Friquettes et Friquets/01

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (p. 1-8).



AVANT-PROPOS


— Sont-ils insolents, ces friquets ! murmurai-je en essuyant du coin du mouchoir le chapeau de paille neuf précisément, ces choses n’arrivent qu’aux chapeaux neufs, auquel un moineau, dans son vol, venait de faire subir la même offense qu’infligèrent, jadis, les hirondelles à Tobie.

Insensible à mon invective, le moineau ne laissa paraître nul remords. Comme allégé plutôt, poussant un petit cri, il s’abattit sur le gazon, où l’on a les pattes au frais, puis se mit à jouer avec les camarades.

Et ceci se passait au Luxembourg, pas bien loin de la grille qui avoisine la rue Vavin, devant la pelouse qu’un grand tilleul ombrage.

Endroit charmant en cette saison, à cause de sa solitude et des bourdonnements d’abeilles suspendues aux fleurs du tilleul. Endroit que je vous recommande surtout pour les prochains mois, si, pauvres et amoureux, vous voulez offrir à la bien-aimée cet orgueilleux plaisir de fouler aux pieds un tapis qu’envieraient les reines.

Car le tilleul, lorsqu’il perd ses feuilles, les a blanches par-dessous et d’un vert éclatant par-dessus, de sorte que, selon qu’elles tombent pile ou face, cela fait, en un contraste harmonieux avec le fond émeraude de l’herbe, apaisé, automnal déjà, de magnifiques arabesques alternées d’or et d’argent fin.

En attendant, encore un chapeau de perdu. Sont-ils insolents, ces friquets !

Mais n’oublions pas que l’heure du déjeuner approche, et qu’un ami doit me rejoindre boulevard Saint-Germain.

J’arrive, suant, au petit café, lieu ordinaire de nos rendez-vous. Mon ami n’est pas encore là. Je m’assieds à l’ombre, sur la terrasse, je commande un apéritif et m’arme de philosophie.

L’attente n’a, d’ailleurs, rien de désagréable.

Une horloge se fait entendre. L’heure de sortie des ateliers ! Le trottoir devient tout joyeux comme pour une sortie d’école. Voici les petits typographes aux doigts brunis par le régule ; voici les petites brocheuses, agaçantes sous leur sarrau, l’aire de gamines trop précoces ; et voici également, à cause du voisinage du noble faubourg et de quelques rues consacrées aux industries élégantes, voici les petites ouvrières de la couture, des modes et des fleurs.

Tout cela court, rit et gazouille.

— C’est-y insolent, ces friquettes !… s’écrie un gros monsieur, qu’elles bousculent en passant.

Friquettes, mot admirablement trouvé. Oui ! friquettes, sœurs des friquets. On ne saurait désigner mieux les gentils oiseaux parisiens que le milieu du jour fait se répandre par les rues.

Et je songe, considérant, d’un œil sympathique autant qu’amusé, les friquettes, leur défilé bruyant.

De grands savants et des poètes ont décrit les mœurs des friquets ; qui décrira les mœurs des friquettes ?

La friquette a son nid loin du Paris central.

Arrivées ce matin par les interminables rues qui descendent des Batignolles, de Montmartre et de la Chapelle, vers l’heure où, dans la ville silencieuse et teintée de rose par l’aurore, s’éveillent à toutes les fenêtres des milliers d’oiseaux chanteurs, les voilà maintenant en train de peiner, pauvre friquettes, essoufflées un peu, mais attentives, sauf parfois un regard en dessous, et le corsage soulevé par des revenez-y de fou rire.

Comme elles travaillent, les friquettes, s’escrimant de la langue et des doigts, improvisant avec un peu de gaze, de fil de fer, de gomme, et quelques poussières colorées, des fleurs vivantes à tromper une abeille, ou bien drapant et chiffonnant ces parures et ces coiffures sans lesquelles les Parisiennes seraient encore belles, certes ! — le moyen de faire autrement ? — mais ne seraient plus Parisiennes.

Et elles travailleront ainsi jusqu’au moment où, la journée finie, on remontera vers la famille, à moins que, déjà émancipée, on ne s’attarde à mi-chemin dans la chambrette où attend l’amoureux.

La descente est inquiète, ces patrons habitent au diable, inquiète et toujours un peu ensommeillée.

Le retour se fait gravement, voilette sur les yeux, un petit sac noir à la main, en jeunes personnes conscientes de leur dignité, et qui ne veulent pas être suivies.

C’est tout au plus si la friquette s’arrêtera, rien qu’une seconde, pour voir ! devant une vitrine ; ou bien encore, — car il faut bien des refrains à l’atelier, — parmi la foule qui entoure quelque rapsode installé en plein air, dans un carrefour, et jetant aux échos de Ménilmontant ou des Batignolles une romance sentimentale, chef-d’œuvre nouveau dont l’auditoire suit les paroles sur l’imprimé.

L’heure charmante, l’heure bleue de cette journée, c’est, pour la friquette, de onze à midi, l’intervalle de repos que l’usage accorde.

Il faut, à la vérité, prendre le temps de son déjeuner là-dessus. Mais soixante minutes, c’est si long ! il peut tenir tant de choses en soixante minutes ! Et, d’autre part, un déjeuner se becquette si vite, quand on a ses dents de seize ans, sur la table en marbre des restaurants à dix-huit sous et des crèmeries. Un quart d’heure y suffit, et quelquefois moins d’un quart d’heure.

Puis, toute de suite la promenade, deux par deux, trois par trois, bras dessus bras dessous et barrant la rue.

Fières comme Artaban, quelques-unes pas plus hautes qu’une botte, elles s’en vont à petits pas pour bien montrer que rien ne les presse. En nombre, elles se croient chez elles. Elles sont chez elles, en effet. La rue, entre onze heures et midi, appartient à la friquette, de même que l’aire aux friquets lorsque les batteurs sont partis.

Nulle préoccupation d’arriver vite comme le matin, ni de se donner un air d’importance comme le soir.

En cheveux — un chapeau est trop long à mettre, et puis, on en met pas un chapeau pour aller au restaurant — en cheveux et en taille aussi, la friquette, sur sa robe noire, a gardé le tablier bariolé de brins de soie multicolores, que rattache par derrière une agrafe en métal à jour. Entre onze heures et midi, l’agrafe du tablier est le seul bijou de la friquette.

Et, maintenant, pour peu que « deux de café » ait surexcité sa gaieté, garez-vous d’elle ! La friquette, sans être méchante, se rit volontiers des passants.

N’allez pas surtout faire le galant ; un regard méprisant, tombé de haut, foudroierait sur place l’infortuné qui, sottement, s’est trompé d’heure.

Car, le matin, plus souvent peut-être le soir, quand les cafés illuminés, les restaurants pleins de dîneurs, les bals qui grondent, les théâtres qui flamboient, les boutiques de joailliers éblouissantes sous le gaz, semblent se conjurer pour la perdition des âmes ; et le samedi surtout, si à tant de séductions s’ajoute encore le mirage d’un dimanche tout à la joie sur les rives d’un fleuve clair retentissant de mirlitons et suavement embaumé de fritures, il n’est pas sans exemple, paraît-il, qu’une friquette ait écouté, en fille d’Ève, les paroles du tentateur.

Mais, entre onze et midi, jamais ! Entre onze et midi, on est vertueuse ; et Don Juan lui-même, s’il essayait de changer cela, perdrait sa peine. Or, comme je ne suis pas Don Juan…

Mais l’ami arrive, il me secoue.

— Je crois, ma foi, que tu rêvais.

— En effet, je rêvais d’oiseaux, m’étant endormi à t’attendre… Où déjeune-t-on ?

— Près de l’Odéon, suivant l’usage.

Et comme, de nouveau, il faut traverser le Luxembourg, j’éprouve près de la fontaine Médicis cette surprise et cette joie de voir toute une bande de friquettes qui, leurs poches pleines de brioches, donnaient à manger aux friquets.