Friquettes et Friquets/26

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (p. 227-234).


LES CADRES DORÉS DE GANDOLIN


C’était un suave philosophe que ce pauvre et chez Gandolin. Il savait savourer la vie et cultivait l’art difficile de s’accommoder avec elle. Comme il ne prit jamais rien au tragique, jamais rien de tragique ne lui arriva ; et les plus graves événements furent pour le cours tranquille de ses jours ce qu’est au ruisseau le galet poli autour duquel, sans s’irriter, l’onde divisée glisse et rit.

Une fois pourtant, Gandolon se trouva vraiment malheureux. Son malheur dura quinze jours. Je puis vous en dire les circonstances.

Passionné bibliophile, célibataire par conséquent, car le cœur de l’homme moderne semble devenu trop étroit pour contenir deux amours, Gandolin occupait, quai Voltaire, une manière de grenier qui constituait le plus original logis du monde.

Ce grenier faisait partie des communs d’un magnifique hôtel, contemporain de Louis XV, et dont l’architecture, d’une majesté coquette, s’étalait en façade parallèlement à la Seine.

L’hôtel à porte triomphale, surmontée d’un écusson de rocailles, était aristocratiquement habité. Ses hautes fenêtres qui regardaient le Louvre s’illuminait souvent pour des réceptions ou des fêtes ; et, chaque matin, un escogriffe en gilet rouge nettoyait à grande eau une voiture dans la cour.

— Lorsque je passe sous la porte, disait Gandolin, je m’imagine que l’hôtel m’appartient ; et je félicité intérieurement Jasmin du beau calme qu’il sait garder en inondant ainsi de seaux d’eau ma voiture.

Préoccupations orgueilleuses, mais passagères. Ce n’est certes pas pour cela que Gandolin aimait son grenier.

Gandolin l’aimait, parce qu’il y trouvait, en plein Paris, dans ce pavillon perdu, au fond de l’immense cour, une relative solitude.

Des chevaux, voisins peu gênants, occupaient le rez-de-chaussée, et, comme second locataire, à l’unique étage au-dessous du grenier, un doreur, fabricant de cadres, exerçait avec trois ou quatre apprenties dont la rencontre, dans l’escalier droit, n’avait rien en soi de désagréable, son métier silencieux.

Gandolin vivait là, ermite laïque, au milieu de bouquins amis qui s’étageaient en bel ordre, depuis le plancher jusqu’au plafond, sur les quatre murs de sa chartreuse, l’œil caressé, dès le matin, par le doux éclat, presque automnal que prennent les vieilles reliures, et goûtant un plaisir infini à manier parfois, — pour en admirer la gaufrure et les fers, ou déguster obliquement le grain savoureux du papier, le trait naïf des vignettes et lettres ornées, l’élégance grasse du texte, — quelque édition introuvable.

Sans trop lire, pourtant ! Car le bibliophile est comme l’avare. L’avare ne dépense pas son or, satisfait de savoir qu’il détient là, au fond d’un coffre, en élixir et quintessence, toutes les satisfactions que peut offrir la matière ; et le bibliophile ne lit point ses livres, heureux de posséder à portée de sa main, avec le raffinement néronien de n’y point toucher, tous les trésors séculairement accumulés de l’idéal et de la philosophie.

Voici, cependant, en quelles conjonctures le bon Gandolin faillit voir compromis à jamais un si parfait bonheur.

Gandolin était homme, héla ! et bien que, par sage calcul, il eût, jusqu’aux marges de ses cinquante ans, prudemment évité les embûches des amours extra-mondaines où, sous prétexte de rester libres, finissent par s’engluer, en des toiles d’araignées pires, tant d’infortunés concubins, il lui arrivait quelquefois, certains soirs surtout qu’il avait trop regardé les étoiles, leur trouvant, dans sa mélancolique rêverie, de singuliers et touchants rapports avec les paillettes d’or pâli demeurées au dos des volumes, oui ! il arrivait à Gandolin de ramener dans son logis — fleur de nuit cueillie au hasard, inoffensive mandragore — quelqu’une de ces petites malheureuses, à la fois canailles et ingénues, comme il s’en rencontre autour des Halles et sur le boulevard Saint-Michel.

Gandolin les prenait jeunes par goût, et par bonté d’âme, il les prenait pauvres. Jeunesse et pauvreté vont d’ailleurs volontiers ensemble chez ces créatures sans défense en qui ne s’insinuera que bien plus tard l’expérience de la vie.

Paternel et apitoyé, avec un peu de remords, au réveil, mais la conscience satisfaite, Gandolin n’aurait pas su dire s’il s’agissait en ces rencontres d’une débauche ou bien d’une bonne action.

Souvent même, la bonne action se trouvait double, lorsque, par hasard, la personne, ainsi provisoirement adoptée, avait le caprice d’adopter, à son tour, chemin faisant, un chien perdu.

Amener dans son domicile, passé minuit, une petite malheureuse, même accompagnée d’un chien perdu, constitue l’enfance de l’art. Mais la faire sortir le matin sans trop de scandale, aux clartés dénonciatrices de l’aube, par la porte à peine entr’ouverte d’un vieil hôtel seigneurial, est une opération plus délicate.

Pourtant, comme il était généreux, et qu’il savait à propos donner des billets de théâtre, les concierges avaient tout de même pour Gandolin une certaine considération vague, et lui toléraient, feignant de ne rien voir, ses chiens perdus et ses maîtresses d’un soir.

Il y a quelque temps, je rencontre Gandolon ; son œil est voilé de tristesse :

— Que t’arrive-t-il ?

— Il m’arrive qu’un ancien ministre est venu s’installer, quai Voltaire, dans le vieil hôtel où j’habite, et que nous voilà réduits, moi et mes livres, pour le prochain terme, à la nécessité cruelle de déménager.

— Tu as donc horreur des ministres ?

— Au contraire, et voilà bien ma mauvaise chance ! Le ministre dont il s’agit se trouve être mon compatriote. Ayant appris que nous logions à peu près sous le même toit, il me traite en voisin, il m’invite à dîner : chère exquise, société charmante.

— Et tu te plains ?

— Mais comprends donc… à cause de mes… Tu devines…

— À cause de tes chiens perdus ?

— Juste ! Suppose qu’un matin… les ministres sont matineux… en voyant sortir de chez moi… Non ! mieux vaut que je déménage.

Et Gandolin partit, l’œil plus triste encore, l’âme en peine, interrogeant les écriteaux.

Deux semaines plus tard, inquiet un peu, je vais rendre visite à Gandolin. Il est seul, en compagnie de ses bouquins. Il m’accueille avec un bon rire :

— Je te croyais déménagé ?

— Plus n’en est besoin. Au plus profond de mon embarras, une idée sublime m’est venue.

Et, me montrant dans un coin un tas de petits cadres en bois doré :

— Tiens, regarde.

— Explique-moi en quoi ces cadres…

— Voici. Quand, à l’heure inévitable des adieux, quelque petite amie provisoire me quitte après l’obligatoire offrande, je lui fais toujours maintenant cadeau d’un de ces cadres par surcroît. Il faut raconter des histoires : c’est une occasion que j’ai eue, par hasard, à l’hôtel des Ventes. Un cadre n’est jamais de trop. On peut en orner sa chambrette, on peut y mettre une gravure, le portrait de quelqu’un d’aimé… Sur quoi, la petite s’en va, son cadre passé au bras, gravement, comme si elle portait une couronne.

Quelquefois même, quand elle n’a pas de chapeau, pour accentuer la vraisemblance, je lui saupoudre, ce qui la fait rire, le cheveux d’un peu d’or en feuille. L’or en feuille ne coûte pas cher, j’en garde une provision.

Et la petite peut sortir sans que Gandolin ait à rougir à cause d’elle. La petite vient de chez le doreur, cliente ou apprentie, puisqu’elle porte un cadre. Elle ne vient pas de chez Gandolin.

Je félicitai Gandolain. Modeste et doux, il me répondit :

— Que veux-tu ! dans ce sacré Paris, il faut bien savoir s’ingénier pour mener, comme je le fais, tout tranquillement, la vie simple.