Frissons voluptueux/01

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 76p. 1-5).

Vous me connaissez mal, la même ardeur me brûle
Et le désir s’accroît, quand l’effet se recule…

Polyeucte, par Pierre Corneille
(Acte i, Scène première, vers 1641-1642.)

Lorsque dix heures sonnèrent, Pygette s’éveilla. Le soleil jetait toutes ses flammes à travers les rideaux d’une porte fenêtre démesurée ouverte sur le boulevard des Filles-du-Calvaire. On entendait vrombir les autos, les tramways et même un aéroplane faisant le zig au zénith. Le ciel pur montrait à nu toutes les splendeurs et l’air était tendre. Pygette gémit, comme sous la volupté, et dit en levant les bras vers le plafond :

— M…, quel beau temps.

Aurais-je à dire que Pygette, ainsi nommée par le docteur ès-lettres de ses amis, auquel elle avait demandé un joli pseudonyme, portait icelui fort bien ? Pygette, c’est si j’ose dire la queue de callipyge, en forme de diminutif par quelque artifice de rhétorique, euphémisant… Car l’aimable Pygette était rien moins que réduite et diminuée en ses formes, lorsque son buste parvenu à l’attache des hanches s’épanouissait. Ce n’est pas, pour parler non sans prétention, la langue grecque, Pygette qu’on eût donc dû la nommer, mais « macropyge ». Avouons que si c’eût été exact, c’est infiniment moins gracieux que Pygette… On devine bien, d’ailleurs, en France, où l’esprit de tout le monde est aussi subtil que celui d’un seul homme d’esprit, que Pygette est un paradoxe. Au surplus jamais on ne s’y était trompé…

Mais à quoi bon tant parler d’une chose qu’il suffit d’admirer en silence. Aussi bien, voilà Pygette qui se lève. Le lecteur peut goûter comme moi l’ironie subtile de son nom : Pygette… Hé ! sa callipygie n’était pourtant pas d’un modèle puéril. Elle étalait une ampleur lunaire et bifide, à la fois replète dans l’ensemble et dans chacun de ses deux éléments. Pygette ne possédait d’ailleurs pas, de noble et de majestueux, que cette partie d’elle-même, nommée par les gens prosaïques d’un autre nom vulgaire et sans faste. Elle s’ornait d’une figure délicieuse et modernissime, à cheveux ras, très androgynique et qui aurait converti au féminisme le fameux sculpteur Benvenuto Cellini, grand amateur de petits garçons. Enfin, son buste était digne de sa croupe. Deux seins impériaux, aux courbes savantes, lui donnaient un air agressif à la fois et désirable. Ses reins souples et tissus de beaux muscles fermes se creusaient en suivant une colonne vertébrale qu’on eût voulu caresser. Sous les seins le thorax descendait en pente douce vers le ventre lisse et poli comme la panse d’une urne chinoise, et d’un blanc rosé propre à émerveiller le plus habile céramiste.

Parlerai-je de ses jambes longues et fines, aux cuisses pleines et renflées, aux jarrets minces, aux mollets épanouis ? Oui, sans doute, et même de l’ensemble qui, en d’autres temps, aurait constitué, sculpté, une Vénus propre à orner et érotiser les pages des albums et les salles d’un grand musée…

Pygette levée alla voir ce qui se passait dehors. Sa nudité toutefois pouvant offusquer les gens d’en face, elle se couvrit par devant d’un morceau d’étoffe ramassé sur un fauteuil.

À ce moment une voix sombre et brutale sonna dans le silence de la chambre.

— Dis donc, toi, veux-tu, je te prie, laisser mon veston.

Pygette se retourna. Elle l’avait oublié ma foi, et faillit même s’en émerveiller mais sa joie du beau temps tomba d’un coup. Hélas ! elle n’était pas seule. De son métier, femme dite légère, charmante petite prostituée tirant son gagne-pain du plaisir donné aux mâles, elle se trouvait nantie depuis minuit d’un compagnon, d’ailleurs grincheux, qui habitait son propre lit en ce moment et semblait même désireux de s’y incruster.

Elle vit la face rogue et rase étalée parmi l’oreiller écrasé et un frisson lui parcourut l’échine. Elle avait dû en se levant réveiller le personnage, et maintenant il allait peut-être renouveler des exploits amoureux dont le seul souvenir aurait dégoûté Pygette de l’amour. Quelle maladresse !… Ainsi, nue et triste, ayant laissé tomber le veston sur le tapis, elle regardait le lit dans une angoisse non dissimulée et ne disait mot.

— Allons, viens te recoucher ! dit l’homme.

Pygette voulut éviter les conséquences de cet ordre menaçant.

— Non, écoute, mon petit, tu comprends, moi j’ai faim, je m’habille et je descends. Il est bientôt midi.

L’autre sortit des draps un bras menaçant et poilu.

— Je te dis de te recoucher. Tu sais que je ne suis pas de ces types qu’on charrie en douce. Prends garde à toi !

Mais le beau soleil qui lui inondait le dos de lumière chaude donna du courage à Pygette. Elle leva la voix :

— Et puis zut ! tu m’embêtes. T’en as assez fait depuis qu’on est au lit. C’est barca. Moi j’en ai marre.

L’individu devint rouge comme une bouteille de dentifrice et se dressa sur le lit sans songer à ménager la pudeur de personne. Pygette, pourtant habituée à maint spectacle, dit audacieux et qui parfois y jouait même un petit rôle bien payé, en fut offusquée. C’est que rien n’est indécent comme la nudité mâle, lorsque sa pilosité et son absence d’harmonie dans les formes dépasse un certain degré.

— Ah ! tu ne veux pas te recoucher, petite garce, eh bien, tu verras.

— Je verrai quoi ? dit Pygette avec étonnement.

— Tu verras, tu verras, et pas plus tard que demain. Tu ne sais pas ce que je suis…

— Tu es un…

Ainsi répondit laconiquement Pygette qui ne tremblait pas. Ce n’est aucunement que son courage fût grand et quotidien, mais ce matin-là elle eût défié le ciel. Avoir été obligée de s’offrir à cet ours exigeant, et, au matin, quand il serait si bon de se vêtir en chantonnant, devoir recommencer malgré le soleil qui vous appelle dehors, il y a de quoi enrager. Pygette faisait tête.

— Oui, rétorqua brutalement le gaillard en commençant de s’habiller, je suis cela peut-être, mais toi tu regretteras demain de me l’avoir dit.

— Ta gueule ! dit Pygette bondée de courage et prévoyant la fuite du personnage dont elle avait, par chance, et en arrivant, avant de se mettre au lit, perçu l’honoraire et que cette certitude rendait fière.

L’autre grogna :

— Crâne, ma petite, tu as vingt-quatre heures pour ça, en attendant le bigne.

Cette fois Pygette rouspéta :

— Le bigne, dis donc, espèce de faux-cul, pour qui me prends-tu ? C’est toi qui devrais y être, dans le bigne, avec ta gueule de faux témoin et de voleur à la tire. Moi je suis une honnête fille et je ne crains rien de la justice ni de personne. Tu feras bien de boucler ce qui te sert de gueule, car je te casse le pot à eau sur la tirelire, aussi vrai que je suis la môme Pygette dite belles fesses.

L’adversaire de Pygette avait maintenant mis son pantalon et son gilet. Cela lui donnait de la dignité. Il haussa les épaules.

— Si tu veux te faire grouper et mener au Dépôt tout de suite, tu n’as qu’à continuer tes boniments. Si tu avais été gentille, je t’aurais avertie de quelque chose que je sais et ça t’aurait rendu service. Tu fais du foin, tu crosses, bon ! Je la ferme. Mais boucle aussi tout de même parce que j’en suis et la patience n’est pas mon fort.

Comme Pygette se taisait, horrifiée d’avoir hospitalisé un policier et un policier de telle envergure qu’il avait pu la payer aussi largement qu’un Américain, il ajouta :

— Avec ma pomme, tout à gagner quand on met les pouces, tout à perdre si on fait le crosson. Je les mets ! Adussias, la môme ! T’aurais mieux fait de me laisser m’amuser un peu.

Et il sortit.

— M…, dit Pygette.