Friquettes et Friquets/21

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E. Flammarion (p. 181-189).


LE LAISSEZ-PASSER


J’aime les bois : qui ne les aime point ! Mais néanmoins je leur préfère les vieux parcs, les parcs à demi abandonnés.

Est-ce l’impression des premières lectures, le souvenir lointain d’enfantines songeries ? La chose me semble probable, car je retrouve, en ces vieux parcs, tel qu’autrefois je l’ai rêvé, le décor des contes de fées.

Toujours, à l’ombre des vieux parcs, je m’étonne de ne pas rencontrer quelque seigneuriale cavalcade, quelque chasse menée grand train dans un éblouissement de soie, de velours, de franges d’or et de panaches ; et malgré moi j’y cherche toujours — avec son pont-levis aux bras moisis, aux chaînes dévorées de rouille, que garde un hallebardier pétrifié — le château à quatre tourelles entouré de fossés verdis où la Belle attend qu’on l’éveille.

Les bois ne parlent à nos cœurs que des éternelles joies de la nature. Les parcs aux vertes pelouses semées de débris nous disent, par les mille voix familières des canaux coulant invisibles et des ombrages émus au vent, la mélancolie non sans grandeur de notre brève destinée.

D’ailleurs, toute philosophie mise de côté, rien ne me semble, plus qu’un parc, charmant et varié en surprises.

Dans l’enceinte de ses murs broussailleux et de loin en loin s’écroulant, brèches par où les hérissons se glissent au dehors les nuits de lune, sous les masses demeurées noblement architecturales des hautes avenues et des charmilles, on peut faire à chaque pas d’intéressantes découvertes.

C’est un tumulus, glacière jadis, et qui, sous l’envahissement des lianes, a pris peu à peu des airs de montagne ; un banc abandonné, tout brodé de lichens et capitonné d’herbes folles ; un petit temple dont un châtaignier sauvageon a disjoint les dalles de marbre ; une bacchante toujours rieuse et fière de ses seins aigus, bien que les ans, hélas ! aient mis sur son corsage comme un voile d’épaisse mousse ; puis, au centre du bassin terni que les joncs obstruent et que ride parfois le bâillement silencieux d’une carpe centenaire, le jet d’eau jadis dansant et vif, entouré d’une pluie de perles, mais qui, bloc de tuf limoneux, n’a plus maintenant à sa cime que le timide suintement, l’agonisante palpitation d’une source presque tarie.

Il faut croire que mademoiselle Frison, ainsi surnommée, j’imagine, à cause des ors crespelés de sa nuque et de son front délicat mais étroit un peu, n’aimait pas les parcs mais préférait les bois, car, depuis leur arrivée à Saint-Cloud, elle ne cessait, oh ! gentiment, de quereller son ami Jacques.

— Là ! voyons, si c’est raisonnable, lorsqu’on n’a qu’une petite malheureuse après-midi à soi, lorsqu’on pourrait courir les vrais sentiers, sous les vrais arbres, de venir ainsi s’enfermer pour tout le dimanche dans une manière de jardin, spacieux certes, mais clos de murs, dont les sentiers sont sablés avec du gravier de rivière et dont les arbres sont taillés.

Vainement le malheureux Jacque, sentant sa journée compromise et décidément évanouies les joies amoureuses qu’il s’en promettait, essaya de démontrer à Frison, personne têtue, que, par suite des révolutions et des guerres, le parc de Saint-Cloud, comme tant d’autres parcs, est redevenu presque un bois, et que, sans parler de l’incomparable perspective qui, du haut des terrasses, se déroule sur la vallée de la Seine et sur Paris, blanche Babylone piquée de points d’or dans une vision de mirage, on y trouve encore, loin des endroits connus du public et trop frayés, des sentiers discrets, de vieux arbres… Mademoiselle Frison n’en voulait point démordre.

— Et en fait de fleurs ? disait-elle.

— Mais, ma Frison, il y a des fleurs, plus belles même que dans les bois, fleurs riches et rares, fleurs royales, survivantes d’anciens parterres qui, paradoxalement, çà et là, fleurissent au milieu des ronces.

— Oui, parlons-en : des fleurs qu’on ne peut pas seulement cueillir sans risquer un procès-verbal ou sans que le garde tout au moins vous les fasse jeter à la sortie. Tel est le règlement. Tu devrais savoir ça, Jacques, toi qui prétends n’ignorer rien. Et voilà pourquoi, tout à l’heure, en entrant, nous marchions sur une jonchée de bouquets foulés, comme au village dans les rues, après les processions de la Fête-Dieu.

Jacques s’était tu, comprenant son crime ; et, jusqu’à la porte opposée, celle qui mène aux bois de Garches et de Ville-d’Avray, bien que la promenade, trois petits quarts d’heure, soit déjà pas mal longue, on bouda.

Frison continuait sa plainte :

— Et moi qui comptais, bonne bête, nous faire ce soir à tous les deux une surprise en décorant de fleurs notre chambre, mais de fleurs comme tu les aimes, sauvages et qui n’entêtent point !

À vrai dire, Frison, et de là sa colère, s’inquiétait moins des fleurs que de la façon de les cueillir.

Depuis ce satané printemps, elle avait dans la tête un rêve, dans le cœur un vague caprice de muguets ou de violettes cherchés à deux, les mains se rencontrant, parmi la fraîcheur des brins d’herbe. Et certes, à la plus amoureuse alcôve du monde, la plus exquise et la mieux close, elle eût, cette après-midi là, préféré tel retrait ombreux où, ajoutant toujours quelque chose encore au bouquet jamais assez gros, hypocritement on s’attarde, avec des noisetiers pour courtines et le ciel bleu pour ciel de lit.

Or Jacques, qui la devinait :

— Mais tu pourras, Frison, nous faire ta surprise. Puisque le parc est traversé, puisque nous voici devant l’autre grille, rien n’empêche d’aller dans les bois de Garches par exemple, à Ville-d’Avray, aux Fausses-Reposes et jusqu’aux étangs de Saint-Cucufa, chercher un bouquet, dix bouquets qui ne devront rien à personne.

— Et au retour, pour traverser de nouveau le parc ?… interrogea Frison tenté.

— Au retour, c’est bien simple, nous demanderons une carte au gardien.

Alors, fraternellement, Jacques expliqua qu’en faveur des honnêtes gens qui, porteurs de bouquets moissonnés hors des zones interdites, ont besoin néanmoins de prendre le chemin du parc, l’administration conciliante a institué un système de laissez-passer que les gardiens des grilles, superbes sous leurs gilets rouges, contresignent avec une gravite de vrais douaniers :

« Laissez passer un bouquet de lilas, un bouquet de géraniums, de roses ou de marguerites. »

— Mais c’est charmant et tout à fait commode ! s’écriait, en pinçant l’ami Jacques au coude, Frison réconciliée avec Saint-Cloud.

Et ils en cueillirent des fleurs, et ils en firent des stations sur l’herbe, à l’ombre complice des fourrés ! Car enfin, une fois les fleurs cueillies, il faut pourtant qu’on les noue. Muguets et station à Garches ; à Ville-d’Avray, station et violettes ; aux Fausses-Reposes, station encore sous prétexte de jacinthes tardives ; et à Saint-Cucufa, au bord des étangs où le chèvrefeuille se mire, station sous prétexte de lys d’eau.

À la grille de Ville-d’Avray, quand ils revinrent, lassés un peu, au soir tombant, le bouquet était une gerbe.

Et, sans trop se faire prier, assis au seuil de sa logette, le gardien, pour son confrère qui veille à la grille de Saint-Cloud, inscrivit gravement sur une carte timbrée du timbre des domaines : « Laissez passer, pris dans les bois, un paquet de mauvaises herbes. » Ce qui amusa Jacques et humilia un tantinet Frison.

Sous l’oblique rayon du soleil à demi voilé, le parc s’empourprait, solitaire. Les derniers promeneurs disparaissaient au loin, inquiets de l’heure du train. Dans les massifs, dans les clairières, des fleurs brillaient, fleurs riches et rares, fleurs royales, ainsi que Jacques avait dit, et ces fleurs, à cause de l’heure, exaspéraient encore l’éclat de leurs couleurs, comme si elles en eussent emprunté la flamme aux adieux de l’astre mourant.

— Oh ! Jacques, soupirait Frison, si on cueillait une de ces roses ?

Jacques consentit, grave imprudence !

Car à la grille de Saint-Cloud, lorsque Frison montra le laissez-passer et le paquet de mauvaises herbes :

— Mais, nom de nom ! mademoiselle, grommela le gardien, ancien militaire, jovial et facétieux, ce n’est pas au bois, je suppose, que fleurit « Triomphe d’amour » ?

Ainsi se nommait, paraît-il, de son nom de rose, une magnifique rose piquée au milieu du bouquet.

Et Frison entendant cela, Frison, sans doute par crainte du procès-verbal, devint rose comme la rose.