Friquettes et Friquets/36

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E. Flammarion (p. 317-323).


LES PETITS MARIAGES


Un peu trop de monde partout !

En forêt, où je croyais trouver la solitude, les touristes se sont répandus, au grand effroi des biches et des lézards, parmi les bruyères fleuries encore sur les pentes, les hautes fougères des futaies, et les entassements de roches moussues au velours vert desquelles fait broderie le feuillage découpé du lycopode.

Dans la bourgade voisine, si plaisante d’ordinaire avec son moulin toujours battant, sa passerelle à jours, et les poissons d’argent qu’on voit sous l’eau, sous six pieds d’eau, tant la rivière coule profonde et transparente, glisser entre les herbes du fond, dans la bourgade voisine, des étudiants, ô nature ! jetaient du sucre à ces poissons.

Le long de la mer, la situation est pire. Les baigneuses y barbotent innombrables, et de Bayonne à Dunkerque, de Port-Vendres à Vintimille, thons et dauphins ont gagné le large, ouvrant des yeux ronds et s’effarant devant les croupes sans écailles de toutes ces étranges sirènes.

La campagne m’aura plus tard, quand les nomades seront rentrés. Je comprends enfin la sagesse teintée d’ironie du paradoxal entrefilet extrait d’un journal de province à la rubrique : Déplacements. — « Monsieur le sous-préfet avec sa dame partent en villégiature à Paris » ; et c’est à travers le Paris d’à-présent enfin habitable et suffisamment désencombré, que de nouveau je promène mes flâneries.

Samedi, j’ai fait ainsi une découverte. Oui ! samedi dernier, Shopenhauer et les pessimistes me pardonnent ! j’ai découvert que malgré nos corruptions, nos névroses, nos décadences, il se rencontrait encore, par-ci par-là, de braves cœurs.

Le samedi est, comme chacun sait, le jour des joies populaires, le vestibule heureux du dimanche, l’allée par avance illuminée au bout de laquelle reluit une perspective de plaisirs en projet et d’espérances. Les soirs de dimanche s’attristent parfois à l’idée de la chaîne qu’au réveil il faudra reprendre ; rien n’attriste le samedi.

C’est le samedi que les pauvres gens se marient. Avec le dimanche qui constitue un légitime lendemain de fête, plus une légère tranche prise sur le lundi, on a ainsi pour soi même et ses invités, sans trop de rémoras, sans que le travail en souffre trop, la liberté de près de trois fois vingt-quatre heures.

Et vite, dans leur empressement à dépenser ces vacances qui paraissent ne plus devoir finir, les noces s’éparpillent autour de l’enceinte de Paris : à Vincennes, où il y a de vrais gazons et de vrais arbres ; à Saint-Fargeau, dont le lac est célèbre ; à Romainville, aux Lilas, qui, s’ils n’ont plus d’ombrages, lent au moins quelques guinguettes égayées par le souvenir de Paul du Kock ; et surtout à la porte-Maillot, un peu éloignée des quartiers ouvriers, mais que font rechercher les aristocratiques séductions du bois de Boulogne.

Je m’étais donc installé l’autre après-midi sur la porte d’un petit café, près de la grille, attendant l’heure où le ciel s’embrase, car, de cet endroit, les couchants sont particulièrement superbes, vus à travers les lignes élégantes des arbres, dans la vague poussière d’or que soulèvent les équipages.

Deux hommes buvaient à la table voisine, et comme, n’ayant rien à cacher, ils parlaient très haut, j’appris tout de suite, sans y mettre malice, que le plus jeune était un marié, et le plus âgé son patron.

La noce se promenait pour le quart d’heure. Selon le programme immuable de toutes les noces, elle avait sans doute pris le chemin de fer minuscule qui, par mille tours et détours, courant au ras du sol et frôlant les branches des arbres, mène au Jardin d’Acclimatation où les mariées des faubourgs se prélassent à dos d’éléphant comme des princesses indiennes. Puis on était allé autour du lac admirer le défilé des toilettes, pour revenir par les fortifications en cueillant des marguerites dans l’herbe roussie.

Eux, les deux interlocuteurs, eux philosophes, avaient préféré attendre à l’ombre ; et, en attendant, ils causaient.

— À la tienne, Martial ! tu as bien agi tout de même.

— Dame, patron, Thérèse est honnête fille, franche comme l’or, et vaillante !… Malgré ça, voyez-vous, je n’avais pas grand goût au mariage, et quand elle est venue en pleurant, il y a de ça six mois, m’annoncer qu’un petit Martial ou une petite Thérèse était en route : « Console-toi, lui ai-je répondu, on le reconnaîtra, fille ou garçon, et on paiera les mois de nourrice… » Pour ce qui est de se marier à cause de l’accident, Thérèse n’y pensait pas plus que moi.

Mais ne voilà-t-il pas qu’un matin je rencontre le père à Thérèse… Vous savez patron, ce petit vieux pas bien riche qui est si cocasse avec son castor à longs poils datant de l’entrée des alliés ?… Donc je le rencontre, je le tope : « Eh bien, l’ancien, il paraît que Thérèse va vous établir grand-père ? Faudra tâcher de se dégourdir pour nous faire honneur à la noce. » On avait bu quelques tournées, et je disais ça sans trop savoir, comme j’aurais dit autre chose.

Mais voilà que le vieux se met à s’attendrir, qu’il m’embrasse, et qu’il me parle de sa défunte, de Thérèse, de famille, d’honneur, un tas de bêtises… C’est terrible les vieux quand ça s’y met. Je songeais : « Pincé, mon bonhomme ! » Et j’avais envie de pleurer aussi, ma parole ! comme une bête.

Pour en finir, j’offris encore une tournée, et le mariage fut conclu.

Au fond, j’en étais content pour Thérèse. Tiens ! après tout, pourquoi ne l’aurais-je pas épousée ? Qu’y trouvera-t-on à redire ? Je lui conviens, elle me va ; si sa fleur d’oranger est chiffonnée, c’est de ma faute, et l’affaire ne regarde que moi.

Seulement, histoire de faire causer les camarades, j’ai voulu que la noce eût lieu en même temps que le baptême… Ça à l’air simple, et ce n’est pas simple à cause des publications. Enfin, en calculant, les choses se sont arrangées, et nous nous sommes trouvés bons à marier, juste le jour des relevailles.

J’avais mon idée, vous allez voir ! Et même qu’elle a eu un fier succès à la mairie comme à l’église.

Martial s’interrompit, la noce arrivait.

Thérèse marchait à la tête, en simple robe de soie prune, mais fière, point gênée, et tenant au bras le poupon, une fille sans doute, qui, tout de blanc vêtue, portait par-dessus sa pelisse et son voile le bouquet virginal et la couronne d’oranger des mariées.

— Sacré farceur, la voilà donc ton idée ?… dit le patron en frappant sur l’épaule de Martial.

Et Martial répondit :

— Que voulez-vous, patron, faut jamais rougir de ce qu’on aime ; et puis, un jour de noce, il n’est pas défendu de rire un brin.