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France et Madagascar

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France et Madagascar
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 916-934).
FRANCE ET MADAGASCAR

Lorsque, à la fin du mois de mars, le gouvernement a dû répondre à une interpellation nouvelle au sujet de sa politique coloniale, c’est assurément dans le récent succès de nos armes au Tonkin qu’il a trouvé son meilleur argument. Sans l’entrée victorieuse de nos soldats à Sontay et à Bac-Ninh, nous douterions beaucoup que M. le président du conseil se fût permis de railler ses adversaires en insinuant qu’il ne rencontrait plus chez eux de contradicteurs, que ce n’était plus son esprit d’aventure que l’on dénonçait et critiquait, mais sa trop grande réserve dans une délicate et périlleuse question, celle de Madagascar. C’était de bonne guerre, et, en ce qui nous concerne, nous avons été heureux d’assister à une de ces séances si rares du Palais-Bourbon, où le patriotisme se montre plus fort que l’esprit de parti. Ce qui nous a encore frappé, c’est l’unanimité avec laquelle chacun a paru comprendre le besoin d’agir à Madagascar avec plus de vigueur qu’au Tonkin et avec autant de résolution qu’en Tunisie. Dans ces sortes d’affaires, l’effort doit être énergique, afin que le but soit promptement atteint. L’action est-elle menée rondement, ainsi qu’à Tunis, le succès couronne nos armes. Y a-t-il faiblesse et longueur, comme au Tonkin, le résultat se fait attendre et les sacrifices en hommes et en argent s’accumulent sans profit et sans gloire. Après Francis Garnier, c’est Henri Rivière, et tant d’autres braves gens avec eux !

Il y a de longues années que notre attention s’est fixée sur la grande île africaine. Quel corps d’armée ne formerait-on pas avec les soldats et marins qui, lentement, un par un, y sont morts terrassés par les fièvres? En masse, ils eussent fait flotter depuis longtemps le drapeau français sur Tananarive, et nous n’aurions pas à recommencer aujourd’hui ce qui a été tenté là dans des conditions toujours insuffisantes. Il ne faudrait pourtant pas se dissimuler que l’expédition projetée ou en voie de préparation contre Madagascar, — si un accord n’a bientôt lieu avec les ennemis que nous y avons, — présente de très sérieuses difficultés. Chose étonnante! il n’a presque rien été dit à la chambre de l’insalubrité tristement célèbre de ses côtes, presque rien du manque absolu de routes si l’on veut pénétrer au cœur du pays, rien non plus de la valeur indiscutable des ennemis que nous aurons à combattre. M. de Mun, M. Périn, M. de Lanessan, ainsi qu’un député de la Réunion, l’honorable M. Bureau de Vaulcomte, ont, comme d’un commun accord, glissé sur ces points intéressans. C’était pourtant sur ces questions obscures qu’il fallait jeter le plus de clarté, et notre tâche consistera à réparer autant que possible cet oubli. Quant à l’opposition sourde que nous fait la Grande-Bretagne à Madagascar sous le couvert de ses pasteurs méthodistes, que pourrait-on en dire? L’assimiler à l’arrogante présomption des Célestes, d’après laquelle tous les royaumes de ce monde sont les tributaires de la Chine, comme tous les océans, toutes les mers, tous les isthmes, tous les archipels, doivent être, paraît-il, tributaires de l’Angleterre.


I.

En ce moment, nous sommes dans une période de négociation avec nos ennemis, les Hovas de Madagascar. Que sont, en peu de mots, ces Hovas au moral et au physique? Répandus dans les vallées et sur les hauteurs du centre de l’île, les Hovas y sont venus de la Malaisie, sur une flottille et à une époque que l’on ne saurait déterminer avec précision, mais probablement avant l’hégire, puisqu’ils ne sont pas mahométans et que les descendans des Malais navigateurs et conquérans du XIIe siècle le sont encore aujourd’hui. Chassés de la côte occidentale par les maladies qui y règnent, ils formèrent dans des régions salubres un royaume central qui porte le nom d’Imérina. Tout-puissans sur la côte est, leur domination est précaire à l’ouest; mais ils ne prétendent pas moins à la domination entière du pays. Le teint de ces Hovas est jaune cuivré, comme celui des mahométans des îles Soulou; ils en ont les cheveux noirs et lisses, les dents blanches, les pommettes saillantes et les yeux relevés à l’angle extérieur. Quoique vifs, agiles, leurs membres grêles ne résistent pas à de longues fatigues. Industrieux, ils savent fondre le minerai de fer; ils ont eu des imprimeries, des fabriques d’armes à feu ; il y eut même une époque, sous le règne de Radama II, où les modes françaises furent portées par les élégantes de leur capitale.

La puissance des Hovas date de 1813, du règne de Radama Ier, et ce n’est qu’en janvier 1883 que nous leur fîmes résolument la guerre. Les expéditions de Gourbeyre en 1829, l’évacuation de Tintingue sous Louis-Philippe et la tentative malheureuse du commandant Romain-Desfossés, en 1845, ne peuvent pas être considérées comme des essais bien sérieux d’occupation. De nos jours, il n’en a plus été ainsi, car nous avons à signaler les prises de Tamatave et de Majunga par l’amiral Pierre, le bombardement par l’amiral Galiber des principaux villages du littoral : Foulepoinle, Manambo, Manabor, Vohemor, Antombouk, Mahela, Bemazorenama et Fort-Dauphin. Il a fallu ces actes de vigueur pour décider les Hovas à ouvrir des pourparlers de paix, qui, comme nous l’avons dit, ne sont pas encore terminés. Le croira-t-on? ces faits d’armes nous ont coûté un tué et un blessé, et si, après l’occupation de Tamatave et de Majunga, une maladie cruelle n’eût mortellement frappé l’héroïque amiral Pierre, pas une ombre de tristesse ne se mêlerait à la joie patriotique que nous éprouvons en présence des résultats déjà obtenus.

Quelles sont les raisons qui ont motivé dans ces derrières années une démonstration de nos forces sur les côtes de Madagascar? Sans remonter aux droits imprescriptibles que la France possède depuis le XVIIe siècle sur cette île et que les Hovas refusent de reconnaître, nous parlerons seulement de faits relativement récens, des traités passés en 1840 et 1841 entre nous et les chefs des Sakalaves, nos amis, et les conventions qui furent signées en 1863 et 1868 par la reine des Hovas, nos ennemis, Ranavalo II, et le gouvernement de Napoléon III.

En 1840 et 1841, les Sakalaves, indigènes de Madagascar, qui occupent la côte ouest de cette île, persécutés, dépouillés, soumis à la plus odieuse des servitudes par les Hovas, s’adressèrent à la France, lui demandant aide et protection. La France, qui, à cette époque, ne songeait qu’à la paix, qui la voulait partout et toujours, accueillit favorablement une requête qu’elle ne pouvait repousser sans renier les traditions glorieuses laissées dans ces parages par notre pavillon. Seulement elle borna sa protection, — si un tel mot peut être employé, — à prendre possession de la petite île de Nossi-Bé, voisine de Madagascar, et ce fut tout. Sans même songer à tirer parti de la proximité de la grande terre pour y créer un poste sérieux, sans se préoccuper d’y aider à la fondation d’un comptoir, nous laissâmes les Hovas molester comme par le passé nos malheureux alliés les Sakalaves. De son côté, la reine de Madagascar, voyant notre apathie, laissa à ses sujets toute liberté pour commercer avec un petit nombre de nos compatriotes. Des missionnaires courageux profitèrent même de cette tolérance pour s’établir jusque dans la capitale de nos ennemis et y construire une magnifique église. Ils s’y livrèrent également, et tout aussitôt, à une lutte d’influence contre les missionnaires anglais, lutte ardente qui dure encore aujourd’hui.

Cette situation se prolongea jusqu’en 1863, époque à laquelle les ministres de Napoléon III, à l’instigation des missionnaires, eurent la maladresse de traiter de puissance à puissance avec le chef des Hovas, D’un chef de tribus barbares ils firent un roi, sa majesté Radama II. Ce souverain se joua si bien de nous que, cinq ans plus tard, en 1868, il fallut traiter encore, et c’est de cette époque que date un article 4 dont la révoltante violation nous a forcément conduits à la guerre actuelle. Cet article 4 dit : « Les Français jouiront à Madagascar du droit de s’établir là où ils le jugeront convenable, de prendre à bail, d’acquérir des meubles et des immeubles. » Rien de plus catégorique, et cependant cet article a été audacieusement violé. En 1878, un compatriote, M. Laborde, consul de France à Madagascar, meurt à Tananarive en laissant des propriétés considérables, acquises par un rude labeur et évaluées à plusieurs millions de francs. Par son testament, M. Laborde désignait comme ses seuls héritiers, et pour parts égales, M. Edouard Laborde et M. Campon, ce dernier remplissant dans la capitale des Hovas les fonctions de chancelier au consulat de France. Tous les biens immeubles laissés par le défunt étaient représentés par des titres de propriété parfaitement en règle et incontestables.

Après la mort de leur oncle, les héritiers, qui ne possédaient aucune fortune, voulurent tirer parti d’un grand terrain de la succession, situé dans un faubourg de Tananarive, à Ambohitsorihitra, et y construire une maison de rapport. Le gouvernement hova leur laissa commencer les constructions, puis il leur défendit quelques mois après de continuer les travaux, déclarant que des étrangers n’avaient pas le droit de bâtir. Le consul protesta, et en réponse à cette protestation, on publia devant sa porte le décret qui suit, décret daté de 1881 et seulement créé en vue de frustrer les héritiers de M. Laborde : « La terre, à Madagascar, ne peut être vendue ou donnée en garantie qu’entre sujets du gouvernement de Madagascar. Si quelqu’un vend ou donne en garantie à d’autres personnes, il sera mis aux fers à perpétuité. L’argent de l’acheteur ou du prêteur sur cette garantie ne pourra être réclamé et la terre fera retour au gouvernement. » On le voit, ce décret annule radicalement l’article 4, et l’on éprouve quelque honte en songeant que c’est à côté de la signature de gens qui ont sur la propriété de telles théories que la France a eu la faiblesse de mettre son nom.

Le vol de l’héritage de M. Laborde eût pu suffire pour motiver une rupture; notre consul ne se décida pourtant pas encore à amener son pavillon, un jour, le gouvernement hova convoque à Tananarive les chefs de Sakalaves, ceux avec lesquels nous avions traité en 1840 et 1841 et qui, depuis ces années-là, se considéraient comme protégés par nous. Que pouvaient faire nos malheureux alliés? Obéir pour ne pas être exposés à un prompt châtiment. A Tananarive, il leur fut distribué des drapeaux hovas, et, en les recevant, on leur intima l’ordre de les substituer aux drapeaux français, qui, depuis vingt ans, flottaient sur leurs villages. De nouveau, les Sakalaves se soumirent. Cette fois enfin, l’outrage eut son contre-coup jusqu’à Paris, et notre consul fut aussitôt autorisé par M. de Freycinet, alors ministre des affaires étrangères, à prendre, d’accord avec les autorités de Nossi-Bé, toutes les mesures qu’il jugerait nécessaires pour réserver avec efficacité les droits que nos traités avec les chefs indigènes nous assuraient, tant sur les îles dépendant de notre établissement de Nossi-Bé que sur la partie de la côte de Madagascar comprise dans les mêmes arrangemens. Ces mesures, qui ne furent décidées qu’après le meurtre d’un Français et des menaces de mort proférées contre nos nationaux, n’eurent d’autres résultats que l’enlèvement par les marins du Forfait, commandant Le Timbre, de deux drapeaux ennemis qui flottaient sur des villages où le pavillon français s’était longtemps montré. De son côté, M. Bandais, consul de France à Tananarive, et M. Cambon, son chancelier, quittaient leur poste et se rendaient à Tamatave. De là, ils écrivirent au premier ministre hova que, faute de représentans de puissances étrangères dans la capitale à qui ils pussent confier le soin de protéger leurs nationaux, ils rendaient le gouvernement hova responsable de tout attentat qui pourrait se produire contre leurs personnes, leurs biens, leurs familles et leur liberté.

Les Hovas, comme les Malais, agissent toujours lentement, surtout lorsqu’il s’agit de répondre aux réclamations qui leur sont faites par des Européens. Leur tactique est de fatiguer, de laisser passer les mois, puis les années, sans fournir d’explications sérieuses. C’est ce qui arriva en juillet 1882, époque à laquelle se passaient ce que nous venons de raconter. Le Forfait allait reprendre les hostilités, quand le ministère des affaires étrangères de Ranavalomanjaka, reine alors de Madagascar, annonça l’envoi, à Paris, d’une ambassade, avec mission, disait-il, de maintenir « les bonnes relations existantes entre les deux gouvernemens. » La perspective d’obtenir une solution pacifique en France même ne pouvait manquer de nous plaire. Les Hovas avaient deviné juste, car ordre fut donné à M. Bandais de se tenir désormais sur la réserve, de favoriser le départ des ambassadeurs, en un mot, de laisser tout en l’état. Et pendant que les envoyés de la reine faisaient route pour la France, que voyait-on à Madagascar? Les Français menacés, conspués, leurs propriétés livrées au pillage et leurs industries détruites.

A Paris, on négocia, mais sans aboutir; le 24 janvier 1883, il y eut rupture complète. Les ambassadeurs quittèrent les appartemens qu’ils occupaient au Grand-Hôtel sans même payer leur dépense. Comme d’autres diplomates malheureux, ils prirent la direction de l’Angleterre avec l’espoir, sans aucun doute, d’y trouver des consolations et des secours. Leur attente fut déçue. Sur l’avis qu’à Tananarive on se préparait à la guerre, l’amiral Pierre reçut l’ordre de faire disparaître tous les drapeaux hovas qui flottaient sur les côtes nord et nord-ouest de Madagascar. Il lui fut, en outre, confié la mission de présenter au gouvernement de Ranavalomajanka l’ultimatum suivant : « 1° reconnaissance effective des droits de souveraineté ou de protectorat que nous possédons sur la côte nord ; 2° des garanties immédiates destinées à assurer l’observation du traité de 1868 ; 3° le paiement des indemnités dues à nos nationaux. »

Ainsi qu’on devait s’y attendre, l’ultimatum fut repoussé, et il fallut bien constater, une fois de plus, qu’à Madagascar comme dans d’autres questions coloniales, nous avions montré une trop grande faiblesse et beaucoup trop d’hésitation. Mais la plus grande faute a été celle de demander au gouvernement hova une reconnaissance de nos droits, reconnaissance de laquelle il n’eût fallu jamais parler.

On s’était bien gardé d’exiger de la Chine une reconnaissance semblable au sujet du Tonkin, et c’était la même politique digne et réservée qu’il nous fallait suivre à Madagascar. L’amiral Pierre, et, après lui, l’amiral Galiber, n’en exécutèrent pas moins avec une rare énergie les ordres qui leur furent donnés : ils s’emparèrent de Tamatave et de Majunga, bombardèrent tous les villages où se trouvaient des postes hovas et vengèrent ainsi, autant qu’il fut en leur pouvoir, les meurtres de nos nationaux et les insultes faites au drapeau. Le résultat de ces démonstrations a été la reprise des négociations, le 1er février de cette année. Ont-elles des chances d’aboutir? Nous sommes loin de l’espérer, et comme il est impossible à nos soldats d’attendre plus longtemps, l’arme au pied, que la fièvre les décime un à un, il faut donc résolument songer, ou à une évacuation définitive de Madagascar, ou bien à une expédition qui aille briser l’entêtement des Hovas. L’idée d’abandonner tout à fait Madagascar ayant été unanimement repoussée par la chambre et le gouvernement, il ne faut plus s’occuper que des moyens qui peuvent nous conduire au but sans une grande perte d’hommes et sans de trop grands sacrifices d’argent.


II.

Pour aller châtier les Hovas jusque dans leur capitale, il faut, dit-on, dix mille hommes de bonnes troupes. Or par une faveur du ciel, ils ont paru tout trouvés, puisque la paix qui a été signée avec le Céleste-Empire rendait disponible le corps d’armée que nous avions au Tonkin. Il faut bien le dire tout de suite; de ces dix mille hommes, combien en serait-il resté de valides pour guerroyer à Madagascar, après quelques semaines de débarquement? La moitié tout au plus, car les fièvres, les maladies, de nombreux postes à garder sur la longue distance qui sépare Tananarive des côtes de la mer, eussent immobilisé certainement l’autre moitié, si ce n’est plus. Que l’on parle de Tamatave ou de Majunga, la distance est de 70 lieues de ces deux points à la capitale. Et quel pays ! Sur le littoral, à l’est comme à l’ouest, au nord et au midi, des dunes couronnées çà et là par des maigres bouquets de cocotiers ; des baies nombreuses produites par des rivières qui rongent les terres et que bordent de tristes lataniers; des étangs empestés sur lesquels plane silencieusement le grand aigle pêcheur, où errent des échassiers mélancoliques. De loin en loin, quelques villages cachant leur toiture en paillotte sous les palmiers; puis, au dernier plan, une succession de forêts étendant indéfiniment leurs horizons bleuâtres. Pour jouir des montagnes et de l’air salubre qu’on y respire, il faut traverser ces dunes et ces forêts, les deux régions aux émanations mortelles. Et puis, sur les hauteurs, quels effondremens, quels abîmes, quels sentiers à pic à franchir! A Madagascar, il n’y a pas plus de routes carrossables que de mulets et de chevaux, et les Malgaches riches, de même que les résidens étrangers, sont tenus, pour voyager, d’avoir recours à des porteurs indigènes. A l’heure actuelle, il faut à un Européen qui veut se rendre des bords de la mer à Tananarive, douze mortelles journées, il faut emporter avec soi des vivres, un lit de campagne, une batterie de cuisine, et de plus être accompagné d’une domesticité complète, A part le riz, la volaille et les œufs, tous les autres comestibles seront introuvables pour lui. Un homme blanc, d’un poids ordinaire, a besoin de huit hommes forts, bien choisis, pour le porter dans un filacon ou filanzane, petit fauteuil placé entre deux brancards dont on se sert pour voyager[1]. Les provisions et les bagages réclament également un nombre de porteurs ou marmites, selon l’expression du pays, en rapport avec leur quantité; une marmite porte ordinairement une charge de 15 à 20 kilogrammes. Autant que possible, les esclaves de charge divisent leurs paquets en deux parties égales et les portent, comme des coolies chinois, aux extrémités d’un bambou, en appuyant le centre sur une épaule. Le filacon est porté par quatre hommes qui doivent se relever souvent. Ils vont toujours au pas de course, et ceux qui suivent sont obligés de prendre le même pas pour être prêts à les remplacer. Un guide-chef, appelé le commandeur, dirige l’expédition. C’est ce personnage qui s’occupe du coucher, des subsistances et des étapes. Placé à l’arrière du convoi, le commandeur rallie les retardataires et ramasse quelquefois les bagages abandonnés par quelques porteurs paresseux. Aux difficultés de la route se joignent de fréquentes alternatives de chaleur, de soleil et de pluie. A des rayons brûlans succèdent des averses, un vent violent; à des nuits étouffantes, des levers d’aurore glacés. Il faut donc toujours avoir à sa portée des vêtemens que réclament ces changemens si brusques de l’atmosphère. S’imagine-t-on bien ce qu’un petit corps d’armée, ayant pour objectif la capitale des Hovas, nécessitera d’approvisionnemens et de porteurs? N’oublions pas de faire remarquer que la ville de Tananarive est située à 1,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, et que sa population est évaluée de 50 à 80,000 habitans. Nos soldats atteindront-ils un tel but? Nous le croyons en toute sincérité, après avoir vu les prodiges accomplis par nos troupes au Tonkin, à Sontay comme à Bac-Ninh, leurs longues étapes s’exécutant en file indienne sur un terrain détrempé, et leurs nuits passées sans abri dans des rizières boueuses. Mais les difficultés matérielles ne sont pas les seules; il y a aussi les Hovas, qui sont des hommes autrement résolus que les Chinois, et dont l’armement, quoique inférieur au nôtre, n’est pas à dédaigner puisqu’il leur a été fourni par les Anglais. Leur nombre est de 2,500,000 d’après ce que nous apprend un de nos grands voyageurs, M. Grandidier, mais dans ce chiffre figurent les vieillards, les femmes et les enfans; quant à leur bravoure, elle est indiscutable. Mais quel que soit le chiffre des guerriers qu’ils pourraient nous opposer, quels que soient aussi leur courage et leurs moyens d’attaque ou de défense, nous les vaincrons. Le danger pour nous n’est pas là; il est tout entier dans l’insalubrité d’une grande partie du pays qu’il faudra occuper.

La fièvre malarienne sévit partout à Madagascar, ainsi qu’à Nossi-Bé, même aux endroits où il n’y a pas le moindre marais. Elle y sévit sous toutes ses formes, avec tous ses types, depuis l’accès le plus simple jusqu’à celui qui se termine en quelques heures par la mort. De l’avis des médecins[2] les plus compétens, c’est une intoxication produite par un miasme qui proviendrait de matières organiques en décomposition dans le sol. Il n’y a qu’un remède pour l’Européen dès qu’il se sent atteint des fièvres, c’est de partir pour la France et pour la Réunion; encore beaucoup de malades meurent-ils pendant la traversée ou peu après leur arrivée. Pourrons-nous faire une expédition d’une certaine importance à Madagascar sans y remuer de la terre? C’est douteux, et pourtant il faudra bien s’en garder, car ouvrir des routes, abattre des arbres, creuser le sol même superficiellement, serait déchaîner la mort, une mort foudroyante, sur les hommes. En 1841, la Dordogne, qui amenait des soldats destinés à l’occupation de Nossi-Bé, mouilla sous la montagne de l’Okobé et les débarqua sur un emplacement situé entre la baie Antsiram-Bazaha, — plus tard la baie d’Hell-Ville, — et celle d’Ambanoro, pointe de terre assez élevée et faiblement défendue. Les quelques travaux de campement et de défense qu’il fallut exécuter produisirent une telle explosion de fièvre qu’en peu de jours on perdit quatre-vingts hommes. Le nom de « Pointe à la fièvre » est resté à cet endroit, et les Malgaches eux-mêmes, qui ont été témoins de ces morts rapides, s’en éloignent et en parlent encore aujourd’hui avec terreur. Dans les îles de la mer des Indes comme dans celles de l’Océanie, sur les vieux continens d’Asie comme dans ceux du Nouveau-Monde, le même phénomène sinistre se produit invariablement dès qu’on remue une terre vierge de toute culture. Il est donc essentiel, avant de tenter quoi que ce soit d’important contre Madagascar, de bien connaître quels sont, sur son littoral, les points les plus salubres, ceux où il est possible de s’établir sans faire courir à nos soldats les risques d’un empoisonnement.


III.

S’il est vrai que les côtes de l’île de Madagascar sont généralement malsaines, il s’en trouve pourtant où l’Européen, s’il ne commet pas d’excès, peut se maintenir quelque temps sans crainte d’être enfiévré. Il suffit, pour résister avec quelque chance de succès à la malaria, de suivre un régime qui n’a rien de bien rigoureux. Il faut ne pas manger de fruits verts, s’abstenir de liqueurs fortes et plus particulièrement du rhum, qui, en raison du voisinage des îles de la Réunion, de Maurice, est très abondant et vendu à vil prix. Il faut éviter le soleil et ne boire que de l’eau bouillie; résister surtout aux tentations de la chasse. Ce sport, auquel il serait possible de s’adonner sans inconvénient sur les hauteurs, est mortel dans les plaines, sur les étangs, et aux embouchures des fleuves. C’est grâce à ce régime sévère que l’on a vu des traitans résider impunément à Tamatave et sur d’autres points de l’île. Grâce à lui, des missionnaires français ont pu, sans succomber, pratiquer un peu partout leur périlleux apostolat. Les parages les plus salubres de Madagascar sont évidemment ceux où l’air circule le plus librement, où le soleil n’a plus de miasmes à faire fermenter; là, en un mot, où les Européens sont établis depuis plusieurs années. À ce titre, il faut continuer à occuper Tamatave, Majunga, la baie de Passandava et quelques autres ports de la côte orientale, quoique cette dernière soit plus insalubre que la côte occidentale. Quelques mots sur ces localités sont ici nécessaires.

Tamatave, qui n’était autrefois qu’un petit village de pêcheurs, est maintenant fréquenté par les bâtimens des îles Maurice et de la Réunion. Sa baie est une des plus commodes et des plus faciles, abritée qu’elle est des vents et de la grande mer par des récifs. Les navires mouillant très près de terre, on débarque sur un sable fin que des vagues nonchalantes mouillent sans bruit. Les maisons les plus luxueuses sont en bois, les autres sont des cases en paille cachées sous les arbres ou dans les dunes. La concentration du commerce que font à Tamatave les traitans de Maurice et de la Réunion a fini par assainir cette ville, très malsaine à une époque encore rapprochée de nous. Toutefois, il faudrait bien se garder de faire de longues excursions dans les environs, car il y a encore de nombreux marais dont les exhalaisons sont pernicieuses. Le plus sage, au dire des voyageurs, est de ne sortir de chez soi que lorsqu’on y est contraint[3]. Il n’y a qu’une voie, à Tamatave, méritant le nom de rue : elle conduit à l’église des jésuites et aux consulats américains et anglais. L’église des pères est en bois, elle est assez grande ; ils y ont aussi une maison pour les sœurs de Saint-Joseph. La résidence des pères donne heureusement, par un de ses côtés, sur la mer, qui leur envoie toujours un air frais, dégagé des miasmes de la terre. Les sœurs, auxquelles nous ne saurions reconnaître trop d’abnégation et de mérite, tiennent une école où des petites filles malgaches, appartenant à des familles riches, viennent s’instruire, accompagnées de leurs esclaves. On attend des frères de la Doctrine chrétienne, et l’éducation qu’ils seront chargés de donner aux petits garçons ne pourra qu’accroître l’influence assez grande que nous avons déjà sur la population indigène. Celle-ci est de quatre mille âmes environ, il y a une douane à Tamatave, et il doit être d’autant plus pénible à la reine des Hovas de la voir entre nos mains que son revenu le plus fort y était perçu. C’est là qu’on embarque les dix ou douze mille bœufs que la Réunion et Maurice consomment annuellement, et que les Américains apportent leurs toiles, leurs farines, leurs meubles et leurs conserves. Comment en sont-ils payés? En fort belles piastres, de celles que nous donnons aux Malgaches en échange de leurs bœufs, de leurs bois et de leur riz. Les Anglais de Maurice, il est vrai, y apportent leur rhum, et les Français de la Réunion, de la bimbeloterie, des vins, et des boissons alcooliques, mais jamais en quantité assez grande pour balancer ce que Français et Anglais achètent. Les Anglais y ont vu avec un grand déplaisir leurs cotonnades et leurs toiles dédaignées pour le tissu, dit lamba, des Américains. Ce ne seront pas encore de longtemps les produits français, hélas ! qui feront concurrence aux produits américains. Il nous restera, il est vrai, une ressource lorsque nous serons en possession de toutes les douanes de l’île, celle d’établir des droits prohibitifs. A l’égard des citoyens des États-Unis, ce serait de très bonne guerre, mais nous n’aimons pas la prohibition, et l’inaugurer à Madagascar serait la plus mauvaise des spéculations.

Majunga ou Mazangaye, dans la baie de Bombétok, car chaque voyageur français continue à avoir pour les noms propres des localités une orthographe particulière, fut autrefois le centre d’action des Arabes. Mettant à profit les moussons, leurs barques, incapables de lutter contre des vents contraires, quittaient Zanzibar, les Comores, la côte d’Afrique, et même Bombay, pour venir à Majunga porter des articles de toutes provenances : des esclaves, de l’argent et des perles, qu’ils échangeaient contre des gommes, de la cire, des peaux de bœufs, du caoutchouc et tout ce qui était admis à l’exportation par les autorités malgaches. On n’estime pas à moins de dix millions de francs[4] le mouvement d’échanges qui s’opérait ainsi à Majunga. Aujourd’hui, les Américains y envoient encore annuellement deux ou trois de leurs navires. La Betsibouka, nom de la rivière qui avoisine Majunga, et dont les rives sont couvertes de huttes, de cases formant de nombreux villages, est défendue, à son embouchure, par un fort spacieux que nous occupons. M. Ad. Leroy nous dit aussi que ce cours d’eau prend sa source près des remparts de Tananarive ; sauf quelques rapides échelonnés à de grandes distances et qui forment bandages, il est navigable sur tout son parcours, jusqu’à la base même des collines, dont les étages superposés forment en quelque sorte le piédestal sur lequel s’élève l’altière capitale des Hovas. Les naturels ont su profiter, pour leur trafic, de cette voie facile de communication, et leurs pirogues, en nombre infini, ne cessaient, avant notre arrivée, de la parcourir en tous sens. Il est probable que nous ferons comme eux et que, grâce à des canonnières d’un faible tirant d’eau, comme celles que nous avons envoyées sur le Fleuve-Rouge, nous pourrons les utiliser pour conduire notre pavillon presque en vue de Tananarive. C’est évidemment là un des côtés vulnérables de nos ennemis. Les rivières de Mananzary et de Mouroundava pourront aussi, en raison de leur étendue et de la profondeur de leurs eaux, rivaliser avec les avantages que nous offre la Betsibouka et permettre à notre flottille d’y renouveler, sur certains points, les exploits du Tonkin.

Le trajet de Majunga à Tananarive a déjà été accompli par quatre voyageurs, dont trois français; ce sont MM. Guillain, Grandidier, le révérend père de La Vaissière et Joseph Mullens. M. de La Vaissière a parcouru la route en sens inverse, c’est-à-dire de Tananarive à Mazangaye[5]. Le commandant Guillain a mis seize jours pour faire son voyage et M. Grandidier seize également, M. J. Mullens quatorze et M. de La Vaissière treize.

D’après M. Guillain, le terrain est partout plat et peu boisé; on rencontre des prairies d’une grande étendue. Les bords des rivières sont garnis d’arbres, de bananiers, etc., et leurs eaux peuplées de canards, de sarcelles et sauvagines. Il y a abondance de volailles, pintades, perdrix, pigeons, tourterelles. On trouve de l’eau douce sur toute la route. M. Henri Descamps fait toutefois observer que cet itinéraire est le même que celui des courriers hovas, et que M. le commandant Guillain n’en donne la description que d’après autrui. Les renseignemens fournis par lui, selon des témoignages dignes de foi, ont été obtenus d’un Malgache et traduits pour lui par une femme qui lui servait d’interprète[6].

Voici maintenant la version de M. Grandidier, qui diffère de celle de M. Guillain. « De Nossi-Bé, je suis venu à Mozangaye, d’où j’ai réussi à monter à la capitale hova. Mon voyage a duré vingt-six jours, mon trajet de Nossi-Bé à Madagascar compris. Je tenais beaucoup à suivre cette route parce qu’elle s’écarte peu du cours d’une des principales rivières de Madagascar, la Betsibouka, et qu’il m’avait souvent été dit qu’on pouvait remonter ce fleuve en pirogue jusqu’auprès de Tananarive. J’avais pensé, sur la foi de ces renseignemens, qu’il ne serait peut-être pas malaisé d’ouvrir de ce côté une voie de communication sûre, facile entre la côte et la province d’Imerne[7]. Je me suis convaincu que la Betsibouka n’est pas navigable au-delà de sa jonction avec l’Ikoupa; des pirogues remontent cet affluent quelques lieues plus haut que la confluence, mais il faut encore, de là, au moins dix jours de marche, à travers un pays désert et très montagneux, pour gagner la province d’Imerne. J’ai fait avec soin le trajet de la route de Mazangaye à Tananarive. Averti par mes aventures précédentes et surveillé à chaque instant du jour et de la nuit par une escorte d’honneur composée de huit officiers et de douze soldats, je crus prudent d’abandonner toute idée de lever une carte complète du pays que j’allais traverser; je me suis contenté de prendre des latitudes et des longitudes toutes les fois que l’occasion s’en est présentée. Je pouvais, en effet, expliquer à mes gardiens d’une manière à peu près satisfaisante que ces observations me servaient à prendre le midi et à régler ma montre, objet connu des Hovas et fort admiré par eux: mais s’ils m’avaient vu viser des montagnes et des villes, faire un tour d’horizon, il est probable qu’ils eussent arrêté mes recherches dès le début du voyage. Pour arriver au but que je poursuivais depuis si longtemps de traverser plusieurs fois l’île dans toute sa longueur, il me fallait manœuvrer avec circonspection, et c’est pour cela que je me décidai à faire un simple levé à la boussole de la route que je suivais... On marche d’abord sept jours et demi à travers des plaines de formation secondaire, qui sont arides, couvertes d’arbustes rachitiques, et semée çà et là de lataniers et de petits bois. Dès qu’on atteint la grande chaîne granitique qui s’étend du 22e degré environ de latitude sud jusqu’au fort Kadama, on ne trouve plus, pendant treize ou quatorze jours, qu’une mer de montagnes sans un arbre, sauf quelques rares petits bouquets qui sont accrochés à des ravins, sans une plante autre que des herbes grossières. Ce pays n’est pas et ne peut être peuplé : ce n’est que depuis la prise de Mazangaye par les Hovas qu’on trouve quelques postes de soldats échelonnés sur cette route pour faciliter les communications[8]. » M. de La Vaissière ne nous donne pas, dans son livre, l’aspect de, la route qu’il a parcourue, et c’est une grande lacune, car il eût été facile alors de décider entre M. Guillain et M. Grandidier, quoique nous penchions pour la version donnée par ce dernier.

L’occupation de la baie de Passandava, ainsi que celle de Bavatoubé, sont pour nous d’une grande importance, en raison des bassins houillers qui les avoisinent. Ces deux baies, situées sur la côte nord-ouest, ont été visitées, en 1863, par M. Guillermin, ingénieur de la Compagnie de Madagascar. D’après lui, la position de la partie du bassin houiller, matériellement constatée, est comprise entre le cap Saint-Sébastien, situé par 12° 26’, et le cap Bernahomai par 13° 37’de latitude, La projection rectiligne des côtes est de 180 kilomètres entre ces deux points; leur développement est beaucoup plus considérable en suivant toutes les sinuosités des baies. Dans l’intérieur des terres, le terrain houiller paraît occuper, à peu de chose près, toute la profondeur de la grande terre jusqu’à la chaîne granitique ancienne qui forme l’axe de Madagascar. Il se peut qu’il existe, entre la chaîne centrale et le terrain houiller. des terrains de transition, ce qui limiterait à une moyenne de 40 kilomètres la largeur du bassin dans sa partie reconnue. La partie du bassin houiller recouverte par les eaux de la mer, depuis les côtes jusqu’à la ligne de soulèvement basaltique qui met au jour, sur les îles, des lambeaux de terrain houiller, est tout aussi considérable. Mais cette dernière partie ne peut être considérée comme utile. Sur la terre ferme, de nombreux massifs de roches éruptives diminuent la surface exploitable, non-seulement par l’espace qu’elles y occupent, mais surtout par l’action qu’elles ont eue sur les roches du terrain houiller et particulièrement sur la houille. Par ces considérations, la surface réellement utile, quoique fortement réduite, peut encore être évaluée à 3,000 kilomètres carrés, surface supérieure à celle de tous les bassins houillers de la France, qui n’est que de 2,800 kilomètres carrés. Cinq affleuremens de houille ont été trouvés sur les bords de la baie de Bavatoubé. La qualité de ces houilles offre à peu près toutes les variétés : houille riche, houille grasse ou houille à gaz. Analysés à l’École des mines à Paris, les échantillons ont donné des résultats satisfaisans[9].

Lorsque Madagascar sera devenu le trait d’union entre nos colonies de l’Indo-Chine et nos colonies africaines, de quelle utilité ne sera pas pour nous, pour nos flottes, cet inépuisable dépôt de charbon ! Placé tel qu’il est, entre Toulon et la mer des Indes, nous pourrions même un jour défier, grâce à lui, les ennemis qui nous fermeraient le canal de Suez. Cette considération seule nous oblige à ne jamais abandonner les baies de Passandava et de Bavatoubé. Il ne doit plus être question pour aucune des vingt-cinq tribus qui peuplent Madagascar de nous en déloger, et c’est pour cela encore que, par tous les moyens qui sont en notre pouvoir, il faut que le protectorat de la France, mais un protectorat sérieux, s’étende de la baie de Bal y, au nord-ouest, à la baie de Diego Suarez, au nord, et de Diego Suarez à la baie d’Antougil, sur la côte occidentale.


IV.

Pour briser la résistance des Hovas, divers projets ont été mis en avant, et, comme ils sont en ce moment encore en discussion, nous les soumettrons à nos lecteurs. L’un consiste à faire venir de France à Madagascar des troupes au nombre de dix mille hommes, dans lesquelles seraient encadrés des indigènes de bonne volonté; et à les faire avancer, coûte que coûte, jusqu’à Tananarive, le siège de la puissance des Hovas, pour y dicter nos conditions. Un autre veut contraindre l’ennemi à traiter et lui faire reconnaître nos droits en continuant à croiser autour de Madagascar, couvrant d’obus les points où les Hovas ont des douanes, leur seule ressource; en un mot, mettre ces derniers dans l’alternative de céder ou d’être affamés.

Un troisième projet consisterait à exercer un protectorat sur la côte nord-ouest de Madagascar, sans demander aux Hovas de consacrer nos droits, qu’ils n’ont pas à consacrer; on choisirait sur cette côte ouest et dans le nord de l’île les points les plus salubres, les plus utiles à occuper au point de vue du commerce et de l’industrie, et, à l’aide de postes insignifians et d’une dépense très faible, on arriverait à posséder ces points et à les garder. En utilisant les différences qui existent entre la population du centre de l’île et celle des côtes, différence au point de vue de la race et au point de vue des mœurs, l’auteur de ce système, M. de Lanessan, espère que nous trouverions des soldats indigènes qui prendraient la défense de nos postes avec un intérêt réel et qui serviraient de base de défense. M. Dureau de Vaulcomte, député de la Réunion, lequel, à ce titre, pousse vigoureusement à une action énergique contre les Hovas, veut, lui, et avec raison, que le drapeau français qui flotte encore une fois sur Madagascar y flotte indéfiniment, parce que c’est notre droit, et que ce droit n’est pas une chose qui puisse être cédé aux Hovas contre le million d’indemnité qu’ils nous offrent. Mais pour établir ce droit d’une manière définitive, l’honorable député de la Réunion voudrait aussi que l’on allât tambour battant et enseignes déployées jusqu’à Tananarive; et afin d’alléger les charges et les sacrifices de la métropole, le gouvernement français devrait, tout en renforçant de quelques compagnies le corps expéditionnaire actuel, faire largement appel à l’élément créole de la Réunion et à l’élément indigène de Madagascar.

Rien, en effet, ne nous paraît plus logique, plus naturel, que cette large part que M. Dureau de Vaulcomte réserve à une partie de ses électeurs ; bien que l’ouverture d’une terre nouvelle à l’activité commerciale de la France nous touche beaucoup, il n’en est pas moins vrai que nos compatriotes de la Réunion seront les premiers à bénéficier de notre présence à Madagascar. Comme colons, leur existence en dépend. À ce titre, nous croyons donc qu’il leur appartient de se joindre, — comme d’ailleurs, ils l’ont fait déjà, — aux expéditions militaires qui peuvent être dirigées contre les Hovas. La population de la Réunion, préservée de nos luttes continentales malgré son ardent désir d’y participer, s’est accrue de façon à se trouver aujourd’hui à l’étroit dars l’espace restreint qu’elle occupe. Il y a pléthore, et cette pléthore s’étend jusqu’aux habitans de ces rochers malsains qu’on appelle Mayotte, Nossi-Bé et Sainte-Marie. Lorsque, au commencement de cette année, le gouvernement de la métropole a demandé à la Réunion de l’argent et des hommes, qu’a fait celle-ci ? Elle a vidé d’abord sa caisse de réserve pour la formation et l’entretien des compagnies de volontaires qu’on lui demandait. Puis, comme il fallait que ces compagnies fussent de trois cents hommes chacune, elle ouvrit des listes de recrutement dans ses communes, et à peine ouvertes, il se présenta plus de volontaires que le contingent désiré. On dut avoir recours à un tirage au sort pour ne pas créer de rivalité, et les numéros d’exemption furent patriotiquement qualifiés de mauvais numéros par ceux qui les tirèrent de l’urne. Évidemment, il y a dans cette jeunesse créole un élément excellent. Acclimatés à la température débilitante des tropiques, les habitans de la Réunion résisteront toujours mieux que des Européens aux influences du climat malgache. Des terres devront leur être largement distribuées après la conquête, et comme ils pourront les faire cultiver par des indigènes amis, accoutumés aux travaux agricoles, on les verra faire rendre au sol vierge de Madagascar ce que les terrains épuisés de leur île ne peuvent plus rendre. À ceux qui ne voudraient pas faire de culture, il resterait d’immenses forêts à exploiter, des bois de luxe à découvrir et à faire abattre, les mines et l’élevage des bestiaux. Renouvelant les exploits des trappeurs de l’Amérique, les créoles chasseurs pourront trouver encore dans la longue chaîne de montagnes qui s’étend du nord au sud de Madagascar de quoi satisfaire leur goût. Que de richesses inconnues, sous ce ciel où l’épiornis déployait autrefois ses ailes gigantesques, un chercheur, un naturaliste passionné, ne découvrira-t-il pas ? Ces diverses propositions, émises, — nous nous plaisons à le croire, — en vue d’un intérêt général, et non pas seulement en faveur de nos compatriotes de la Réunion, sont dignes d’être discutées, sans être pour cela applicables. C’est ainsi qu’il faut se hâter de repousser l’idée d’envoyer de France, ou du Tonkin à Madagascar, l’armée de dix mille hommes dont il a été parlé dans ces derniers temps. Sa présence à Madagascar nous obligerait, en quelque sorte, à faire la conquête entière de l’île, à nous créer, à une immense distante de la mère patrie, une seconde Algérie. Ce serait, comme l’a dit M. Jules Ferry, commencer avec les Hovas une lutte à mort qu’il est plus sage d’éviter. Et puis, sur quel point du littoral débarquerait-on un corps expéditionnaire pour ne pas l’exposer, dès son arrivée, aux atteintes des fièvres? A Majunga ou à Tamatave? Mais on sait qu’il y a un trajet de 70 lieues à franchir de l’un de ces deux ports à Tananarive, à cette capitale d’un abord très difficile, où quelques esprits ardens, mais peu réfléchis, veulent absolument nous faire aller. On a vu, par le récit de M. Grandidier, quel désert horrible, quel pays sans ressources, inhabitable, il faut traverser pour aller de Majunga à Tananarive. On pourrait, s’il le fallait absolument, jeter deux ou trois compagnies sur cette route, en utilisant les cours d’eau qui l’avoisinent ; mais, de quels approvisionnemens ne devraient-elles pas être suivies? Si l’on voulait tenter une pointe de Tamatave à Tananarive, il faudrait encore douze jours de voyage, et par quels chemins! Pas de voie tracée, mais des sentiers escarpés et terriblement glissans. Nous avons vu qu’aujourd’hui encore un Européen ne peut seul accomplir ce voyage; qu’il lui faut une chaise et des porteurs, un factotum, un « commandeur, » des « marmites » chargées de provisions, une domesticité aussi nombreuse que celle d’un colonel anglais à Calcutta. S’il y a beaucoup de bœufs à Madagascar, les mulets et les chevaux manquent. Tous les transports se font à dos d’homme, comme au Tonkin. Les portefaix seront faciles à trouver, et, sous ce rapport, il n’y a aucune inquiétude à avoir, mais une armée de porteurs à diriger, à nourrir, à défendre, dans un pays accidenté et boisé, ne serait pas une préoccupation de mince importance pour un chef d’expédition. Plus d’une fois, le soldat serait exposé à un jeûne forcé, et s’il est un pays où il soit malsain d’avoir l’estomac vide, c’est bien à Madagascar. Les autres projets paraissent plus pratiques ; occuper tous les ports par lesquels les Hovas font leur trafic et croiser le long des côtes pour maintenir un blocus sévère, sont des mesures d’une exécution facile. Nous ne sommes pas les seuls, il est vrai, qui ayons des relations et des intérêts à Madagascar, mais l’occasion est unique pour agir, et agir sans crainte d’être gêné, comme c’était le cas, il y a peu de mois encore, par la présence intempestive et l’intervention occulte de la marine anglaise en faveur de nos ennemis. Qu’un traité avec les Hovas et autres tribus de Madagascar nous mette demain en possession d’une partie de l’île, pas une puissance n’osera contester notre suprématie, car nous l’aurons acquise sans basses intrigues et en vertu de droits éclatans comme le soleil.

Après une étude aussi approfondie que possible de la question de Madagascar, nous appuyant sur les relations les plus récentes des voyageurs, qu’il nous soit permis de donner ici, tout en nous résumant, notre humble avis sur la manière dont la campagne contre les Hovas doit être conduite. La première mesure à prendre est de renforcer notre station navale de la mer des Indes, qui, dans ces derniers temps, n’a été que de trois bâtimens. Par suite de la fin heureuse de nos discussions avec la Chine, cette station peut être portée sans inconvénient à douze vaisseaux. Ce chiffre suffira très largement à la surveillance de l’embouchure des grands fleuves, à empêcher toute relation des Hovas avec l’extérieur, à ruiner leur commerce, à éviter le débarquement des armes et des munitions qui pourraient leur être adressées d’Europe et principalement des ports anglais. Par le seul fait de la présence d’une force navale de cette importance sur les côtes de Madagascar, nous y aurions déjà, et dans d’excellentes conditions, un effectif de deux mille à deux mille cinq cents hommes, officiers et marins. Jusqu’à présent, c’est triste à dire, à Majunga comme à Tamatave, ce sont les Hovas qui bloquent par terre les quelques hommes que nous y avons ; leurs échanges s’y font avec autant de facilité que si nous n’étions pas en guerre avec eux. Il n’en pourra plus être ainsi avec un sévère blocus que fera observer une flotte relativement considérable. On ne verrait plus les Hovas, raillant notre impuissance et notre mansuétude, trafiquer comme ils le font encore sous nos yeux, à Vohemor, Fénérive et autres baies de leur île.

Le blocus bien établi, une croisière incessante organisée, il sera indispensable d’occuper les deux points les plus importans du littoral malgache, Majunga et le nord de Tamatave. A Majunga, il y a un fort, et, pour le mettre à l’abri de n’importe quel coup de main, il suffit d’une canonnière et d’une petite garnison. Cependant, pour en dégager les approches, il conviendrait d’occuper la petite ville de Macowoay, qui se trouve placée sur la rivière Betsibouka, à une cinquantaine de kilomètres de la mer. Là encore, une petite canonnière et quelques hommes qu’il faudrait relever souvent suffiraient pour se préserver de toute surprise. Mourourang, situé, comme Majunga, sur la côte ouest, devrait être aussi occupé. C’est un village enclavé entre deux pays sakalaves, et les Hovas, s’y trouvant peu en sûreté, l’ont abandonné l’année dernière au début de nos hostilités. Du côté de la côte nord-ouest, l’occupation de la baie de Passandava, où se trouve de la houille, est forcée. Cette baie, placée en face de Mossi-Bé, possession française, devra être dotée d’établissemens importans afin de bien montrer aux Hovas, ainsi qu’aux autres tribus de l’île, que nous nous établissons à Madagascar d’une façon permanente. Passandava complétera Nosbi-Be comme Nossi-Bé complétera notre nouvelle possession. Celle-ci a, de plus, l’avantage d’être placée au centre d’une population amie, sur l’affection et le dévoûment de laquelle il est permis de compter. Sans doute, des postes devront être encore établis sur divers points de la côte est, mais ces postes, protégés par l’apparition incessante de nos bâtimens, pourront se composer d’une poignée d’hommes et de quelques pièces légères d’artillerie. Il n’en faudra pas davantage pour les garantir contre les éventualités d’une agression que nous croyons très peu probable.

Si nous sommes bien informés, et nous ne croyons pas nous tromper, l’effectif d’occupation à Madagascar sera dans un délai très bref de huit cents hommes, et ce chiffre nous paraît plus que suffisant. Il se composera de troupes d’infanterie et d’artillerie de marine. En outre, l’île de la Réunion enverra six cents hommes qui seront entretenus à nos frais. C’est un appoint précieux. La dépense, pour tout le corps expéditionnaire, pendant un an, est évaluée à 5 millions. Cette somme est forte, il est vrai, mais elle n’est que momentanée, et elle paraîtra bien inférieure, dans un avenir très prochain, aux avantages qui résulteront pour nous de notre installation dans les parties les plus riches de la plus belle et de la plus grande île de l’Océan indien. Avant peu de jours, qu’on en soit convaincu, nous apprendrons que les Hovas, après avoir rompu avec de perfides conseillers, implorent la paix, et une paix durable. Qu’on agisse et c’est chose faite.

Quant à nous, heureux de voir le pavillon de la France flotter de nouveau, glorieux et respecté, dans les parages lointains où jadis il se montra avec éclat, ne manquons pas de nous dire que notre pays n’a qu’à vouloir, et vouloir bien, pour continuer à remplir dans le monde le rôle providentiel que lui imposent son génie, son étendue et ses forces. Notre présence en Tunisie, notre protectorat au Tonkin, et, bientôt l’occupation de la plus riche partie de Madagascar, le prouvent d’une manière irréfutable.


EDMONT PLAUCHUT.

  1. Souvenirs de Madagascar, par M. le docteur H. Lacaze; Berger-Levrault.
  2. Essai de géographie médicale, par M. Paul-Richard Deblenne, A. Parent.
  3. Souvenirs de Madagascar, par M. le docteur Lacaze.
  4. Notes sur Madagascar, par M. Ad. Le Roy. Saint-Denis, île de la Réunion.
  5. Histoire de Madagascar, par le R. P. de La Vaissière. Paris, 1884; Lecoffre.
  6. Histoire et Géographie de Madagascar, par M. Henri Descamps j Firmin-Didot.
  7. On dit aussi Emyrne.
  8. Bulletin de la Société de géographie, février 1871.
  9. Documens sur la Compagnie de Madagascar.