Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/8

La bibliothèque libre.
Traduction par Jules Saladin.
Corréard (1p. 109-132).


CHAPITRE III.


Depuis ce jour, je me livrai presqu’exclusivement à l’étude de la philosophie naturelle, et surtout de l’alchimie, dans le sens le plus étendu de ce mot. Je lus avec ardeur les ouvrages qui ont été composés sur cette science par les observateurs modernes, et où brillent à un haut degré leur génie et leur discernement. Je suivis les cours, je fréquentai les savans de l’université ; et je reconnus même en M. Krempe beaucoup de bon sens et un vrai savoir, joints, il est vrai, à une physionomie et à des manières repoussantes, mais qui ne diminuaient pas le mérite de ses connaissances. Je trouvai un véritable ami dans M. Waldman. Sa douceur n’était jamais altérée par un ton tranchant ; il donnait ses leçons avec un air de franchise et de bonté qui éloignait toute idée de pédanterie. Ce fut, peut-être, l’aimable caractère de cet homme qui m’entraîna le plus vers la partie de philosophie naturelle qu’il enseignait, qu’un goût intime pour la science même. Mais cette disposition d’esprit ne dura que dans les premiers momens de mes études : car, plus je pénétrais dans la science, et plus je la poursuivais exclusivement pour elle-même. Cette application, qui d’abord avait été un devoir et un ordre, devint alors si ardente et si vive, que souvent les étoiles avaient disparu devant la clarté du matin, que j’étais encore à travailler dans mon laboratoire.

Avec une application aussi opiniâtre, il est facile de concevoir que je fis de rapides progrès. Mon ardeur faisait l’étonnement des étudians, et mes succès celui des maîtres. Le professeur Krempe me demandait souvent, avec un sourire moqueur, comment allait Cornelius Agrippa ; tandis que M. Waldman se réjouissait hautement de mes progrès. Deux ans se passèrent ainsi, sans que j’allasse à Genève ; j’étais attaché, de cœur et d’âme, à la poursuite de quelques découvertes que je désirais faire. Il n’y a que ceux qui en ont fait l’épreuve, qui puissent comprendre les attraits de la science. Dans des études quelconques on peut atteindre ceux qui nous ont précédés, mais on ne peut guère les surpasser ; dans l’étude des sciences, au contraire, il y a un aliment continuel pour les découvertes, et des sujets toujours nouveaux d’étonnement. Un esprit d’une capacité ordinaire, qui se renferme strictement, dans une seule étude, doit infailliblement y faire de grands progrès ; j’avais constamment cherché à atteindre l’objet que j’avais en vue ; je n’étais uniquement occupé que de cet objet ; aussi, je me signalai par des progrès si rapides, que, deux ans après, je fis plusieurs découvertes pour perfectionner quelques instrumens d’alchimie, ce qui me valut beaucoup d’estime et de considération dans l’université. Parvenu à ce point, et devenu aussi habile dans la théorie et dans la pratique de la philosophie naturelle qu’il dépendait des professeurs d’Ingolstadt, je jugeai que ma résidence dans cette ville n’était plus nécessaire à mes progrès. Je pensais à retourner au milieu de mes amis et dans ma ville natale, lorsqu’un événement m’obligea de rester.

Un des phénomènes qui avaient particulièrement attiré mon attention, était la structure du corps humain, et même de tout être animé. Je me demandais même souvent, d’où pouvait procéder le principe de la vie. Cette question était hardie : c’était même un mystère aux yeux du monde ; et, cependant, que de choses nous pourrions apprendre, si la lâcheté ou l’insouciance n’arrêtaient pas nos recherches. Ces pensées s’agitèrent dans mon esprit, et me déterminèrent à étudier désormais plus particulièrement les parties de la philosophie naturelle qui ont rapport à la physiologie. Sans un enthousiasme presque surnaturel, mon application à cette étude eût été pleine de dégoûts, et presque insupportable. Pour examiner les causes de la vie, nous devons d’abord avoir recours à la mort. J’appris l’anatomie : mais cette science ne suffisait pas ; il fallut aussi que j’observasse la décomposition naturelle et la corruption du corps humain. En m’élevant, mon père avait pris les plus grandes précautions, pour qu’on ne remplît pas mon esprit d’horreurs surnaturelles. Je ne me souviens pas d’avoir jamais frissonné au récit d’un conte superstitieux, ou d’avoir eu peur de l’apparition d’un fantôme. L’obscurité ne faisait aucun effet sur mon imagination ; et un cimetière n’était pour moi que le réceptacle des corps privés de la vie, qui, après avoir été le siége de la beauté et de la force, étaient devenus la pâture des vers. Je me mis à examiner la cause et les progrès de cette décomposition, et je fus forcé de passer des jours et des nuits au milieu des tombeaux et dans des charniers. Je portais mon attention sur tous les objets les plus désagréables à la délicatesse des sensations humaines. J’examinai combien la belle forme de l’homme était dégradée et ravagée ; je vis la corruption de la mort remplacer l’éclat d’un visage animé, et les vers hériter des merveilles de l’œil et du cerveau. Je m’arrêtais à observer et à analyser toutes les minuties de notre être, dévoilées dans le passage de la vie à la mort, lorsque, du milieu de cette obscurité, une lumière soudaine vint éclairer mon esprit. Elle était si brillante, si merveilleuse, et pourtant si naturelle, que je fus à la fois ébloui par l’immense clarté qu’elle répandait, et surpris que, parmi tant d’hommes de génie dont les recherches avaient eu pour but la même science, je fusse le seul destiné à découvrir cet étonnant secret.

Rappelez-vous que je ne rapporte pas la vision d’un fou : ce que j’affirme est aussi vrai que le soleil brille dans les cieux. Que ce soit par un miracle, il n’en est pas moins vrai que les progrès de la découverte sont distincts et probables. Après des jours et des nuits d’un travail et d’une fatigue incroyables, je parvins à connaître la cause de la génération et de la vie ; je devins même capable d’animer une matière inerte.

L’étonnement où me jetta cette découverte, fit bientôt place au plaisir et au ravissement. Après avoir consumé tant de temps à des travaux pénibles, n’était-ce pas pour moi la récompense la plus douce, que d’arriver enfin au terme de mes désirs ? Mais cette découverte était si grande et si élevée, que tous les degrés par lesquels j’y avais été progressivement conduit, furent oubliés : je ne vis que le résultat. Ce qui, depuis la création du monde, avait été l’objet des études et des désirs des hommes les plus sages, était maintenant en mon pouvoir. Tout se présentait à moi comme une scène magique. Le résultat que j’avais obtenu, était de nature plutôt à diriger mes efforts dès que je les tournerais vers l’objet de mes recherches, qu’à me l’offrir sur-le-champ. J’étais comme l’Arabe qui avait été enseveli parmi les morts, et qui trouva un passage à la vie, guidé seulement par une lueur qui semblait ne devoir pas lui prêter ce secours.

Mon ami, je vois, à votre impatience, à l’étonnement et à l’espoir qu’expriment vos yeux, que vous vous attendez à ce que je vous instruise du secret de ma découverte ; cela ne se peut : écoutez patiemment la fin de mon histoire, et vous verrez facilement pourquoi je me renferme dans le silence. Imprévoyant et ardent comme je l’étais alors, je ne vous conduirai pas à votre perte et à un malheur infaillible. Apprenez de moi, sinon par mes préceptes, du moins par mon exemple, combien la science est dangereuse. Soyez-en certain : l’homme qui croit que sa ville natale est le monde, est plus heureux que celui qui aspire à s’élever plus qu’il ne peut prétendre.

Maître d’un pouvoir si étonnant, j’hésitai long-temps sur l’usage que j’en ferais. J’avais, il est vrai, la faculté d’animer ; mais il restait encore un ouvrage d’une difficulté et d’une peine inconcevables, c’était de préparer un corps destiné à recevoir la vie, avec toutes ses combinaisons de fibres, de muscles et de veines. J’hésitai d’abord, si j’essayerais de créer un être semblable à moi-même ou d’une organisation plus simple ; mais mon imagination était trop exaltée par mon premier succès, pour que je misse en doute mon habileté à donner la vie à un être aussi compliqué et aussi merveilleux que l’homme. Les matériaux, dont je pouvais disposer, me parurent à peine suffisans pour une entreprise aussi hardie ; mais je ne doutai pas que je ne finisse par réussir. Je me préparai à une multitude de revers ; il était possible que mes opérations fussent sans succès, et enfin que mon ouvrage fût imparfait. Cependant, en réfléchissant aux progrès qu’on faisait tous les jours dans la science et dans la mécanique, je me flattais que mes essais seraient du moins la base d’un prochain succès, et je ne pouvais croire que mon plan fût impraticable, par cela même qu’il était grand et compliqué. Ce fut dans ces dispositions que je commençai à créer un être humain. Comme la petitesse des parties formait une grande difficulté, je crus pouvoir accélérer mon ouvrage, en prenant la résolution, contraire à mes premières intentions, de le faire d’une stature gigantesque, c’est-à-dire, d’environ huit pieds de hauteur, et d’une grosseur proportionnée. Cette détermination prise, je m’occupai pendant plusieurs mois à rassembler et à arranger avec succès mes matériaux : enfin, je me mis à l’ouvrage.

On ne saurait imaginer la variété des sentimens qui m’agitaient, comme une tempête, dans le premier enthousiasme de mon heureuse entreprise. La vie et la mort me parurent des limites idéales ; j’allais bientôt les franchir ; j’allais verser un torrent de lumière sur l’obscurité du monde. Une nouvelle génération me bénirait comme son créateur et sa source : une foule d’êtres heureux et excellens me devraient leur existence. Aucun père ne pourrait réclamer la reconnaissance de son enfant, autant que je mériterais la sienne. En poursuivant ces réflexions, je pensai que si je pouvais animer une matière inerte, je pourrais, avec le temps (quoique je le regardasse alors comme impossible), rendre la vie à un corps que la mort semblait avoir destiné à la corruption.

Ces idées soutenaient mon courage, pendant que je poursuivais sans relâche mon entreprise. Mes joues étaient devenues pâles par l’étude, et mon corps s’amaigrissait par le défaut de nourriture. Quelquefois je pensais être parvenu au but, et j’échouais ; mais je ne désespérais pas qu’au premier jour, ou au premier moment, mes espérances ne fussent réalisées. Le désir de posséder seul un pareil secret, me dominait entièrement : la lune éclairait mes opérations nocturnes, pendant que je poursuivais la nature jusque dans ses retraites les plus cachées, avec une ardeur sans relâche. Qui pourra concevoir l’horreur de mes travaux secrets, lorsque je profanais les tombeaux, ou que je torturais l’animal vivant, pour animer un froid argile ? Mes membres en tremblent encore ; tout est encore présent à mes yeux ; mais alors j’étais entraîné par une impulsion irrésistible et presque fanatique ; il me semblait n’avoir plus d’âme ou de sensation que pour la poursuite de cet objet. Ce n’était, il est vrai, qu’un enthousiasme passager, qui pouvait seulement contribuer à me faire sentir, avec une nouvelle force, dès que l’aiguillon surnaturel cesserait d’agir, que je retournerais à mes anciennes habitudes. Je ramassais des os dans les charniers ; et de mes doigts profanes, je troublais les secrets effroyables du tombeau. Enfermé dans une chambre, ou plutôt dans une cellule solitaire, de la partie la plus élevée de la maison, et séparée de tous les autres appartemens par une galerie et par un escalier, je me livrais au travail d’une création pleine de dégoût : mes yeux sortaient de leur orbite, pour suivre les détails de mes occupations. La salle de dissection et la tuerie me fournissaient un grand nombre de matériaux ; souvent je me détournais avec horreur de mes travaux, lorsqu’excité encore par une ardeur toujours croissante, j’étais près d’achever mon ouvrage.

L’été se passa, pendant que j’étais engagé de cœur et d’âme dans n’était pas cette seule poursuite. La saison était magnifique : jamais moisson plus abondante ne couvrit les champs ; jamais vendanges ne furent plus riches : mais j’étais insensible aux charmes de la nature ; et les mêmes pensées qui me firent négliger les scènes qui se passaient autour de moi, me firent aussi oublier ces amis qui étaient éloignés de tant de lieues, et que je n’avais pas vus depuis si long-temps. Je savais que mon silence les inquiétait.

Je me rappelais, mot pour mot, ce que m’avait dit mon père : « Tant que vous serez satisfait de vous-même, vous penserez à nous avec affection, et nous recevrons régulièrement de vos nouvelles. Ne me blâmez pas si je regarde toute interruption dans votre correspondance, comme une preuve que vos autres devoirs sont également négligés ».

Ainsi, je connaissais bien quelle devait être l’opinion de mon père, et pourtant je ne pouvais m’arracher à des occupations repoussantes en elles-mêmes, mais dont le pouvoir sur moi était insurmontable. Je remis alors tout ce qui avait rapport à mes sentimens d’affection, jusqu’à ce que j’eusse accompli le grand œuvre qui me détournait de toutes les habitudes de ma vie.

Je pensais que mon père serait injuste, s’il attribuait ma négligence à mes défauts ou à mes vices. Maintenant, je suis convaincu qu’il avait raison de penser que ma conduite n’était pas exempte de blâme. Un homme parfait doit toujours maintenir son esprit dans le calme et dans la paix ; sa tranquillité ne doit jamais être troublée par une passion ou par un goût passager. Je ne crois pas que l’étude même soit une exception à cette règle. Si l’étude à laquelle on s’applique, doit affaiblir les affections, et ôter le goût de ces plaisirs simples dans lesquels on ne peut éprouver aucune altération, alors cette étude est sans aucun doute illégitime ; c’est-à-dire, qu’elle ne convient pas à l’esprit humain. Si cette règle était toujours observée, si l’homme ne laissait aucune passion altérer le charme paisible de ses affections domestiques, la Grèce n’eût pas été réduite en esclavage ; César n’eût pas immolé son pays ; l’Amérique n’eût pas été découverte ; et les empires du Mexique et du Pérou n’auraient pas été détruits.

Mais que fais-je ? Je moralise au moment le plus intéressant de mon histoire, tandis que je lis dans vos regards l’invitation de continuer.

Mon père ne me faisait aucun reproche dans ses lettres, seulement mon silence l’engagea à s’informer de mes occupations, plus particulièrement qu’il ne l’avait fait jusques-là. L’hiver, le printemps et l’été s’écoulèrent pendant mes travaux, sans que je fisse attention à l’apparition successive des fleurs ou des feuilles, qui autrefois me faisait toujours éprouver le plus doux plaisir, tant j’étais plongé dans mon entreprise. Les vacances de cette année s’écoulèrent avant que mon ouvrage ne fût près d’être achevé. Je voyais alors, chaque jour, plus clairement combien j’avais réussi ; mais mon enthousiasme était réprimé par mon inquiétude ; et j’avais plutôt l’air d’un homme condamné à travailler aux mines, ou à tout autre objet malsain, que d’un artiste au milieu de ses occupations favorites. Toutes les nuits j’étais tourmenté d’une fièvre lente : je reconnus enfin que mon système nerveux était fortement attaqué. J’en éprouvai un grand chagrin, parce que j’avais jusqu’alors joui de la meilleure santé, et que je m’étais toujours vanté de la force de mes nerfs. Mais je croyais que l’exercice et l’amusement dissiperaient bientôt de pareils symptômes, et je me promettais de m’y livrer, dès que ma création serait terminée.