Génie du christianisme/Partie 1/Livre 2/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

Des Lois morales, ou du Décalogue.



Il est humiliant pour notre orgueil de trouver que les maximes de la sagesse humaine peuvent se renfermer dans quelques pages. Et dans ces pages encore, combien d’erreurs ! Les lois de Minos et de Lycurgue ne sont restées debout, après la chute des peuples pour lesquels elles furent érigées, que comme les pyramides des déserts, immortels palais de la mort.

Lois du second Zoroastre.


Le temps sans bornes et incréé est le créateur de tout. La parole fut sa fille ; et de sa fille naquit Orsmus, dieu du bien, et Arimhan, dieu du mal.


Invoque le taureau céleste, père de l’herbe et de l’homme.
L’œuvre la plus méritoire est de bien labourer son champ.
Prie avec pureté de pensée, de parole et d’action[1].
Enseigne le bien et le mal à ton fils âgé de cinq ans[2].
Que la loi frappe l’ingrat[3].
Qu’il meure, le fils qui a désobéi trois fois à son père.
La loi déclare impure la femme qui passe à un second hymen.
Frappe le faussaire de verges.
Méprise le menteur.
À la fin et au renouvellement de l’année, observe dix jours de fête.


Lois indiennes.


L’univers est Wichnou.

Tout ce qui a été, c’est lui ; tout ce qui est, c’est lui ; tout ce qui sera, c’est lui.

Hommes, soyez égaux.
Aime la vertu pour elle ; renonce au fruit de tes œuvres.
Mortel, sois sage, tu seras fort comme dix mille éléphants.
L’âme est Dieu.

Confesse les fautes de tes enfants au soleil et aux hommes, et purifie-toi dans l’eau du Gange[4].


Lois égyptiennes.


Chef, dieu universel, ténèbres inconnues, obscurité impénétrable.
Osiris est le dieu bon ; Typhon, le dieu méchant.
Honore tes parents.
Suis la profession de ton père.

Sois vertueux ; les juges du lac prononceront après ta mort sur tes œuvres.

Lave ton corps deux fois le jour et deux fois la nuit.
Vis de peu.
Ne révèle point les mystères[5].


Lois de Minos.


Ne jure point par les dieux.
Jeune homme, n’examine point la loi.
La loi déclare infâme quiconque n’a point d’ami.
Que la femme adultère soit couronnée de laine et vendue.

Que vos repas soient publics, votre vie frugale, et vos danses guerrières[6].

(Nous ne donnerons point ici les lois de Lycurgue, parce qu’elles ne font en partie que répéter celles de Minos.)

Lois de Solon.


Que l’enfant qui néglige d’ensevelir son père, que celui qui ne le défend point, meure.

Que le temple soit interdit à l’adultère.
Que le magistrat ivre boive la ciguë.
La mort au soldat lâche.
La loi permet de tuer le citoyen qui demeure neutre au milieu des dissensions civiles.
Que celui qui veut mourir le déclare à l’archonte et meure.
Que le sacrilège meure.
Épouse, guide ton époux aveugle.
L’homme sans mœurs ne pourra gouverner[7].


Lois primitives de Rome.


Honore la petite fortune.
Que l’homme soit laboureur et guerrier.
Réserve le vin aux vieillards.
Condamne à mort le laboureur qui mange le bœuf[8].


Lois des Gaules et des druides.


L’univers est éternel, l’âme immortelle.
Honore la nature.
Défendez votre mère, votre patrie, la terre.
Admets la femme dans tes conseils.
Honore l’étranger, et mets à part sa portion dans ta récolte.
Que l’infâme soit enseveli dans la boue.

N’élève point de temple, et ne confie l’histoire du passé qu’à ta mémoire.

Homme, tu es libre : sois sans propriété.

Honore le vieillard, et que le jeune homme ne puisse déposer contre lui.

Le brave sera récompensé après la mort, et le lâche, puni[9].


Lois de Pythagore.


Honore les dieux immortels, tels qu’ils sont établis par la loi.
Honore tes parents.
Fais ce qui n’affligera pas ta mémoire.

N’admets point le sommeil dans tes yeux avant d’avoir examiné trois fois dans ton âme les œuvres de ta journée.

Demande-toi : Où ai-je été ? Qu’ai-je fait ? Qu’aurois-je dû faire ?

Ainsi, après une vie sainte, lorsque ton corps retournera aux éléments, tu deviendras immortel et incorruptible : tu ne pourras plus mourir[10].


Tel est à peu près tout ce qu’on peut recueillir de cette antique sagesse des temps, si fameuse. Là, Dieu est représenté comme quelque chose d’obscur ; sans doute, mais à force de lumière : des ténèbres couvrent la vue lorsqu’on cherche à contempler le soleil. Ici, l’homme sans ami est déclaré infâme : ce législateur a donc déclaré infâmes presque tous les infortunés ? Plus loin, le suicide devient loi ; enfin, quelques-uns de ces sages semblent oublier entièrement un Être suprême. Et que de choses vagues, incohérentes, communes, dans la plupart de ces sentences ! Les sages du Portique et de l’Académie énoncent tour à tour des maximes si contradictoires, qu’on peut souvent prouver par le même livre que son auteur croyoit et ne croyoit point en Dieu, qu’il reconnaissoit et ne reconnaissoit point une vertu positive, que la liberté est le premier des biens et le despotisme le meilleur des gouvernements.

Si au milieu de tant de perplexités on voyoit paroître un code de lois morales, sans contradictions, sans erreurs, qui fît cesser nos incertitudes, qui nous apprît ce que nous devons croire de Dieu et quels sont nos véritables rapports avec les hommes ; si ce code s’annonçoit avec une assurance de ton et une simplicité de langage inconnues jusque alors, ne faudroit-il pas en conclure que ces lois ne peuvent émaner que du ciel ? Nous les avons, ces préceptes divins : et quels préceptes pour le sage ! et quel tableau pour le poëte !

Voyez cet homme qui descend de ces hauteurs brûlantes. Ses mains soutiennent une table de pierre sur sa poitrine, son front est orné de deux rayons de feu, son visage resplendit des gloires du Seigneur, la terreur de Jéhovah le précède : à l’horizon se déploie la chaîne du Liban avec ses éternelles neiges et ses cèdres fuyant dans le ciel. Prosternée au pied de la montagne, la postérité de Jacob se voile la tête, dans la crainte de voir Dieu et de mourir. Cependant les tonnerres se taisent, et voici venir une voix :

Écoute, ô toi Israël, moi Jéhovah, tes Dieux[11], qui t’ai tiré de la terre de Mitzraïm, de la maison de servitude.

1. — Il ne sera point à toi d’autres Dieux devant ma face.

2. — Tu ne te feras point d’idole par tes mains, ni aucune image de ce qui est dans les étonnantes eaux supérieures, ni sur la terre au-dessous, ni dans les eaux sous la terre. Tu ne t’inclineras point devant les images, et tu ne les serviras point, car moi, je suis Jéhovah, tes Dieux, le Dieu fort, le Dieu jaloux, poursuivant l’iniquité des pères, l’iniquité de ceux qui me haïssent, sur les fils de la troisième et de la quatrième génération, et je fais mille fois grâce à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements.

3. — Tu ne prendras point le nom de Jéhovah, tes Dieux, en vain ; car il ne déclarera point innocent celui qui prendra son nom en vain.

4. — Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier. Six jours tu travailleras, et tu feras ton ouvrage, et le jour septième de Jéhovah, tes Dieux, tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton chameau, ni ton hôte, devant tes portes ; car en six jours Jéhovah fit les merveilleuses eaux supérieures[12], la terre et la mer, et tout ce qui est en elles, et se reposa le septième : or Jéhovah le bénit et le sanctifia.

5. — Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soient longs sur la terre, et par delà la terre que Jéhovah, tes Dieux, t’a donnée.

6. — Tu ne tueras point.

7. — Tu ne seras point adultère.

8. — Tu ne voleras point.

9. — Tu ne porteras point contre ton voisin un faux témoignage.

10. — Tu ne désireras point la maison de ton voisin, ni la femme de ton voisin, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui est à ton voisin.

Voilà les lois que l’Éternel a gravées, non seulement sur la pierre de Sinaï, mais encore dans le cœur de l’homme. On est frappé d’abord du caractère d’universalité qui distingue cette table divine des tables humaines qui la précèdent. C’est ici la loi de tous les peuples, de tous les climats, de tous les temps. Pythagore et Zoroastre s’adressent à des Grecs et à des Mèdes ; Jéhovah parle à tous les hommes : on reconnoît ce père tout-puissant qui veille sur la création, et qui laisse également tomber de sa main le grain de blé qui nourrit l’insecte et le soleil qui l’éclaire.

Rien n’est ensuite plus admirable, dans leur simplicité pleine de justice, que ces lois morales des Hébreux. Les païens ont recommandé d’honorer les auteurs de nos jours : Solon décerne la mort au mauvais fils. Que fait Dieu ? il promet la vie à la piété filiale. Ce commandement est pris à la source même de la nature. Dieu fait un précepte de l’amour filial ; il n’en fait pas un de l’amour paternel ; il savoit que le fils, en qui viennent se réunir les souvenirs et les espérances du père, ne seroit souvent que trop aimé de ce dernier : mais au fils il commande d’aimer, car il connaissoit l’inconstance et l’orgueil de la jeunesse.

À la force du sens interne se joignent dans le Décalogue, comme dans les autres œuvres du Tout-Puissant, la majesté et la grâce des formes. Le Brahmane exprime lentement les trois présences de Dieu ; le nom de Jéhovah les énonce en un seul mot ; ce sont les trois temps du verbe être, unis par une combinaison sublime : havah, il fut ; hovah, étant, ou il est, et je, qui lorsqu’il se trouve placé devant les trois lettres radicales d’un verbe indique le futur, en hébreu, il sera.

Enfin, les législateurs antiques ont marqué dans leurs codes les époques des fêtes des nations ; mais le jour du repos d’Israël est le jour même du repos de Dieu. L’Hébreu, et son héritier le Gentil, dans les heures de son obscur travail, n’a rien moins devant les yeux que la création successive de l’univers. La Grèce, pourtant si poétique, n’a jamais songé à rapporter les soins du laboureur ou de l’artisan à ces fameux instants où Dieu créa la lumière, traça la route au soleil, et anima le cœur de l’homme.

Lois de Dieu, que vous ressemblez peu à celles des hommes ! Éternelles comme le principe dont vous êtes émanées, c’est en vain que les siècles s’écoulent : vous résistez aux siècles, à la persécution et à la corruption même des peuples. Cette législation religieuse, organisée au sein des législations politiques (et néanmoins indépendante de leurs destinées), est un grand prodige. Tandis que les formes des royaumes passent et se modifient, que le pouvoir roule de main en main au gré du sort, quelques chrétiens, restés fidèles au milieu des inconstances de la fortune, continuent d’adorer le même Dieu, de se soumettre aux mêmes lois, sans se croire dégagés de leurs liens par les révolutions, le malheur et l’exemple. Quelle religion dans l’antiquité n’a pas perdu son influence morale en perdant ses prêtres et ses sacrifices ? Où sont les mystères de l’antre de Trophonius et les secrets de Cérès-Éleusine ? Apollon n’est-il pas tombé avec Delphes, Baal avec Babylone, Sérapis avec Thèbes, Jupiter avec le Capitole ? Le christianisme seul a souvent vu s’écrouler les édifices où se célébraient ses pompes sans être ébranlé de la chute. Jésus-Christ n’a pas toujours eu des temples, mais tout est temple au Dieu vivant, et la maison des morts, et la caverne de la montagne, et surtout le cœur du juste ; Jésus-Christ n’a pas toujours eu des autels de porphyre, des chaires de cèdre et d’ivoire, et des heureux pour serviteurs ; mais une pierre au désert suffit pour y célébrer ses mystères, un arbre pour y prêcher ses lois, et un lit d’épines pour y pratiquer ses vertus.

  1. Zend-Avesta.
  2. Xenoph., Cyr. ; Plat., de Leg., lib. II.
  3. Xenoph., 10.
  4. Pr. des Br. Hist. Of Ind. ; Diod. Sic., etc.
  5. Herod., lib. II ; Plat., de Leg. ; Plut., de Is. et Os.
  6. Arist., Pol. ; Plat., de Leg.
  7. Plut., in Vit. Sol. ; Tit. Liv.
  8. Plut., in Num. ; Tit. Liv.
  9. Tac., de Mor. Germ. ; Strab. Cæs., Com. Edda, etc.
  10. On pourroit ajouter à cette table un extrait de la République de Platon, ou plutôt des douze livres de ses lois, qui sont à notre avis son meilleur ouvrage, tant pour le beau tableau des trois vieillards qui discourent en allant à la fontaine, que par la raison qui règne dans ce dialogue. Mais ces préceptes n’ont point été mis en pratique : ainsi nous nous abstiendrons d’en parler.

    Quant au Coran, ce qui s’y trouve de saint et de juste est emprunté presque mot pour mot de nos livres sacrés ; le reste est une compilation rabbinique.

  11. On donne le Décalogue mot à mot de l’hébreu, à cause de cette expression, tes Dieux, qu’aucune version n’a rendue. Voyez la note V, à la fin du volume.
  12. Cette traduction est loin de donner une idée de la magnificence du texte. Shamajim est une sorte de cri d’admiration, comme la voix d’un peuple qui en regardant le firmament s’écrieroit : Voyez ces eaux miraculeuses suspendues en voûtes sur nos têtes ! ces dômes de cristal et de diamant ! On ne peut rendre en français, dans la traduction d’une loi, cette poésie qu’exprime un seul mot.