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Frida/VII

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E. Richardin, Per Lamm et Cie (Collection "La Voie Merveilleuse"p. 145-160).
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VII


Quand nous fûmes dans le jardin, le soleil couchant commençait à dorer la façade de Salvanches. Je me retournai furtivement pour contempler une dernière fois cette maison d’où j’étais banni à jamais. Et tout d’un coup, à l’une des croisées du rez-de-chaussée, un rideau se souleva, et je crus entrevoir la fine silhouette de Frida. À peine avais-je eu le temps de l’apercevoir, que le rideau fut rabaissé violemment par une main sèche, qui devait être celle de Fraulein, et la croisée voilée ne refléta plus que les rougeurs du couchant. Je ne sais si M. du Kœler se douta de quelque chose, mais il me ressaisit la main et m’entraîna vivement vers la grille.

— Tu as bien vu cette allée et cette porte ? dit-il avec sa froideur narquoise.

— Oui… monsieur.

— Eh bien ! tâche de les oublier, car tu n’y passeras plus… Quant à la brèche du mur, les maçons la boucheront dès demain.

Il me poussa dehors, referma la grille, et me serrant toujours la main dans ses gros doigts noueux :

— Jamais ! tu entends, jamais !

J’essayai de nouveau de le fléchir :

— Monsieur du Kœler, m’écriai-je, je vous promets de ne plus chercher à revoir Mlle Frida. Mais, je vous en prie, laissez-moi m’en aller tout seul !

— Désolé !… Je n’en ferai rien.

— C’est que, repris-je, je me rappelle maintenant que papa est parti ce matin en forêt, et il ne sera sans doute pas rentré à cette heure…

— Bah ! nous l’attendrons… Descendons toujours !

L’absence de mon père était le seul brin d’espoir qui me restât. Il lui arrivait parfois de rentrer fort tard et même, lorsque ses tournées d’inspection l’entraînaient loin, de coucher à l’auberge du plus prochain village. Tout bas, je formais des vœux ardents pour que cette dernière éventualité se produisît. Si enragé que fût M. du Kœler, il perdrait sans doute patience.

En attendant, il dégringolait la côte au pas accéléré et j’avais peine à le suivre. Ce diable d’homme connaissait les raccourcis et ne se privait pas de les prendre. Aussi la distance qui nous séparait de la maison diminuait à vue d’œil et mes affres croissaient en raison inverse. Comme nous descendions la côte des Prêtres, quatre heures sonnèrent à l’horloge du collège.

— Est-ce que tu fais tes classes au collège ? me demanda tout à coup M. du Kœler.

— Non, je prends des leçons avec M. Berloquin… Papa préfère que je travaille à la maison.

— Il a tort… quand les jeunes chiens commencent à vagabonder, il faut les museler et les tenir à l’attache.

Il disait cela de son air de pince-sans-rire et ses paroles sonnaient comme un fâcheux présage, il exigerait certainement une punition exemplaire et le châtiment était sûr. « Soit ! pensais-je en m’efforçant de me résigner, je souffrirai pour l’amour de Frida… » Je songeais au coin du rideau soulevé, et cette marque de tendresse donnée par ma petite amie me remettait du courage au cœur. Je me persuadais qu’il était chevaleresque de se trouver persécuté pour une si belle cause, et je me promettais de subir héroïquement ma punition. Néanmoins, tout en me préparant au martyre, je conservais au fond de moi l’espoir que mon père ne serait pas rentré et que M. du Kœler s’en retournerait bredouille.

Nous avions traversé la place de la Couronne, déjà assombrie par le hâtif crépuscule de décembre. Notre maison étant située au commencement de la rue du Coq, il ne nous restait plus qu’à franchir le pont du canal pour arriver à destination.

« Ah ! pensais-je en écoutant l’eau clapoter mélancoliquement à la base des maisons, si seulement une fée charitable pouvait avoir égaré papa en forêt ! »

Hélas ! souhait stérile !… La première chose qui me frappa, en examinant de loin notre maison, fut la fenêtre éclairée du cabinet paternel… M. du Kœler sonna vivement et Céline vint ouvrir…

À l’aspect du maître de Salvanches me tenant par la main, elle eut le pressentiment de quelque mésaventure et perdit contenance.

— M. Laignier est-il chez lui ? interrogea d’un ton bref le père de Frida.

— Je… je crois que oui, balbutia ma bonne, effarée.

— Veuillez lui annoncer ma visite et prenez avec vous ce garçon…

Une fois M. du Kœler introduit dans le bureau de mon père, Céline effarée m’emmena dans la salle à manger :

— Seigneur Jésus, qu’est-il arrivé, petiot ?

— Ah ! Céline, nous sommes perdus !

— Mais enfin, quoi ?… Qu’as-tu fait ?

— Ce serait trop long à te raconter… Sauve-toi, on va sans doute m’appeler…

Je restai seul dans notre salle, éclairée uniquement par la lueur que jetait le poêle. Ce ne fut pas moi qu’on appela, mais Céline. Je n’étais séparé du cabinet de travail que par une simple porte de communication ; mais j’avais beau tendre l’oreille, les voix des interlocuteurs ne m’arrivaient qu’à l’état de bourdonnements confus. L’anxiété me rongeait et je me sentais affreusement mal à l’aise. Je demeurais les yeux fixés sur la porte, m’attendant à chaque minute à être confronté avec Céline. Rien ne bougeait. Au bout d’un cruel quart d’heure, ma bonne sortit du bureau. « Voici mon tour ! » pensais-je. — Mais non : Céline rentra peu après et j’entendis tout à coup le bruit d’un bouchon qui sautait et des verres qu’on emplissait. Mon père et celui de Frida buvaient tout bonnement de la bière et paraissaient d’humeur hilare, car leurs rires tintaient à travers la cloison. Cette gaieté inattendue me rassérénait et me mortifiait à la fois ; j’avais appréhendé un dénouement dramatique, et cela finissait par une prosaïque buverie. Il était clair qu’on ne me prenait pas au sérieux et qu’on se gaussait de mon aventure.

Une demi-heure s’écoula. M. du Kœler sortit enfin et son pas solide sonna sur les pavés de la rue.

Céline, rouge et les yeux gonflés, rentra avec la lampe.

Au même moment, la porte de communication s’ouvrit et mon père parut. Il tenait ma lettre à la main :

— J’en apprends de belles ! s’exclama-t-il. — Il s’efforçait de grossir sa voix, mais je vis bien vite qu’au fond il n’était pas sérieusement en colère.

— Petit drôle, poursuivit-il, tu te mêles d’écrire des déclarations aux demoiselles !… C’est commencer un peu tôt !… Attends au moins de savoir l’orthographe… C’est toi qui as rédigé tout seul ce billet doux ?

— Oui, papa, répondis-je, très penaud.

— Je ne t’en fais pas mon compliment… C’est plein de fautes !

Je baissais le nez, mais je devinais tout de même que mon père inclinait à l’indulgence. — Très galant avec les dames et se plaisant en leur compagnie, il était, je crois, secrètement flatté en constatant que son fils subissait, comme lui, l’attrait de la beauté féminine, et il ne jugeait pas mon cas pendable… Cela me remit un peu d’aplomb.

— Ce qui est plus grave, ajouta-t-il, en jetant un regard sévère sur la pauvre Céline, c’est qu’on a profité de mon absence pour laisser la maison à l’abandon et découcher pendant vingt-quatre heures… Que cela ne se renouvelle plus, vous entendez, Céline !… Sans quoi je vous congédierais impitoyablement. Du reste, puisque je ne puis compter sur votre surveillance, je vais prendre une mesure radicale… À partir du mois de janvier, Raoul entrera comme pensionnaire au collège…

Et, en effet, mon père tint parole.

Le 2 janvier, Céline, toute en larmes, prépara mon petit bagage, et je fus interné le lendemain dans le vieux collège de Gille-de-Trèves. Je me disais que les chevaliers, mes héros, avaient été soumis à de plus cruelles épreuves pour l’amour de leurs dames, et cela me consolait un peu. Mais je n’avais plus aucune nouvelle de Frida.

Quand, parfois, le collège allait en promenade du côté de Salvanches, ma poitrine se gonflait de soupirs dès que nous approchions des murs du parc. En passant devant la grille, je plongeais mes yeux dans la profondeur des allées, espérant toujours apercevoir la fine silhouette de ma princesse… Hélas ! les allées étaient désertes ; les feuilles maintenant verdoyantes des massifs ne laissaient même pas entrevoir la façade du château.

Un jour, j’appris que ma mignonne amie avait eu le même sort que moi. M. du Kœler l’avait emmenée en Alsace, au Sacré-Cœur de Kientzheim.

Au bout d’un an, mon père fut nommé dans une province de l’ouest et tout fut fini…


Je n’ai plus jamais entendu parler de Frida… Bien des hivers ont passé depuis lors. Voilà longtemps que les vieilles demoiselles du Kœler dorment sous une pierre moussue, dans le cimetière de leur petite ville. Qui sait même si Frida est encore sur cette terre ? De tout ce monde d’autrefois, le perroquet seul a peut-être survécu. — On dit que ces bêtes-là deviennent facilement centenaires.

Mais, chaque année, le spectacle des tombées de neige et des arbres poudrés à frimas évoque en mon cœur la mignonne princesse de Salvanches. Ainsi que les fleurs familières à notre petite enfance repoussent aux mêmes places, à la même heure du printemps ou de l’été ; ainsi je vois Frida refleurir toute blanche au fond de ma mémoire — blanche comme les muguets et les jasmins.

J’entends de nouveau sa voix musicale solfier, aux sons grêles de l’épinette, dans l’antique chambre où Mlle Gertrude soupirait ses romances démodées.

À chaque retour de décembre, cet enfantin souvenir ressuscite, étincelant, virginal et pur, comme un fragile château de givre.