Fustel de Coulanges et le temps présent
Dans mon livre, l’Histoire et les Historiens, j’ai essayé de déterminer la mission de l’histoire : cette mission consiste à recueillir les fruits de l’expérience des âges et à transmettre, des générations aux générations, l’acquis de l’humanité. J’ai considéré surtout, à ce point de vue, les historiens anciens : étant plus près des origines, leur rôle se caractérise plus nettement ; on voit sans peine que, par eux, les fils flottants encore de la civilisation primitive ont été rassemblés, que, par eux, la trame a été mise sur le métier et qu’ils ont donné une première forme et un premier dessin aux mœurs, aux règles, aux lois, en un mot à la « tradition. »
J’hésitais, je l’avoue, avant d’en venir aux historiens modernes. Ils sont si nombreux ! Ils ont tant produit ! Ils ont travaillé en ordre si dispersé ! Comment arriver à dégager la loi commune de leur innombrable effort ? N’ayant pas, en général, raconté l’histoire de leur temps, ils n’ont pas été en contact direct avec les faits qu’ils exposent ; ils écrivent, comme on dit, de seconde main. Leur connaissance étant moins assurée, leur enseignement est plus discutable ; trop souvent, ils se laissent emporter par la passion, entraîner par le prestige de l’art ; un rien les amuse ; ils s’attardent au détail ; et puis, l’instrument de leur science, l’érudition, est d’un poids si lourd ! Ils se copient les uns les autres ; leurs narrations et leurs conclusions se répètent jusqu’à la satiété. Si peu d’entre eux sont originaux, si peu avisés ou pénétrants ! Quelques-uns, il est vrai, sortent du rang et atteignent les sommets. Mais, ceux-là même, ne sont-ils pas des joueurs de flûte, d’illustres amuseurs ? Se sont-ils soumis à la sévère discipline de l’historien ? Ont-ils assumé les graves responsabilités de l’histoire ?
J’hésitais donc.
Mais, voici que la plus forte de toutes les leçons d’histoire nous est donnée par le spectacle des événements auxquels nous assistons. Et, justement, ces événements ont été l’objet d’une vision, en quelque sorte prophétique, de la part d’un grand historien moderne, Fustel de Coulanges [1]. Cet historien nous avait avertis ; il avait signalé d’avance le complot, non seulement politique et militaire, mais intellectuel, monté contre la paix du monde. On ne l’avait guère écouté : l’histoire, du moins, n’avait pas failli à sa tâche ; l’histoire moderne elle-même avait rempli sa mission.
Et d’ailleurs, comment négliger, de notre temps, les leçons de l’histoire ? Nous assistons à la ruine dénombré d’anciennes traditions ; les institutions, filles du passé, sont ébranlées : dynasties, aristocraties, familles, héritages. L’histoire écrite restera seule, bientôt, pour rattacher entre elles les générations. D’autre part, la connaissance des origines, de la race, du milieu, apparaît comme la condition essentielle de l’art politique et du progrès social. La lutte engagée entre le nationalisme et l’internationalisme, entre la famille et l’individu et, dans la famille même, entre les sexes qui la fondent, en un mot, le grand drame des solidarités et des hostilités humaines, rend indispensable, plus que jamais, la connaissance des expériences accumulées.
L’histoire reste donc la maîtresse des hommes. Elle donne leur direction aux âges futurs.
N’est-il pas évident, par exemple, que le débat historique engagé sur les origines de la guerre récente peut décider de l’avenir de l’Europe : selon que les esprits s’accorderont ou se sépareront sur cette question, l’apaisement se fera ou la lutte continuera. Toutes les possibilités sont contenues dans cette enquête relative à un passé si proche. L’avenir de l’Europe dépendra, sans doute, du jugement qui sera porté sur l’Impérialisme allemand.
Et, en même temps, ne devons-nous pas être frappés de ce fait qu’un historien, et seul un historien, fut averti de la gravité du problème ? Quand il écrivait, cinquante ans avant les événements, ses deux grands ouvrages, la Cité antique et l’Histoire des Institutions de l’ancienne France, il posait précisément les termes du débat qui se poursuit devant nous. Le choix de ces deux sujets suffisait pour porter les regards et attirer la lumière sur le sophisme qui voilait des ambitions redoutables. Personne n’ignore que Fustel de Coulanges avait conçu le dessein d’arracher la science à l’envoûtement germanique ; porté à cela, sans doute, par un patriotisme inquiet, mais aussi et surtout, par des raisons scientifiques, par une sorte de méfiance instinctive à l’égard de ce qui ne sonnait pas le vrai. « Regardez les historiens allemands, écrivait-il, et vous serez frappés de voir à quel point leurs théories historiques sont en parfait accord avec leur patriotisme. Vous serez alors amenés à vous demander si leurs systèmes ont été engendrés par la lecture des textes ou s’ils ne l’ont pas été plutôt par ce sentiment inné qui était antérieur chez eux à la lecture des textes. »
Ainsi, l’historien éclairait d’avance les dessous politiques de la campagne sournoise engagée par la « science » allemande. Dans ces thèses, en apparence inoffensives, il signalait non seulement l’ambition de l’Empereur, l’Impérialisme, mais l’ambition de la race, le Pangermanisme. La connaissance qu’il eut des intentions secrètes de cette « propagande » scientifique lui faisait découvrir les racines de l’arbre funeste qui faillit étendre son ombre sur l’univers.
Et Fustel de Coulanges ne se montrait-il pas prophète encore, quand, dans un article mémorable publié par la Revue, le 1er janvier 1871, la Politique d’envahissement : Louvois et Bismarck, il déclarait (toujours en historien et d’après les enseignements de l’histoire) que la politique bismarckienne ramenait l’Europe à deux siècles en arrière et quand il annonçait à l’Allemagne « les maux que ses victoires déchaîneraient sur elle à bref délai ? »
Une science si sûre qu’elle permet de prédire l’avenir, telle nous apparaît donc l’histoire maniée par de tels hommes. Or, Fustel de Coulanges est, par excellence, un historien moderne, un historien qui travaille de seconde main, d’après les documents et les textes. La forme actuelle de l’histoire n’est donc pas moins utile que l’ancienne à l’humanité.
Fustel de Coulanges a défini lui-même l’histoire « la science des sociétés humaines, » on pourrait dire la science de l’espèce humaine, car l’homme n’est sociable qu’en tant que l’acquis des générations se transmet des pères aux enfants par l’écriture. L’histoire écrite est le fil qui, attachant les unes aux autres les générations, crée la société permanente et consciente des hommes ; et c’est l’histoire qui fait, de cette vie en société, le caractère éminent de l’espèce humaine. Il en résulte que le premier devoir de l’histoire est de recueillir et de transmettre scrupuleusement aux âges futurs des notions vraies, « les yeux fixés sur la science, » dit fortement Fustel de Coulanges.
C’est parce qu’elle n’a pas eu constamment « les yeux fixés sur la science, » que l’histoire a si souvent trompé la succession des hommes et qu’elle a causé des erreurs politiques graves et produit de grandes misères. Quand, par exemple, les feudistes ont accrédité tout un système juridique et politique reposant sur le droit de conquête, et puisant ses origines dans les invasions germaniques, ils ont préparé de loin des révolutions sanglantes. Quand les conquérants, séduits par le bruit de la gloire, ont cherché dans la guerre la plus haute mesure de la grandeur humaine, ils ont plongé le monde dans d’affreux malheurs. On multiplierait ces exemples : l’humanité a souvent été trompée par l’histoire. L’histoire mal faite est le plus dangereux des guides.
Rien, par conséquent, n’importe plus au monde que de bonnes méthodes historiques ; et voilà le grand tourment de ce profond penseur qu’était Fustel de Coulanges. Il se penchait sur les sociétés humaines et diagnostiquait leurs maux à la température de leur histoire. Il a cherché les voies de l’avenir dans une enquête infatigable sur leurs actes passés ; il fut, par excellence, le prophète des temps révolus.
Je voudrais choisir, dans l’œuvre de Fustel de Coulanges, certaines preuves éclatantes de ce qui était en lui un don, mais qu’un labeur prodigieux développa jusqu’au génie.
Le choix des deux sujets auxquels il consacra sa vie montre la grandeur de son dessein : son premier livre, la Cité antique, a pour objet les origines de la civilisation méditerranéenne. Les origines de l’Europe font l’objet de son autre livre : les Institutions de l’ancienne France. Le cadre de Montesquieu n’est pas plus large, mais la main qui le traça est moins ferme : il y a plus de fantaisie et de caprice chez le président de Bordeaux ; dans l’Esprit des Lois, il reste beaucoup de l’esprit des Lettres Persanes. Fustel de Coulanges, dès le début, sait où il va. Il prend corps à corps la fameuse thèse germanique qui avait été un peu celle de Montesquieu : « La liberté est née dans les bois, » et, par un labeur incomparable, il remet la société des hommes sur sa base véritable, le sol ; il la range, dès ses origines, autour de son principe animé, la flamme du foyer, la famille. Ces origines sont méditerranéennes, telle est la première et magnifique démonstration de Fustel de Coulanges. Il a senti, dès l’abord, qu’il fallait chercher là. Il a cherché, il a trouvé, il a prouvé. Grand inventeur, grand historien, grand politique.
Voici le chapitre de la Cité antique consacré au « droit de propriété : » il s’agit des origines d’une institution sur laquelle s’est fondé le droit européen ; matière juridique et économique, s’il en fut, obscure, pénible, perdue dans la nuit des temps. Cependant, Fustel de Coulanges s’émeut à la pensée que ce problème demeure le premier parmi les problèmes sociaux. Il s’y attache, il le scrute ; il le mesure et le pèse avec des instruments d’une précision et d’une sûreté telles que, peu à peu, nous voyons apparaître, dans son germe, le phénomène naturel qui unit le sol à l’homme ; et, sans que l’observateur et le descripteur insiste, sans qu’il tende à prouver quoi que ce soit, la question qui passionne le monde, celle du droit de propriété individuelle et rurale, est exposée, non comme une thèse de droit, mais comme une manifestation de la vie.
S’il est démontré que, dès ses plus hautes origines, la civilisation s’est appuyée sur le droit de propriété individuelle et sur le domaine transmissible par héritage, on est en droit de conclure que son sens n’a pas été faussé et qu’elle s’est développée logiquement quand elle a tant travaillé à consolider ce droit, la propriété agricole, la petite propriété ; tandis que, si un système différent et, en particulier, le droit d’appropriation du sol en commun, le « communisme, » était le véritable but que doit se proposer la civilisation, alors celle-ci se serait égarée depuis des siècles et elle ne serait qu’une longue erreur. La science de Fustel de Coulanges, cette science poussée jusqu’au scrupule, ayant établi, précisément, que civilisation et propriété individuelle furent inséparables, il en résulte encore que si, au sortir des grandes crises, l’humanité fait un retour vers la terre et demande au sol les conditions d’une paix et d’une prospérité nouvelles, elle se conforme à l’expérience des âges et ne fait, selon le conseil d’Aristote, que « revenir à sa primitive institution ».
Le moins que l’on puisse dire, d’après Fustel de Coulanges, c’est que, sans le droit de propriété, il n’y eût pas eu de civilisation méditerranéenne, c’est-à-dire pas de civilisation européenne ; et si l’on cherche, pour l’avenir, d’autres lois et d’autres mœurs, une autre organisation de la Société, eh bien ! cette autre chose sera de naissance extérieure ; elle vient d’ailleurs ; c’est une conception adventice ; répétons le mot du XVIIIe siècle : « elle est née dans les bois. »
Il ne suffit pas de constater le fait en tant que fait ; il faut chercher la cause. A ce devoir Fustel de Coulanges ne se dérobe pas ; il la cherche avec la même conscience et il la découvre, non seulement dans l’histoire, mais dans la nature humaine. Car, cet historien n’est ni spécialement un juriste ou un économiste, et pas du tout un matérialiste ; observateur des sociétés humaines, c’est un psychologue, un psychologue des masses et, par conséquent, un idéaliste. J’y reviendrai ; mais c’est un trait caractéristique qu’il faut relever dès maintenant, pour prendre la mesure de son œuvre : « L’histoire, écrit-il, n’étudie pas seulement les faits matériels et les institutions ; son véritable objet est l’étude de l’âme humaine ; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de la vie humaine. » Et c’est par la recherche de l’idée historique, de l’idée-moteur qu’il en vient à déterminer le sentiment en action qui a posé, par exemple, la pierre du foyer, étendu les limites du domaine et fondé la société : « Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne. L’enceinte sacrée, c’est l’enclos assez étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit champ qu’elle cultive ; au milieu, s’élève le foyer protecteur... Descendons aux âges suivants ; la population est arrivée en Grèce et en Italie et elle a bâti des villes ; les demeures se sont rapprochées ; elles ne sont pas contiguës. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher... Il est résulté, de ces vieilles règles religieuses, que la vie en communauté n’a jamais pu s’établir chez les anciens. Le phalanstère n’y a jamais été connu... »
Voici le fait et voici, maintenant, la raison profonde, la raison d’âme : « La tente convient à l’Arabe, le chariot au Tartare ; mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la maison de pierre... Sans discussion, sans travail, sans l’ombre d’une hésitation, l’homme arriva d’un seul coup à la conception du droit de propriété, de ce droit d’où sort toute civilisation, puisque par lui l’homme améliore la terre et devient lui-même meilleur... L’usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel dans la race indoeuropéenne. » Et le sentiment le plus touchant, celui de la paix et de l’amour entre les hommes, intervient, et lie le tout : « Platon ne fait que compléter la pensée du législateur quand il dit : « Notre première loi doit être celle-ci : Que personne ne touche à la borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile. Que nul ne s’avise d’ébranler la petite pierre qui sépare l’amitié de l’inimitié. »
Ce chercheur d’origines est-il le négateur de l’évolution, des transformations ? Non. Il dit ce qu’il a à dire, il constate ce qu’il a à constater, explique ce qu’il a à expliquer. Mais, il ne se raidit contre aucun fait, contre aucune évolution ; au contraire, il les accepte tous, les expose et tâche à les expliquer encore. Son esprit, souple comme la vie, s’adapte aux changements, non moins qu’aux origines. C’est à peine s’il observe, conformément à ce qui se passe dans la vie même, que les changements se produiront selon les lignes tracées au début ; car tout est dans le germe. Si, cependant, l’on prétend trouver, au point de départ, un contrat social quelconque, un pacte qui, ayant été passé entre les premiers hommes, lierait encore ceux qui ne l’ont pas signé, il déclare qu’il n’a rien vu de tel, et il passe : « On suppose que les sociétés humaines ont pu commencer par une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut admettre comme vrai. »
Un livre entier de cette véritable genèse méditerranéenne n’est-il pas consacré, d’ailleurs, aux Révolutions ? Ici, la comparaison avec Montesquieu s’impose. Fustel de Coulanges, certainement, ne l’a pas cherchée ; mais, comment l’historien de l’antiquité omettrait-il ce qui concerne la lutte des aristocraties et des démocraties, des patriciens et de la plèbe, des riches et des pauvres ? Or, à comparer, c’est incontestablement la science de Fustel de Coulanges qui prend le dessus : en plus, elle remplit le premier devoir de l’histoire : elle apporte un avertissement, un enseignement ; elle transmet aux générations nouvelles la leçon de l’expérience ; elle indique les procédures et les limites des possibilités humaines.
La lutte s’était engagée contre les vieilles institutions familiales et rurales ; mais, d’après une des lois de l’esprit humain, dégagée encore par l’historien, « la nature humaine a un besoin instinctif d’obéir : quand un pouvoir disparaît, elle cherche d’abord à quel autre pouvoir elle se soumettra. » Cependant, « les institutions ne sont jamais l’œuvre de la volonté d’un homme ; » elles naissent de besoins nouveaux, parfois du jeu des passions, le plus souvent de nécessités économiques. C’est ce qui arriva quand le sceau des anciennes civilisations fut brisé : « La religion héréditaire étant écartée, il n’y avait plus d’autre élément de distinction sociale que la richesse. On demanda donc à la richesse de fixer les rangs. Le pouvoir de la richesse acquise et surtout de la richesse urbaine, c’est le résultat à peu près fatal de toute révolution tentée contre la propriété du sol. » « A Cumes, par exemple, les droits politiques ne furent donnés, d’abord, qu’à ceux qui, possédant des chevaux, formaient une sorte d’ordre équestre. » C’est comme si une classe sociale se formait aujourd’hui par le fait de la possession d’un automobile. Et c’est, en fait, ce qui s’accomplit en Russie où, d’après les témoins, le pouvoir appartient à ceux qui se sont emparés des moyens de transport et de communication, voies ferrées, automobiles, wagons, téléphones, etc. Le moyen de transport ou de communication rapide est une richesse acquise qui crée une nouvelle richesse et qui, à cause de cela, a joui, dans tous les temps, d’une autorité, pour ainsi dire, incommensurable.
Continuons la lecture en cherchant avec l’historien le sens des faits qu’il collige ; brisons l’os, comme dit Rabelais, pour avoir la moelle : « L’aristocratie de la richesse eut un mérite ; elle imprima à la société et à l’intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes ses formes, elle l’honora et le stimula. Ce nouveau régime donnait le plus de valeur politique à l’homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus habile ; il était donc favorable au développement de l’industrie et du commerce ; il l’était aussi au progrès intellectuel ; car l’acquisition de cette richesse qui se gagnait ou se perdait, d’ordinaire, par le mérite de chacun, faisait de l’instruction le premier besoin et de l’intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. »
L’humanité n’est pas vouée à la stabilité, mais au changement. Le régime fondé sur l’acquisition de la richesse développe la cupidité des hommes, c’est-à-dire les luttes économiques, et finalement la guerre. L’antiquité a vu, comme notre époque, les duels à mort engagés entre les « comptoirs. » Le résultat ne s’est pas fait attendre : « Un des effets de la guerre fut que les cités se trouvèrent presque toujours réduites à donner des armes aux classes inférieures... Il est donc hors de doute que la guerre a peu à peu comblé la distance que l’aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes inférieures. Et ce fut l’avènement de la démocratie. Cela aussi était dans la nature des choses : Thucydide dit « qu’il fallait le régime démocratique pour que les pauvres eussent un refuge, et les riches un frein. »
Des dangers qui menacent le régime démocratique et qui, finalement, amenèrent partout sa ruine, Fustel de Coulanges s’est occupé longuement. Il signale que, parmi les autres, la démocratie athénienne fut longtemps exemplaire ; elle se rendait compte que le régime démocratique ne peut se soutenir que par le respect des lois. Athènes fut presque la seule cité grecque qui n’ait pas vu, dans ses murs, la guerre atroce entre les riches et les pauvres. « Ce peuple intelligent et sage, écrit-il, avait compris, dès le jour où la série des révolutions avait commencé, que l’on marchait vers un terme où il n’y aurait que le travail qui pût sauver la société. Elle l’avait donc encouragé et rendu honorable. Solon avait prescrit que tout homme qui n’aurait pas un travail fût privé des droits politiques. »
Ailleurs, ce fut la guerre pour la rapine des richesses, c’est-à-dire la plus atroce des guerres civiles : « Les pauvres en vinrent alors, dans beaucoup de villes, à user de leur droit de suffrage pour décréter soit une abolition des dettes, soit une confiscation en masse et un bouleversement général. » « Les pauvres veulent s’emparer de la richesse, les riches veulent la conserver ou la reprendre... Dans chaque cité, le riche et le pauvre étaient deux ennemis qui vivaient à côté l’un de l’autre, l’un convoitant la richesse, l’autre voyant la richesse convoitée... Il n’est pas possible de dire lequel des deux partis commit le plus de cruautés et de crimes : les haines effaçaient dans le cœur tout sentiment d’humanité. » Et enfin, l’issue inévitable, la tyrannie : « Quand la classe pauvre, après plusieurs guerres civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de rien, que le parti contraire revenait toujours au pouvoir, et qu’après de longues alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte était toujours à recommencer, elle imagina d’établir un régime monarchique qui fût conforme à ses intérêts et qui, en comprimant le parti contraire, lui assurât pour l’avenir les bénéfices de sa victoire. C’est pour cela qu’elle créa des tyrans. « Le tyran, dit Aristote, n’a pour mission que de protéger le peuple contre les riches ; il a toujours commencé par être un démagogue ; » les Grecs purent reconnaître combien le Gouvernement républicain, lorsqu’il ne professe pas un grand respect pour les droits individuels, se change facilement en despotisme. »
L’entraînement des passions collectives, l’erreur des partis, l’altération des mœurs et des lois, tel est le grand drame de la propriété et de la richesse, dans l’antiquité, et c’est de ce drame que l’historien tire une leçon qui, si lointaine, est d’une pleine actualité. La tyrannie d’une part, l’asservissement de l’autre, tel est le double danger qui menace les sociétés égarées : car tout se paye.
Est-il rien de plus imprévu et de plus étrange que les suites de l’erreur commise par la seule tentative d’une sorte de communisme qu’ait connue l’antiquité, celle qui résulta, à Sparte, de l’application des lois de Lycurgue ? Le système aboutit, en somme, à l’accaparement de toute la fortune par les femmes, et l’autorité des femmes dans la République aboutit elle-même à l’invasion étrangère. Cet étrange aperçu sur les conséquences d’un système trop logique et né de la volonté d’un seul, fait partie d’une étude qui est un chef-d’œuvre : Le droit de propriété chez les Grecs. Citons, du moins, ces quelques lignes : « D’après Aristote, à Sparte, les deux cinquièmes des terres étaient entre les mains des femmes. Comment comprendre cela ? Dans l’ancien droit, les femmes ne pouvaient pas hériter ; elles ne pouvaient pas non plus acheter, puisque la terre ne se vendait pas. Mais l’ancienne loi ne leur défendait ni de recevoir des dots en valeur mobilières, ni de posséder de l’argent… II est vraisemblable que le commerce d’argent, qui était interdit au citoyen, dut être, pour la plus grande partie, entre les mains des femmes. À cela se rattache la grande liberté dont les femmes jouissaient. Rien ne les empêchait de s’enrichir. Aussi en vinrent-elles à posséder « la plus grande partie des richesses de Lacédémone. » Aristote et Plutarque ont remarqué que les femmes de Sparte avaient un grand pouvoir sur leurs maris ; c’est peut-être que ceux-ci, à qui la loi interdisait toute occupation lucrative, ne pouvaient s’enrichir que par leurs femmes. Aristote ajoute que les femmes avaient une grande influence dans le Gouvernement. C’est qu’elles étaient la classe riche et, qu’en tout pays, le Gouvernement doit compter avec ceux qui possèdent les capitaux… »
Effets imprévus d’une sorte de communisme militaire, bâtardé de féminisme ! Tout déséquilibre social contamine à l’infini les générations futures, par des suites que la raison humaine, trompée par la passion ou par l’intérêt, ne peut prévoir.
Si ces brèves analyses ne suffisent pas pour démontrer à quel point l’historien moderne peut devenir un maître incomparable de la politique, du moins reconnaitra-t-on, qu’exposée par un Fustel de Coulanges, l’histoire remplit toute sa mission : elle tire en lumière, elle avertit, elle démontre. Sa vision du passé est comme une expérience qui, de la connaissance des lois naturelles, déduit l’avenir et autorise la prophétie : l’histoire, même si elle n’est pas entendue, serait, du moins, la Cassandre de l’humanité.
Les révolutions sociales sont l’œuvre des sentiments, des passions, des intérêts. Un Empire tombe parce qu’une erreur a été commise dans les lois ou dans les mœurs ; et les mêmes pentes naturelles conduisent toujours aux mêmes abimes. La génération qui laisse se produire une légère déviation dans l’ordre, ne peut deviner que ce sera l’origine d’une lointaine catastrophe. Cette observation appartient à notre historien : « Presque toujours, chaque génération s’est trompée sur ses œuvres. Elle a agi sans savoir nettement ce qu’elle faisait. Elle croyait voir un but tout autre que celui où ses efforts l’ont conduite. Il semble qu’il soit au-dessus des forces de l’esprit humain d’avoir l’intuition du présent. »
Et c’est pourquoi il appartient à l’histoire de renouveler sans cesse les avertissements et de le faire avec une précision, une clarté, une fermeté toujours plus grandes. Ce travail n’est pas perdu. L’humanité évite parfois les pièges qui lui sont itérativement signalés. Et c’est peut-être là, en somme, ce qui s’appelle le progrès.
Cependant quand de grandes entreprises de falsification de l’histoire se produisent, quand ces entreprises sont menées de longue main, pour des raisons occultes et sur un plan concerté, leurs suites peuvent être des plus graves, et c’est alors que tel grand historien peut recevoir la mission particulière de redresser l’erreur ou de mettre au jour le dangereux travail souterrain.
Tel fut le coup de génie qui frappa Fustel de Coulanges et qui, — son livre sur la Cité antique à peine paru, — le porta à choisir le sujet qui devait absorber le reste de son existence : les Institutions politiques de l’ancienne France, c’est-à-dire les origines de l’Europe moderne.
Une grande et romantique erreur était généralement acceptée sur les premiers temps de l’histoire européenne. Lancée par les feudistes pour la défense des intérêts d’une classe particulière, ancrée dans les esprits par les tenants de la thèse aristocratique, elle avait séduit les amateurs de l’histoire pittoresque. Mme de Staël s’y était amusée, les romantiques l’avaient rendue populaire ; l’érudition allemande s’en était emparée et s’y était appesantie. Cette thèse était la suivante : les invasions germaniques, en apportant un « sang frais, » ont transfusé une force nouvelle à un monde épuisé et ont donné la vie et la fleur à l’Europe moderne. Ce que l’emphase germanique avait fait de ce système aventureux, tout le monde le sait : l’art des cathédrales était un art allemand ; les épopées du Moyen-âge n’étaient que de vieux chants germaniques. Tout le bon était germain dans le monde moderne.
La féodalité et les institutions libérales trouvaient là leurs raisons d’être et leurs principes. Ce qui n’était pas établissement germain était usurpation. Le Gallo-Romain devait rester, à tout jamais, un être inférieur, un serf conquis et attaché à la glèbe. D’étranges doctrines, consécutives à cette étrange captation d’héritage, se développèrent : le droit de conquête, le droit de partage des biens, le droit de confiscation et de pillage en honneur aux temps des invasions germaniques demeurent la règle des relations entre les peuples ; s’autorisant du système de la sélection des races, Lamprecht et son école ne tendaient à rien de moins qu’à étendre ces maximes jusqu’au monde nouveau qui serait créé par les nécessaires et prochaines invasions germaniques. La lutte ne serait pas seulement entre deux armées, mais entre deux races : l’une noble, l’autre esclave, l’une eugénique, l’autre décadente. Dans la guerre prévue et à la suite de la victoire certaine, le peuple conquérant s’emparerait des biens, des femmes, des enfants du vaincu et ainsi inaugurerait une nouvelle phase de la civilisation européenne, comme les anciennes invasions avaient renouvelé, épuré, rajeuni le monde gallo-romain.
Fustel de Coulanges comprit, longtemps d’avance, que le nœud des conflits futurs était là, et, courageusement, seul, prenant à bras le corps cette prétendue école scientifique, il lui fît mesurer le sol. Au milieu de quelles clameurs il accomplit cette tâche, il faut avoir vécu en ces temps pour le savoir ! En France même, la critique se souleva contre l’audacieux novateur ; il fut frappé si rudement et harcelé si perfidement, qu’à diverses reprises la patience lui manqua ; il dut interrompre son travail et se retourner sur le chantier pour faire tête à ses adversaires. L’œuvre en fut suspendue et, finalement, laissée incomplète. Les critiques du vaillant lutteur portent cette responsabilité. Le monument n’a pas son couronnement parce que le constructeur n’a pas été respecté dans la sérénité de son immense travail.
Cependant le grand véridique, l’homme de la science scrupuleuse a vaincu. Aujourd’hui, grâce à lui, l’histoire européenne est remise sur sa base. Les invasions germaniques sont ramenées à leurs réelles proportions : il s’agit d’un désordre se superposant à un autre désordre, d’une maladie sociale suite d’autres maladies sociales, d’une infortune s’accumulant sur d’autres infortunes ; le tout ayant fait peu de bien pour un mal durable et profond.
Fustel de Coulanges, précurseur des Mâle, des Bédier et de tant d’autres disciples que sa leçon a formés, a mis hors de doute les points suivants : l’Empire romain s’affaissait par impossibilité d’être, et par suite d’une sorte de « grève générale » détachant les peuples de l’autorité et la laissant s’effondrer d’elle-même. Lisez ces lignes si pleines de suc : « Il est une autre sorte de résistance (aux Gouvernements) qui se rencontre souvent dans l’histoire de l’humanité. Elle consiste en ceci que l’homme ne manifeste aucune haine contre le Gouvernement qui le régit. Il ne lutte pas contre le pouvoir, il lui échappe ; il lui glisse des mains. En lui prodiguant le respect, il cesse de lui obéir... Les soldats eux-mêmes perdent le courage ou perdent la discipline. La justice s’amollit, c’est un énervement général de l’autorité. Cette maladie a fait périr plus d’États que les insurrections n’en ont renversé !... Elle se produit toutes les fois que les institutions sociales cessent d’être en parfait accord avec les institutions politiques. Il se trouve alors qu’une classe d’hommes est plus forte que l’État, et l’Etat peu à peu n’est plus qu’une ombre... »
Ce mal, qui fit périr l’Empire romain, c’est l’abstention dans le suffrage, les « bras ballants, » dans l’ordre du travail et dans l’ordre de l’obéissance. L’historien dit : « Ces générations avaient l’aversion de la vie publique. » Le procédé de cette décomposition, il l’explique avec une précision et une netteté implacables. La bourgeoisie accablée de charges (les curiales) disparaît, soit qu’elle s’évade par en haut vers les classes privilégiées, soit qu’elle tombe, définitivement ruinée, dans la plèbe ; celle-ci, d’autre part, refuse de participer aux impôts et aux charges de l’État ; elle marchande son travail et discute son effort. Ainsi les privilégiés (disons les censitaires, les grands patrons, les féodaux de l’agriculture, les magnats de l’industrie), étant les seuls à payer l’impôt, sont les seuls à soutenir l’Etat. Se rattachant les bourgeois pourvus, ils forment une aristocratie de la richesse qui s’empare de la force de l’Etat et ils deviennent peu à peu les maîtres de la vie publique.
Deux classes restent en présence : les riches qui, ayant le pouvoir, n’ont ni le nombre, ni la force ; les pauvres qui, recevant de forts salaires, déshabitués de l’effort (panem et circenses), ne remplissant plus le devoir social, et, vivant dans un farniente trompeur, n’ont gardé, en fait, ni indépendance, ni bien-être, ni dignité, ni rien : chair à servitude ou chair à conquête. De loin, se préparait, de part et d’autre, la non-résistance à l’invasion et la non-résistance au déséquilibre social, c’est-à-dire la conquête étrangère et ce régime nouveau qui devait être la féodalité.
« La société était aristocratique et, par un rare malheur, l’aristocratie était sans force. Cela fait pressentir les événements qui vont suivre. Comme la classe moyenne est peu nombreuse et l’aristocratie peu guerrière, il sera de toute nécessité qu’on prenne pour soldats des étrangers. Il se produira alors des faits qui semblent aujourd’hui presque incompréhensibles (ceci est écrit en 1877), mais qui étaient alors inévitables : on verra le Gouvernement impérial être réduit à enrôler des Germains et les grands propriétaires provinciaux accueillir tous les barbares qui promettront de les défendre. La richesse d’un côté, la force physique de l’autre, voilà une mauvaise constitution pour une société. Il ne faudra donc ni un ennemi bien puissant, ni une bien terrible catastrophe pour renverser l’Empire romain. » Dégageons la leçon permanente : la mort d’une société, c’est la désertion du devoir civique, désertion du devoir militaire, désertion du travail, désertion du devoir fiscal, désertion du devoir familial. Fustel de Coulanges écrit avec une profonde mélancolie : « Nous ne possédons aucun document qui prouve d’une manière bien certaine la décroissance de la race ; mais il est impossible d’étudier l’histoire de ce temps, sans être obsédé de la pensée que l’espèce humaine diminuait. »
Le tableau de l’invasion germanique, j’allais dire de l’infiltration germanique, tel que le peint Fustel de Coulanges, comme conséquence de la ruine spontanée de l’Empire, est classique. Tout à fait dégagé des querelles modernes, observant, avec raison, que « chacun, suivant ses haines, a rabaissé ou exalté ces Germains, comme s’ils étaient les pères des Allemands d’aujourd’hui, l’historien s’en tient aux faits. Les faits sont les suivants : des bandes, issues elles-mêmes d’une Germanie en décomposition, ont pénétré dans l’Empire, tantôt appelées par les Romains, tantôt à la faveur des luttes civiles ou religieuses, tantôt se glissant sans trouver d’obstacles ou encore brisant les rares barrières qui leur étaient opposées. « La lutte était entre l’Empire romain et le régime de la bande guerrière, c’est-à-dire entre l’état sédentaire et l’état nomade... Quand ce mal eut dévoré la Germanie, il dévora l’Empire. » Une Germanie délabrée délabra davantage une ruine qui s’écroulait. C’était l’époque des grandes décompositions. Imaginez quelque invasion de bandes bolchévistes pénétrant en Allemagne, soit par la complicité des masses, soit à l’appel des grands chefs de l’industrie ou du nationalisme et vous pouvez vous figurer quelque chose de ce qui s’est passé au Ve siècle dans cette étroite Europe dont la vie fut si courte et se recopie sans cesse.
Qu’on ne nous parle donc plus de ces peuples aux mœurs pures, de cette Germanie « mère des nations, » de ces desseins concédés, ni d’une irruption providentielle pour régénérer le monde ! La fable du paysan du Danube est une belle histoire inventée au XVIe siècle. Le vrai « paysan du Danube » était un outlaw qui, d’abord à la solde de Rome, se retourna et ravagea ou usurpa le bien qu’il avait juré de défendre : l’invasion est surtout une rébellion de garnisaires appelant leurs congénères et leur donnant à partager un domaine en déshérence.
Nous ne citerons les termes de ces conclusions célèbres que pour permettre de porter un jugement exact sur l’historien : « Il nous semble donc, écrit Fustel de Coulanges, qu’on a exagéré l’importance de l’invasion du Ve siècle. Elle n’a apporté ni un sang nouveau, ni une langue nouvelle, ni de nouvelles conceptions religieuses, ni un droit particulier, ni des institutions qui vinssent directement de la Germanie. Elle n’a pas substitué, sur la terre gauloise, un caractère et un esprit germaniques au caractère et à l’esprit gallo-romains.
« Ce n’est pas à dire qu’elle n’ait eu de grandes conséquences pour la suite de l’histoire ; mais ces conséquences ont été de la nature de celles que toute autre invasion, partie de toute autre race, aurait produites. C’est comme simple invasion, ce n’est pas comme triomphe d’un peuple et d’un esprit nouveau qu’elle a eu d’importants résultats. Elle a mis le trouble dans la société, et c’est par cela qu’elle a exercé une action considérable sur les âges suivants. »
En deux mots, pas d’empreinte germanique profonde en terre gallo-romaine. La civilisation moderne n’est pas « née dans les bois ! » les origines de l’Europe civilisée sont foncièrement méditerranéennes, quels que soient l’abandon et l’état de délabrement où se sont trouvées les institutions politiques de l’antiquité.
Le livre des Institutions de l’ancienne France se rattache ainsi et s’adapte exactement à la Cité antique. Les deux ouvrages marquent les deux temps d’une même démonstration scientifique. L’histoire des origines a trouvé son développement logique, son sens profond, grâce à l’œuvre de l’historien qui l’a dégagée de la masse innombrable des faits et qui a coordonné, dans leurs suites nécessaires, les lois de la nature et les règles de la société.
Je serais au désespoir si, par ce raccourci de quelques-unes des grandes leçons qui se dégagent du livre de Fustel de Coulanges, j’avais altéré, si peu que ce fût, l’idée qu’il faut avoir de sa vérité, de son impartialité, de sa probité. Peut-être ai-je ramené l’homme de science un peu trop près de nos préoccupations d’un jour, peut-être l’ai-je fait descendre de son piédestal. Mais, comment nous cacher à nous-mêmes, qu’après cinquante années, il est parmi nous, et que son « actualité » n’est faite que de la permanence des idées vraies ? Cette actualité est rigoureusement scientifique, c’est ce qui se dégage de l’étude qui me reste à faire, celle de la méthode de l’historien et du caractère de l’homme.
Je demande qu’on me laisse dire d’abord que Fustel de Coulanges fut doué d’une puissante imagination : car l’imagination est la faculté maîtresse de la science comme elle l’est de la politique. Pour traiter un sujet ou pour réaliser une œuvre, il faut les voir d’avance, c’est-à-dire les imaginer. Fustel de Coulanges fut comme averti providentiellement que l’heure était venue d’aborder les deux grands sujets qu’il a traités et qui n’en sont qu’un. Il y eut donc, dès l’abord, en lui, une vision, une intuition de ce que devait être son histoire. L’intuition créatrice, accompagnée d’une interrogation anxieuse, voilà ce qui met un tel homme en mouvement : il ne sera satisfait que quand, à cet appel, il aura répondu.
Nourri au temps de la Révolution de 1848, et contemplant, durant ses jours de préparation, cet étrange amalgame de démocratie autoritaire qu’est le second Empire, il cherchait au loin les origines, les causes, les analogies de ce qu’il voyait en gestation autour de lui : avant de connaître, il était ému.
Mais c’est alors, et quand il veut savoir, que se détermine en lui la faculté magistrale, celle qui domptera immédiatement le romantisme ambiant : l’exactitude, — l’exactitude poussée jusqu’au scrupule, que dis-je ! jusqu’à l’angoisse. Son imagination l’ayant éveillé, il s’est élancé ; mais sa conscience le retient. Il deviendra ainsi l’esclave volontaire et, si j’ose dire, « l’enfermé, » non pas de sa curiosité, mais de sa véracité.
Méthode souveraine et faite uniquement de franchise et de domination de soi ; intelligence de clarté qui ne veut ni se laisser aveugler, ni se laisser éblouir et qui regarderait le soleil en face pour y découvrir la vérité. « Pas de parti pris, » « pas de doctrine, » répète sans cesse Fustel de Coulanges : « On croit regarder un objet et c’est sa propre idée que l’on regarde. On croit lire un texte et les phrases de ce texte prennent une signification particulière suivant l’opinion antérieure que l’on s’était faite. »
Ainsi, conscience c’est méfiance, — méfiance des autres, méfiance de soi. Le « texte » devient l’obsession de cet homme qui pense, qui aime, et qui se donne, — l’un des plus passionnés qu’aient connus les lettres. On l’en plaisante ; mais, lui, n’entend pas ; que sont des plaisanteries ? Il est tout à son tourment. Si l’historien qui veut connaître les événements du passé ne s’appuie pas sur les « textes, » de quoi donc sera faite sa science ? Sévère réponse de cette âme candide aux critiques superficiels qui croient se tirer d’affaire en riant.
Fustel de Coulanges n’est-il donc que « l’homme des textes ? » S’en tiendra-t-il à cette élaboration obstinée du témoignage écrit ? Scrutera-t-il pour le plaisir de scruter ?… Voici que l’historien se dégage de l’érudit. Comment ? En introduisant dans sa recherche la notion historique par excellence, l’idée du temps. Il n’y a d’histoire que des générations. Un témoignage ne prouve que s’il est rapproché d’une quantité d’autres témoignages qui se succèdent et se complètent comme s’est développée la vie elle-même : « Les institutions politiques ne sont jamais l’œuvre de la volonté d’un homme ; la volonté même de tout un peuple ne suffit pas à les créer. Les faits humains qui les engendrent ne sont pas de ceux-que le caprice d’une génération puisse changer. Les peuples ne sont pas gouvernés suivant qu’il leur plaît de l’être, mais suivant que l’ensemble de leurs intérêts et le fond de leurs opinions exigent qu’ils le soient. C’est, sans doute, pour ce motif qu’il faut plusieurs âges d’hommes pour l’abattre... »
De là vient la nécessité, pour l’historien, d’étendre ses recherches sur un vaste espace de temps. Une extraordinaire aptitude à l’assemblage des siècles, telle fut l’une des plus hautes parmi les facultés de Fustel de Coulanges.
Son coup d’œil embrassait les âges. Tout se tenait dans sa pensée, tout était lié par une chronologie impeccable. Combien de fois on entend, dans la Cité antique, comme un écho précurseur de ce qui retentira dans les Institutions, et combien de fois se prolongeront, dans les Institutions, l’expérience et la science acquises aux siècles lointains de la Cité antique ! Les deux livres doivent être lus comme un morceau unique : quarante siècles de la vie des peuples nous exposent là leur secret. Tant est féconde en histoire la notion temps !
L’exactitude dans la recherche des témoignages, l’exactitude dans leur mise au temps ; et, pour achever, l’exactitude dans leur interprétation, voilà de quoi est fait le scrupule scientifique de Fustel de Coulanges. Décrire, sérier, comparer, tout est là.
Arrêtons-nous devant ce dernier terme : comparer, confronter. La confrontation des témoignages, c’est l’art suprême de cet enquêteur, de ce rapporteur, de ce scrutateur des actes libres ; car telle est la difficulté propre à la science historique : son sujet, c’est la vie collective, c’est-à-dire la vie ; il s’agit de rassembler et de ramener à une formule unique des faits humains, ces faits que la liberté, la conscience et le mystère particulier et général, le mystère des hérédités et des influences, rendent infiniment muables, complexes, insaisissables ; et, au-dessus de ces faits encore, s’abattant comme une brume sur celui qui entreprend de les connaître, ce qui échappe plus encore, les motifs, les intentions, les hasards, la chance, l’atmosphère. L’histoire doit tenir compte, non seulement de ce qui se dit, mais de ce qui ne se dit pas, non seulement de ce qui se voit, mais de ce qui ne se voit pas ; elle doit sonder les reins et les cœurs, découvrir ce que l’on ne s’avoue pas à soi-même ; elle doit deviner les directions latentes, connaître les circonstances oubliées, les ambiances secrètes, tout, jusqu’aux mobiles bas et inavouables, en un mot ce qu’il y a de personnel et d’individuel dans une volonté unanime, ce qu’il y a de révolte intérieure refoulée dans le pas discipliné de la troupe en marche.
Sur tout cela l’historien doit être renseigné et doit nous renseigner. De là ce labeur intime et invisible, qui achève son enquête : après la collecte des témoignages et leur chronologie, non seulement la comparaison et la confrontation des textes, mais la discussion avec soi-même, le calcul de sa propre équation personnelle, une perpétuelle et circulaire vigilance en garde contre toutes les surprises et toutes les tentations, avec la stricte observance des lois de la raison, non seulement dans la lettre, mais dans l’esprit.
Ainsi s’éleva cette œuvre puissante, dont chaque ligne révèle l’effort, et où il y a tant de perfection jusque dans les parties inachevées ; ces livres, dont certains morceaux ne paraissent que des échafaudages et qui sont des monuments. Car, à les prendre dans l’ensemble ou dans le détail, on les trouve parfaitement agencés, équilibrés, proportionnés ; et, marque suprême, on ne s’y ennuie jamais. Tant fut ardente, passionnée et communicative, cette recherche poursuivie pendant un demi-siècle par un homme dévoré de l’impatience du vrai.
Cependant, le poids s’augmentait, les témoignages s’accumulaient, la discussion se prolongeait, et l’œuvre s’étendait toujours. Un immense chantier était étalé, composé de pièces éparses ; une vie s’était écoulée. Restera-t-elle stérile sur ce champ encombré de ruines neuves ? Ne sera-t-elle qu’un immense apport d’érudition dispersée ? — Ici, enfin, se lève la faculté qui achève l’historien, l’abstraction.
Savoir n’est rien ; analyser, sérier, comparer et conclure, ce n’est que le matériel de l’histoire. Maintenant il s’agit du spirituel, du souffle, de l’âme. La vérité doit passer d’un esprit dans un autre esprit et par quelle voie, sinon par l’intelligence et par l’âme ? Il faut faire comprendre et faire admettre ; en un mot, c’est l’heure de l’expression. Exprimer, c’est extraire. L’expression, dans tous les arts, n’est qu’une simplification ; par un travail d’assimilation, l’extérieur devient création intérieure. Cette élaboration finale vient d’une faculté souveraine de contention intime, et c’est l’abstraction.
L’imagination qui s’émeut, l’exactitude qui amasse et contrôle, l’abstraction qui ordonne et exprime, telles sont les procédures naturelles à ces puissants esprits. Fustel de Coulanges sait que ce dernier effort épuisera sa vie, mais il la donne : « Une longue et scrupuleuse observation du détail est la seule voie qui puisse conduire à quelque vue d’ensemble. Pour un jour de synthèse il faut des années d’analyse. » La synthèse est donc son objet ; c’est là qu’il va, engrangeant sans cesse les détails sur sa route. Au fur et à mesure, qu’il avance et qu’il recueille, l’histoire se fait en lui-même ; il l’élabore, la travaille, s’en nourrit ; elle devient sa propre substance. Et quand elle sera bien à lui et bien lui, il la dira.
De là cette expression, d’une qualité unique, cette langue d’une pureté de cristal, mais de cristal vivant et animé qui fut, peut-être, la plus belle prose du siècle. N’ayant ni l’artifice de celle de Chateaubriand, ni l’emphase de celle de Hugo, ni la froideur de celle de Guizot, ni l’intempérance de celle de Michelet, ni le tendu de celle de Flaubert, elle est la langue française naturelle, loyale et transparente, — droite comme l’œuvre et comme l’homme.
Fustel de Coulanges a une langue sans reproche parce que son esprit et son âme sont sans tache. Et pourtant, son style est tout le contraire d’un style froid ; il est plein d’ardeur et de passion, comme l’homme lui-même ; dans la force de sa conviction il a trouvé cette qualité de la vie, le mouvement, avec quelque chose de plus chaleureux encore, comme si la chaleur accumulée de tant de siècles et tant de générations s’était déposée et concentrée dans ces couches profondes de l’histoire d’où il la reçut.
On a dit que Fustel de Coulanges n’était pas un psychologue. Sa psychologie ne s’attarde pas à considérer l’individu, voilà tout. Elle procède par masses : il est le psychologue des foules et des époques. Il écrit, à propos de Tacite : « Sa profondeur d’observation psychologique n’est pas précisément la qualité la plus précieuse d’un historien qui, dans l’étude des sociétés, doit bien moins se préoccuper de marquer les replis cachés du cœur humain que d’apercevoir nettement les formes sociales, les intérêts et toutes les vérités purement relatives de l’humanité changeante. »
« Les vérités de l’humanité changeante, » cela veut dire les idées en marche. La faculté d’abstraction de Fustel de Coulanges le porte droit à l’idée, à l’idée, fille de la liberté. L’homme agit selon sa nature libre : voilà ce qui donne le vrai sens aux conclusions du grand historien. L’homme ne fait que ce qu’il veut ; à l’heure critique, il choisit.
C’est pourquoi il vaut la peine de l’avertir. L’historien frappe à l’Idée, comme l’ancien disait : « Frappe au visage ! » Une de ses formules est celle-ci : « Une idée qui a régné dans l’esprit d’une époque, est un fait. » L’âme, avec tous ses penchants, produit l’idée, laquelle devient fait, et le tout observé et transmis, c’est l’histoire. Comment les idées sont devenues institutions, telle est la pensée maîtresse des deux grands livres. Histoire animiste, s’il en fut.
Ainsi, Fustel de Coulanges, historien vraiment moderne, est un historien politique : d’où la gravité de ses développements et de ses conclusions : quand on aborde de tels sujets, il ne faut pas se tromper : il y va de l’existence et du bonheur des générations ; mais aussi, à découvrir et à exposer le drame des siècles dans son infinie complexité, on ne s’amuse pas ; à chercher et à trouver les mobiles des humains, l’amertume vous vient au cœur. Fustel de Coulanges pâtit toute sa vie de cette double souffrance. Scrupule, angoisse, il était de ceux « qui reviennent de l’enfer. » Non seulement épique, mais tragique. Car, il voyait les hommes à la fois comme ils sont, et comme ils devraient être.
Cet homme, tel qu’il est resté dans mon souvenir, mince, chétif, allongé, le visage pâle, les favoris clairs et effilés, les épaules étroites, le corps bien pris et finement sculpté, l’œil de feu, la parole « grêle et suraiguë, qui entrait en vous comme une vrille, » exhalait une vie intense et comme exténuée, mais agitait, comme une flamme, l’ardeur de savoir, de prouver, de convaincre. Il mourait de jour en jour à sa tâche, et la relevait cependant, haletant vers son but unique, la vérité.
Dans le carrefour d’histoire où il vécut, quand les bases de la société française et des sociétés européennes étaient ébranlées par les crises intérieures et la menace extérieure, quand les peuples germains se massaient de nouveau sur la frontière et qu’il réfléchissait à ce qu’il avait vu, des journées de juin à la journée de Sedan, il était comme la vigie qui, sentant se lever l’orage, sonne à toute volée la cloche de l’histoire.
Patriote, certes ! Il tremble pour son pays, il tremble pour la civilisation latine dont il est. Mais son sentiment ne le domine pas : c’est lui qui domine son sentiment, au contraire. Il le subordonne à sa probité. Extraordinaire alliage d’une passion ardente et d’une froide impartialité. On a dénigré la France : est-ce juste, est-ce fondé ? Cela le surprend, et il se demande pourquoi.
« Ecrire l’histoire de France, ce fut une façon de travailler pour un parti et de combattre un adversaire. L’histoire est ainsi devenue, chez nous, une sorte de guerre civile en permanence... Le véritable patriotisme, ce n’est pas l’amour du sol, c’est l’amour du passé, c’est le respect des générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu’à les maudire et ne nous recommandent que de ne pas leur ressembler. Ils brisent la tradition française et ils s’imaginent qu’il restera un patriotisme français. Ils vont répétant que l’étranger vaut mieux que la France, et ils se figurent qu’on aimera la France. »
C’est donc être juste et impartial de remettre non seulement l’histoire de France, mais l’histoire européenne dans sa vraie voie. Le patriotisme historique de Fustel de Coulanges vient d’un sentiment profond de la vérité. Ce n’est pas son amour du pays qui l’avertit, c’est sa science. Il a flairé le grand mensonge de l’histoire moderne ; il l’a saisi, déniché, tiré à la lumière. Travail herculéen.
De là aussi, ce labeur assidu, cette torture anxieuse et prolongée qui fut la vie de l’homme sacrifié et dévoué... Mais, s’il se trompait ; s’il n’avait saisi, comme tant d’autres, que la vérité agréable, quelles conséquences, quelle diminution pour lui-même et pour la France ! Son scrupule redoublait, sa conscience le rongeait, il appelait sa critique à l’aide : « Le texte ! le texte ! A tout prix, la vérité. »
Avançant ainsi parmi les détracteurs, les envieux, mais aussi les disciples de plus en plus nombreux qui se rangeaient autour de lui, il traînait le poids de l’œuvre formidable qui ne s’achevait toujours pas. Il tomba, mais en touchant le but. L’œuvre est là, la plus forte sans doute, la plus vaste et la plus noble qu’ait conçue et réalisée l’histoire moderne, et toute pleine d’antiquité et d’humanité.
G. HANOTAUX.
- ↑ La Cité antique. In-8° Hachette, 1890. — Histoire des Institutions politiques de l’ancienne France. Revu et complété sur le manuscrit et d’après les notes de l’auteur, par M. Camille Jullian, membre de l’Institut. 5 vol. in-8o, 5e édition, 1922. Paris, Hachette et Cie.