Frissons/Jhane

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chez l’auteur (p. 67-77).
JHANE


I

Au déclin du printemps, dans une après-midi
D’un certain jour de fête, — et je crois un jeudi, —
Au milieu d’un grand bois, tout près d’une fontaine,
Deux amants sont assis sur l’herbe, sous un chêne,
Et, chercheurs d’idéal, dans un essor béni,
Il tombe dans leur âme en gouttes d’infini.


La jeune fille est belle, et de son regard d’ange,
Qui commande à l’amour, un délicat mélange

D’ignorance enfantine et de savoir naissant
S’échappe avec douceur et captive en passant
Tout ce qu’il peut trouver de jeunesse sensible ;
Et puis je ne sais quoi de grand et de paisible
Est empreint sur son front qu’a peuplé l’inconnu ;
On dirait le reflet d’un mirage ingénu,
Quelque chose d’étrange, une timide aurore
Disputant au soleil le fruit qui vient d’éclore.
Ses cheveux, noirs et longs, que pour derniers attraits
Embellit une rose, en anglaises de jais
Prélassent sur son cou leurs boucles amoureuses ;
Tout son être est empreint de grâces radieuses ;
En elle tout est vie, espérance, beauté,
La noblesses s’unit à la simplicité,
La candeur à l’amour, la sagesse au mérite,
La terre à l’idéal : — si bien que l’on hésite,
Quand on approche d’elle, entre un rêve menteur
Et la réalité d’un modèle enchanteur.
Jhane est son nom.



L’amant que cette enfant adore
Se nomme André. Semblable à l’instrument sonore,
Dont l’âme s’assoupit et parle avec lenteur,
Ou dit, pleine d’ivresse, un concert enchanteur,
Selon la volonté de la main qui l’inspire,
Il chante avec transport le capiteux délire

Que l’adorable Jhane engendre d’un regard ;
L’amour a déployé son riant étendard,
Et dans ses plis soyeux ils ont la certitude
De bientôt voir le jour de leur béatitude.

II


Ah ! les belles amours, que celles de vingt ans !
Sentir au fond du cœur les vigoureux élans
Que fait naître le nom de l’ange que tout nomme,
Etre moins grand que Dieu mais bien plus grand quel’homme,
Et, rempli de pensers profonds comme les mers,
S’élancer l’âme en feu dans ces lointains éthers
Que peuple de parfums suaves et mystiques
Le doigt inaperçu de puissances féeriques,
Dans ce vaste milieu qui reste indéfini,
Par delà les soleils, bien loin dans l’infini.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Tous deux ils sont assis parmi les jeunes pousses,
Et pour velours d’Utrecht ils ont les vertes mousses
Que de brillantes fleurs entaillent de rubis ;
Un orchestre d’oiseaux anime les taillis
Et mêle son concert au doux bruit des caresses ;
Jamais on n’entendit de semblables promesses,
De mots si séducteurs. Au moment des aveux
Le printemps les regarde, et dans ses grands yeux bleus,
Faits d’azur incertain et de force féconde,
S’ébauche un doux souris.

De même qu’on voit l’onde
Frissonner amoureuse aux baisers du zéphyr,
Cette enfant, cette fleur, cette perle d’Ophir,
S’émeut, s’épanouit et brille davantage,
Lorsque devient plus fort le tendre badinage
De l’amant enivré des frissons ressentis
Au contact dangereux des baisers consentis.


À cette heure ils sont fous, plus rien ne les conseille,
D’ailleurs, ils n’ont de foi qu’en leur bouche vermeille.

III


. . . . . . . . . . . . . . . .

Un grand combat s’engage, immense en est l’enjeu.
Que veut donc cet amant dont la lèvre de feu
La brûle de baisers de son œil à sa bouche…
Elle entend divaguer cet homme qui la touche,
Une soif inconnue agite son beau sein,
Tous deux ont senti naître un étrange dessein,
L’amoureuse faiblit sous le feu des caresses,
L’amoureux enhardi redouble ses tendresses,
Il presse triomphant sa Jhane sur son cœur,
Le combat est terrible et l’amour est vainqueur.

IV


. . . . . . . . . . . . . . . .

Ah ! tant pis pour celui dont l’âme, deux fois dure,
Est un mélange ingrat de honte et de parjure,
Un repaire hideux aux horizons mesquins,
Un roc au bas duquel s’émoussent nos chagrins ;
Ne volez pas vers lui, sensibles vers, cet être,
Un jour, en vous voyant, blasphémerait peut-être,
Et quoi que vous disiez, en vos plaintifs accents,
Vos efforts généreux resteraient impuissants ;
Il ne sentirait pas, ce personnage étrange,
Son âme s’émouvoir aux caresses d’un ange.


V


. . . . . . . . . . . . . . . .

J’eus toujours quelques pleurs pour l’angoisse des femmes
Victimes d’un amour ardent et criminel,
Qu’un instant d’abandon, pour le frisson charnel,
Vit tomber de l’azur dans des bas-fonds infâmes.


Pauvre Jhane ! où sont-ils ses beaux rêves d’hier,
Sa foi dans le bonheur, ses caresses d’amante !…
Poussés par le remords les crocs de la tourmente
Obsèdent son esprit dans des rages d’enfer.

Ce qui brise son crâne, — horrible anxiété —
C’est un amour déçu, la croyance enfantine,
La foi dans les serments déchirant leur hermine
Au seuil désenchanter de la réalité.


Car son amant l’a fuie, et la honte au front bas,
Que suivent le mépris et des spectres sans nombre,
Lui montre l’avenir drapé d’un voile sombre,
Brandissant sur son cou d’ignobles coutelas.


Hélas ! l’homme est de même ; et, malgré ses discours,
— Devant ce que j’écris mon âme se soulève —
L’amoureux d’aujourd’hui, quand il a le fruit d’Ève,
En préfère un nouveau que d’y mordre toujours.

VI


Hier, tout le village était en grand émoi.
On accourait en foule aux rives des Grands-Sables,
Où l’on avait trouvé — j’en suis rempli d’effroi —
Un noyé dont les traits étaient méconnaissables.
Le cadavre, arrêté sous un amas de branches,
Était à moitié nu. Tout autour de ses hanches,
Des trous, des trous hideux, se peuplaient de rongeurs ;
Un ulcère violet lui couvrait la poitrine,
Et son ventre effondré, que fêtait la vermine,
Promenait sur les chairs ses ignobles rougeurs.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Jhane s’était noyée, et, le soir, chez sa tante,
J’appris de quelques gens qui savaient son dessein,
Un détail dont l’horreur m’a glacé d’épouvante :
La malheureuse avait un enfant dans son sein !