Friquettes et Friquets/34

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E. Flammarion (p. 297-304).


HUMILIATION


15 Juillet. Plus de chansons, plus d’oriflammes !

Les derniers échos de la fête meurent aux lointains horizons ; ses dernières lueurs s’effacent dans le ciel pâli ; et les étoiles mélancoliques, toute une longue nuit éclipsées, ont rallumé timidement leurs palpitantes petites flammes qu’effaroucha l’assaut des fusées montant d’un jet, audacieuses, comme pour les remplacer là-haut, puis, à mi-chemin de l’escalade, s’arrêtant et se dissolvant en prestigieuse pluie d’or.

Sur la Seine, entre les grands quais, l’actif va-et-vient des bateaux-mouches succède aux éblouissements de la fête vénitienne promenant ses lentes gondoles parmi les reflets des ponts en feu ; les édifices hier illuminés reprennent la tranquillité architecturale de leurs lignes ; la Tour Eiffel, sa robe de braise dépouillée, s’habille à nouveau de flottante brume ; et, maraudeurs ici comme aux champs, les gamins, après avoir noblement défilé en uniforme de guerriers scolaires, abattent aujourd’hui à coups de casquettes quelques lanternes oubliées qui brillent çà et là ainsi que de grosses oranges dans le vert un peu roussi des feuillages.

De cette fête, joyeuse pourtant, un souvenir attristé me reste.

Dès le matin, alors que les voitures roulaient encore, j’étais monté sur l’impériale d’un tramway dont le parcours va zigzaguant à travers des quartiers populeux.

Pour l’observateur peu pressé, l’impériale d’un tramway est une manière de balcon qui marche. Et, sans fausse honte, en bon badaud, avec cette simplicité d’âme qu’il fait bon retrouver à certaines heures, je m’extasiais sur le retour inespéré du beau temps et la splendeur vraiment opportune d’une journée soudain tout azur et soleil après de si longues séries d’orages.

J’admirais l’éclat des drapeaux, l’arrangement des girandoles. Ici le jeu du mât de cocagne plus passionnant que celui des courses et autour duquel, que le sévère monsieur Lozé y veille ! s’engagent de fiévreux paris ; ailleurs, un cirque de chevaux de bois éblouissant et pailleté où, s’enivrant à la double ivresse du roulis et de la musique, des fillettes tournent, le rire aux lèvres, un ruban frais dans le chignon, les unes naïves, pour le seul plaisir de boire l’air et d’aller vite, les autres superbes, chevauchant je ne sais quel rêve de richesse et de vie heureuse, avec des cambrures de taille et le regard insolent déjà de futures amazones au Bois.

Puis un peu partout, à chaque carrefour, des bals en plein vent, des tables dressées au travers de la rue, et sur le trottoir, parfois, à défaut d’orchestre, un piano détraqué que martyrise quelque virtuose à longs cheveux.

Près de moi étaient venus s’asseoir un petit facteur du télégraphe et une assez aimable blonde, lui ressemblant, que je pris d’abord pour sa sœur et qui se trouvait être sa cousine.

La cousine : une ouvrière du faubourg, coquettement endimanchée et visiblement fière de promener ce jeune cousin en costume administratif. Le petit facteur : un de ces galopins quelconques que l’on voit dans les jardins publics faire, avec des patronets par hasard rencontrés, d’interminables parties de billes, tandis que la tourte et la dépêche, toutes deux impatiemment attendues, froidissent chacune de son côté.

Le petit facteur causait, la cousine écoutait avec admiration.

Le petit facteur, nommé de la veille, étrennait ce jour-là sa vareuse. Plein d’une joie contenue et vive, où se mêlait un peu d’orgueil, il disait les démarches qu’il avait dû poursuivre, les interrogations qu’il avait dû subir, les intrigues qu’il avait dû tramer pour atteindre à un poste aussi considérable. La cousine, très au courant, lui donnait néanmoins la réplique, afin sans doute de faire durer le récit et de nous éblouir plus longtemps.

Elle était charmante, la cousine !

Par suite de je ne sais quel magnétisme, nos regards s’étant rencontrés, elle avait fini par ne plus parler que pour moi, heureuse de mon attention, désireuse d’être approuvée. Il fallut me mêler à la causerie, ce qui n’avait en soi rien de désagréable. Maintenant la cousine me serrait un peu, involontairement, mais elle me serrait. Je sentais ses genoux, ses bras ; et, doucement ému de son contact, caressé à chaque cahot par la soie de ses boucles blondes, je me promettais de descendre en même temps qu’elle à la station où elle descendrait pour cultiver, s’il y avait lieu, notre naissante sympathie. Qui sait ? un 14 Juillet, avec les bals, avec la foule…

Tout en roulant ces pensées perverses, je mettais une hypocrite diplomatie à paraître ne m’occuper que du petit facteur.

— Et l’avenir ?

— Oh ! l’avenir, monsieur, est superbe, dit la cousine. L’administration prête des livres aux petits facteurs, et les oblige à étudier dans les bureaux, entre deux dépêches.

— Puis, interrompit le petit facteur, après un certain temps, quand on est vieux, si l’on passe ses examens, on peut entrer dans les appareils.

— Quand on est vieux ? Mais à quel âge ?

— Eh ! mon Dieu ! vers quinze ou seize ans…

Je dus rougir.

La cousine se mit à rire en regardant ma barbe grise, et je me demandais non sans amertume : — Quel Mathusalem doit voir en moi cet effronté petit facteur, pour qui l’âge qu’avait Roméo est le commencement de la vieillesse !

L’aventure m’avait navré.

Incapable pour quelques heures au moins de prendre ma part des joies populaires, je m’en allai vers le Luxembourg, refuge ami, chercher un peu de fraîcheur et de solitude.

Un jardin presque vide, Paris étant à la revue. Silencieuse et close de tous ses volets, la baraque à Polichinelle faisait relâche. Au lieu des flottilles accoutumées, un batelet, un seul, réfléchissait ses voiles blanches dans l’océan désert du grand bassin ; et comme personne ne leur émiettait du pain sur les pelouses, pierrots et ramiers se livraient à de tumultueuses baignades sous les fils de cristal pleurant au long des mousses dont s’entoure la fontaine de Galathée.

Laissant de côté le lac minuscule, décoré d’une île, où les canards mandarins s’ébattent à l’ombre d’un saule pleureur, et le parterre de rosiers où, avec un parfum mourant et qui semble plus doux, s’effeuillent les dernières roses, j’arrivai, conduit par ma flânerie, jusqu’au rucher ensoleillé, que le vol léger des abeilles entourait d’un nuage d’or, et jusqu’à la nouvelle pépinière dont les espaliers, torturés avec une ingéniosité japonaise, s’arrondissent en coupes, se creusent en urnes, et s’étalent en éventail.

Un homme se tenait là, regardant, sur les rameaux noirs et tordus, de beaux fruits en train de mûrir.

Il tendit la main : c’était un pauvre.

Non pas un pauvre de profession ; tout simplement un vieux maçon usé par la peine et la maladie et si débile désormais qu’on ne voulait plus de lui sur aucun chantier. Son air d’honnêteté me toucha.

— Pour les braves gens qui se trouvent dans votre cas, il y a des secours, des asiles… Moyennant quelques recommandations peut-être pourrait-on ?…

— Ah ! oui, répondit-il avec un sourire navré, les asiles !… Je sais… J’avais même essayé… Malheureusement, voyez-vous, monsieur, je suis trop jeune…

— Trop jeune ! m’écriai-je en considérant ce dos courbé, ces cheveux blancs, ces mains tremblantes et flétries.

— Oui, pour être admis à l’asile il faut prouver au moins soixante ans. J’en ai bien cinquante-neuf, mais d’ici là…

Puis me saluant, il partit, sincèrement désespéré d’être trop jeune, le pauvre vieil homme !

Ceci me consolait un peu de l’humiliation du matin. Heureux de constater une fois de plus combien la vieillesse est chose relative, je pardonnai du fond du cœur leur inconsciente cruauté à l’impertinent petit facteur et à sa trop rieuse cousine.