Fromont jeune et Risler aîné/Livre troisième/III

La bibliothèque libre.
Charpentier et Cie (p. 210-218).

XV - PAUV' PITIT MAM'ZELLE ZIZI


___________________

Oh ! que Désirée était heureuse.

Frantz venait chaque jour s’asseoir à ses pieds comme au bon temps sur la petite chaise basse, et ce n’était plus pour lui parler de Sidonie.

Le matin, dès qu’elle se mettait à l’ouvrage, elle voyait la porte s’entr’ouvrir doucement : « Bonjour, mam’zelle Zizi ». Il l’appelait toujours ainsi maintenant, de son nom de petite fille ; et si vous saviez comme il disait cela gentiment : « Bonjour, mam’zelle Zizi » Le soir, ils attendaient le « père » ensemble, et, pendant qu’elle travaillait, il la faisait frémir avec le récit de ses voyages.

– Qu’est-ce que tu as donc ? Tu n’es plus la même, lui disait la maman Delobelle, étonnée de la voir si gaie et surtout si remuante. Le fait est qu’au lieu de rester comme autrefois sans cesse enfoncée dans son fauteuil avec un renoncement de jeune grand’mère, la petite boiteuse se levait à chaque instant, allait vers la croisée d’un élan comme s’il lui poussait des ailes, s’exerçait à se tenir debout, bien droite, demandant tout bas à sa mère :

– Est-ce que ça se voit, quand je ne marche pas ?

De sa jolie petite tête où elle s’était concentrée jusqu’alors dans l’arrangement de la coiffure, sa coquetterie se répandait sur toute sa personne, comme ses longs cheveux frisés et fins, quand elle les dénouait. C’est qu’elle était très, très coquette à présent ; et tout le monde s’en apercevait bien. Les oiseaux et mouches pour modes avaient eux-mêmes un petit air tout à fait particulier.

Oh ! oui, Désirée Delobelle était heureuse. Depuis quelques jours M. Frantz parlait d’aller tous ensemble à la campagne, et comme le père, toujours si bon, si généreux, voulait bien consentir à laisser prendre à ces dames un jour de congé, ils partirent tous les quatre un dimanche matin.

On ne peut pas se figurer le beau temps qu’il faisait ce jour-là. Quand Désirée ouvrit sa fenêtre dès six heures, que dans la brume matinale elle vit le soleil déjà chaud et lumineux, qu’elle songea aux arbres, aux champs, aux routes, à toute cette miraculeuse nature qu’elle n’avait pas vue depuis si longtemps et qu’elle allait voir au bras de Frantz, les larmes lui en vinrent aux yeux. Les cloches qui sonnaient, les bruits de Paris montant déjà du pavé des rues, l’endimanchement – cette fête du pauvre – qui éclaircit jusqu’aux joues des petits charbonniers, toute l’aurore de ce matin exceptionnel fut savourée par elle longuement et délicieusement.

La veille au soir, Frantz lui avait apporté une ombrelle, une petite ombrelle à manche d’ivoire ; avec cela, elle s’était arrangé une toilette très soignée mais très simple, comme il convient à une pauvre petite infirme qui veut passer sans être vue. Et ce n’est pas assez de dire que la pauvre petite infirme était charmante.

À neuf heures très précises, Frantz arriva avec un fiacre à la journée et monta pour prendre ses invités. Mam’zelle Zizi descendit coquettement toute seule, appuyée à la rampe, sans hésiter. Maman Delobelle venait derrière elle, en la surveillant ; et l’illustre comédien, son paletot sur le bras, s’élança en avant avec le jeune Risler pour ouvrir la portière. Oh ! la bonne course en voiture, le beau pays, la belle rivière, les beaux arbres… Ne lui demandez pas où c’était ; Désirée ne l’a jamais su. Seulement elle vous dira que le soleil était plus brillant dans cet endroit-là que partout ailleurs, les oiseaux plus gais, les bois plus profonds ; et elle ne mentira pas.

Toute petite, elle avait eu quelquefois de ces jours de grand air et de longues promenades champêtres. Mais plus tard le travail constant, la misère, la vie sédentaire si douce aux infirmes, l’avaient tenue comme clouée dans le vieux quartier de Paris qu’elle habitait et dont les toits hauts, les fenêtres à balcons de fer, les cheminées de fabrique, tranchant du rouge de leurs briques neuves sur les murs noirs des hôtels historiques, lui faisaient un horizon toujours pareil et suffisant. Depuis longtemps elle ne connaissait plus en fait de fleurs que les volubilis de sa croisée, en fait d’arbres que les acacias de l’usine Fromont entrevus de loin dans la fumée.

Aussi quelle joie gonfla son cœur, quand elle se trouva en pleine campagne. Légère de tout son plaisir et de sa jeunesse ranimée, elle allait d’étonnement en étonnement, battant des mains, poussant de petits cris d’oiseau ; et les élans de sa curiosité naïve dissimulaient l’hésitation de sa démarche. Positivement, ça ne se voyait pas trop. D’ailleurs Frantz était toujours là, prêt à la soutenir, à lui donner la main pour franchir les fossés, et si empressé, les yeux si tendres. Cette merveilleuse journée passa comme une vision. Le grand ciel bleu flottant vaporeusement entre les branches, ces horizons de sous-bois, qui s’étendent aux pieds des arbres, abrités et mystérieux, où les fleurs poussent plus droites et plus hautes, où les mousses dorées semblent des rayons de soleil au tronc des chênes, la surprise lumineuse des clairières, tout, jusqu’à la lassitude d’une journée de marche au grand air, la ravit et la charma.

Vers le soir, quand, à la lisière de la forêt, elle vit, sous le jour qui tombait, les routes blanches éparses dans la campagne, la rivière comme un galon d’argent, et là-bas, dans l’écart des deux collines, un brouillard de toits gris, de flèches, de coupoles qu’on lui dit être Paris, elle emporta d’un regard, dans un coin de sa mémoire, tout ce paysage fleuri, parfumé d’amour et d’aubépines de juin, comme si jamais, plus jamais, elle ne devait le revoir.

Le bouquet que la petite boiteuse avait rapporté de celle belle promenade parfuma sa chambre pendant huit jours. Il s’y mêlait parmi les jacinthes, les violettes, l’épine blanche, une foule de petites fleurs innomées, ces fleurs des humbles que des graines voyageuses font pousser un peu partout au bord des routes. En regardant ces minces corolles bleu pâle, rose vif, toutes ces nuances si fines que les fleurs ont inventées avant les coloristes, bien des fois, pendant ces huit jours, Désirée refit sa promenade. Les violettes lui rappelaient le petit tertre de mousse où elle les avait cueillies, cherchées sous les feuilles, en mêlant ses doigts à ceux de Frantz. Ces grandes fleurs d’eau avaient été prises au bord d’un fossé encore tout humide des pluies d’hiver, et pour atteindre, elle s’était appuyée bien fort au bras de Frantz. Tous ces souvenirs lui revenaient en travaillant. Pendant ce temps-là, le soleil, qui entrait par la fenêtre ouverte, faisait étinceler les plumes des colibris. Le printemps, la jeunesse, les chants, les parfums transfiguraient ce triste atelier de cinquième étage, et Désirée disait sérieusement à la maman Delobelle, en respirant le bouquet de son ami :

– As-tu remarqué, maman, comme les fleurs sentent bon cette année ?…

Et Frantz, lui aussi, commençait à être sous le charme. Peu à peu mam’zelle Zizi s’emparait de son cœur et en chassait jusqu’au souvenir de Sidonie. Il est vrai que le pauvre justicier faisait bien tout ce qu’il pouvait pour cela. À toute heure du jour il était auprès de Désirée, et se serrait contre elle comme un enfant. Pas une fois il n’avait osé retourner à Asnières. L’autre lui faisait encore trop peur.

– Viens donc un peu là-bas… Sidonie te réclame, lui disait de temps en temps le brave Risler, quand il entrait le voir à la fabrique. Mais Frantz tenait bon, prétextait toutes sortes d’affaires pour renvoyer toujours sa visite au lendemain C’était facile avec Risler, plus que jamais occupé de son Imprimeuse dont on venait de commencer la fabrication.

Chaque fois que Frantz descendait de chez son frère, le vieux Sigismond le guettait au passage et faisait quelques pas dehors avec lui, en grandes manches de lustrine, sa plume et son canif à la main Il tenait le jeune homme au courant des affaires de la fabrique. Depuis quelque temps, les choses avaient l’air de marcher mieux. M. Georges venait régulièrement à son bureau et rentrait coucher tous les soirs à Savigny. On ne présentait plus de notes à la caisse. Il paraît que la madame, là-bas, se tenait aussi plus tranquille. Le caissier triomphait.

– Tu vois, petit, si j’ai bien fait de t’avertir… Il a suffi de ton arrivée pour que tout rentre dans l’ordre… C’est égal, ajoutait le bonhomme emporté par l’habitude, c’est égal… chai bas gonfianze…

– N’ayez pas peur, monsieur Sigismond, je suis là, disait le justicier.

– Tu ne pars pas encore, n’est-ce pas mon petit Frantz ?

– Non, non… pas encore… J’ai une grosse affaire à terminer auparavant.

– Ah ! tant mieux.

La grosse affaire de Frantz, c’était son mariage avec Désirée Delobelle. Il n’en avait encore parlé à personne, pas même à elle ; mais mam’zelle Zizi devait se douter de quelque chose, car, de jour en jour, elle devenait plus gaie et plus jolie, comme si elle prévoyait que le moment allait bientôt venir où elle aurait besoin de toute sa joie et de toute sa beauté.

Ils étaient seuls dans l’atelier, un après-midi de dimanche. La maman Delobelle venait de sortir, toute fière de se montrer une fois au bras de son grand homme, et laissant l’ami Frantz près de sa fille pour lui tenir compagnie. Soigneusement vêtu, avec un air de fête répandu sur toute sa personne, Frantz avait ce jour-là une physionomie singulière, à la fois timide et résolue, attendrie et solennelle, et rien qu’à la façon dont la petite chaise basse vint se mettre tout près du grand fauteuil, le grand fauteuil comprit qu’on avait une confidence très grave à lui faire, et il se doutait bien un peu de ce que c’était. La conversation commença d’abord par des paroles indifférentes qui s’interrompaient à chaque instant de longs silences, de même qu’en route on s’arrête au bout de chaque étape pour reprendre haleine vers le but de voyage.

– Il fait beau aujourd’hui.

– Oh ! bien beau.

– Notre bouquet sent toujours bon.

– Oh ! bien bon…

Et rien que pour prononcer ces mots si simples, leurs voix étaient émues de ce qui allait se dire tout à l’heure. Enfin la petite chaise basse se rapprocha encore un peu plus du grand fauteuil ; et croisant leurs regards, les mains entrelacées, les deux enfants s’appelèrent tout bas, lentement, par leur nom :

– Désirée.

– Frantz.

À ce moment, on frappa à la porte. C’était le petit coup discret d’une main finement gantée qui craint de se salir au moindre contact.

– Entrez !… dit Désirée avec un léger mouvement d’impatience ; et Sidonie parut, belle, coquette et bonne. Elle venait voir sa petite Zizi, l’embrasser en passant. Depuis si longtemps elle en avait envie.

La présence de Frantz sembla l’étonner beaucoup, et toute à la joie de causer avec son ancienne amie, elle le regarda à peine. Après des effusions, des caresses, de bonnes causeries du temps passé, elle voulut revoir la fenêtre du palier, le logement des Risler. Cela l’amusait de revivre ainsi toute sa jeunesse.

– Vous rappelez-vous, Frantz, quand la princesse Colibri entrait dans votre chambre, sa petite tête bien droite sous un diadème en plumes d’oiseaux ?

Frantz ne répondait pas. Il était trop ému pour répondre. Quelque chose l’avertissait que c’était pour lui, pour lui seul que cette femme venait, qu’elle voulait le revoir, l’empêcher d’être à une autre, et le malheureux s’apercevait avec terreur qu’elle n’aurait pas grand effort à faire pour cela. Rien qu’en la voyant entrer, tout son cœur avait été repris.

Désirée ne se doutait de rien, elle. Sidonie avait l’air si franc, si amical. Et puis, maintenant, ils étaient frère et sœur. Il n’y avait plus d’amour possible entre eux.

Pourtant, la petite boiteuse eut un vague pressentiment de son malheur, lorsque Sidonie, déjà sur la porte et prête à partir, se tourna négligemment pour dire à son beau-frère.

– À propos, Frantz, je suis chargée par Risler de vous emmener dîner ce soir avec nous… La voiture est en bas… Nous allons le prendre en passant à la fabrique.

Puis, avec le plus joli sourire du monde :

– Tu veux bien nous le laisser, n’est-ce pas, Zirée ? Sois tranquille, nous te le rendrons.

Et il eut le courage de s’en aller, l’ingrat ! Il partit sans hésiter, sans se retourner une fois, emporté par sa passion comme par une mer furieuse, et ce jour-là ni les jours suivants, ni plus jamais dans la suite, le grand fauteuil de mam’zelle Zizi ne put savoir ce que la petite chaise basse avait de si intéressant à lui dire.