Fruits défendus/Une nuit d’amour

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Fruits défendusLibrairie Universelle (Anthologie Contemporaine. vol. 16) (p. 12-16).

UNE NUIT D’AMOUR




Après la bataille de Magenta et le combat de Melegnano, les Autrichiens avaient précipité leur retraite derrière le Mincio, abandonnant les hauteurs qui forment au sud du lac de Garde une agglomération de mamelons escarpés. Il était évident que l’ennemi s’apprêtait à concentrer toute sa résistance sur le bord du fleuve, et l’armée franco-italienne reçut l’ordre d’occuper aussitôt les positions abandonnées. L’armée de Victor-Emmanuel dut se porter sur Pozzolengo ; le maréchal Baraguay d’Hilliers, avec le premier corps, sur Solferino ; Mac-Mahon, avec le deuxième corps, sur Cavriana ; le maréchal Canrobert, avec le troisième corps, sur Medole, et le général Niel, avec le quatrième corps, sur Guidizzolo, Regnault de Saint-Jean d’Angély devait se diriger sur Castiglione, tandis que les deux divisions de cavalerie prenaient position au-dessus de Solferino.

Dans la nuit du 23 au 24 juin, les Autrichiens, reprenant l’offensive, franchirent le Mincio, et les deux armées marchaient sans le savoir au devant l’une de l’autre.

Sur la route de Mantoue, en avant de la ferme de Casa-Morino, un bataillon d’infanterie vint prendre position dans le petit village de Monte-Calvi. La chaleur était accablante, et, quand le détachement s’avança dans la rue tortueuse que bordaient les maisons pittoresques avec leurs murs peints à fresque et leurs terrasses étagées, où s’épanouissaient dans toute leur vigueur de grands cactus et des figuiers d’Arabie, le capitaine qui commandait le détachement sauta de son cheval en s’écriant avec dépit :

— Les habitants ont filé, c’est évident. Il nous faut pourtant du foin et de l’avoine pour nos chevaux… Frappez à toutes les portes et entrez, si l’on ne répond pas !

En un clin d’œil, les soldats se répandirent de tous côtés. Mais la population effrayée par la canonade, avait, la veille, évacué en masse le village menacé.

Deux ou trois puits fournirent l’eau nécessaire, et, quand les chevaux et les hommes furent désaltérés, le capitaine annonça qu’il attendrait désormais des ordres et ne se remettrait probablement en marche que le lendemain au lever du soleil.

On trouva quelques jambons dans une maison bourgeoise, un peu de farine de maïs chez quelques paysans. Une douzaine de lapins qui étaient restés fidèles au poste payèrent de la vie leur attachement au pays natal.

Le capitaine, avec les lieutenants, et un chirurgien militaire, s’installa dans une maison assez vaste qui semblait appartenir à des gens aisés. En effet, deux officiers, étant descendus à la cave, en rapportèrent plusieurs bouteilles de vin, en disant qu’il y avait en bas plusieurs barriques pleines jusqu’à la bonde. D’autres trouvèrent dans une pièce voûtée au fond de la cour des jambons, du lard et du porc salé. Sur une étagère s’alignaient une vingtaine de fromages, et en face une provision abondante de larges pains noirs, évidemment destinés à la provision des hommes de culture.

La table fut bientôt dressée et les officiers, l’appétit singulièrement aiguisé par une marche de trente-six kilomètres, se livrèrent à une véritable bombance. Le vin blanc coulait à flots.

Raymond Bertheux, le chirurgien, avait eu l’excellente idée de placer les bouteilles dans un panier et de les descendre au fond du puits, d’où elles étaient remontées rafraîchies en quelques minutes, et, la gaieté française aidant, le repas devint bientôt des plus animés.

— Capitaine Laurent, dit le chirurgien en piquant du bout de son couteau une tranche de jambon qu’il amena du milieu de la table jusqu’à son assiette, je ne sais si c’est demain que nous aurons des trous dans la peau, mais en attendant, bouchons toujours celui que nous avons dans l’estomac !

— Je pense, répondit le capitaine, qu’il nous faudra marcher au petit jour dans la direction de Solferino, où se trouvent les troupes sardes.

— Bonne nouvelle ! reprit le chirurgien, nous aurions ainsi sept ou huit heures de sommeil, ce qui n’est pas à dédaigner.

— Je crois bien, fit un petit lieutenant, il y a un mois que nous n’avons été à pareille fête.

— Qu’est-ce donc que ce petit vin blanc ? demanda le capitaine Laurent en faisant claquer sa langue sur son palais.

— Ce petit vin blanc, dit le chirurgien, est, si je ne me trompe, du vin d’Asti mousseux. Je le reconnais à ce goût de muscat qui flatte en même temps l’odorat et le palais. Cet autre vin, plus sérieux et que je vous recommande, ressemble singulièrement au vin de Sicile. Emplissez vos verres, messieurs, et buvons un peu de ce volcan liquide !

Ce fut alors une suite de clameurs, de toasts et de libations. Les jeunes gens, encore en sueur, avaient déboutonné leurs uniformes couverts de poussière. La pluie tombait. Une brise rafraîchissante s’engouffrait par les fenêtres laissées ouvertes.

— Messieurs, dit le capitaine, tâchez de trouver des matelas ou des bottes de paille. Nos forces sont à peu près réparées, quelques heures de sommeil vont achever de nous remettre en état.

La chambrée fut bientôt prête et tout le monde s’endormit, sauf le chirurgien Raymond Bertheux, qui se dirigea vers le vestibule en grommelant : il doit y avoir un lit dans cette maison !…

Le vin de Sicile commençait à faire son effet. Le jeune homme roulait comme un navire, il voyait les murs danser autour de lui et de temps en temps il faisait un faux pas, la tête en avant, comme si le sol s’était dérobé.

— Diable ! dit-il en ricanant, me voici dans un joli état pour un élève de la faculté.

Il saisit la rampe de bois de l’escalier, et se hélant lui-même, il gravit lourdement les degrés.

Au premier étage se trouvait un long corridor sur lequel ouvraient des chambres en désordre, à moitié déménagées. Les officiers avaient enlevé les matelas pour les descendre au rez-de-chaussée.

— Ils ont tout pris, murmura Bertheux, qui continua son inspection.

Au bout du corridor, il aperçut un petit escalier en spirale et s’y engagea bravement. Il avait à peine gravi la dernière marche qu’il aperçut une porte et, par le trou de la serrure, une lumière.

— Oh ! oh ! nous jouons à cache-cache ; fit-il en appuyant une main sur la porte, tandis qu’il abaissait son œil jusqu’à la serrure.

Il ne s’était pas trompé. Une bougie brûlait dans un chandelier placé sur une petite table, à côté d’un lit qui lui parut fort engageant.

Bertheux saisit une poignée, qu’il tourna, et la porte s’ouvrit sans résistance.

Il fit trois pas en avant et aperçut une jeune fille qui dormait paisiblement, et sans aucun souci de ce qui se passait autour d’elle.

Bertheux se pencha pour la mieux voir.

— Elle est divinement belle, murmura-t-il.

Et l’ivresse roulait des vagues rouges dans son cerveau. Il s’assit sur le bord du lit.

— Voyons, la belle, ouvrons ces jolis yeux !…

Et, lui soulevant les paupières, il s’extasia devant deux beaux yeux noirs qui le regardaient sans colère.

— Et moi qui cherchais un lit ! dit-il en riant d’un rire épais et satisfait. Tu vas me donner la moitié du tien, n’est-ce pas, mon ange ?

En deux enjambées, il traversa la chambre, referma la porte, poussa le verrou, puis jeta sa tunique sur une chaise, ses bottes à droite et à gauche. Une fois déshabillé, il souffla la bougie, se glissa dans le lit et, saisissant entre ses bras le corps jeune et souple de la belle Italienne, il appuya ses lèvres brûlantes sur les lèvres de la jeune fille.

La nuit fut courte. Aux premiers rayons du soleil, un roulement de tambour réveilla brusquement les hôtes de la ferme abandonnée. Le clairon sonna et, en une seconde, tout le monde fut debout.

Le chirurgien, encore alourdi par les fumées des vins d’Asti et de Sicile, se mit sur son séant, cherchant à rassembler ses idées.

Il entendit des voix qui appelaient : Bertheux ! Bertheux ! puis, de nouveau, le clairon et le tambour.

Tout à coup il se souvint et se frappa le front. Il s’habilla à la hâte et descendit l’escalier quatre à quatre, le cœur serré et sans regarder derrière lui.

En bas, la colonne était prête pour le départ. Quelques paysans arrivaient, les uns à pied, les autres sur des charrettes recouvertes d’une toile grossière, pour reprendre possession de leurs habitations.

Dans la salle basse, où les débris du festin de la veille s’éparpillaient sur la table maculée, Bertheux aperçut un homme d’une cinquantaine d’années et une femme un peu moins âgée qui se dirigeaient vers le vestibule en pleurant à chaudes larmes.

— Qu’avez-vous donc à pleurer ? demanda-t-il en italien. On vous payera votre vin et vos jambons…

— Oh ! ce n’est pas cela, signor, répondit la femme en sanglotant, les Français sont les amis de l’Italie… Mais, quand les Autrichiens sont venus jusqu’ici, nous sommes partis à la hâte, comme tous les gens du pays… Seulement, ils ne quittaient que leurs maisons, et nous…

— Eh bien ?

— Nous laissions en haut notre fille, qui est morte hier matin à dix heures !…

— En avant, marche ! commanda le capitaine.

Et le chirurgien, pâle, chancelant, épouvanté, rallia la petite troupe sans oser jeter un dernier regard sur la maison funèbre où il avait violé la mort.


Aurélien Scholl.