Franck. — Dictionnaire des sciences philosophiques

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Dictionnaire des sciences philosophiques, par une société de professeurs et de savants, sous la direction de M. Franck, membre de l’Institut. Hachette, 1876, grand in-8o, 1806 pp., 2e  édition.

Quand parut la première édition de cet ouvrage (publiée de 1843 à 1852), la philosophie éclectique, après avoir parcouru une période militante, venait de prendre possession du pouvoir. Les principaux représentants de cette école se proposèrent alors d’offrir au public une encyclopédie de la science philosophique, telle qu’ils la concevaient. L’ardeur qu’ils mirent à leur tâche, la compétence incontestée de plusieurs d’entre eux sur certaines questions, l’habileté avec laquelle on avait su grouper en six volumes tant de faits, de problèmes, de noms, de documents historiques ; tout cela faisait de cette publication une œuvre capitale à laquelle les dissidents et les adversaires eux-mêmes devaient rendre justice.

Mais, à plus de trente ans de distance, la deuxième édition se présente dans des conditions tout autres. Les sciences se sont singulièrement développées, et ont pénétré dans la philosophie ; des écoles rivales sont en faveur auprès du public ; des systèmes nouveaux se sont fait jour, et beaucoup de problèmes se posent sous une forme toute différente. À la vérité, M. Franck exclut avec raison les vivants de son Dictionnaire ; mais il n’en peut faire de même des doctrines contemporaines, et, en réalité, il ne l’a fait ni dans cette édition ni dans l’autre. A-t-il fait à ces doctrines une part suffisante pour qu’on voie qu’entre les deux éditions, il y a trente ans de distance ?

Tout d’abord un point à noter : Sur les 54 rédacteurs du Dictionnaire, nous constatons que 22 sont morts, et que 6 ou 7, pour des raisons diverses, ne s’occupent plus de philosophie. Trois nouveaux seulement sont venus les remplacer : M. Lemoine, qui s’est occupé des naturalistes ; M. Beaussire, des philosophes italiens et espagnols ; enfin M. Charles, qui a été le collaborateur principal. Parmi les nombreux articles de ce dernier, plusieurs sont considérables (Bordas Demoulin, Hamilton, Lamennais, Stuart-Mill, Schopenhauer, Positivisme, etc.), et on ne saurait trop louer leur exactitude, leur impartialité. Ces nouveaux articles, auxquels il faut ajouter une grande étude de M. Ch. Levêque sur le Péripatétisme, constituent la partie intéressante de la nouvelle édition. Nous croyons qu’elle eût bien mieux valu, si M. Franck eût substitué une trentaine de noms nouveaux aux absents, et il aurait pu, même sans sortir de son école, remplacer facilement MM. Artaud, Danton, Henné, Bouchitté, etc.

Beaucoup d’articles anciens ont été réimprimés sans aucune révision, et quoique la préface nous dise qu’on « a complété les renseignements bibliographiques par tous les ouvrages mis au jour dans ce dernier quart de siècle », il serait bien facile de montrer que bien souvent la bibliographie de la 2e  édition est identique à celle de la première. Puisque nous ne pouvons entrer dans les détails, signalons quelques faits : on n’a mentionné ni la grande édition de Hobbes par Molesworth, ni les éditions récentes de Hume, ni les œuvres inédites de Spinoza par Van Vloten, ni la belle publication du Berkeley de Fraser, etc., etc. À propos de Berkeley, notons qu’on s’est beaucoup occupé de ce philosophe depuis une quinzaine d’années, que toutes les écoles reconnaissent la haute valeur de ses spéculations, et cependant le Dictionnaire réédite simplement un article écrit en 1842. Même remarque à faire au sujet de Hume et de bien d’autres. — Grâce à cette absence de révision suffisante, nous trouvons encore (art. Gall) des tirades surannées contre la phrénologie dont personne ne s’occupe ; une phrase datée de 1844 sur Destutt de Tracy « qui a emporté avec lui le sensualisme dans sa tombe ; » un article sur Schelling, où sa deuxième philosophie est exposée en cinq lignes.

Le Dictionnaire comprend, comme on le sait, deux sortes d’articles : les uns consacrés aux doctrines, les autres à la biographie et à l’histoire.

En ce qui concerne les articles dogmatiques, nous n’avons aucune intention de discuter la doctrine de l’ouvrage. Acceptons-la pour nous en tenir à des critiques d’une autre nature. Elles se résument en un mot : le travail nous paraît loin d’avoir été mis au courant. Pour se borner à quelques exemples, il est difficile d’admettre que l’article Âme, écrit en 1842, réponde aux idées actuelles ; les travaux sur le système nerveux, l’inconscient et même les spéculations des idéalistes ont donné un tout autre tour à la question. L’article Association (1843) est une leçon de lycée où l’on ne trouve pas la moindre trace des doctrines récentes. Il faut pourtant avouer qu’une doctrine qui, à tort ou à raison, fait de l’association la loi primordiale de la psychologie, aurait dû être mentionnée[1]. L’article Psychologie a été réimprimé sans changement à 28 ans de distance ; pour quiconque a suivi le nouveau mouvement de la philosophie dans cette voie, toute critique est inutile. La bibliographie qui cite des vivants, ne nomme ni Mill, ni Bain, ni Spencer, ni Taine, ni Herbart, ni Lotze, ni Wundt, etc., etc. — La philosophie chimique n’aurait-elle pas dû être au moins mentionnée sous les titres Atomisme ou Matière ? Et n’est-ce pas une lacune fâcheuse que de ne rien trouver sur des problèmes aussi philosophiques que l’évolution et la corrélation des forces ? L’article Instinct, dû pourtant à M. Lemoine, est extrêmement court, et dans la liste bibliographique on chercherait vainement le nom de Darwin. D’ailleurs, les articles Classification, Genres et Espèces, ne portent pas la plus légère trace des questions de philosophie naturelle débattues à ce sujet. — L’article Sens et Sensations publié en 1852 n’a pas été changé : il est impossible pourtant que M. Franck ignore la grande quantité d’études faites sur cette question, et dont quelques-unes (le débat sur l’innéité et l’empirisme, Helmholtz, Lotze, etc.) entrent dans le cœur même de la philosophie. — Il serait inutile de chercher dans les articles Espace et Temps une exposition ou une discussion des opinions récentes. Nous pourrions étendre indéfiniment ces remarques (voir les articles Matérialisme, Induction, Grammaire générale, auxquels rien n’a été changé).

En ce qui touche les articles historiques, à part les réserves faites plus haut, la 2e  édition contient bon nombre d’articles nouveaux et bien faits. Sans parler de ceux qui ont été consacrés aux contemporains morts dans ces quarante dernières années, des lacunes ont été comblées, des oublis réparés : par exemple Galilée et les naturalistes philosophes comme Hippocrate, Cuvier, Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire ; les représentants du mysticisme allemand au xve siècle, Maître Eckart, Henri Suso, etc. ; le théosophe Swedenborg, Garat, etc. — Nous signalerons cependant encore des noms oubliés : Toland, Beneke, Saint-Martin (dit le philosophe inconnu), le grand historien Ritter, mort il y a quatre ans, enfin Proudhon, et nous sommes loin de penser que ce relevé soit complet.

Parmi les articles de doctrine propres à la 2e  édition, notons outre les articles Positivisme et Péripatétisme déjà mentionnés, plusieurs remaniements importants (Bien, Devoir, Folie, Vie), les articles de M. Hauréau sur les scolastiques et des additions (Hallucination, Réalisme, etc.).

Malgré les critiques qui précèdent, qui, comme on a pu le voir, portent sur des faits et non sur des doctrines, le Dictionnaire des sciences philosophiques n’en est pas moins un monument. Il est incontestable qu’on y trouve groupés des documents et des renseignements qu’il faudrait chercher dans des centaines de volumes. C’est en raison même de son utilité que nous en regrettons les lacunes ; sans nous dissimuler qu’une œuvre de cette importance doit toujours présenter des parties faibles et des points attaquables.

La première édition contenait des travaux d’une valeur réelle, dus à des hommes spéciaux parfaitement compétents. Il était très-bon de les conserver ; mais M. Franck paraît avoir généralisé ce système. Une nouvelle édition, telle que nous la concevons, eût consisté, au contraire, à tout revoir dans le plus petit détail, et à confier cette tâche à des collaborateurs jeunes, actifs, bien au courant de l’état actuel des doctrines et des esprits, que M. Franck eût pu trouver dans son école ; bref, à refaire en 1875 ce qui avait été fait il y a trente ans[2].

Th. Ribot.

  1. Il en est question à l’article Mill ; mais une doctrine générale ne peut pas être exposée sous le nom d’un seul homme.
  2. La Revue publiera ultérieurement, sur le même ouvrage, une étude de M. Ch. Lévêque qui embrassera l’examen du Dictionnaire philosophique, depuis le XVIIe siècle.