’il n’avait point de conversation et n’était hardi avec personne.

Quand il eut communié, comme il était en âge d’être loué, la Zabelle le vit de bon cœur entrer domestique au moulin, et maître Blanchet ne s’y opposa point, car il était devenu clair pour tout le monde que le champi était bon sujet, très-laborieux, très-serviable, plus fort, plus dispos et plus raisonnable que tous les enfants de son âge. Et puis, il se contentait de dix écus de gage, et il y avait toute économie à le prendre. Quand François se vit tout à fait au service de Madeleine et du cher petit Jeannie qu’il aimait tant, il se trouva bien heureux, et quand il comprit qu’avec l’argent qu’il gagnait la Zabelle pourrait payer sa ferme et avoir de moins le plus gros de ses soucis, il se trouva aussi riche que le roi.

Malheureusement la pauvre Zabelle ne jouit pas longtemps de cette récompense. À l’entrée de l’hiver, elle fit une grosse maladie, et, malgré tous les soins du champi et de Madeleine, elle mourut le jour de la Chandeleur, après avoir été si mieux qu’on la croyait guérie. Madeleine la regretta et la pleura beaucoup, mais elle tâcha de consoler le pauvre champi, qui, sans elle, n’aurait jamais surmonté son chagrin.

Un an après, il y pensait encore tous les jours et quasi à chaque instant, et une fois il dit à la meunière :

J’ai comme un repentir quand je prie pour l’âme de ma pauvre mère : c’est de ne l’avoir pas assez aimée, Je suis bien sûr d’avoir toujours fait mon possible pour la contenter, de ne lui avoir jamais dit que de bonnes paroles, et de l’avoir servie en toutes choses comme je vous sers vous-même ; mais il faut, madame Blanchet, que je vous avoue une chose qui me peine et dont je demande pardon à Dieu bien souvent : c’est que depuis le jour où ma pauvre mère a voulu me reconduire à l’hospice, et où vous avez pris mon parti pour l’en empêcher, l’amitié que j’avais pour elle avait, bien malgré moi, diminué dans mon cœur. Je ne lui en voulais pas, je ne me permettais pas même de penser qu’elle avait mal fait en voulant m’abandonner. Elle était dans son droit ; je lui faisais du tort, elle avait crainte de votre belle-mère, et enfin elle le faisait bien à contre-cœur ; car j’ai bien vu là qu’elle m’aimait grandement. Mais je ne sais comment la chose s’est retournée dans mon esprit, ça été plus fort que moi. Du moment où vous avez dit des paroles que je n’oublierai jamais, je vous ai aimée plus qu’elle, et, j’ai eu beau faire, je pensais à vous plus souvent qu’à elle. Enfin, elle est morte, et je ne suis pas mort de chagrin comme je mourrais si vous mouriez.

— Et quelles paroles est-ce que j’ai dites, mon pauvre enfant, pour que tu m’aies donné comme cela toute ton amitié ? Je ne m’en souviens pas.

— Vous ne vous en souvenez pas ? dit le champi en s’asseyant aux pieds de la Madeleine qui filait son rouet en l’écoutant. Eh bien ! vous avez dit en donnant des écus à ma mère : « Tenez, je vous achète cet enfant-là ; il est à moi. » Et vous m’avez dit en m’embrassant : « À présent, tu n’es plus champi, tu as une mère qui t’aimera comme si elle t’avait mis au monde. » N’avez-vous pas dit comme cela, madame Blanchet ?

— C’est possible, et j’ai dit ce que je pensais, ce que je pense encore. Est-ce que tu trouves que je t’ai manqué de parole ?

— Oh non ! Seulement…

— Seulement, quoi ?

— Non, je ne le dirai pas, car c’est mal de se plaindre, et je ne veux pas faire l’ingrat et le méconnaissant.

— Je sais que tu ne peux pas être ingrat, et je veux que tu dises ce que tu as sur le cœur. Voyons, qu’as-tu qui te manque pour n’être pas mon enfant ? Dis, je te commande comme je commanderais à Jeannie.

— Eh bien, c’est que… c’est que vous embrassez Jeannie bien souvent, et que vous ne m’avez jamais embrassé depuis le jour que nous disions tout à l’heure. J’ai pourtant grand soin d’avoir toujours la figure et les mains bien lavées, parce que je sais que vous n’aimez pas les enfants malpropres et que vous êtes toujours après laver et peigner Jeannie. Mais vous ne m’embrassez pas davantage pour ça, et ma mère Zabelle ne m’embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mères caressent leurs enfants, et c’est à quoi je vois que je suis toujours un champi et que vous ne pouvez pas l’oublier.

— Viens m’embrasser, François, dit la meunière en asseyant l’enfant sur ses genoux et en l’embrassant au front avec beaucoup de sentiment. J’ai eu tort, en effet, de ne jamais songer à cela, et tu méritais mieux de moi. Tiens, tu vois, je t’embrasse de grand cœur, et tu es bien sûr à présent que tu n’es plus champi, n’est-ce pas ?

L’enfant se jeta au cou de Madeleine, et devint si pâle qu’elle en fut étonnée et l’ôta doucemcmt de dessus ses genoux en essayant de le distraire. Mais il la quitta au bout d’un moment, et s’enfuit tout seul comme pour se cacher, ce qui donna de l’inquiétude à la meunière. Elle le chercha et le trouva à genoux dans un coin de la grange et tout en larmes.

— Allons, allons, François, lui dit-elle en le relevant, je ne sais pas ce que tu as. Si c’est que tu penses à la pauvre mère Zabelle, il faut faire une prière pour elle et tu te sentiras plus tranquille.

— Non, non, dit l’enfant en tortillant le bord du tablier de Madeleine et en le baisant de toutes ses forces, je ne pensais pas à ma pauvre mère. Est-ce que ce n’est pas vous qui êtes ma mère ?

— Et pourquoi pleures-tu donc ? Tu me fais de la peine.

— Oh non ! oh non ! je ne pleure pas, répondit François en essuyant vitement ses yeux et en prenant un air gai ; c’est-à-dire je ne sais pas pourquoi je pleurais. Vrai, je n’en sais rien, car je suis content comme si j’étais en paradis.