Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/9

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Traduction par Jules Saladin.
Corréard (1p. 133-154).


CHAPITRE IV.


Ce fut en novembre, pendant une nuit affreuse, que je vis l’accomplissement de mes travaux. Dans une inquiétude voisine de l’agonie, je rassemblai autour de moi les instrumens propres à donner la vie, pour introduire une étincelle d’existence dans cette matière inanimée qui était à mes pieds. L’airain avait déjà sonné la première heure après minuit ; la pluie battait, avec un sifflement horrible, contre mes fenêtres ; ma lumière était près de s’éteindre, lorsqu’à cette lueur vacillante, je vis s’ouvrir l’œil jaune et stupide de la créature : elle respira avec force, et ses membres furent agités d’un mouvement convulsif.

Comment décrire ce que j’éprouvai à cette vue, ou comment peindre le malheureux dont la formation m’avait coûté tant d’efforts, de peines, et de soins ? Ses membres étaient d’une juste proportion, et les traits que je lui avais donnés n’étaient pas moins beaux. Beaux !… grand Dieu ! sa peau jaune couvrait à peine le système des muscles et des artères : sa chevelure flottante était d’un noir brillant ; ses dents étaient blanches comme des perles ; mais ces avantages ne formaient qu’un contraste plus horrible avec des yeux insipides, qui paraissaient presque de la même couleur que leurs blanches et sombres orbites ; une peau ridée, et des lèvres noires et serrées l’une contre l’autre. Les différens événemens de la vie ne sont pas aussi variables que les sensations du cœur humain. Je n’avais pas cessé de travailler pendant près de deux ans, dans le seul but de donner l’être à un corps inanimé. Dans cette vue, j’avais négligé mon repos et ma santé : j’avais désiré atteindre ce but avec une ardeur immodérée ; et, maintenant que j’y étais parvenu, la beauté du rêve s’évanouit ; mon cœur se remplit d’une horreur et d’un dégoût affreux. N’ayant pas la force de soutenir la vue de l’être que j’avais créé, je sortis de mon laboratoire, et me promenai long-temps en parcourant ma chambre en tous sens, et sans songer au sommeil. Enfin, la fatigue succéda à mon agitation, et je me jetai sur mon lit pour chercher, pendant quelques momens, l’oubli de ma situation. Ce fut en vain : je dormis pourtant ; mais je fus troublé par les rêves les plus effrayans. Je crus voir Élisabeth, brillante de santé, se promener dans les rues d’Ingolstadt. Charmé et surpris, je l’embrassai ; en imprimant mon premier baiser sur ses lèvres, je les vis devenir livides comme la mort ; je vis ses traits changer, et je crus tenir entre mes bras le cadavre de ma mère. Elle était couverte d’un linceuil, dans les plis duquel je voyais ramper les vers du tombeau. Je m’éveillai saisi d’horreur ; une sueur froide couvrait mon front ; mes dents claquaient les unes contre les autres ; et tous mes membres étaient en convulsion, lorsqu’à la clarté faible et jaunâtre de la lune qui donnait sur les croisées, je distinguai le malheureux…, le misérable monstre que j’avais créé. Il tenait les rideaux du lit ; et ses yeux, si je puis les appeler ainsi, étaient fixés sur moi. Sa bouche s’ouvrit, et il fit entendre quelques sons inarticulés, en faisant des grimaces affreuses. Peut-être avait-il parlé ; mais je n’entendis pas ; il étendit une main, sans doute pour me retenir, mais j’échappai, et descendis précipitamment les escaliers. Je me réfugiai dans la cour de la maison, où je passai le reste de la nuit à me promener en long et en large dans la plus grande agitation, prêtant attentivement et avec crainte l’oreille au moindre bruit, comme s’il m’annonçait l’approche du démon à qui j’avais si malheureusement donné la vie.

Ah ! quel mortel pourrait soutenir l’horreur de cette situation ! Une momie à qui on rendrait l’âme, ne serait pas aussi hideuse que ce monstre. Je l’avais observé lorsqu’il n’était pas encore achevé : il était laid alors ; mais, lorsque les muscles et les articulations purent se mouvoir, il devint si horrible, que le Dante lui-même n’aurait pu l’imaginer.

Je passai la nuit dans des transes cruelles. Tantôt mon pouls battait si vîte et avec tant de violence, que je sentais la palpitation de tous les artères ; tantôt je succombais presque de langueur et de faiblesse. Saisi d’horreur, je compris avec amertume combien je m’étais abusé : les rêves, dont je m’étais bercé si long-temps et avec tant de plaisir, étaient maintenant devenus un tourment pour moi. Comment n’aurais-je pas éprouvé ce tourment ? Mon changement fut si rapide ; mes espérances furent si cruellement déçues en tous points !

Le jour commença enfin à paraître ; le temps était sombre et pluvieux. Cependant, mes yeux découvrirent l’église d’Ingolstadt, ses blancs clochers, et l’horloge qui marquait six heures. Le gardien ouvrit les portes de la cour qui avait été mon asile pendant la nuit : je sortis dans les rues ; je me mis à les parcourir avec précipitation, comme si je cherchais à éviter le misérable, et en tremblant de le rencontrer à chaque détour de rue. Je n’osais retourner à l’appartement que j’habitais ; et je me sentais entraîné avec une vîtesse prodigieuse, quoique trempé par la pluie qui tombait à verse d’un ciel noir et couvert.

Je continuai pendant quelque temps à marcher ainsi, essayant, par l’exercice du corps, de me soulager du poids qui accablait mon esprit. Je traversais les rues sans savoir où j’étais, ni ce que je faisais. Mon cœur palpitait de frayeur, et je marchais à pas irréguliers, sans oser regarder autour de moi :

Semblable à celui qui, en se promenant sur une route solitaire, est saisi de crainte et d’horreur, et qui, après s’être une seule fois retourné, presse le pas et n’ose plus détourner la tête ; il craint qu’un ennemi effrayant ne marche derrière lui[1].

En continuant ainsi ; j’arrivai enfin devant une auberge où descendaient ordinairement les voitures et les diligences. Je m’y arrêtai machinalement, et je restai pendant quelques minutes les yeux fixés sur une voiture qui arrivait par l’autre bout de la rue, et qui, en s’approchant, me parut être la diligence Suisse : elle s’arrêta à l’endroit même où j’étais ; et, dès que la portière fut ouverte, je vis Henri Clerval, qui, en m’apercevant, s’élança dans mes bras. « Mon cher Frankenstein, s’écria-t-il, que je suis content de te voir ! que je suis heureux de te rencontrer ici au moment même de mon arrivée » !

Rien ne put égaler le plaisir que j’éprouvai à la vue de Clerval ; sa présence reportait toutes mes pensées vers mon père, Élisabeth, et toutes ces scènes domestiques dont le souvenir m’était si doux. Je tenais sa main ; et, dans un moment, j’oubliai mes tourmens et mon malheur ; j’éprouvai tout à coup, et pour la première fois depuis plusieurs mois, une joie calme et sereine. J’accueillis mon ami de la manière la plus cordiale ; et nous nous dirigeâmes vers mon collége. Clerval me parla pendant quelque temps de nos amis communs, et me dit combien il se félicitait d’avoir obtenu de venir à Ingolstadt. « Tu peux facilement, me dit-il, t’imaginer les efforts que j’ai dû employer, pour persuader à mon père qu’il n’était pas nécessaire à un négociant de ne connaître absolument que la tenue des livres ; vraiment je ne me flatte pas d’avoir ébranlé son incrédulité ; car sa réponse, constante à mes sollicitations, était toujours celle du maître d’école Hollandais dans le ministre de Wakefield : (j’ai 10,000 florins de rentes sans savoir le Grec, et cela ne m’empêche pas d’en jouir de bon cœur). Mais son affection pour moi a triomphé enfin de son mépris pour l’instruction ; et il m’a permis d’entreprendre un voyage de découverte dans le pays de la science ».

— « J’ai le plus grand plaisir à te voir, mais je n’en aurais pas moins à apprendre de toi comment se portent mon père, mes frères et Élisabeth ».

— « À mon départ, ils étaient en bonne santé, et très-heureux, mais un peu fâchés de ne recevoir que si rarement de tes nouvelles. Cela me fait penser que j’ai à t’adresser des reproches de leur part. Mais, mon cher Frankenstein, continua-t-il, en s’arrêtant court, et en me regardant en face, je n’avais pas encore remarqué ta mauvaise mine, si maigre et si pâle ; tu as l’air d’avoir veillé pendant plusieurs nuits. »

— « Tu as deviné juste ; j’ai été dernièrement si plongé dans un travail, que je ne me suis pas donné assez de repos, comme tu vois. Mais j’espère bien sincèrement que je suis maintenant au terme de toutes ces occupations, et que j’en suis enfin délivré ».

Je tremblais excessivement ; je ne pouvais songer aux événemens de la nuit précédente, ni à tout ce qui y faisait allusion. Je marchais d’un pas rapide, et nous arrivâmes bientôt à mon collége. Je réfléchis alors, et je frissonnai à l’idée que la créature que j’avais laissée dans mon appartement, pourrait y être encore, vivre et se promener. Je tremblais de voir ce monstre ; mais je craignais encore plus qu’Henri ne le vît. Je le priai donc de rester quelques minutes au bas de l’escalier, et je montai dans ma chambre. J’allais ouvrir la porte, et je ne m’étais pas encore recueilli. Je m’arrêtai alors, en frissonnant. Je poussai la porte avec force, à la manière des enfans qui s’imaginent trouver un spectre qui les attend dans l’autre extrémité : mais rien ne parut. Je marchais avec crainte : l’appartement était vide, et ma chambre était aussi délivrée de son hôte hideux. J’avais peine à croire à mon bonheur ; certain enfin de l’absence de mon ennemi, je frappai mes mains de joie, et je courus vers Clerval.

Nous montâmes dans ma chambre, où le domestique nous apporta aussitôt à déjeûner ; mais je ne pouvais me contenir. Je n’étais pas seulement troublé par la joie ; je me sentais agité aussi par un excès de sensibilité, et par les battemens rapides de mon pouls. Je ne pouvais rester un seul instant à la même place ; je sautais sur les chaises, je frappais des mains, et je riais aux éclats. Clerval attribua d’abord l’état extraordinaire dans lequel il me voyait au plaisir que me causait son arrivée ; mais en m’observant avec plus d’attention, il vit dans mes yeux un égarement dont il ne put se rendre compte ; et il fut aussi effrayé qu’étonné de mes éclats de rire immodérés, dont aucun ne venait du cœur.

« Mon cher Victor, s’écria-t-il, pour l’amour de Dieu, dis-moi ce que tu as ? Ne ris pas de cette manière. Comme tu es mal ! Quelle est la cause de tout ce que je vois ?

— » Ne me le demande pas, lui dis-je, en me mettant les mains sur les yeux, car je crus voir le monstre horrible se glisser dans la chambre ; il peut dire. — ah ! sauve moi ! sauve moi » ! Je m’imaginais que le monstre me saisissait ; je me débattais avec fureur, et je cédai à un violent accès.

Pauvre Clerval, qu’a-t-il dû éprouver ? En quelle amertume se changeait la joie qu’il s’était promise à nous revoir ! Mais je n’étais pas le témoin de sa douleur ; car j’étais sans vie, et je ne recouvrai les sens que long-temps, long-temps après.

Tel fut le commencement d’une fièvre nerveuse, qui me retint plusieurs mois. Pendant tout ce temps, Henri seul me soigna. J’appris par la suite qu’il avait caché à Élisabeth et à mon père l’excès de mon égarement, pour épargner des chagrins à l’un, qui, dans un âge avancé, ne pourrait entreprendre un aussi long voyage, et à l’autre, qui ne pourrait supporter l’idée de ma maladie. Il savait que je ne pourrais avoir de soins meilleurs et plus assidus que les siens, et ferme dans l’espérance que je recouvrerais la santé, il ne douta pas que loin de mal agir, il ne fît une très-bonne action vis-à-vis de mes parens.

J’étais réellement très-malade, et rien n’était plus propre à me rendre à la vie que les attentions excessives et continuelles de mon ami. Le monstre, à qui j’avais donné l’existence, était toujours devant mes yeux ; il était sans cesse l’objet de mes discours dans mon délire. Sans doute Henry fut surpris de mes paroles : il les prit d’abord pour les égaremens de mon imagination troublée ; mais la ténacité qui me portait à revenir continuellement sur le même sujet, lui donna lieu de penser que ma maladie avait réellement pour cause quelqu’événement extraordinaire et terrible.

Je me rétablis lentement, et après des rechutes fréquentes, qui alarmèrent et affligèrent mon ami. Je me souviens que la première fois que je devins capable d’observer avec une sorte de plaisir les objets extérieurs, je vis que les feuilles tombées avaient disparu, et que de jeunes bourgeons poussaient aux arbres qui ombrageaient ma fenêtre. C’était un printemps délicieux, et la saison eut une grande influence dans ma convalescence. Je sentis aussi renaître dans mon cœur des sentimens de joie et d’affection. Mon chagrin s’était dissipé, et bientôt je devins aussi gai qu’avant que je fusse en proie à ma funeste passion.

« Cher Clerval, m’écriai-je, que tu es aimable, que tu es bon pour moi ! Au lieu d’employer tout cet hiver à l’étude, ainsi que tu te l’étais promis, tu l’as passé dans la chambre d’un malade. Comment pourrais-je jamais reconnaître ce service ? J’éprouve le plus grand remords de t’avoir détourné de tes projets ; mais tu pardonneras à ton ami.

— » J’en serai suffisamment dédommagé si tu ne te troubles pas ; si tu te rétablis aussi promptement qu’il est possible. À présent que ton esprit me paraît tranquille, je te puis parler sur un sujet ; ne le puis-je » ?

Je tremblai. Quel pouvait être ce sujet ? ferait-il allusion à un objet auquel je n’osais même penser ?

« Calme-toi, dit Clerval, qui me vit changer de couleur, je ne t’en parlerai pas si cela t’agite ; mais ton père et ta cousine seraient bien heureux de recevoir une lettre écrite de ta main. Ils ne savent pas combien tu as été malade, et sont inquiets de ton long silence ».

« N’est-ce que cela, mon cher Henry ? Comment as-tu pu supposer que ma première pensée ne se porterait pas vers ces amis si chers, que j’aime, et qui méritent tant que je les aime » ?

« Si telles sont maintenant tes dispositions, tu seras peut-être bien aise, mon ami, de voir une lettre qui est arrivée ici pour toi depuis plusieurs jours : elle est, je crois, de ta cousine ».



  1. Coleridge’s « Ancient Mariner ».