France et Allemagne/01

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France et Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 96-129).
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FRANCE ET ALLEMAGNE

I
1870-1898

C’est une loi générale que la politique extérieure des grands États est déterminée par un ensemble de conditions, les unes immuables, les autres changeantes, qui limitent l’amplitude des oscillations qui lui sont permises. À plus forte raison en est-il ainsi pour une nation qui a subi la dure loi d’un vainqueur et dont le territoire a été mutilé. Pour la France, la guerre de 1870 et le traité de Francfort ont rendu singulièrement plus étroites ces « nécessités permanentes » dont parlait Albert Sorel. Nous voudrions montrer ici, par des faits, quelles sont, dans les rapports de la France avec l’Allemagne, ces « nécessités permanentes, » comment notre politique, depuis 1870 jusqu’à ces derniers jours, a pu se mouvoir dans les limites qu’elles lui imposent, comment elle a réussi à les élargir et comment, chaque fois qu’elle a essayé d’en sortir, elle a été arrêtée par la force même des choses et la logique des situations.

Dans son discours au Reichstag, le 5 décembre, M. de Bethmann-Hollweg, chancelier de l’Empire allemand, disait : « Je ne veux pas revenir sur le passé plus qu’il ne convient de le faire pour comprendre l’avenir. » À nous aussi ces paroles serviront de règle. Mais, pour orienter vers l’avenir la marche de la politique française, une connaissance exacte, une juste appréciation du passé n’est-elle pas une boussole indispensable ? L’étude du passé est un avertissement ; elle peut servir, de part et d’autre, à prévenir le retour de certaines erreurs, de certains malentendus ; elle peut éclairer certaines incompréhensions. Nous venons de traverser une crise dramatique qui, si elle paraît résolue pour un temps dans les chancelleries, reste encore, pour deux grands peuples, troublante comme une énigme, angoissante comme une menace. Que seront, dans les années prochaines, les relations de la France avec l’Allemagne ? Allons-nous, comme on l’entend dire, vers cette guerre si souvent prédite et toujours évitée ? Verrons-nous au contraire s’apaiser les ressentimens, se tendre les mains ? Ou la situation instable, provisoire, qui dure depuis si longtemps va-t-elle se prolonger encore ? Cette question n’intéresse pas seulement au plus haut point la France et l’Allemagne, elle tient en suspens tout l’avenir de l’Europe. A bien voir les choses, il n’y a, en Europe, que deux problèmes dangereux : l’inimitié franco-allemande, conséquence de l’annexion de l’Alsace-Lorraine par le nouvel Empire germanique, et la rivalité économique et maritime de l’Angleterre et de l’Allemagne. Les autres difficultés, si inquiétantes qu’elles puissent paraître, seraient presque vidées de leur venin si celles-là ne venaient se mêler à elles pour les dénaturer et les aggraver. Plus de quarante moissons ont mûri sur les champs de bataille de la grande guerre ; mais d’avoir si longtemps vieilli sans rien perdre de sa virulence et sans aboutir ; à une guerre, caractérise la nature du différend qui dresse en face l’une de l’autre la France et l’Allemagne, formidablement armées. Ce n’est point aujourd’hui notre objet de revenir sur la raison profonde de ce conflit latent. Elle est écrite dans tous les cœurs français, et il ne deviendrait nécessaire d’en parler à notre pays que s’il venait à n’y penser plus. Qu’il nous suffise, avant de commencer ce raccourci d’histoire, d’affirmer une fois de plus qu’entre les Allemands et nous, il n’existe qu’une seule source de difficultés, une seule raison d’inimitié, la question d’Alsace-Lorraine.

En essayant de retracer et de caractériser les grandes phases des relations de la France avec l’Empire allemand depuis 1870, nous n’avons pas l’ambition de révéler des détails nouveaux ou peu connus, ni de résoudre des controverses : nous voudrions seulement montrer l’enchaînement des faits et de leurs conséquences, des fautes et de leur rançon, des illusions et de leur déception. Nous chercherons le fil qui relie les événemens, l’armature qui les rassemble, la méthode qui les conduit.


I

Echangeant avec Jules Favre les ratifications du traité de Francfort, le 21 mai 1871, Bismarck lui dit que désormais les deux gouvernemens « ne devaient plus songer qu’aux moyens de rapprocher deux nations qui ont un puissant intérêt à vivre en bons rapports ; » mais il ajoute aussitôt que, s’il a annexé deux provinces, c’est pour « se mettre en garde contre de nouvelles agressions de la France. » Déjà, en pleine guerre, quelques jours après Sedan, il disait, dans une circulaire diplomatique datée de Reims, le 13 septembre 1870 : « A la suite de la guerre, nous devons nous attendre bientôt à une nouvelle agression de la part de la France et non à une paix durable, quelles que soient d’ailleurs les conditions que nous lui imposions. La France considérera toute paix comme une trêve et nous attaquera de nouveau pour venger sa défaite actuelle aussitôt qu’elle se sentira assez forte, soit par ses propres ressources, soit avec l’aide d’alliances étrangères. » Le chancelier cherche à préparer l’Europe aux conditions qu’il compte imposer au vaincu ; il prélude au rôle dans lequel il va se donner en spectacle. Il croit, ou feint de croire, que la politique française est toute de fourberie, que la France fera la guerre en 1874, avant le versement des trois derniers milliards. Il le dit au marquis de Gabriac, le 13 août 1871 ; il le répète à tout propos à Gontaut-Biron ; il le télégraphie à d’Arnim. Il saisit tous les prétextes pour se plaindre, pour se poser en victime du « chauvinisme » d’un peuple agité et belliqueux qui ne rêve qu’agression et revanche. Il prend plaisir à piétiner le vaincu, à l’humilier, à lui faire sentir l’aiguillon de la défaite. A d’Arnim il dit : « Le sentiment du droit est en France si complètement éteint même dans les cercles où l’on cherche de préférence les amis de l’ordre politique et de la justice garantie... » Quel contraste avec « le degré d’éducation morale et le sentiment de droit et d’honneur qui sont particuliers au peuple allemand[1] ! » Avec les Français qui se permettent tout, tout est permis. Gontaut-Biron à Berlin, Thiers à Versailles, s’alarment ; ils se demandent si le vainqueur ne cherche pas un prétexte pour achever la blessée qui se relève trop vite. Le loyal Manteuffel s’indigne ; après la dépêche du 10 décembre 1871, il s’ouvre à Saint-Vallier : « Le sentiment public de l’Europe entière se retournera contre nous, comme autrefois contre Napoléon Ier, et je tremble que nous ne finissions par payer chèrement ces violences hautaines inspirées par l’enivrement de la victoire. » Est-ce bien « enivrement » qu’il fallait dire ? Cette tête carrée de hobereau prussien n’est guère plus troublée par les fumées de la gloire que par celles du Champagne. Tout est-il donc calcul et ruse dans ces alarmes ? Qui sait ? L’homme n’est pas simple, ni surtout cet homme-là. Son éducation piétiste, les homélies bibliques de sa femme, toute son hérédité et tout son entourage de liseurs d’Écriture ont laissé des traces profondes dans sa conscience ; il a comme le besoin de justicier ses actes à ses propres yeux et au regard de l’histoire. Il dit au marquis de Gabriac : « C’est une faute que nous aurions commise en vous prenant l’Alsace et la Lorraine si la paix devait être durable, car pour nous ces provinces seront une difficulté. » Il se demande, à certaines heures, si l’avenir lui saura gré ou lui fera grief de cette annexion qui, il le voit bien, prolongera indéfiniment le souvenir de la guerre et l’inimitié des deux grands peuples. Il lui arrive de rejeter sur Moltke et les militaires la responsabilité de l’annexion de Metz. Pour qu’il ait raison jusque dans la lointaine postérité, il faut que la France reste faible, désarmée, isolée, ou qu’elle fasse une guerre de revanche. La paix et la sagesse de la France, comme son relèvement et ses alliances, sont pour lui, en un sens, un perpétuel échec. Il veut lui en imposer, la terroriser, la rendre malléable et souple, en faire l’instrument de sa politique, comme le fut la Prusse, de 1806 à 1812, entre les mains de Napoléon. Le marquis de Gabriac a écrit, avec un rare bonheur d’expression, que Bismarck redoutait le relèvement « d’une puissance vaincue et démembrée, mais non soumise, dont la vitalité lui apparaissait comme une menace permanente qui était à la fois, pour lui, une excitation et un remords. » Ses manœuvres tendent à dresser contre la France « un nouvel ordre européen dont elle serait exclue, » à l’enfermer dans une sorte de « blocus moral. » Il n’oublie pas les inquiétudes que la Conférence de Londres lui a inspirées en 1871. Il ne veut pas que la France puisse reprendre, dans le concert européen, sa place de grande puissance. Le paiement anticipé de l’indemnité de guerre, la loi militaire, l’irritent ; il cherche le moyen d’arrêter ce renouveau. Il répand lui-même, il fait répandre par ses « reptiles » des bruits calomnieux destinés à discréditer la France dans l’opinion des nations ; aux souverains il la dépeint républicaine, révolutionnaire, « rouge, » menace pour tous les trônes ; aux Allemands et à l’Europe, il la montre prête à refaire la monarchie, à s’appuyer sur le « parti noir, » sur le catholicisme et la papauté, pour préparer la « revanche. » Désormais il agitera le fantôme de la « revanche, » pour rendre les partis plus traitables, chaque fois qu’il aura besoin d’obtenir des armemens nouveaux.

La seule inquiétude réelle de Bismarck était, comme le lui dit Schouvalof, « le cauchemar des coalitions. » Et, de toutes, celle qui lui apparaissait la plus redoutable, c’était celle qu’avait autrefois nouée le prince Kaunitz et qui avait mis Frédéric le Grand à deux doigts de sa perte. Le vaincu de Sadowa unissant, sous ses auspices, le Tsar aux vaincus de Sedan : l’hypothèse n’avait rien d’invraisemblable. L’alliance de Paris, Vienne et Pétersbourg était et sera toujours en mesure de faire la loi à l’Europe et de peser d’un poids formidable sur l’Allemagne qu’elle enserre de tous les côtés. Mais Bismarck juge qu’une telle alliance ne deviendrait réalisable que si la France devenait monarchique, légitimiste et catholique. Il redoute la conjonction d’une monarchie française avec l’Autriche et le Pape. C’est l’une des raisons, peut-être la raison dominante, — on n’en peut plus douter après les beaux travaux de M. Georges Goyau[2], — de cette politique du Culturkampf dans laquelle Bismarck se jette après 1870. Il met en jeu tous les ressorts de sa diplomatie officielle et surtout secrète pour conjurer ce péril. Il dit au prince Orlof, à la fin de février 1874 : « La France peut se refaire une armée si elle le veut ; il lui faudra bien du temps : c’est son droit. Elle peut tenter de se créer des alliés, votre pays par exemple, nous n’avons pas à nous y opposer ; nous saurions, dans de telles éventualités, maintenir notre supériorité militaire et modifier notre système d’alliances ; mais il y a une chose que nous ne souffririons pas, c’est que la France devînt cléricale, qu’elle cherchât à grouper autour d’elle les élémens de cléricalisme qui existent en Allemagne et dans tous les pays de l’Europe. Cela constituerait un danger pour nous, pour l’idée même de l’État. » Plus tard, dans l’hiver de 1878, il fera écrire par son fils Herbert à Henckel de Donnersmarck, au moment où celui-ci, à Paris, cherchait à décider Gambetta à une entrevue avec Bismarck : « Nous ne voulons pas et n’avons pas besoin d’une guerre avec la France ; nous croyons aussi qu’elle n’éclatera pas fatalement, tant que le Pape n’en donnera pas l’ordre exprès. » Il dit, à la même époque, à l’écrivain hongrois Jokaï : « Le seul homme qui puisse actuellement troubler la paix de l’Europe, c’est le Pape. » On se demande, en vérité, si Bismarck a pu être aveuglé par sa passion au point de croire, même à moitié, ce qu’il dit, ou s’il a espéré que quelqu’un pourrait mordre, à Paris, à un appât si grossier.

Il est impossible, dans l’état actuel de notre connaissance des documens contemporains, de savoir si Bismarck a donné à entendre, par un canal quelconque, au Comte de Chambord que son retour sur le trône de France serait le signal d’une guerre nouvelle. Ce qui est certain, c’est qu’après le 16 mai, le Maréchal et son entourage craignirent que le succès de leur politique ne provoquât une agression allemande. Gontaut-Biron, Mac Mahon lui-même l’ont dit sans ambages. Bismarck, à cette époque, a envisagé la possibilité de mener, avec le parti républicain français triomphant, une politique « anti-cléricale, » sinon commune, du moins parallèle ; la mission d’Henckel de Donnersmarck et les projets d’entrevue entre le chancelier et Gambetta s’expliquent en grande partie par des velléités de cette nature.

Le fameux incident de 1875 est, au moment où une crise européenne va s’ouvrir en Orient, une suprême tentative de Bismarck pour obliger la France, par la menace et la violence, à entrer dans son jeu ou pour mesurer sa capacité de résistance. C’est la méthode bismarckienne : nous la verrons reparaître en maintes circonstances dans l’histoire des relations franco-allemandes. La manœuvre de 1875, conduite avec un art consommé, manque cependant son effet. Bismarck a en face de lui le duc Decazes et la pléiade d’ambassadeurs si heureusement choisis par Thiers après nos désastres. Decazes pénètre les intentions de son adversaire : « Il veut nous faire croire qu’il veut la guerre plus qu’il ne la veut en réalité ; » il saisit l’occasion d’ameuter l’Europe contre l’homme qui menace sans cesse de troubler la paix ; il prend à témoin les puissances des persécutions et des tracasseries que nous subissons depuis cinq ans, et de notre patience. Bismarck est pris à son propre piège. La Russie, puis l’Angleterre, lui font entendre nettement qu’elles souhaitent que la paix ne soit pas troublée : le Tsar ne le permettrait pas. Cette « résurrection de l’Europe » est un premier pas vers la restauration d’un équilibre politique. L’Allemagne a voulu un triomphe trop complet, une Europe où elle ne trouverait plus de résistances ; son attitude envers la France a fait sentir à tous les peuples et à tous les souverains ce que pèserait l’hégémonie allemande s’ils la laissaient s’affermir. Ils ont enfin compris qu’ils ont commis une grande faute en 1871 et qu’une France libre et forte est un élément indispensable à la tranquillité et à l’indépendance de toutes les nations. Equilibre ou hégémonie allemande, c’est l’alternative que le duc Decazes pose au bon moment devant les grandes puissances, comme M. Rouvier la posera pendant la Conférence d’Algésiras. La France est rentrée dans le concert européen ; le « blocus moral » est levé. La tactique de Bismarck va se modifier. Au Congrès de Berlin, il adoucira pour les représentans de la France ce froncement de sourcils qui fait trembler l’Europe. Il recourra bien encore, lorsqu’il en aura besoin pour stimuler le Reichstag (vote du septennat militaire, 1887), à ses procédés habituels (affaire Schnæbelé) ; il déchaînera de temps à autre ses « reptiles. » Mais l’heure des brimades est passée. Le Culturkampf est fini ; Léon XIII a remplacé Pie IX sur le trône pontifical ; Bismarck est allé à Canossa ; les succès électoraux du parti républicain ont installé la République en France ; une ère nouvelle va s’ouvrir pour nous, celle de la politique d’expansion. Le principal effort de Bismarck jusqu’à sa chute va s’appliquer à la politique intérieure ; à l’extérieur, il se contentera de négocier et de fortifier la Triple-Alliance tout en retenant la Russie, par d’habiles contre-assurances, dans l’amitié de l’Empire allemand. Le relèvement de la France est désormais accepté comme un fait ; elle a repris son rang et son rôle en Europe. Bismarck s’accommode de la politique d’équilibre.

Cette volonté de « revanche » qu’il prêtait à la France pour servir ses propres desseins a été, certes, dans le cœur de tous les Français au lendemain de nos désastres. Elle était le geste naturel, spontané, de riposte, l’appel à l’avenir, en face des abus de la force. Sous cette forme simple, populaire, elle n’est jamais entrée dans le cerveau, — je ne dis pas dans le cœur, — d’aucun homme d’Etat responsable. Elle a vécu, elle vit, comme un idéal sacré dans l’âme de la nation, mais elle n’a jamais été, elle ne peut pas être, le programme d’un gouvernement. Celui qui aurait affirmé, ou seulement laissé dire, que son but, sa raison d’être, était de préparer une guerre de « revanche » qu’il faudrait entreprendre dès que la préparation en serait achevée, eût fait mettre la France au ban de l’Europe comme perturbatrice de la paix. Le mot de Gambetta que l’on a condensé dans la formule fameuse : « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais, » exprime donc une vérité politique qui s’imposait à tous les gouvernemens. « J’ai limité ma tâche politique, écrivait déjà Thiers à Saint-Vallier le 29 janvier 1872, à ce que j’ai appelé la réorganisation de la France et j’y ai fait entrer la paix d’abord, le rétablissement de l’ordre, l’équilibre des finances et la reconstitution de l’armée. » Il voit cependant plus loin et vise plus haut : s’entretenant avec d’Arnim, en mai 1872, il affirme avec conviction sa volonté de maintenir la paix, puis il ajoute : « Après bien des années, quand la France aura retrouvé ses forces, sa tendance prédominante devrait être nécessairement celle de chercher une compensation pour les pertes subies, et si, un jour, l’Allemagne devait être entraînée dans des embarras avec d’autres puissances, le moment serait venu de régler ses comptes, mais cela ne voudrait pas dire que dans un pareil cas la France devrait se lever contre l’Allemagne. Il ne serait pas impossible d’envisager que l’Allemagne, alors, serait disposée à acheter l’alliance française par des compensations qui pourraient rendre une guerre inutile. » C’est déjà la « justice immanente » de Gambetta. Ces paroles infiniment sages ont servi de règle de conduite à presque tous les hommes d’Etat qui se sont succédé au département des Affaires étrangères et à la tête du gouvernement français. Tant il est vrai que les mêmes « nécessités permanentes » imposent, même aux esprits les plus dissemblables, des solutions analogues. Le duc Decazes ne tient pas un langage différent. Il s’applique avec insistance à toujours distinguer le retour de la France à son rang de grande puissance, son relèvement, d’avec une politique d’agression et de « revanche. » Mais, en même temps il cultive avec sollicitude les germes de sympathie qui deviendront plus tard, pour nous, des alliances ou des amitiés. Après l’incident de 1875 et l’intervention de la Russie et de l’Angleterre, il écrit au comte d’Harcourt, son ambassadeur à Londres : « Vous aurez un grand parti à tirer de cette première affirmation de vaillance de la part de l’Angleterre. Je persiste à moins compter sur elle que sur la Russie. Mais je n’ai jamais cessé d’espérer entre ces deux puissances un rapprochement qui nous permit de marcher avec elles sans choisir entre elles, et il me semble que l’événement est en train de me donner raison. » Outre un vœu que l’avenir devait réaliser, ces fortes paroles contiennent une grande leçon : il n’est pas, en politique, d’opération plus délicate, plus dangereuse, que d’opter. Bismarck a dit, dans ses Pensées et Souvenirs, les angoisses que lui causa la nécessité d’une option entre la Russie et l’Autriche, et comment il en recula, tant qu’il put, l’échéance. Une fille qui a deux galans, si elle se décide à épouser l’un, n’a souvent plus qu’un ennemi jaloux et un mari peu empressé. Mais quand le moment décisif, le moment « psychologique)) est venu, il, faut opter résolument. Au Congrès de Berlin, peut-être le gouvernement français a-t-il laissé échapper l’occasion. Notre alliance avec la Russie, que les événemens préparaient, aurait pu s’en trouver avancée de treize ans.


II

La contradiction, d’ailleurs superficielle, entre les sentimens vivaces dans les cœurs français et les nécessités quotidiennes de la politique, on la retrouve à l’état aigu dans le cœur et dans la vie publique de l’homme qui, toute sa vie, est resté, pour la masse du peuple français, l’incarnation même de la défense nationale, celui qui n’avait pas désespéré de la patrie, Gambetta. Ses harangues enflammées, l’ardeur rayonnante de son patriotisme ont marqué pour la vie toute une génération. L’homme de la « revanche » c’était lui ; dans l’opinion du peuple, son ascension au pouvoir n’avait pas d’autre raison d’être que le retour au bercail national des provinces perdues. Là gît le secret de sa force. Il le sait ; mais tandis qu’il s’avance dans les avenues du pouvoir, qu’il prend contact avec les réalités politiques, avec l’étranger, il mesure mieux les responsabilités qui pèsent sur celui qui gouverne. Il sait que, dans l’entourage de Grévy, on le représente comme l’homme de la guerre, que la presse bismarckienne annonce qu’il mettra le feu à l’Europe. Ce qui fait sa force dans le pays et comme chef de parti, devient une faiblesse dès qu’il s’agit d’assumer le ministère. Il ne peut pas donner à la France ce qu’elle espère de lui ; la situation intérieure est trop instable, l’Europe trop défiante, l’Allemagne trop formidable. À mesure que l’expérience l’éclaire, à mesure aussi qu’il se trouve engagé plus avant dans la bataille des partis, son point de vue se modifie.

Après nos désastres, Gambetta et, avec lui, le parti républicain, pensaient que la France, — comme la Russie après 1856, — devait se recueillir, reconstituer ses forces, se renfermer dans sa douleur et dans sa protestation, et, puisque les puissances l’avaient abandonnée dans sa détresse, ne se mêler ni à leurs différends, ni à leurs accords : on sentirait, au vide que ferait son absence, toute la place qu’elle tient dans l’Europe civilisée. Ainsi l’exigeaient non seulement « la réserve et la dignité du vaincu, » mais aussi son intérêt. Dans l’incident de 1875, le rôle de la diplomatie française fut défensif ; mais son succès eut pour effet de réintroduire la France dans la politique européenne. Bientôt certains indices révèlent que l’Europe est à la veille d’une crise de la « question d’Orient. » Des difficultés s’annoncent en Tunisie. L’influence des hommes de la finance cosmopolite, de la grande industrie et du haut commerce fait décider qu’une Exposition Universelle s’ouvrira à Paris en 1878. L’autorité de Gambetta va grandissant ; après le 16 mai, son influence comme chef de la gauche est prépondérante. Quelle va être son attitude en face de cette situation nouvelle ? Il hésite longtemps, un douloureux débat se livre en lui-même. L’Europe allait tenir de solennelles assises au Congrès de Berlin : la France accepterait-elle l’invitation du prince de Bismarck et participerait-elle au Congrès dans la capitale même du vainqueur de 1870 ? Les deux solutions paraissaient défendables. L’abstention pouvait sembler séduisante : quelle autorité pourraient avoir les résolutions d’un Congrès d’où la France serait absente ? Et quelles concessions ne lui ferait-on pas pour obtenir sa signature ? Mais, d’autre part, l’abstention paraissait pleine de périls. Le Congrès, sans nous, se tiendrait contre nous, et alors que deviendrait notre prestige, que deviendraient nos intérêts en Orient ? Nos rivaux s’en partageraient les débris ; jamais notre clientèle orientale, attachée depuis des siècles à la France, ne comprendrait notre abstention ; l’Europe ne nous la pardonnerait pas ; nous nous exclurions nous-mêmes de ses conseils ; l’Italie occuperait la Tunisie[3]. Spüller et Waddington, entre autres, firent valoir ces argumens auprès de Gambetta ; ils le décidèrent. Le refus « serait une lâcheté ou une agression, » conclut-il. La France ira au Congrès, elle y défendra ses intérêts traditionnels en Orient. Elle y soutiendra la cause des petits Etats ; elle demandera des réformes « libérales. » Mais elle restera encore sur la réserve, ne s’alliant à personne, les mains libres et les mains nettes. Cette participation était encore une demi-abstention. Le gouvernement français ne vit pas tous les avantages que les circonstances auraient pu lui permettre de rapporter du Congrès. Nos représentans se cantonnèrent dans un rôle honorable de conciliation et n’essayèrent pas de contrecarrer les desseins de Bismarck et de Beaconsfield. La France y gagna la Tunisie. Gambetta était résolu à se garder des options précipitées ; il voulait rester en bons rapports avec l’Angleterre comme avec la Russie ; il attachait du prix aux sympathies italiennes ; il ne négligeait même pas la possibilité d’une entente directe avec l’Allemagne. A la veille du moment où il se croyait appelé à prendre le pouvoir, il définissait, dans ses discours, sa politique, sa conception du rôle de la France et de ses rapports avec l’Allemagne. C’est d’abord dans le fameux discours de Cherbourg (10 août 1880) :


Depuis dix ans, il ne nous est pas échappé un mot de jactance ou de témérité. Il est des heures, dans l’histoire des peuples, où le droit subit des éclipses, mais, à ces heures sinistres, c’est aux peuples de se faire les maîtres d’eux-mêmes, sans tourner leurs regards exclusivement vers une personnalité ; ils doivent accepter tous les concours dévoués, mais non des dominateurs. Ils doivent attendre dans le calme, dans la sagesse, dans la conciliation de toutes les bonnes volontés, — libres de leurs mains et de leurs armes, au dedans comme au dehors.

Les grandes réparations peuvent sortir du droit ; nous ou nos enfans nous pouvons les espérer, car l’avenir n’est interdit à personne.

... Ce n’est pas un esprit belliqueux qui anime et dicte ce culte (de l’armée), c’est la nécessité, quand on a vu la France si bas, de la relever afin qu’elle reprenne sa place dans le monde.

Si nos cœurs battent, c’est pour ce but et non pour la recherche d’un idéal sanglant ; c’est pour que ce qui reste de la France nous reste entier ; c’est pour que nous puissions compter sur l’avenir et savoir s’il y a, dans les choses d’ici-bas, une justice immanente qui vient à son jour et à son heure.


Dans une réunion publique, le 12 août 1881, à l’Élysée-Ménilmontant, c’est la même note, plus précise, plus caractéristique encore.


A la politique extérieure, je ne demande qu’une chose, c’est d’être digne et ferme, c’est de se maintenir les mains libres et les mains nettes ; c’est de ne choisir personne dans le concert européen et d’être bien également avec tout le monde ; c’est de considérer la France non pas comme isolée, mais comme parfaitement détachée des sollicitations téméraires ou jalouses. Désormais, la France... pense à se ramasser, à se concentrer sur elle-même, à se créer une telle puissance, un tel prestige, un tel essor, qu’à la fin, à force de patience, elle pourra bien recevoir la récompense de sa bonne et sage conduite. Et je ne crois pas dépasser la mesure de la sagesse et de la prudence politique en désirant que la république soit attentive, vigilante, prudente, toujours mêlée avec courtoisie aux affaires qui la touchent dans le monde, mais toujours éloignée de l’esprit de conflagration, de conspiration et d’agression, et alors, je pense, j’espère, que je verrai ce jour où, par la majesté du droit, de la vérité et de la justice, nous retrouverons, nous rassemblerons les frères séparés.


Deux mots sont ici particulièrement caractéristiques, « les sollicitations téméraires ou jalouses. » Téméraires, vise les impatiences du dedans, celles qui jetteraient la France dans l’aventure périlleuse d’une guerre avant qu’elle soit prête ou qu’une bonne occasion vienne à s’offrir. Jalouses, fait allusion aux sollicitations intéressées du dehors, à ceux qui voudraient nous entraîner à la guerre pour servir leurs propres querelles, leurs propres intérêts. Gambetta se tient sur la réserve vis-à-vis des uns comme des autres. Libre de toute attache, il pourra, au moment décisif, choisir le parti le plus avantageux pour la France. Il espère faire naître ainsi l’occasion où la « justice immanente » pourra se manifester.

Ces idées, fruit de son expérience et de ses réflexions aux alentours de la quarantaine et sur le seuil du pouvoir, éclairent les relations directes que Gambetta fut à deux reprises sur le point d’avoir avec Bismarck. Sur la foi des conversations du comte Henckel de Donnersmarck, Gambetta se représente le chancelier comme accessible à des sentimens de justice ; peut-être espère-t-il le convaincre que le véritable intérêt de son pays n’est pas de garder, malgré elles, des provinces françaises de cœur. Henckel sert d’intermédiaire ; Gambetta ira à Varzin ; il abordera son terrible interlocuteur ; il saura de lui, à la veille du Congrès de Berlin, ce que la France peut en attendre ; le « monstre » l’attire. En lisant le célèbre discours de Bismarck au Reichstag, le 19 février 1878, il éprouve une satisfaction dont on a quelque peine aujourd’hui à s’expliquer le motif :


Voici, écrit-il à Léonie Léon, que se lève dans cet homme l’aurore radieuse du droit. C’est à nous à présent de profiter des circonstances, des dispositions, des ambitions rivales, pour poser nettement nos plus légitimes revendications, et de fonder, d’accord avec lui, l’ordre nouveau. Je suis donc au comble de mes vœux, la paix assurée pour plusieurs années, l’Exposition universelle mise hors de péril ; les puissances en demeure de se rapprocher de la France si elles veulent agir et même si elles veulent seulement délibérer et maintenir.


Curieux mélange d’illusions et de vues vraiment politiques ! Gambetta est allé, peu de temps auparavant, à Rome ; il s’y est abouché avec les chefs des « libéraux ; » Bismarck a souhaité et aidé, au moment du 16 mai, la victoire du parti républicain. Il semble bien que Gambetta ait envisagé la possibilité d’une entente avec Bismarck, sur le terrain de la lutte contre le « cléricalisme » et de l’union des partis libéraux de toute l’Europe. « C’est un rapprochement et une collaboration avec la France que le Père Joseph du Gouvernement actuel et le chef de la majorité vous proposera, » écrit Henckel à Bismarck. Le rappel de Gontaut-Biron (décembre 1877) est une satisfaction donnée au chancelier comme gage des bonnes dispositions de Gambetta. L’entrevue avec Bismarck est fixée au 30 avril 1878. Au dernier moment, Gambetta se dérobe. Il comprend qu’en France l’opinion n’est pas mûre pour admettre que l’homme en qui elle incarne l’idée de « revanche » puisse se rendre en Allemagne pour une entrevue avec Bismarck. Il y eût risqué son prestige, et qu’y aurait-il gagné ? Bismarck a très habilement jeté l’hameçon ; Gambetta s’est approché de l’appât, mais il ne l’a pas happé. Voilà l’essentiel. Il reste, — et c’est ce qui nous intéresse aujourd’hui, — que Gambetta a envisagé, dès 1877, la possibilité de relations directes, peut-être même d’une entente avec l’Allemagne. Au moment où il a pris la résolution de faire quitter à la France le deuil, où elle s’isolait, pour rentrer dans le monde, il comprend, avec un sens politique très avisé, qu’il n’est pas possible à une grande nation de jouer son rôle en Europe, sans se trouver en rapports, en tractations avec l’Allemagne. Loin de feindre de l’ignorer, c’est à elle qu’il s’adresse d’abord, non pas certes pour rechercher son amitié, ou pour lui apporter une renonciation nouvelle à nos revendications nationales, mais pour traiter avec elle, comme avec les autres puissances, d’égal à égal, des grands intérêts de l’Europe et du monde. Ne pas éviter systématiquement, si elle vient à s’offrir, l’occasion de se trouver d’accord avec l’Allemagne sur un point quelconque de l’échiquier politique, lui faire même une concession opportune dans une affaire où nos grands intérêts ne soient pas engagés, et obtenir d’elle, en compensation, des avantages de même nature, ce n’est pas l’attitude d’un peuple humilié, c’est celle d’un pays conscient de sa force et de son bon droit.

En résumé, la volonté de refaire une France forte qui puisse un jour retrouver les provinces que la guerre lui a fait perdre, domine et inspire la conception politique de Gambetta. Comme les nerfs qui commandent à tout le corps, sans apparaître à l’extérieur, ce vouloir profond devra être le régulateur, le coordonnateur de tous les actes extérieurs et intérieurs de la politique française. Avec l’Allemagne les rapports seront courtois tout en restant dignes, sans que soit exclue la possibilité d’ententes partielles ou locales, sans même que soit écartée la perspective lointaine d’un accord sur la question à laquelle on pense toujours sans en parler jamais. Avec les autres puissances, la France entretiendra des rapports aussi bons que possible, sans se lier à aucune, mais en gardant la liberté de s’associer avec l’une ou avec l’autre, selon les conjonctures et l’intérêt du moment, pour toute opération qui puisse lui être avantageuse ou la rapprocher du but lointain qu’il ne faut jamais perdre de vue. A l’intérieur, « l’édit de Nantes des partis » unira tous les Français dans une commune volonté inspirée par le même patriotisme. Telles sont, pour ainsi dire, les trois étages de la méthode politique à laquelle l’âme ardente de Gambetta s’est elle-même disciplinée. Dans la fièvre de la jeunesse, il a pu, à certaines heures, laisser la poussière des batailles parlementaires obnubiler dans son esprit ces sages règles, mais plus l’expérience mûrissait son intelligence, plus les épreuves de sa vie intime et les déboires de sa carrière tempéraient les fougues combatives de sa nature, plus il s’attachait à ces maximes de salut.

La méthode simple et souple conseillée par Gambetta comme chef de la majorité, il n’eut guère le temps de la mettre en pratique comme président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Déjà, dans le discours de Cherbourg (10 août 1880), il se dégage de l’Allemagne pour esquisser un rapprochement avec l’Angleterre. Au ministère, il préconise une action commune avec elle en Egypte. « Surtout n’abandonnez jamais l’Egypte, » avait dit Thiers. Gambetta est persuadé de la sagesse de ce suprême conseil. Il cherche à sauvegarder l’influence française sur le Nil par une entente avec Londres ; l’Egypte doit être, dans sa pensée, l’école d’application de l’amitié franco-anglaise. Mais le Cabinet britannique, qu’il soit libéral ou conservateur, reste, comme en 1870, fidèlement attaché à l’Allemagne, et quand Bismarck (janvier 1882) s’oppose à une intervention franco-anglaise en Egypte, c’est son conseil qui est écouté à Londres. Dans cette passe d’armes, Bismarck l’emporte. Gambetta succombe le 26 janvier devant la Chambre sur la question du scrutin de liste.

Tel est l’aspect extérieur de la méthode opportuniste. « L’opportunisme est une transaction, » a écrit M. Hanotaux. A l’extérieur, il est une transaction entre les témérités d’une politique belliqueuse de « revanche » et les faiblesses d’une politique d’abdication, La place de Gambetta, vis-à-vis de l’idée de « revanche, » est également éloignée de ceux qui la renient et de ceux qui l’agitent hors de propos. L’opportunisme cherche à sérier les questions pour les mieux résoudre et, s’il manque d’envergure, il ne manque pas de sens pratique. Cette politique n’abandonne pas « la revanche ; » elle l’ajourne, elle en attend l’occasion ; elle ne renonce pas à l’espoir d’un avenir meilleur et elle s’applique à le préparer.


III

La guerre russo-turque et le Congrès de Berlin marquent, dans le développement de la politique européenne depuis 1870, un moment décisif. Bismarck, malgré ses répugnances, ne peut plus se dérober à l’option entre Vienne et Pétersbourg et, malgré ses habiles contre-assurances (Skierniewice, 1884), la Russie reste à la fois libre et ulcérée : par la pente naturelle des événemens, elle rencontrera la France. Bismarck choisit l’Autriche : s’il tient Vienne, la coalition Kaunitz est impossible ; la combinaison « horizontale, » Pétersbourg, Vienne, Paris, qu’il redoute, est coupée en son milieu ; il réalise, lui, la combinaison « verticale, » Berlin, Vienne, Rome. Il lance l’Autriche-Hongrie vers les Balkans par l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine, il en fait la rivale de la Russie et, par suite, l’alliée de l’empire allemand. L’Italie, dédaignée en 1877, est accueillie en 1881 ; elle s’attache aux forts dans l’espérance toujours déçue de prendre part à la curée.

Pour la France, une phase nouvelle de sa vie nationale commence au Congrès de Berlin : c’est la période que l’on a appelée « coloniale » et qu’il vaudrait mieux nommer période d’expansion. La France prend part au grand mouvement du partage du monde qui porte les nations européennes vers les contrées vierges d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’Océanie. L’instant critique où se fait l’aiguillage vers la nouvelle direction est, au Congrès de Berlin, ce jour du 7 juillet 1878, où lord Salisbury annonce à Waddington la convention par laquelle l’Angleterre occupait Chypre. Il suffit que Waddington interloqué, choqué dans sa loyauté, abordât lord Beaconsfield avec vivacité et parlât de quitter le Congrès avec ses collègues, pour qu’aussitôt la Tunisie nous fût offerte. « Vous ne pouvez pas laisser Carthage aux mains des barbares, dit lord Salisbury à Waddington... faites là-bas ce qui vous paraîtra bon, ce n’est pas notre affaire. » Bismarck, tenu au courant, laissa entendre que, lui non plus, ne verrait pas d’obstacle à ce que la France établît sa suprématie sur la Tunisie. A l’origine du premier acte de notre expansion coloniale, il y a donc une offre compensatrice de l’Angleterre et une adhésion de l’Allemagne.

Bismarck manœuvrait pour resserrer les liens d’amitié, de complicité, noués au Congrès de Berlin avec l’Angleterre ; il l’incitait adroitement à s’établir en Egypte. Il cherchait à inspirer confiance au Cabinet de Paris ; il entrait dans ses vues que la France ne trouvât pas en lui, partout et toujours, un adversaire. Certainement aussi, en nous ouvrant la route de Tunis, il escomptait l’avantage de susciter entre nous et l’Italie une cause durable de mésintelligence et de nous engager dans des opérations politiques et militaires qui détourneraient de la frontière des Vosges nos pensées et nos âmes. C’est vers le même temps (juin 1880) qu’il prescrit à son représentant à la Conférence de Madrid, réunie pour réglementer la question des protégés au Maroc, et dont la diplomatie du prince de Bülow devait, en 1905, faire une si abusive interprétation, de conformer son attitude à celle du plénipotentiaire français. Au surplus, ces questions extra-européennes n’intéressent le chancelier que pour leurs répercussions européennes. Pour lui, à l’égard de la France, l’heure des provocations est passée ou suspendue ; il prépare un entretien avec Gambetta. Il vient de remporter un triomphe au Congrès de Berlin, grâce à l’acharnement aveugle des Anglais contre les Russes, à la vanité sénile de Gortchakof et à la timidité de la France ; il a intronisé la puissance allemande dans l’Empire ottoman. Il conclut, le 20 mai 1882, le traité qui constitue la Triple-Alliance. Depuis 1877, il ne gouverne plus avec les libéraux, il s’appuie sur les conservateurs. Il y a comme une détente, comme une accalmie dans son activité politique ; il croit avoir tout prévu, tout organisé ; désormais, jusqu’à sa chute, il ne fera plus que maintenir.

A l’origine de cette période d’expansion hors d’Europe, on ne trouve pas, en France, un dessein politique bien net, une vue claire de la situation. La politique française reste hésitante. Timeo Danaos : l’offre de la Tunisie, venant de Londres et de Berlin, inspire surtout de la défiance ; on raconte que le maréchal, dès la première nouvelle, s’écria : « Ils veulent nous f... l’Italie sur le dos maintenant. Je ne veux pas qu’on nous jette dans une nouvelle querelle. Je ne veux pas, entendez-vous bien ! » Waddington ont soin, cependant, de prendre acte diplomatiquement du résultat des entretiens de Berlin. On réservait l’avenir, on ne le précipitait pas. Pour que les événemens emportassent l’action, en 1881, il fallut que les intrigues imprudentes et provocatrices de l’Italie forçassent le gouvernement de la République à se départir de son attitude d’expectative. Un de nos plus éminens diplomates, le baron de Courcel, directeur des Affaires politiques, eut le mérite de persuader Barthélémy Saint-Hilaire, et surtout Gambetta, de la nécessité d’une intervention vigoureuse en Tunisie. Jules Ferry, président du Conseil, converti à son tour, agit avec sa résolution accoutumée. Le traité du Bardo mit la Tunisie sous le protectorat de la France.

A la nouvelle de la signature du traité, Gambetta écrit à Jules Ferry un billet de félicitations : « Il faudra bien que les esprits chagrins en prennent leur parti, un peu partout : la France reprend son rang de grande puissance. » Voilà donc le premier acte de l’expansion de la France hors d’Europe après 1870, approuvé, sanctionné, par l’homme même qui passait pour incarner l’idée de la « revanche. » Il y voit l’une des formes du relèvement national. M. Eugène Etienne, qui vécut dans l’intimité de Gambetta, qui est resté pieusement fidèle au souvenir de l’ami et aux directions du maître, et qui est devenu l’un des promoteurs les plus ardens de notre expansion coloniale, a écrit sur « la politique extérieure de Gambetta » un article significatif[4], où il revendique pour le mouvement colonial le patronage du grand tribun. Il ne voyait, dit-il, « aucune antinomie entre une politique continentale avisée et une politique coloniale active, à l’expresse condition que la seconde, livrée à elle-même, et à ses propres entraînemens, ne risquât point de s’émanciper au point de gêner, voire de contrarier, les libres mouvemens de la première. « Il faut retenir cette formule. Elle n’est que le commentaire de la phrase de Gambetta, déjà citée, où il parle de la France « toujours mêlée avec courtoisie aux affaires qui la touchent dans le monde. » Ce qui touche la France, à ce moment de son histoire, c’est le partage du monde qui va s’accomplir sous ses yeux, partage sans lendemain où les tard-venus seront mal servis et qui va orienter dans des voies nouvelles la politique des grandes nations. La France n’était pas libre, à moins de se résigner à une abdication désastreuse, de ne pas prendre sa part de ce prodigieux mouvement qui a jeté les peuples européens à la conquête des terres nouvelles. Il est des heures où celui qui n’avance pas, recule. Nous avions, sur les côtes d’Afrique et d’Asie, des embryons de colonies ; si nous n’avions pas, au moment décisif, revendiqué et conquis « l’arrière-pays » des établissemens que nous occupions, tout avenir se trouvait fermé pour eux ; ils se seraient trouvés, comme nos comptoirs de l’Inde depuis la grande banqueroute coloniale de Louis XV, enchâssés dans des empires anglais ou allemands et finalement condamnés à végéter ou à mourir. Souvent, acquérir est le seul moyen de conserver. L’inaction est funeste aux vaincus ; un peuple qui a perdu l’énergie conquérante est mûr pour devenir un peuple conquis. L’histoire nous l’enseigne : la stagnation est corruptrice ; la santé, pour les peuples comme pour les individus, requiert le mouvement. Lorsque, vers 1880, la France jetait un regard sur elle-même, sur l’Europe et sur le monde, elle se voyait sans alliances, avec son armée et ses finances à peine refaites, divisée contre elle-même à l’intérieur, avec un gouvernement mal affermi : dans ces conditions, poursuivre la révision du traité de Francfort eût été une folle témérité. Une autre carrière s’ouvrait devant elle ; elle y trouverait l’emploi de ses énergies combatives, elle y remplirait la vocation historique qui la destine aux grandes œuvres humaines de civilisation. Le canon qui résonnait en Tunisie, pour la première fois depuis les années douloureuses, eut, dans tous les cœurs français, un joyeux retentissement. La France s’engagea dans la voie nouvelle ouverte à son génie.

Nous n’avons pas à rappeler ici les péripéties de l’expansion française, qu’elles aient été désastreuses, comme la perte de l’Egypte, ou glorieuses comme la conquête de nos colonies d’Afrique et d’Asie. Retenons seulement un trait qui, du point de vue où nous nous plaçons, a sa haute signification. Les phases de notre expansion coloniale ont été, pour la France, plus que pour ses rivales, les étapes héroïques d’une épopée grandiose. Le colonel Baratier, dans un livre qui devrait être mis dans les mains des enfans de toutes nos écoles, a écrit des fragmens admirables de ce roman de notre énergie nationale. La conquête de notre empire colonial a été difficile et nous a coûté cher ; mais quel capital d’héroïsme, quels trésors d’énergie et de foi dans nos destinées françaises n’a-t-elle par mis en réserve pour l’avenir !

Il nous faut maintenant expliquer comment les hommes qui ont gouverné la France ont conçu cette grande œuvre, dans quelles conditions et avec quel succès ils l’ont réalisée.

L’histoire nous montre que les grandes choses sont souvent l’œuvre des minorités énergiques. L’élan a été donné par Jules Ferry et les premiers succès sont dus à sa ténacité ; soutenu par un petit nombre de « coloniaux » résolus, il a été obligé, et ce fut son grand mérite, de faire accepter la politique coloniale à ses amis et de l’imposer à ses adversaires. Quand il tomba, dans la panique parlementaire de Lang-Son, l’essentiel était fait ; le recul était devenu impossible. Jules Ferry est le premier qui ait précisé et défini la politique coloniale. Elle n’est pas une politique d’aventures ; elle se rattache à toute notre histoire ; elle est « pour la France moderne un legs du passé et une réserve pour l’avenir. »... « Dans cette sorte d’affaires, les événemens nous conduisent bien plus que nous ne les conduisons... Mais... il y a un choix à faire et il convient de considérer, avant toutes choses, d’une part, l’utilité des acquisitions nouvelles, et, d’autre part, l’état de nos ressources. » On doit sérier les questions, selon la formule de Gambetta, faire la part du présent et celle de l’avenir, ne pas laisser échapper des occasions qui ne se retrouveront peut-être plus, agir cependant avec prudence pour éviter d’engager des forces trop considérables sur plusieurs points à la fois. Et comme il faut, aux doctrinaires dont une assemblée française n’est jamais dépourvue, des argumens d’allure philosophique, Jules Ferry esquisse une théorie des droits des races supérieures. « Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... Je répète, qu’il y a, pour les races supérieures, un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. » Cette politique, prudemment conduite, ne doit pas, ne peut pas amener un affaiblissement de la France, au contraire ; elle ne fait aucun tort à nos grandes préoccupations continentales. Dans la péroraison de son vigoureux discours du 28 juillet 1885, à propos des affaires de Madagascar, Jules Ferry s’explique, en termes définitifs, sur ce point qui préoccupait toutes les consciences. A M. Camille Pelletan, qui avait dit que « la politique coloniale est un système qui consiste à chercher des compensations en Orient à la réserve et au recueillement qui nous sont actuellement imposés en Europe, » Jules Ferry répond :


Je n’aime pas ce mot de compensations et, en effet, non pas ici sans doute, mais ailleurs, on en a pu faire un emploi souvent perfide. Si l’on veut dire ou insinuer qu’un gouvernement quelconque dans ce pays, un ministère républicain, a pu croire qu’il y avait quelque part, dans le monde, des compensations pour les désastres qui nous ont atteints, on fait injure, et une injure gratuite, à ce gouvernement... Il n’y a pas de compensations pour les désastres que nous avons subis... Si le mot de compensations... a été prononcé dans les délibérations et les tractations du Congrès de Berlin, il faut que vous sachiez bien qu’il n’y a jamais eu de ces compensations auxquelles on a fait allusion, ni offertes, ni sollicitées, ni acceptées, à un titre quelconque[5].


L’orateur explique ce qui s’est passé au Congrès de Berlin, puis il continue :


La vraie question, la question qu’il faut poser, et poser dans des termes clairs, c’est celle-ci : Est-ce que le recueillement qui s’impose aux nations éprouvées par de grands malheurs, doit se résoudre en abdication ?... Je sais que celle théorie existe ; je sais qu’elle est professée par des esprits sincères qui considèrent que la France ne doit avoir désormais qu’une politique exclusivement continentale...

Messieurs, dans l’Europe telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux, que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnemens militaires ou maritimes, les autres par le développement prodigieux d’une population (incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence. Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l’activité qu’elles développent : ce n’est pas « par le rayonnement pacifique des institutions » qu’elles sont grandes, à l’heure qu’il est. Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure, toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de celle sorte, pour une grande nation, c’est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier rang au troisième et au quatrième...

Le parti républicain a montré qu’il comprenait bien qu’on ne pouvait pas proposer à la France un idéal politique conforme à celui de nations comme la libre Belgique ou comme la Suisse républicaine ; qu’il faut autre chose à la France ; qu’elle ne peut pas être seulement un pays libre ; qu’elle doit être aussi un grand pays, exerçant sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui appartient, qu’elle doit répandre cette influence sur le monde, et ‘porter partout où elle peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie.

La conception de la politique française définie dans ce langage élevé, on peut dire qu’elle a été celle du parti républicain, de 1879 jusqu’à aujourd’hui, car les radicaux, qui la combattaient lorsqu’ils étaient dans l’opposition, l’ont, par une heureuse et opportune contradiction, adoptée et appliquée quand ils sont arrivés au pouvoir. Telle est, en politique, la règle du jeu.

Lorsqu’on relit, après trente années, ces débats passionnés, violens, ces interruptions chargées de haine, parties de droite ou d’extrême gauche, on sent que, derrière la façade de la discussion, d’autres passions animent les contradicteurs. De ces passions, il en est de basses ; mais il en est aussi, pour l’honneur de nos parlementaires, d’élevées, de désintéressées : on y trouve les inquiétudes sincères du patriotisme alarmé. Ces divergences de vues sur la politique française reflètent deux conceptions opposées et permanentes que l’on retrouve jusque dans les débats récens à propos du Maroc. Elles impliquent, en dernière analyse, le problème de nos relations avec l’Allemagne.

Du côté droit, l’homme qui a formulé avec le plus de force, d’éloquence et de haute courtoisie, une doctrine contraire à celle de Jules Ferry et de ses successeurs, c’est, au Sénat, le duc de Broglie. Le 30 novembre 1880, à propos des affaires de Grèce, il définissait la politique de « recueillement » telle que les conservateurs l’avaient pratiquée jusqu’au Congrès de Berlin.


Il n’est ni sans dignité ni sans grandeur de réparer par la fermeté dans le malheur les fautes qu’on a pu commettre dans l’orgueil de la prospérité.

Je crois donc que la politique de neutralité, d’abstention, de recueillement, — je me sers de ce mot qui était consacré dans la langue diplomatique, il y a peu d’années,— consistait dans deux choses : ne nous attacher qu’à des intérêts exclusivement français, sérieux, tangibles, s’abstenir de toute poursuite idéale et sentimentale et, dans nos rapports avec l’Europe, employer toute notre action à la concorde, à la paix, puis, garder à notre profit notre liberté complète d’action et surtout d’abstention, le droit d’agir ou de ne pas agir, le droit de rentrer sous la tente pour y rester au milieu de l’agitation qui se fait autour de nous, voilà les deux points de notre politique nouvelle.

Ah ! je crains qu’à partir du traité de Berlin, nous ne nous soyons beaucoup écartés de ces deux points fondamentaux[6].

Le duc de Broglie craint que la politique coloniale, en dispersant les forces de la France, ne l’affaiblisse en Europe, en face d’une Allemagne formidablement armée, concentrée sur elle-même, alliée de l’Autriche et de l’Italie. Il appréhende que l’occupation de la Tunisie, de Madagascar, du Tonkin, ne fasse naître des conflits avec l’Angleterre, et ne compromette nos. relations avec elle. Enfin, en acquérant des colonies éloignées, nous n’augmentons pas notre puissance militaire, nous dispersons à travers le monde des garnisons qui seront à la merci de la marine anglaise ; nous accroissons notre dette et nos charges financières que le gouvernement conservateur avait réussi à rendre stables et même à alléger. Aussi comprend-on que les Allemands regardent « ces entreprises avec satisfaction, avec complaisance, » et cherchent même à « nous y encourager par leurs applaudissemens et au besoin par leur concours. » Elles détournent « l’imagination de la France de ce qu’elle a perdu pour la reporter vers de nouveaux sujets d’ambition... » « La fable de La Fontaine me revient alors en mémoire et je songe, malgré moi, au danger des voyages où l’on se met en route sans nécessité avec un voisin plus fort que soi. »

Longtemps après ces discours, en 1896, dans un temps où l’expansion coloniale avait traversé ses jours les plus difficiles, et portait déjà ses premiers fruits, le duc de Broglie exposa, ici même[7], avec plus d’ampleur et plus de précision, ses griefs contre la politique coloniale. Il rapporte un mot caractéristique du comte de Saint-Vallier. Comme, dans un de ses discours au Sénat, le duc de Broglie avait exprimé son inquiétude de voir la France s’engager dans des entreprises lointaines en face d’une Allemagne plus forte : « Rassurez-vous, lui dit notre ambassadeur à Berlin, je suis certain que M. de Bismarck approuve et favorise nos tendances colonisatrices ; il y voit la preuve que l’imagination de la France se détourne de toute pensée de revanche. » Devions-nous tenir cette attitude de Bismarck pour avantageuse, puisqu’elle nous donnait la sécurité continentale, ou devions-nous y voir la preuve que nous faisions fausse route en nous engageant dans la politique d’expansion, c’est tout le débat, c’est tout le différend, entre les ministres qui ont dirigé notre expansion coloniale et les oppositions de droite et d’extrême-gauche. C’est ce qui explique que, par une singulière rencontre, le langage du duc de Broglie se rapproche sensiblement, avec certaines violences de langage en moins, de celui de M. Clemenceau, et que celui, par exemple, de M. Jules Delafosse n’est pas sans analogies avec celui de M. Camille Pelletan ou de Georges Perin. Parmi les députés de la droite, faisait scandale Mgr Freppel approuvant avec éclat la politique coloniale. Son patriotisme alsacien, peu suspect d’oublier « la revanche, » vibrait au bruit du canon de Tunisie, du Tonkin, de Madagascar et, sans s’arrêter aux critiques chagrines de ses collègues, il ne voulait voir que la France qui devenait plus grande et l’armée française qui trouvait par delà les mers un renouveau de gloire. Le temps a donné raison à l’évêque d’Angers.

A l’extrême-gauche, comme d’ailleurs à droite, il est bien difficile de faire le départ des critiques vraiment inspirées par un patriotisme sincèrement alarmé d’avec celles que dictaient l’esprit de parti et les rivalités intestines des républicains. Négligeons les exagérations et cherchons, dans les discours de M. Clemenceau, le tuf solide de l’argumentation. Elle peut se résumer en peu de mots, que ce soit à propos de la Tunisie, de l’Egypte, de Madagascar ou du Tonkin : « Ma conclusion est : l’Europe est couverte de soldats, tout le monde attend. Les puissances réservent leur liberté pour l’avenir ; réservons la liberté de la France[8]. » A l’expédition de Tunisie, il reproche d’avoir « porté atteinte à la situation diplomatique de la France et affaibli l’armée ; » il craint que l’établissement du protectorat français à Tunis n’ait refroidi « des amitiés précieuses cimentées sur le champ de bataille, » et il allègue qu’on a vu se produire « des explosions d’amitié bien faites pour surprendre. » L’entente avec l’Italie « libérale » faisait partie du vocabulaire de l’extrême-gauche avec la légende de Garibaldi. Il fallait donc se garder d’occuper la Tunisie de peur de mécontenter nos « frères latins. » On ne disait pas que, dès 1877, Crispi était allé à Gastein solliciter l’alliance allemande. En Egypte, nous risquions de nous aliéner l’amitié anglaise qui pouvait nous être précieuse en Europe ; il fallait donc nous abstenir d’y faire autre chose qu’une politique d’influence. Enfin, toute politique coloniale, en occupant au loin nos forces, nous mettait dans la nécessité d’entretenir de bons rapports avec l’Allemagne : raison suffisante pour nous en détourner.

En France, le peuple accueillit avec joie l’expédition de Tunisie ; mais le Tonkin fut moins populaire. L’éloignement, le mystère des pays jaunes, les difficultés de la conquête, exagérés par les oppositions de droite et de gauche, inspiraient la défiance. Les élections de 1885, où les « conservateurs » gagnèrent beaucoup de sièges, manifestèrent le malaise du pays. Il est très difficile de mesurer, dans les courans d’opinion qui agitent une démocratie, la part exacte d’influence d’une idée ou d’un événement ; mais il est certain que les alarmes provoquées par les « aventures lointaines » et surtout le sentiment patriotique troublé par « l’abandon de la revanche, » contribuèrent à former ce remous d’appétits impatiens et d’ardeurs généreuses, de légitimes indignations et de mesquines rancunes, d’aspirations démocratiques et d’inquiétudes conservatrices, qui s’appelle le « Boulangisme. » Le général Boulanger fut porté au ministère par les adversaires de la politique « opportuniste ; » il fut élu et soutenu par les deux oppositions qui combattaient avec acharnement la politique coloniale. Lui-même n’eut, dans son étrange fortune, qu’une volonté claire : l’armée française atteignait alors son plus haut point de préparation matérielle et morale ; il rêva de guider son élan vers la frontière mutilée. Un ferment patriotique travaille les cerveaux de la génération nouvelle, celle qui arrive à l’âge viril et qui n’a pas gardé le souvenir personnel et direct de la guerre. Dans « l’appel au soldat, » pour parler comme M. Maurice Barrès, il n’y a pas seulement le geste qui montre aux grenadiers de Brumaire le Parlement à nettoyer, il y a aussi celui qui montre aux régimens de la France refaite le Rhin à reconquérir. L’incident Schnæbelé (28 avril 1887), provoqué par Bismarck pour stimuler le Reichstag récalcitrant, a aussi pour but d’intimider le nationalisme français.

À ces aspirations patriotiques, l’alliance russe apporta une satisfaction. Elle apparut à l’opinion publique, non pas seulement comme une garantie contre toute agression, mais déjà comme une sorte de revanche morale, préparant une complète réparation. L’alliance d’un grand empire était, pour les Français, la preuve de leur force refaite et de leur sagesse reconnue. De là l’immense popularité de l’alliance, traduite magnifiquement par les fêtes de Toulon et de Paris : la France vibrait joyeusement au spectacle de sa propre résurrection. L’alliance, conclue en 1891 par le Cabinet Ribot, a un caractère défensif ; elle assure à la France la sécurité ; elle sert de contrepoids, de frein, à la Triple Alliance menaçante ; elle nous apporte une force dans les négociations et, le cas échéant, dans la guerre.

Un effet, peut-être inattendu, de l’alliance russe fut, en leur ôtant toute apparence humiliante, de rendre plus faciles au gouvernement français des conversations diplomatiques, voire des ententes sur certains points particuliers, avec le Cabinet de Berlin. Notre expansion coloniale en fut, par suite, rendue plus aisée, moins dangereuse. Il est, en effet, de toute évidence que, depuis 1870, la France ne peut pas s’engager dans une entreprise d’expansion hors d’Europe, avant de s’être assurée qu’elle ne sera pas, pendant ce temps, attaquée ou menacée sur sa frontière de l’Est. L’alliance russe nous apporte, à ce point de vue, une garantie précieuse, elle nous aide à pressentir les intentions de l’Allemagne, à connaître ses dispositions et, au besoin, à traiter avec elle des intérêts qui peuvent se trouver communs à elle et à nous. A partir de 1884, Bismarck d’abord, puis, avec plus de décision et de persévérance, l’empereur Guillaume II, se lancent à leur tour dans la politique d’expansion et cherchent à constituer un domaine colonial. Les Allemands vont donc se trouver en contact avec les Français en Afrique et en Asie ; leurs intérêts y seront parfois concurrens des nôtres, mais, parfois aussi, ils seront, les uns et les autres, en opposition avec les intérêts anglais.

C’est le temps où l’Angleterre se complaît dans son « splendide isolement. » Elle n’admet pas sans mauvaise humeur que d’autres nations prétendent participer au partage du monde. Elle agit souvent avec une morgue et une intolérance injustifiables. Elle occupe l’Egypte contre tout droit et, malgré ses engagemens réitérés, elle se refuse à l’évacuer ; elle suscite partout des obstacles à nos explorateurs, à nos commerçans ; dans l’Ouganda, elle fait massacrer les noirs catholiques qui se réclamaient de la France ; elle travaille à établir son protectorat sur le Maroc ; elle excite, au Touat, les Marocains et les Touareg contre l’Algérie ; elle encourage, à Madagascar, au mépris de nos droits formellement reconnus par elle, les intrigues des pasteurs méthodistes ; elle a, dans la Méditerranée, un accord contre nous avec l’Italie ; elle fournit des armes à tous nos ennemis, Samory, Béhanzin, Rabah ; elle excite les Siamois à la résistance et les Annamites à la révolte : dans toutes les guerres coloniales, dans tous les soulèvemens contre la France, nous trouvons la main de l’Angleterre, ses agens, son or ; et, partout, c’est elle qui se plaint des audaces de nos explorateurs, des usurpations de nos officiers. Nous touchons au terme, mais aussi au point critique de « cent années de rivalité coloniale. » De 1891 à 1898, c’est la grande période de notre expansion en Afrique et en Indo-Chine : Dahomey (1892), Tombouctou (1894), Madagascar (1895), capture de Samory (1898), etc. ; c’est la période où il s’agit de délimiter, conformément au principe défini par la Conférence de Berlin (1885), les possessions de chaque pays. Les droits acquis par les explorateurs et les missions des différentes nations s’enchevêtrent, se recoupent, se superposent ; il faut les soumettre à la révision des diplomates. C’est aussi, naturellement, la période de nos plus grandes difficultés avec l’Angleterre. De 1894 à 1898, M. Gabriel Hanotaux, à qui revient l’honneur d’avoir tracé les limites de notre empire africain et d’en avoir assuré l’unité, du Congo au Sénégal et à l’Algérie, négocie et signe avec l’Angleterre, tant en Afrique qu’en Asie, quatorze conventions qui règlent autant de litiges délicats. Ces négociations sont difficiles ; il faut, pour ainsi dire, arracher à l’orgueil britannique, morceau par morceau, notre domaine colonial ; sur place, parfois, les officiers des deux nations se trouvent en contestation violente ; il faut les apaiser, puis, froidement, peser entre diplomates les droits de chacun ; la discussion parfois menace de s’aigrir ; il faut se hâter d’y couper court sans aboutir au conflit (affaire de Nikki, fin de 1897). Dans les deux pays, les vieilles rancunes historiques se réveillent. Au parlement français, les ministres à qui nous devons les empires africain et asiatique dont il n’est pas aujourd’hui un Français qui ne soit fier, encore qu’il ne consente pas toujours à le reconnaître, sont combattus avec violence. Le temps n’est pas encore venu où l’opinion française se passionnera pour un morceau de territoire sur l’Oubanghi ou la Sangha. Un groupe d’hommes actifs, que les diplomates de l’ancienne école appellent, non sans dédain, les « coloniaux, » appuient énergiquement la politique d’expansion et travaillent à convaincre l’opinion nationale indifférente ou hostile. Il n’y avait pas, à proprement parler, il n’y a jamais eu, en France, comme on l’a parfois dit, d’opinion « anti-anglaise, » ni de politique « anti-anglaise ; » mais, il y avait des hommes, et, parmi eux, les hommes d’Etat qui ont gouverné la France, qui étaient résolus à assurer à leur pays, par une concurrence loyale et pacifique, en dépit de tous les mauvais vouloirs intérieurs ou extérieurs, un lot honorable dans le partage du monde, et qui y ont réussi.

Qu’a-t-on reproché à cette politique ? On peut trouver un bon résumé de ces griefs dans la brochure publiée en 1897 par un diplomate de mérite, ancien collaborateur de Gambetta et de Thiers, le comte de Chaudordy[9]. Nous les connaissons déjà : c’est l’Allemagne qui a « poussé la France sur le chemin de l’extension coloniale ; » cette politique « ne tend à rien moins qu’à abaisser l’influence continentale de la France. Or, je considère que tout son avenir est sur le continent. Elle ne doit pas un seul instant détourner ses regards de l’Alsace et de la Lorraine. Elle doit toujours penser à les reprendre, sinon elle décherra promptement du rang de grande nation... Les ressources que l’on dépense dans les pays lointains, sont une perte grave pour la défense du territoire. Bien loin de chercher à s’étendre ainsi, il faudrait travailler à concentrer ses forces... Nous paierons tôt ou tard le concours qui nous aura été donné dans les colonies par l’abandon du Rhin. » La politique coloniale risque de nous brouiller avec l’Angleterre dont nous avons besoin pour garder et reconquérir notre place en Europe. « Il faut savoir choisir entre l’Angleterre et l’Allemagne pour établir avec l’une des deux un lien amical. » Telle est la thèse. Elle représente bien l’opinion moyenne du groupe qu’Albert Sorel appelait « le parti anglais. » Confrontons-y les faits.

Après 1870, comme pendant la guerre, la politique britannique reste fidèle à l’amitié allemande. Au Congrès de Berlin, cette amitié devient complicité. A partir de 1884, Bismarck engage l’Allemagne, mais sans ardeur et sans conviction, dans la politique coloniale ; l’Angleterre, loin de chercher à lui faire obstacle, favorise ses tentatives[10]. A part quelques difficultés passagères, les relations entre les deux pays restent excellentes, Guillaume II, au début de son règne, est plus « anglais » que son grand-père, et l’une des causes de la chute de Bismarck est une certaine défiance vis-à-vis de l’Angleterre, notamment à propos du Maroc. Au temps du comte de Caprivi (1890-1894). la confiance est entière entre les deux gouvernemens ; ils signent, le 14 août 1893, un traité aux termes duquel ils se partagent toute l’Afrique occidentale, sans tenir compte des droits acquis par la France. Le 12 mai 1894, l’Angleterre conclut avec l’Etat indépendant du Congo le fameux traité par lequel, en violation de l’Acte de Berlin et des traités, elle attribuait à l’Etat indépendant les bassins du Congo et du Nil jusqu’au 10e degré de latitude et recevait de lui une bande de 25 kilomètres entre le Tanganyika et l’Albert-Edouard, réglant ainsi, à son profit et d’un seul coup, toute la question africaine. M. Hanotaux venait d’entrer au ministère dans un Cabinet Charles-Dupuy. Il protesta énergiquement contre le traité anglo-congolais qu’il déclara « nul et de nulle portée. » L’Allemagne protesta de son côté, mais elle refusa catégoriquement d’unir sa protestation à la nôtre ; elle entendait ne pas s’associer à nous contre l’Angleterre. Avec le prince de Hohenlohe, la politique de la Wilhelmstrasse devint plus objective. Par le traité de Shimonoseki, qui mettait fin à la guerre sino-japonaise, l’intégrité de l’Empire du Milieu était entamée ; la capitale et le gouvernement de la Chine allaient se trouver sous l’influence directe et la surveillance du Japon. Sauvegarder l’intégrité de la Chine était un intérêt européen, international. L’Allemagne se joignit à la Russie et à la France pour donner, au gouvernement du Mikado, le « conseil amical » de renoncer à l’occupation de la Mandchourie et de la péninsule du Liao-Toung avec Port-Arthur. L’Angleterre, vivement pressée par M. Hanotaux de s’associer aux trois puissances, refusa. Au début de la guerre, croyant à la victoire des Chinois, elle le » avait soutenus[11] ; mais, après leur défaite, elle se fit japonaise. Dans cette affaire, jamais la Russie et la France ne cherchèrent à isoler l’Angleterre, à agir contre elle à son insu ; elle s’est exclue elle-même d’une entente qui, si elle y était entrée, n’aurait pas permis à la Russie et à l’Allemagne de violer elles-mêmes, quelques mois plus tard, le principe qu’elles avaient sauvegardé contre le Japon. — Quelques semaines après que les diplomaties française, russe et allemande, avaient travaillé de concert en Extrême-Orient, Guillaume II inaugurait officiellement le canal de Kiel (18 juin 1895) ; une escadre française parut à cette cérémonie avec une escadre russe. Depuis son avènement, l’Empereur saisissait toutes les occasions de témoigner à la France des sentimens courtois. Lors de l’assassinat du président Carnot, le télégramme impérial, conçu en termes particulièrement bien choisis, arriva le premier. Dans une circonstance récente, l’Empereur venait de conférer « l’Aigle Rouge » au général Billot. Le temps des mauvais procédés bismarckiens était fini, L’Empereur ne se cachait pas de souhaiter un rapprochement avec la France. Refuser l’invitation à nous faire représenter à Kiel avec les autres grandes puissances eût été un procédé discourtois, indigne de la France, et que ne méritait pas le jeune souverain. Un ton rogue, une attitude boudeuse n’étaient plus de saison et ne convenaient ni à la dignité de nos regrets, ni au caractère de nos espérances.

L’ouverture du canal de Kiel est une date importante dans l’histoire des relations de la France avec l’Allemagne et l’Angleterre. Pour la première fois, en présence de l’Europe, l’Empire allemand s’affirme comme une grande puissance maritime. En Extrême-Orient, en Afrique, il achève de jeter les bases d’établissemens coloniaux destinés surtout à servir de ports de relâche à ses navires marchands, de points d’appui à ses vaisseaux de guerre, d’entrepôts à ses produits fabriqués. C’est l’aurore de la Weltpolitik dont Guillaume II prêche l’évangile. En même temps, par une conséquence naturelle, une rivalité commence à se dessiner entre la première grande puissance maritime, la Grande-Bretagne, et l’Empereur qui a dit : « Notre avenir est sur l’eau. » Ayant déjà étudié ici la Rivalité de l’Allemagne et de l’Angleterre (1er mars 1909), nous nous contentons de situer à sa date le moment où commence à se marquer nettement cette nouveauté qui allait avoir de si grandes conséquences dans la politique européenne et mondiale. Il était naturel que cette orientation nouvelle de la vie économique et politique de l’Empire allemand et cette rivalité naissante avec l’Angleterre sur les mers et dans les colonies fissent naître des circonstances où les intérêts allemands et les nôtres se trouveraient en harmonie et s’opposeraient aux intérêts britanniques ; de là, entre les deux gouvernemens, plus de bon vouloir réciproque, des conversations diplomatiques plus fréquentes ; aucune entente générale, mais seulement, « de cas en cas, » des entretiens courtois, qui, dans les questions extra-européennes, aboutissent sans difficultés à des accords loyaux. L’Allemagne, à cette époque, se montrait volontiers accommodante dans les questions coloniales.

Un exemple montrera comment la diplomatie française, habilement maniée par M. Hanotaux, savait, sans qu’il nous en coûtât rien, faire servir la bonne volonté du Cabinet de Berlin aux fins de notre politique. Dans l’été de 1896, M. Hanotaux estima le moment favorable pour débarrasser la Tunisie de toutes les servitudes étrangères que le protectorat avait laissées subsister. J’ai déjà exposé ici cette négociation et expliqué son importance[12] ; il suffira de rappeler la méthode dont elle est l’application. Il s’agissait d’obtenir des puissances une renonciation à des privilèges qu’elles possédaient, et cela, gratuitement, sans que rien les y obligeât. Comment s’y prendrait-on ? Allait-on s’adresser d’abord à nos alliés ou aux petits Etats ? On était assuré d’avoir leur consentement en temps utile. L’Angleterre serait évidemment la plus réfractaire à une entente. Il fallait donc commencer par une puissance triplicienne. Laquelle ? L’Italie, dès lors qu’il s’agissait de la Tunisie, se montrerait revêche. L’Allemagne pourrait s’étonner qu’on se tournât d’abord vers elle, se mettre en défiance, peut-être avertir Londres. Le ministre saisit l’occasion d’une de ces petites négociations d’affaires que le public ne connaît pas et qui sont la menue monnaie des relations diplomatiques, pour gagner le Cabinet de Vienne et l’amener à ses vues ; moyennant une très légère concession douanière, l’Autriche signa la déclaration du 20 juillet 1896, par laquelle elle renonçait à invoquer en Tunisie le régime des capitulations et à réclamer pour elle-même, en vertu de la « clause de la nation la plus favorisée, » le régime établi ou à établir, en matière de douanes et de navigation, entre la France et son protectorat tunisien. L’Italie, pressée par nous de suivre l’exemple de son alliée, ne put s’y dérober. M. Hanotaux recueillit ensuite l’adhésion de la Russie et de la Suisse, puis, saisissant le moment où l’Allemagne, préoccupée des affaires d’Orient, pourrait être disposée à nous faire une concession opportune, il obtint sa signature. La Belgique, l’Espagne, le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège suivirent. L’Angleterre restait seule ; il fallut la menacer, si elle ne cédait pas, d’annexer immédiatement la Tunisie. Moyennant que, jusqu’au 1er janvier 1912, ses cotonnades ne seraient pas frappées, dans la Régence, de droits supérieurs à 5 p. 100 de leur valeur, elle reconnut le nouvel état de choses (19 septembre 1897). La « seconde conquête de la Tunisie » était achevée. Déjà, en 1895, quand il s’était agi de la conquête de Madagascar, M. Hanotaux avait obtenu d’abord le désistement des Etats-Unis, puis il avait demandé celui de la Russie, pour continuer par celui de l’Allemagne et finir par celui de l’Angleterre.

Cette méthode porte ses meilleurs fruits pendant les quatre années où M. Hanotaux (sauf pendant les six mois du Cabinet Bourgeois-Berthelot, 1er octobre 1894-19 avril 1895) est ministre des Affaires étrangères. En quatre années, quatorze conventions achèvent de nous donner un empire en Afrique, Madagascar et la moitié de l’Indo-Chine. Des résultats encore plus féconds sont préparés. La « paix latine » est faite dans la Méditerranée par le rapprochement économique avec l’Italie[13], par les bons offices prêtés à l’Espagne pendant la guerre contre les États-Unis. Avec l’Angleterre un seul litige grave reste à régler, la question du Nil. On espère en trouver la solution par les mêmes méthodes. La rivalité anglo-allemande s’accentue de plus en plus ; la fameuse dépêche de Guillaume II à Krüger, le 3 janvier 1896, en a été comme le clairon annonciateur ; mais les relations entre le gouvernement de la reine Victoria et celui de son petit-fils restent très bonnes. A plusieurs reprises, des ententes partielles sont ébauchées entre l’Allemagne et la France. Dans la Méditerranée orientale, l’Allemagne a, comme nous et comme la Russie, pour programme, l’intégrité de l’Empire ottoman, l’autonomie de l’Egypte, la liberté du canal de Suez et de la Mer-Rouge. Cette concordance d’intérêts pourrait se traduire, le cas échéant, par une action commune ou parallèle. Le 18 juin 1898, au moment où M. Hanotaux, démissionnaire avec le Cabinet Méline, était encore chargé de l’expédition des affaires, le comte de Münster, ambassadeur d’Allemagne, lui remit un mémorandum relatif aux colonies portugaises qui semblait témoigner, de la part de l’Allemagne, d’un désir d’entente avec nous. Le ministre démissionnaire attachait de l’importance à cette communication diplomatique ; il y voyait l’amorce d’une négociation dont il indiqua la marche dans une note adressée au ministre de France au Caire et communiquée, comme d’usage, à nos ambassades[14]. Le nouveau Cabinet ne donna pas suite à l’affaire et le gouvernement allemand ne renouvela pas sa démarche. Le dernier litige grave entre la France et l’Angleterre fut réglé dans un tête-à-tête entre les deux adversaires, dans des conditions douloureuses pour nous (traité du 21 mars 1899).

On a vu « un système » dans la politique pratiquée par M. Hanotaux. Il n’y a pas de « système, » mais seulement une méthode, eu quelque sorte interne, qui s’attache à saisir l’enchaînement des faits et à en suivre les fluctuations. Cette méthode d’équilibre pouvait avoir ses inconvéniens, ses dangers, mais il faut croire qu’elle convenait à la situation, puisque le succès a confirmé sa valeur. Sa pratique exigeait beaucoup de doigté, de mesure, de tact diplomatique et aussi cet esprit de justice dans les relations internationales dont nos défaites et la mutilation de notre patrie nous ont fait sentir tout le prix. Appuyée sur la Russie, la France, sans avoir alors à opter entre l’Angleterre et l’Allemagne, évitait de rompre avec l’une ou avec l’autre. Même lorsqu’elle concluait l’alliance russe, elle ne négligeait pas de rassurer l’Angleterre ; en revenant de Cronstadt, l’escadre de l’amiral Gervais fit visite, à Portsmouth, à la reine Victoria.


Après la période de « recueillement » et d’alarmes qui va de la paix de Francfort au Congrès de Berlin, nous avons vu s’ouvrir et se développer une phase nouvelle durant laquelle la France fait sa rentrée dans la politique européenne et prend son lot dans le partage du monde. Pendant toute cette période, de nombreux ministères se sont succédé, des hommes de tempéramens très différens se sont remplacés au quai d’Orsay. Souvent — dans l’affaire d’Egypte par exemple — ces changemens ont été funestes à nos intérêts. Parmi les reproches adressés par les oppositions à la politique de Jules Ferry et de ses successeurs, beaucoup s’expliquent, dans ce qu’ils ont de justifié, par cette instabilité, par la perpétuelle crainte de l’interpellation, » de l’incident parlementaire. Et cependant, quand on cherche à discerner les grandes lignes de la politique française depuis Gambetta, et même depuis Thiers et Decazes, jusqu’à M. Hanotaux inclusivement, on découvre la continuité d’un même esprit et d’une même méthode. Les présidens Grévy, Carnot, Félix Faure ont été les gardiens de cette pérennité salutaire. Sauf la lointaine Russie, à laquelle elle s’est alliée avec un remarquable sens des réalités politiques permanentes et supérieures aux formes transitoires des gouvernemens, la France n’a choisi personne ; elle s’est défiée, selon le conseil de Gambetta, « des sollicitations téméraires ou jalouses ; » elle s’est mêlée au grand courant de la vie et des affaires en y gardant son deuil et la dignité de ses regrets ; elle a restauré, augmenté ses forces ; elle a constitué un beau domaine colonial. Elle ne s’est pas « hypnotisée » sur la « ligne bleue des Vosges, » mais elle ne l’a pas perdue de vue. L’instabilité propre aux régimes démocratiques n’a pas permis aux hommes qui l’ont gouvernée de réaliser tous leurs espoirs, ni de développer toutes leurs pensées ; mais plusieurs d’entre eux ont connu les longs espoirs et les vastes pensées. Ne croyant pas pouvoir, dans l’état de la France, de l’Allemagne et de l’Europe, modifier l’équilibre établi par les traités, ils se sont engagés dans une politique d’expansion ; certains d’entre eux ont même cru entrevoir la possibilité de trouver, dans les colonies, les élémens d’une solution à la question dont on « ne parlait jamais. » On saura peut-être un jour si, à certains momens, cette idée n’a pas été envisagée, en Allemagne aussi, parmi les possibilités de l’avenir, par quelques hommes d’Etat. En tout cas, pour attendre que de profondes modifications internes dans la constitution de l’Europe ou de l’Empire allemand lui-même ramènent l’heure de la « justice immanente, » l’acquisition d’un Empire n’était pas une occupation indigne de nos énergies nationales et de nos gloires françaises.


RENE PINON.

  1. A d’Arnim, 10 décembre 1871. — Pour toute la première partie de notre travail nous avons beaucoup emprunté à la belle Histoire de la France contemporaine de M. Gabriel Hanotaux. Nous la citons ici une fois pour toutes.
  2. Voyez : Bismarck et l’Église. Le Culturkampf. 2 vol. in-16, Perrin, et les articles parus ici même.
  3. Au commencement de l’année 1877, Crispi avait fait à Paris, avant de se rendre à Berlin, une visite à Gambetta, celle-là même qu’il raconte dans les curieuses lettres publiées dans la Revue (15 décembre 1911). En réalité, son voyage avait pour but de savoir si la France resterait dans l’inaction, afin de pouvoir en tirer profit. Gambetta comprit le jeu de l’Italien et ce fut une des raisons qui déterminèrent son acquiescement à la participation au Congrès.
  4. Voyez le Temps du 10 janvier 1905. L’article a été inséré dans le volume : Gambetta, 1 vol. in-16 ; Flammarion.
  5. Discours et opinions de Jules Ferry, tome V, p. 213 (Plon, in-8). Antérieurement, le 31 octobre 1883, à propos du Tonkin, Ferry avait déjà dit : « Cette politique coloniale, il faut qu’elle soit sage, il faut qu’elle soit prudente, qu’elle ne perde jamais de vue l’autre intérêt, le grand intérêt continental qui est la vie même de ce pays. » Ibid., p. 284.
  6. Discours du duc de Broglie. t. III, p. 14. Pour les citations qui suivent, p. 233-235, etc. (1 vol. in-8 : Gabalda, 1911).
  7. Vingt-cinq ans après. Revue du 1er juillet 1896.
  8. Discours du 29 juillet 1882, qui décide de la politique de non-intervention en Egypte.
  9. Considérations sur la politique extérieure et coloniale de la France, 1 vol. in-16 ; Pion, 1897.
  10. La Politique franco-anglaise, par M. Ernest Lémonon, 1 vol. in-8 ; Alcan.
  11. Voyez des détails caractéristiques dans notre ouvrage : la Chine qui s’ouvre, p. 26, 1 vol. in-16 ; Perrin.
  12. Voyez la Revue du 1er septembre 1902 : Bizerte, et notre livre, l’Empire de la Méditerranée, p. 348 et suivantes. Voyez aussi le Livre jaune intitulé : la Révision des traités tunisiens.
  13. Traité de commerce de 1898 négocié par M. Hanotaux, signé par M. Delcassé. Cf. la Paix latine, par M. G. Hanotaux, 1 vol. in-16 ; Combet.
  14. Voyez Fachoda, par M. G. Hanotaux, 1 vol. in-16 ; Flammarion.