Fresnel (Arago)/4

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 130-137).
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INTERFÉRENCES.


Le nom même d’interférence n’est guère sorti jusqu’à présent de l’enceinte des académies, et cependant j’ignore si aucune branche des connaissances humaines présente des phénomènes plus variés, plus curieux, plus étranges. Essayons de dégager le fait capital qui domine cette théorie, du langage scientifique dans lequel il est ordinairement enveloppé, et j’espère qu’ensuite on reconnaîtra qu’elle mérite au plus haut degré de fixer l’attention du public.

Je supposerai qu’un rayon de lumière solaire vienne rencontrer directement un écran quelconque, une belle feuille de papier blanc, par exemple. La partie du papier que le rayon frappera, comme de raison, sera resplendissante ; mais me croira-t-on maintenant, si je dis qu’il dépend de moi de rendre cette portion éclairée complètement obscure, sans que pour cela il soit nécessaire d’arrêter le rayon ou de toucher au papier ?

Quel est donc le procédé magique qui permet de transformer à volonté la lumière en ombre, le jour en nuit ? Ce procédé excitera plus de surprise encore que le fait en lui-même ; ce procédé consiste à diriger sur le papier, mais par une route légèrement différente, un second rayon lumineux qui, pris isolément aussi, l’aurait fortement éclairé. Les deux rayons en se mêlant semblaient devoir produire une illumination plus vive ; le doute à cet égard ne paraissait pas permis ; eh bien ! ils se détruisent quelquefois tout à fait et l’on se trouve avoir créé les ténèbres en ajoutant de la lumière à de la lumière.

Un fait neuf exige un mot nouveau. Ce phénomène dans lequel deux rayons, en se mêlant, se détruisent tout à fait ou seulement en partie, s’appelle une interférence.

Grimaldi avait déjà aperçu, avant 1665, une légère trace de l’action qu’un faisceau de lumière peut exercer sur un autre faisceau ; mais dans l’expérience qu’il cite, cette action était à peine apparente ; d’ailleurs les circonstances qui la rendent possible n’avaient point été indiquées ; aussi aucun physicien ne donna suite à l’observation.

En recherchant la cause physique de ces couleurs irisées si remarquables dont brillent les bulles de savon, Hooke crut qu’elles étaient le résultat d’interférences ; il assigna même très-ingénieusement quelques-unes des circonstances qui peuvent les faire naître ; mais c’était là une théorie dénuée de preuves ; et comme Newton, qui la connaissait, ne daigna seulement pas, dans son grand ouvrage, en faire la critique, elle resta plus d’un siècle dans l’oubli.

La démonstration expérimentale et complète du fait des interférences, sera toujours le principal titre du docteur Thomas Young à la reconnaissance de la postérité. Les recherches de cet illustre physicien dont les sciences déplorent la perte récente, avaient déjà conduit aux principes généraux dont je ne crois pas devoir m’abstenir de consigner ici l’énoncé, lorsque le génie de Fresnel s’en empara, les étendit, et montra toute leur fécondité.

Deux rayons lumineux ne pourront jamais se détruire, s’ils n’ont pas une origine commune, c’est-à-dire s’ils n’émanent pas l’un et l’autre de la même particule d’un corps incandescent. Les rayons d’un des bords du soleil n’interfèrent donc pas avec ceux qui proviennent du bord opposé ou du centre.

Parmi les mille rayons de nuances et de réfrangibilités diverses dont la lumière blanche se compose, ceux-là seulement sont susceptibles de se détruire qui possèdent des couleurs et des réfrangibilités identiques ; ainsi, de quelque manière qu’on s’y prenne, un rayon rouge n’anéantira jamais un rayon vert.

Quant aux rayons de même origine et de même couleur, ils se superposent constamment sans s’influencer ; ils produisent des effets représentés par la somme des intensités, si au moment de leur croisement ils ont parcouru des chemins parfaitement égaux.

Une interférence ne peut donc avoir lieu que si les routes qu’ont parcourues les rayons sont inégales ; mais toute inégalité de cette espèce n’amène pas nécessairement une destruction de lumière ; il est telle différence de route qui fait que les rayons, au contraire, s’ajoutent.

Quand on connaît la plus petite différence de chemin parcouru pour laquelle deux rayons se superposent ainsi sans s’influencer, on obtient ensuite toutes les différences de chemin qui donnent le même résultat, d’une manière bien simple, car il suffit de prendre le double, le triple, le quadruple, etc. du premier nombre.

Si l’on a noté de même la plus petite différence de route qui amène la destruction complète de deux rayons, tout multiple impair de ce premier nombre sera aussi l’indice d’une semblable destruction.

Quant aux différences de route, qui ne sont numériquement comprises ni dans la première ni dans la seconde des deux séries que je viens d’indiquer, elles correspondent seulement à des destructions partielles de lumière, à de simples affaiblissements.

Ces séries de nombres, à l’aide desquels on peut savoir si au moment de leur croisement deux rayons doivent interférer ou seulement s’ajouter sans se nuire, n’ont pas la même valeur pour les lumières diversement colorées ; les plus petits nombres correspondent aux rayons violets, indigos, bleus ; les plus grands aux rouges, orangés, jaunes et verts. Il résulte de là que si deux rayons blancs se croisent en un certain point, il sera possible que dans la série, infinie de lumières diversement colorées dont ces rayons se composent, le rouge, par exemple, disparaisse tout seul et que le point de croisement paraisse vert, car le vert c’est du blanc moins le rouge.

Les interférences qui, dans le cas d’une lumière homogène, produisaient des changements d’intensité, se manifestent donc, quand on opère avec de la lumière blanche, par des phénomènes de coloration. À la suite de tant de singuliers résultats, on sera peut-être curieux de trouver la valeur numérique de ces différences de routes, dont j’ai si souvent parlé, et qui placent deux rayons lumineux dans des conditions d’accord ou de destruction complète. Je dirai donc que pour la lumière rouge on passe de l’un à l’autre de ces deux états, dès qu’on fait varier la longueur du chemin parcouru par l’un des rayons, de trois dix-millièmes de millimètre.

Pour que la différence de chemins détermine seule si deux rayons de même origine et de même teinte s’ajouteront ou se détruiront mutuellement, il est nécessaire qu’ils aient l’un et l’autre parcouru un seul et même corps solide, liquide ou gazeux. Dès qu’il n’en est plus ainsi, il faut encore tenir compte, comme un membre de cette Académie l’a prouvé par des expériences incontestables, de l’étendue et de la réfrangibilité des corps à travers lesquels les rayons se sont séparément propagés. En faisant varier graduellement l’épaisseur de ces corps, les rayons qui les traversent pourront alors se détruire ou s’ajouter, bien qu’ils aient parcouru des chemins parfaitement égaux.

Il n’arrive presque jamais qu’une région quelconque de l’espace reçoive seulement de la lumière directe ; cent rayons de la même origine lui parviennent par des réflexions ou des réfractions plus ou moins obliques. Or, après ce que je viens de dire, on conçoit à combien de phénomènes cet entre-croisement de lumière doit donner lieu et à quel point il eût été superflu d’en chercher la raison, tant que les lois des interférences n’étaient pas connues. Remarquons seulement que rien, jusqu’ici, ne dit si ces lois sont également applicables, lorsque, avant de se mêler, les rayons ont reçu les modifications particulières dont j’ai déjà parlé, et qu’on désigne sous le nom de polarisation. Cette question était importante ; elle a été l’objet d’un travail difficile que Fresnel entreprit avec un de ses amis (Arago). L’exemple qu’ils ont donné, en le publiant, d’indiquer pour quelle part chacun d’eux avait contribué, sinon à l’exécution matérielle des diverses expériences, du moins à leur invention, mériterait, je crois, d’être suivi ; car les associations de ce genre tournent souvent à mal, parce que le public s’obstinant, quelquefois par un pur caprice, à ne pas traiter les intéressés sur le pied d’une égalité parfaite met ainsi en jeu l’amour-propre d’auteur, celle peut-être de toutes les passions humaines qui exige le plus de ménagements. Voici les résultats des recherches en question, car, sans parler des importantes conséquences qu’on en a déduites, ils méritent d’être cités, ne fût-ce qu’à raison de leur bizarrerie.

Deux rayons que l’on fait passer directement de l’état de lumière naturelle à l’état de rayons polarisés dans le même sens, conservent, après avoir reçu cette modification, la propriété d’interférer : ils s’ajoutent ou se détruisent comme des rayons ordinaires, et dans les mêmes circonstances.

Deux rayons qui passent, sans intermédiaire, de l’état naturel à celui de rayons polarisés rectangulairement perdent pour toujours la faculté d’interférer ; modifiez ensuite de mille manières les chemins parcourus par ces rayons, la nature et les épaisseurs des milieux qu’ils traversent ; il y a plus : ramenez-les, à l’aide de réflexions convenablement combinées, à des polarisations parallèles, rien de tout cela ne fera qu’ils puissent se détruire.

Mais si deux rayons actuellement polarisés dans deux sens rectangulaires, et qui dès lors ne sauraient agir l’un sur l’autre, avaient d’abord reçu des polarisations parallèles, en sortant de l’état naturel, il suffira, pour qu’ils puissent de nouveau s’anéantir, de leur faire reprendre, comme on voudra, le genre de polarisation dont ils avaient été primitivement doués.

On ne saurait se défendre de quelque étonnement, quand on apprend, pour la première fois, que deux rayons lumineux sont susceptibles de s’entre-détruire ; que l’obscurité peut résulter de la superposition de deux lumières ; mais cette propriété des rayons une fois constatée, n’est-il pas encore plus extraordinaire qu’on puisse les en priver ? que tel rayon la perde momentanément, et que tel autre, au contraire, en soit dépouillé à tout jamais ? La théorie des interférences, considérée sous ce point de vue, semble plutôt le fruit des rêveries d’un cerveau malade, que la conséquence sévère, inévitable, d’expériences nombreuses et à l’abri de toute objection. Au reste, ce n’est pas seulement à cause de sa singularité que cette théorie devait fixer l’attention du physicien ; Fresnel y a trouvé la clef de tous les beaux phénomènes de coloration qu’engendrent les plaques cristallisées douées de la double réfraction : il les a analysés dans tous les détails ; il en a déterminé les lois les plus cachées ; il a prouvé qu’ils étaient des cas particuliers des interférences ; il a renversé ainsi, de fond en comble, plusieurs romans scientifiques dont ces phénomènes avaient été l’occasion, et qui faisaient déjà plus d’un prosélyte, soit à raison de tout ce qu’on y remarquait de piquant, soit à cause du mérite distingué de leurs auteurs. Enfin, ici, comme dans toute science qui marche vers sa perfection, les faits ont paru se compliquer, parce qu’on les examinait de plus près et avec une attention plus minutieuse mais, en même temps, les causes sont devenues plus simples.