France, Algérie et colonies/France/03

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LIbrairie Hachette et Cie (p. 138-142).


CHAPITRE III

FLEUVES, RIVIÈRES ET TORRENTS. RIVAGES, ÎLES DE LA MER


Petitesse des fleuves français. Ce que le temps a fait de nos lacs et de nos cascades. — Les eaux de la France vont à la mer par une infinité de ruisseaux côtiers ; par un fleuve devenu tout à fait étranger, le Rhin ; par la Meuse et l’Escaut, mi-français, mi-forains ; et par six fleuves français : la Seine, la Loire, la Charente, la Gironde, l’Adour et le Rhône. La Seine, la Gironde et le Rhône ont hors de France une très faible partie de leur bassin.

Ignorants et casaniers comme nous le sommes presque tous, nous trouvons nos fleuves grands. Ils sont petits : le plus long, la Loire, avec ses mille et quelques kilomètres, est près de trois fois plus court que le Danube, près de quatre fois moins long que la Volga. Et si nous sortons de la mesquine Europe, nous voyons la rivière nantaise cinq à six fois plus brève que l’Amazone, sept à huit fois plus courte que le Nil ou le Mississipi pris à la source du Missouri, dans le Parc National du Pays des Merveilles.

Sans doute la Loire débonde un bassin de près de 12 millions d’hectares, plus du cinquième de la France ; mais le Danube est le lit où passent les rivières de 80 millions d’hectares ; le bassin de la Volga vaut trois fois la France, celui du Mississipi sept fois, celui des Amazones treize fois.

Notre Rhône porte en moyenne à la mer plus de 1 700 mètres cubes par seconde, peut-être 2 000, quelques-uns disent même 2 603 ; mais le Danube entraîne moyennement 8 500 mètres, le Mississipi 19 111, la Plata 42 800, l’Amazone près de 80 000. Enfin, si l’étiage du Rhône dépasse 500 mètres par seconde, celui du Mississipi est de 6 230, celui de l’Amazone de près de 18 000, celui de la Plata de 18 815 (?) ; et dans le soi-disant pays de la sècheresse, en Afrique, le Congo est un Amazone et le Zambèze un Niagara.

Seule notre Gironde est immense, et celui qui longe sa rive médocaine ou sa rive saintongeaise n’aperçoit que confusément la berge opposée, après avoir sali son regard sur de vastes flots terreux.

Mais ni la longueur, ni l’ampleur, ni la profondeur, ni les grands vaisseaux, ni les barques ventrues et pleines de coton, de blé ou de houille ne font la magnificence d’une rivière. Le bas Mississipi lui-même, cette petite mer courante dont on admire la masse, la rapidité, l’activité, la puissance, qui détruit, crée et transporte, a la force et n’a pas la beauté : large fossé d’eaux bourbeuses, il est vulgaire comme les savanes où il passe ; il étonne et n’émeut pas, à moins qu’on ne le contemple de loin, ou de haut, d’un des rares mornes qui se lèvent dans sa plate vallée. L’Amazone, plus grand encore et non moins troublé, tire sa beauté des selvas[1] de sa rive, et dans cent ans les plus beaux troncs de ces prodigieux bois vierges auront été couchés sur le sol. Parmi les fleuves illustres, le seul Saint-Laurent peut-être reste immuablement chaste, des lacs enchâssés de granit dont il sort jusqu’à l’abîme vert qui l’engloutit.

La fluidité, c’est la noblesse des rivières. Leur devise est : Nunquam fœdari ![2] Tout ce qui les tache les avilit, et le fleuve de fange ne vaudra jamais le ruisseau de cristal. Qui n’a de regards que pour les grands charroyeurs de boue n’est pas digne de communier avec la nature.

Quelle splendeur que la limpidité bleue, la clarté verte ou la transparence brune des eaux ! Le nuage y flotte, le soleil y vibre, l’ombre y descend, le ciel s’y peint et fait les flots aussi profonds qu’il nous paraît haut.

La beauté des eaux courantes est aussi dans leur course même : elle est dans la torpeur des gouffres, le tournoiement des remous, l’effondrement des cascades ; elle est dans l’onde qui coule sans bruit, sournoisement, sans paraître couler, et dans celle qui se brise avec rumeur sur les écueils de pierre ; elle est enfin dans ce qui n’est point la rivière : dans les moelleuses prairies qui la boivent, dans les forêts qui s’y mirent, dans les vieilles tours qui la voient passer immortellement jeune, dans les bassins pleins de lumière qui furent des lacs, dans les défilés sombres, les cassures, les cirques, les couloirs, les dalles de marbre et les blocs de granit.

Ce qui manque à la France, c’est le lac et c’est la cascade. Hors de Savoie, et sans regarder le Grand-Lieu, pièce d’eau banale, nous avons les rouilleux étangs littoraux des Landes, d’ailleurs honnis seulement par l’homme inférieur qui hait la dune, le vent de la mer, la voix des pins, les bouts du monde et la solitude. Nous avons aussi les grandes mares du Roussillon et du Languedoc, prises jadis aux flots purs de la mer, mais, depuis qu’elles en ont été séparées, envahies de plus en plus par la boue, l’herbe et les joncs, entre des rives plates ravagées par la fièvre qui sort des eaux pourrissantes. Enfin il y a dans le Jura, les Alpes, les Pyrénées, de charmants laguets serrés dans la roche, et en Auvergne des cratères où l’onde bleue, profonde, froide, immobile, coupe elliptique ou ronde, a remplacé la fumée rouge, les gaz sifflants, la pierre liquide et bouillonnante qui montait et descendait comme le pouls du volcan : tel est l’admirable Pavin. Mais en dehors du Bourget, de l’Annecy, et de notre part du Léman, les grands lacs sont à d’autres qu’à nous.

De même en fait de cascades. Les bonds de torrents ne sont pas en France moins terribles qu’ailleurs : témoin le grand nom de Gavarnie. Mais nous avons peu de larges rivières passant, par un déchirement subit, d’une plaine, jadis lac, à une plaine plus basse, jadis aussi lac ou fond d’estuaire. À peine si nous pouvons montrer aux étrangers deux modestes « Niagaras », le saut du Tarn et le saut du Doubs, et, parmi les élancements de rivières moindres, mais rivières encore, ceux de la Vézère, de la Maulde, de la Rue, de l’Argens, de la Cèze.

Saut du Doubs.

C’est que le temps a usé la vieille Gaule : il a comblé les lacs, devenus les jardins de la France ; il a scié les barrages de pierre qui suspendaient ces lacs. De l’escalier des anciens torrents, composé de degrés inclinés ou à pic séparés par des plain-pieds lacustres, il a fait les vallées à pente molle que descendent paisiblement nos rubans d’eau.

Les rivières n’en sont pas moins une des beautés de notre pays. Grâce à l’abondance, à l’heureuse distribution des pluies, grâce surtout à la perméabilité des craies, des calcaires qui font une partie de la France, on ne compte pas chez nous les « Vaucluses » qui sont l’orgueil de leur cirque de rochers ou de leurs vallons de prairies. Doux ou douix, gours, trous, abîmes, creux, puits, fonts, foux, dormants, bouillants ou bouillidous, sous quelque nom qu’ils montent vers la lumière, ces beaux jaillissements s’épanchent aussitôt en ruisseaux, quelquefois en rivières qui passent avec leur fraîcheur, leur clarté, leurs joyeux chants d’écluse devant les villages qui n’en troublent point le cristal, puis devant les cités qui les divisent et les corrompent.

  1. Mot portugais : forêts.
  2. N’être jamais souillées !