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Fumée (Tourgueniev)/Chapitre 24

La bibliothèque libre.
Nelson (p. 236-246).


CHAPITRE XXIV


Le lendemain matin, Litvinof venait encore de s’entretenir avec son banquier sur le peu de fermeté de notre change et sur le meilleur moyen de recevoir de l’argent, lorsque le suisse lui remit une lettre. Il reconnut l’écriture d’Irène et, sans briser le cachet, — agité par un mauvais pressentiment, — il gagna sa chambre. La lettre était écrite en français et conçue en ces termes :

« J’ai songé toute la nuit à ta proposition… je vais te parler sans détour. Tu as été franc avec moi, je serai franche avec toi : je ne puis m’enfuir avec toi, je n’en ai pas la force. Je sens combien je suis coupable vis-à-vis de toi, — ma seconde faute est plus grande que la première ; — je me méprise, je m’accable de reproches, mais je ne saurais me changer. C’est en vain que je me dis que j’ai détruit ton bonheur, que tu es maintenant réellement en droit de ne voir en moi qu’une coquette, que j’ai tout fait, que je t’ai donné une promesse solennelle… Je suis saisie d’effroi, je me fais horreur à moi-même, mais je ne puis agir autrement ; je ne puis, je ne puis. Je ne chercherai pas d’excuse, je ne te dirai pas que je me suis laissé entraîner… tout cela ne signifie rien ; mais je veux te répéter encore une fois que je suis à toi, à toi pour toujours ; dispose de moi comme tu voudras. Mais fuir, tout abandonner… non ! non ! non ! Je t’avais supplié de me sauver ; j’espérais tout réparer, jeter tout au feu, mais il paraît qu’il n’y a pas de salut pour moi, il paraît que le poison a pénétré trop profondément ; il paraît qu’on ne saurait impunément respirer cet air pendant plusieurs années ! J’ai longtemps hésité à t’écrire cette lettre ; je suis effrayée de l’impression qu’elle te fera ; je n’espère que dans ton amour, mais j’ai pensé qu’il serait peu loyal de te celer la vérité, d’autant plus que tu as peut-être déjà commencé à prendre des mesures pour l’accomplissement de notre projet. Ah ! il était délicieux, mais chimérique. Ô mon ami, traite-moi de femme faible et sans valeur, méprise-moi mais ne m’abandonne pas, n’abandonne pas ton Irène ! Je n’ai pas plus la force de quitter ce monde que d’y vivre sans toi. Nous retournons bientôt à Pétersbourg, viens-y ; nous t’y trouverons de l’occupation ; tes talents ne seront pas perdus, tu pourras leur trouver une application honorable ; seulement, vis près de moi, aime-moi comme je suis, avec toutes mes faiblesses, tous mes défauts, et sois convaincu qu’aucun cœur ne te sera aussi tendrement dévoué que le cœur de ton Irène. Viens vite chez moi ; je n’aurai pas une minute de repos tant que je ne t’aurai pas vu. »

Le sang se précipita à la tête de Litvinof et s’y figea, puis retomba lentement, lourdement sur son cœur, qu’il frappa comme d’un seul coup de marteau. Il relut la lettre d’Irène, et, comme naguère à Moscou, il tomba inanimé sur son divan. Un sombre abîme l’avait subitement entouré et il le contemplait avec un effroi stupide. Il était encore le jouet d’une tromperie, pis que cela, d’un mensonge et d’une lâcheté. Sa vie était détruite, tout en était arraché jusqu’à la racine, et voilà que la seule branche à laquelle il pût s’accrocher volait en éclats. « Suis-nous à Pétersbourg, — répétait-il avec un rire sardonique. — Nous te trouverons là de l’occupation. » Voudrait-on faire de moi un gentilhomme de la chambre, par hasard ? — Qui est ce nous ? Voilà donc ce quelque chose de mystérieux et de difforme que je ne connais pas, qu’elle voulait essayer d’effacer, de jeter au feu ! Voilà ce monde d’intrigues, de relations secrètes, ce monde des Belsky et des Dolsky ! Quel avenir, quel magnifique rôle m’attend ! Vivre non loin d’elle, la fréquenter, partager la mélancolie corrompue de la dame à la mode, fatiguée du monde et ne pouvant cependant exister hors de lui, être l’ami de la maison et naturellement celui de Son Excellence… jusqu’à ce que le caprice passe, jusqu’à ce que le plébéien perde ce qu’il a de piquant et soit remplacé par le gros général ou par M. Finikof ; voilà qui est possible, agréable, voire honorable : ne parle-t-elle pas d’employer utilement mes « talents ? » Mais quant au « projet, » ce n’est que chimère, chimère… Il s’élevait dans l’âme de Litvinof des mouvements précipités et égarés, semblables aux rafales qui précèdent l’ouragan. Chaque expression de la lettre d’Irène augmentait sa colère ; il était surtout blessé des assurances qu’elle lui renouvelait sur l’inviolabilité de ses sentiments. « On ne peut pas laisser cela ainsi, s’écria-t-il enfin, je ne lui permettrai pas de disposer aussi cruellement de ma vie… »

Litvinof se leva brusquement et prit son chapeau. Mais que faire ? Courir chez elle ? Répondre à sa lettre ? Il s’arrêta et laissa tomber ses bras. Oui, que fallait-il faire ?

Ne lui avait-il pas offert lui-même ce choix fatal ? Il ne fut pas tel qu’il le désirait, mais tout choix a son risque. Elle a manqué à sa parole, c’est vrai ; elle-même et la première, elle s’était déclarée prête à tout abandonner et à le suivre, c’est encore vrai ; mais elle ne conteste pas sa faute, elle se qualifie elle-même de femme faible, elle n’a pas voulu le tromper, elle s’est trompée elle-même. Que répondre à cela ? Du moins elle ne cherche pas de faux-fuyants, elle est franche jusqu’à la cruauté. Rien ne l’obligeait de s’expliquer aussi promptement ; elle pouvait lui faire prendre patience avec des promesses, traîner les choses en longueur, le laisser en suspens jusqu’à son départ avec son mari pour l’Italie. Mais elle avait empoisonné sa vie ; elle avait empoisonné deux vies ! Pourtant, vis-à-vis de Tatiana, ce n’était plus elle qui était coupable, c’était bien lui, Litvinof, lui, tout seul ; il n’avait pas le droit de repousser la responsabilité de sa faute, qui le tenait au cou comme un carcan de fer. Tout cela était bien ainsi ; mais que restait-il maintenant à faire ?

Il se rejeta de nouveau sur le siège, — et de nouveau, sombres et sourds, sans laisser de traces, avec une rapidité dévorante, se mirent à courir les instants…

« Et si je l’en croyais ? se dit-il tout à coup. Elle m’aime ; n’y a-t-il pas quelque chose d’inévitable, d’indomptable, comme une loi de la nature dans cette inclination, dans cette passion qui s’est conservée pendant tant d’années, pour éclater un jour avec tant de violence ? Vivre à Pétersbourg… Je ne serais pas le premier dans cette situation. Où aurais-je pu me réfugier avec elle ? » Il se mit à rêver ; Irène se représenta à son imagination telle qu’elle était restée dans ses derniers souvenirs, mais ce ne fut pas pour longtemps ; il revint à lui, repoussa avec un redoublement de colère et ces souvenirs et cette séduisante image. « Tu me présentes une coupe d’or, s’écria-t-il, mais il y a du poison dans ton breuvage, et tes blanches ailes sont souillées de boue… Laisse-moi ! Rester ici, avec toi, tandis que j’ai… renvoyé ma fiancée…, ce serait trop infâme ! » Il se tordit les mains, et un autre visage, avec l’empreinte de la souffrance sur des traits immobiles, avec un muet reproche dans un regard d’adieu, s’éleva de l’abîme…

Litvinof se tourmenta ainsi longtemps ; longtemps encore ses pensées brûlantes se jetaient de côté et d’autre, comme celles d’un malade dans son lit. Il se calma enfin ; il se décida. Dès le premier instant, il avait pressenti cette décision ; elle se présenta d’abord à lui comme un point éloigné, à peine perceptible à travers le tourbillon et les ténèbres de sa lutte intérieure ; puis, elle s’avança insensiblement, irrésistiblement, et finit par s’implanter froidement comme une lame d’acier dans son cœur.

Litvinof retira derechef sa malle du coin de sa chambre, emballa de nouveau toutes ses affaires, sans se presser et même avec une sorte de régularité hébétée ; il sonna le garçon d’auberge, paya sa note et envoya à Irène un billet en russe, contenant ce qui suit :

« J’ignore si vous êtes maintenant plus coupable à mon égard que naguère, mais je sais que le coup actuel est beaucoup plus violent… C’est la fin. Vous me dites : je ne puis ; je vous répète également : je ne puis… faire ce que vous voulez ; je ne le puis ni ne le veux. Ne me répondez pas. Vous n’êtes pas capable de me donner l’unique réponse que j’accepterais. Je pars demain de bonne heure par le premier train. Adieu, soyez heureuse. Il est probable que nous ne nous reverrons plus. »

Litvinof ne sortit pas de tout le jour de chez lui. Attendait-il quelque chose ? Dieu le sait ! Vers sept heures, une dame, couverte d’une mantille noire, un voile épais sur le visage, s’approcha deux fois du perron de son auberge. Après s’être retirée un peu de côté et avoir épié quelque chose, elle fit tout à coup un signe décisif avec la main et se dirigea résolument une troisième fois vers le perron.

— Où allez-vous, Irène Pavlovna ? dit derrière elle une voix essoufflée.

Elle se retourna par un mouvement convulsif… Potoughine courait après elle. Elle s’arrêta, réfléchit une seconde, alla à sa rencontre, prit sa main et l’entraîna.

— Emmenez-moi, emmenez-moi, lui dit-elle hors d’haleine.

— Qu’avez-vous, Irène Pavlovna ?

— Emmenez-moi, lui répéta-t-elle avec une énergie croissante, si vous ne voulez pas que je reste là pour toujours.

Potoughine inclina humblement la tête et tous deux s’éloignèrent.

Le lendemain matin, de bonne heure, Litvinof était sur le point de se mettre en route, lorsque Potoughine entra chez lui. Il s’approcha de lui et lui serra la main sans mot dire. Litvinof gardait également le silence. Tous deux avaient la mine contrainte et faisaient de vains efforts pour sourire.

— Je suis venu vous souhaiter un heureux voyage, balbutia enfin Potoughine.

— Et comment savez-vous que je pars aujourd’hui ? demanda Litvinof.

Potoughine examina attentivement le plancher… — Cela m’était connu… comme vous voyez. Notre dernier entretien a fini par prendre une si étrange direction… Je n’ai pas voulu vous laisser partir sans vous exprimer ma sincère sympathie.

— Vous avez maintenant de la sympathie pour moi ?… quand je pars…

Potoughine regarda tristement Litvinof. — Ah ! Grégoire Mikhailovitch, Grégoire Mikhailovitch, commença-t-il, avec un gros soupir, il ne s’agit plus entre nous de recourir aux finesses et aux réticences. Voyons, vous ne me semblez pas être familier avec notre littérature nationale, et vous n’avez sans doute pas idée de Vaska Bouslaéf ?

— De qui ?

— De Vaska Bouslaéf, le brave Novogorodien… dans la chronique de Kircha Danilof.

— Quel Bouslaéf ? grommela Litvinof, un peu déconcerté par le tour inattendu de la conversation. — Je ne sais pas.

— C’est égal. Voilà sur quoi je voulais attirer votre attention. Vaska Bouslaéf, après avoir entraîné ses Novogorodiens à faire un pèlerinage à Jérusalem et après s’être baigné, à leur grand scandale, dans la sainte rivière du Jourdain, ce logique Vaska Bouslaéf grimpe sur le mont Thabor. Or, sur le sommet de ce mont se trouve une pierre que des gens de toute nation ont inutilement essayé de sauter. Vaska veut tenter la chance. Une tête de mort se trouve sur son chemin ; il la pousse du pied. La tête de mort lui dit : « Pourquoi me pousses-tu ? J’ai su vivre, je sais rouler dans la poussière ; il t’en arrivera de même. » Et, en effet, Vaska prend son élan et avait déjà presque franchi la pierre lorsque, son talon s’accrochant, il se casse la tête. Je dois ici faire observer à mes amis les slavophiles, fort enclins à pousser du pied les têtes de morts et les nations « pourries, » qu’il leur conviendrait de réfléchir sur cette légende.

— Mais à quoi tout cela tend-il ? interrompit avec impatience Litvinof. Il est temps que je parte, excusez…

— Cela tend à vous dire, lui répondit Potoughine, et ses yeux brillèrent d’un sentiment amical dont Litvinof le croyait peu capable, que vous n’avez pas repoussé la tête de mort, et peut-être vous sera-t-il donné en récompense de sauter la pierre fatale. Je ne veux plus vous retenir, permettez-moi seulement de vous embrasser.

— Je n’essayerai pas de sauter, répondit Litvinof, en donnant trois accolades à Potoughine, et aux tristes sensations qui remplissaient son âme vint un instant se joindre de la compassion pour ce pauvre être solitaire. Mais il faut partir, partir. Il rassembla ses paquets.

— Voulez-vous que je vous porte quelque chose ? dit Potoughine.

— Non, merci, ne vous dérangez pas, je porterai tout moi-même.

Il mit son chapeau, prit un sac en main. — Et ainsi, vous dites — demanda-t-il, étant déjà sur le seuil de la porte — que vous l’avez vue ?

— Oui, je l’ai vue.

— Eh bien…, que fait-elle ?

Potoughine ne répondit pas tout de suite.

— Elle vous attendait hier… elle vous attendra aujourd’hui.

— Ah !… dites-lui…, non, c’est inutile. Adieu… adieu.

Litvinof descendit rapidement l’escalier, se jeta dans une voiture et parvint au chemin de fer, sans donner un seul regard à la ville où il laissait une partie de sa propre vie… Il semblait s’abandonner à un flot puissant qui l’aurait saisi, entraîné, et il était fermement résolu à ne pas faire un effort pour lui échapper.

Déjà il s’asseyait dans le wagon.

— Grégoire Mikhailovitch…, murmura derrière lui une voix suppliante.

Il tressaillit. Est-ce possible ? Irène ! C’était elle, en effet. Enveloppée dans le châle de sa femme de chambre, un chapeau de voyage retenant à peine ses tresses dénouées, elle se tenait sur la plate-forme et le regardait avec des yeux à demi ouverts. Reviens, reviens, je suis venue te chercher, disaient ces yeux. Et que ne promettaient-ils pas ! Elle ne bougeait point ; elle n’avait pas la force de parler, mais tout en elle semblait implorer grâce.

Litvinof eut de la peine à ne pas fléchir, à ne pas s’élancer vers elle, mais le flot sauveur auquel il s’était donné prit le dessus. Il sauta dans le wagon et, se retournant, il montra à Irène une place vide à côté de lui. Elle le comprit. Il en était temps encore. Un pas, un mouvement, et deux êtres à jamais liés allaient être emportés dans l’inconnu… Tandis qu’elle hésitait, un coup de sifflet retentit et le train s’ébranla.

Litvinof se renversa en arrière ; Irène atteignit en chancelant un banc et s’y laissa tomber, à l’extrême surprise d’un diplomate en disponibilité, rôdant là par hasard.

Il connaissait peu Irène, mais s’intéressait beaucoup à elle ; voyant qu’elle était comme évanouie, il présuma qu’elle avait une attaque de nerfs et crut de son devoir, du devoir d’un galant chevalier, de venir à son secours. Mais sa surprise prit des proportions encore plus grandes lorsqu’au premier mot qu’il lui dit, elle se leva tout à coup, repoussa le bras qui lui était offert et gagnant la rue, disparut, en quelques instants, dans un de ces brouillards blancs si fréquents à Bade aux premiers jours d’automne.