Frissons voluptueux/03

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 76p. 10-14).
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iii

La menace


Hélas, il est minuit et Pygette est toujours en quête, je ne dirai pas d’amour comme le font ceux qui prennent le Pirée pour un homme et un métier pour une vacance, mais d’un client. Elle a parcouru tous les lieux habituels où s’exerce son ardeur agréable aux dieux et aux hommes. Elle a échangé quelques mots avec nombre de personnages dont les regards semblaient dénoncer le désir, et l’apparence annoncer l’aisance bourgeoise. Hélas ! comme on se trompe de nos jours sur la valeur financière des humains rencontrés au hasard… Ce jeune homme naïf, du moins en apparence, et qui possède toutes les dignités du fils de famille bon à tondre, lorsqu’entre deux tables Pygette lui adressa la parole, repartit franchement que pour cinq louis — entendez bien, cinq louis qu’elle donnerait et dont il ferait sa propriété — la douce Pygette pourrait se l’envoyer… Elle a eu un rire narquois et sut répondre :

— Pas besoin de ta pomme mon petit. Mon clysopompe te ressemble tout à fait.

Et lui, moins ingénu qu’il semblait, a reparti :

— Oui, mais moi je fonctionne tout seul et lui tu as besoin de tourner la manivelle…

Ensuite ç’a été un brave homme aux joues rebondies, l’air d’un rentier provincial plein de bonne humeur et d’or. Pygette lui jetait des œillades incendiaires et s’est glissée à son côté lorsqu’elle le crut suffisamment en feu. Hélas, ce balkanique ne jactait pas un mot de français et cherchait une fille qui parlât sa langue : l’espèce de charabia international qu’on triture dans le Banat de Temesvar. Refoulée de ce côté du front, Pygette tenta l’offensive plus à gauche, vers un homme décoré, à longue barbe blanche, qui s’appuyait sur un magnifique parapluie en buvant une chartreuse verte.

Mais elle avait affaire à un sénateur de la gauche radicale qui ne voulait aimer que radicalement. C’est-à-dire qu’il ne voulait pas de femme ayant dépassé en âge la seizième année. Et il réclamait le droit à des précautions multiples en cas de satisfaction, c’est-à-dire que Pygette, laquelle avait dix-neuf ans et deux mois eut beau lui dire que les trois années écoulées depuis ses seize ans ne comptaient pas ailleurs que dans l’état-civil, il ne voulut rien entendre. Enfin, pour marchander, il offrit un honoraire si dérisoire, devant celui que paraissait justifier la dispense de limite d’âge, que Pygette s’éloigna en le traitant de cocu.

Et minuit vint. C’est bien à tort que l’on a fait à minuit un renom fâcheux d’heure des crimes. Les crimes nocturnes sont pour la plupart commis dans les théâtres par les acteurs bien intentionnés, chevaliers du Mérite agricole et armés d’armes en carton. Pour le reste de la criminologie, elle est absolument diurne. Aussi Pygette qui ne craignait rien et dont l’appétit d’argent allait croissant (le terme était la semaine proche) courut-elle dans la ténèbre vers les boîtes spéciales où elle gardait ses entrées et qui hospitalisent jusqu’à l’aube des amoureux de boissons alcooliques, d’érotismes originaux et d’atmosphères supragalantes.

Elle visita le Marry-Bar, où la débauche est purement jacobite, et dont la dignité raide d’ivresse et de pédérastie lui parut hostile à l’utilisation de ses charmes.

Elle vint alors à Toucouzine-Mansion, qui est plutôt américain, c’est dire Mormoniste et Baptiste avec un rien de Christian-Church. Là on s’amusait à boire un mélange de pulche mexicain et d’alcool de framboises. Ce produit est d’un érotisme puissant, mais il saoule vite : le temps de dire le psaume 27, qui pourtant est très court. Bref, Pygette, après avoir subi des contacts dépourvus de politesse et de douceur, craignant pour sa chemise-enveloppe opéra laquelle lui avait coûté trois cents francs, quitta le Toucouzine pour gagner le Barathrax.

Barathrax est un restaurant de nuit russe ou plutôt géorgien. On y est servi avec quelque tumulte et sans gêne dans des verreries imitant celles de Carlsbad qui jadis faisaient l’ornement de la cour Impériale de Petersbourg. C’est ce qu’on nomme une « boîte de nuit de grand luxe ». Pygette se sentait, malgré les faveurs d’un maître d’hôtel qui lui permettait d’y prendre place, un peu perdue en ce palazzo. Mais le hasard est un maître de danse étonnant. Il fit que la douce enfant sut drainer les regards d’un Balte écarlate et moustachu comme un reître, lequel vint s’asseoir à son côté.

L’homme parlait français fort bien, et il croyait avoir affaire à une de ces jeunes femmes bien élevées qui, à Vienne, par exemple, font le trottoir pour compléter le salaire que leur octroie une administration tutélaire ; mais préférant servir les requins que les sardines… Pygette se garda de le détromper et bientôt tous deux furent une paire d’amis. La nuit décidément finirait bien.

Le malheur fut que le Balte voulut aller jusqu’au jour de maison en restaurant, de café en lupanar et de lupanar en mastroquet. Pygette n’y voyait en son for aucun inconvénient et mainte fois elle s’était livrée à cette tournée où sa sobriété ne risquait rien. Pourtant cette nuit-là elle sentait une sorte de gêne, une lourdeur lui écraser les vertèbres et lui serrer les poumons. Elle s’aperçut que sa face sérieuse courait dès lors risque de lui faire perdre le bénéfice de sa grâce et de son beau corps apparent sous la robe claire que cent lampes à incandescence annulaient aussi. Ainsi se mit-elle malgré soi, à rire et à plaisanter. Mieux, comme le Balte voulait danser avec elle, Pygette se résigna à l’enlacement de ce lourd gaillard raide et sanglé comme un junker et qui charlestonnait avec une élégance de rhinocéros. Qu’importe. Elle fut récompensée au vrai, elle la danseuse attitrée de tant d’Argentins vrais ou faux, d’avoir accepté d’être un moment ridicule car l’homme lui dit à l’oreille :

— Bien gentille. Je te donnerai cent marks.

Pygette était de celles qui savent les cours de toutes les monnaies étrangères. Elle avait déjà changé des marks et n’ignorait rien des avantages que le change confère à cette devise. Aussi son sourire s’épanouit-il tout à fait lorsqu’elle se pencha pour embrasser sur l’oreille, avec une apparence délicieuse de clandestinité, le gaillard rubicond qui devint d’un coup, sous le fouet de la joie, couleur même de la chemise pourpre que portait Pygette en ce moment. Alors, on se rendit au bar du Homard-qui-pète, où la java était dansée avec une perfection ignorée du reste de Paris. Puis ce fut aux Kissky, lequel se pare d’un chanteur touareg et d’un orchestre de nègres pahouins.

Le jour était venu. Par les fenêtres du Kissky, Pygette voyait des lumières bleues couvrir toutes choses d’une sorte d’impondérable vapeur. Déjà passaient dans les rues les voitures de livraison pour des commerces matinaux. Un ronflement sourd s’animait sur la ville et le malaise de Pygette s’accroissait sans cesse, sans qu’elle sût d’où il venait et comment réagir.

Cependant, comme ils occupaient, le Balte et elle, un coin de salle où les regards pénétraient moins, et puis, parce que la lumière luttait contre le jour, l’homme se livrait à mille attouchements amoureux auxquels Pygette plongée en ses rêves, restait insensible. Mais lui précisément trouvait là une sorte de pudeur nouvelle. Il se fût fâché que sa compagne témoignât d’une allégresse prostitulaire et sa satisfaction s’accrut à tel degré qu’il murmura à l’oreille de Pygette :

— Je te donnera deux cents marks.

Ils sortirent. Une clarté délicate, venue d’un ciel transparent, semblait vernir les choses, Il marchèrent tous deux un moment, puis, comme ils passaient devant la terrasse d’un café nocturne, d’ailleurs désert, le Balte voulut s’y asseoir. Elle accepta, lasse et muette. Du temps passa. Paris s’agitait maintenant comme une usine. Les passants sortant du lit, emmitouflés et hâtifs passaient sans cesse par troupeaux, allant à leurs travaux. Soudain comme une femme distribuant les journaux aux kiosques frôlait la terrasse, le compagnon de Pygette appela et acheta encore tout humide d’encre, le Paris-Tout du jour.

Il ouvrit, lut ça et là et dit en souriant à Pygette :

— Tiens, regarde, encore un crime par ici.

Elle jeta un coup d’œil distrait, puis, intéressée alla jusqu’au bout. Alors se levant d’un coup sans répondre aux appels du Balte, elle se sauva éperdûment.