Génie du christianisme/Partie 1/Livre 3/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Chute de l’Homme. Le Serpent. Un mot hébreu.



On est saisi d’admiration à cette autre vérité marquée dans les Écritures : L’homme mourant pour s’être empoisonné avec le fruit de vie ; l’homme perdu pour avoir goûté au fruit de science, pour avoir su trop connoître le bien et le mal, pour avoir cessé d’être semblable à l’enfant de l’Évangile. Qu’on suppose toute autre défense de Dieu, relative à un penchant quelconque de l’âme : que deviennent la sagesse et la profondeur de l’ordre du Très-Haut ? Ce n’est plus qu’un caprice indigne de la Divinité, et aucune moralité ne résulte de la désobéissance d’Adam. Toute l’histoire du monde, au contraire, découle de la loi imposée à notre premier père. Dieu a mis la science à sa portée : il ne pouvoit la lui refuser, puisque l’homme étoit né intelligent et libre ; mais il lui prédit que s’il veut trop savoir, la connoissance des choses sera sa mort et celle de sa postérité. Le secret de l’existence politique et morale des peuples, les mystères les plus profonds du cœur humain, sont renfermés dans la tradition de cet arbre admirable et funeste.

Or, voici une suite très merveilleuse à cette défense de la sagesse. L’homme tombe, et c’est le démon de l’orgueil qui cause sa chute. L’orgueil emprunte la voix de l’amour pour le séduire, et c’est pour une femme qu’Adam cherche à s’égaler à Dieu : profond développement des deux premières passions du cœur, la vanité et l’amour.

Bossuet, dans ses Élévations à Dieu, où l’on retrouve souvent l’auteur des Oraisons funèbres, dit, en parlant du mystère du serpent, que « les anges conversoient avec l’homme, en telle forme que Dieu permettoit, et sous la figure des animaux. Ève donc ne fut point surprise d’entendre parler le serpent, comme elle ne le fut pas de voir Dieu même paroître sous une forme sensible ». Bossuet ajoute : « Pourquoi Dieu détermina-t-il l’ange superbe à paroître sous cette forme plutôt que sous une autre ? Quoiqu’il ne soit pas nécessaire de le savoir, l’Écriture nous l’insinue, en disant que le serpent étoit le plus fin de tous les animaux, c’est-à-dire celui qui représentoit mieux le démon dans sa malice, dans ses embûches, et ensuite dans son supplice. »

Notre siècle rejette avec hauteur tout ce qui tient de la merveille ; mais le serpent a souvent été l’objet de nos observations, et, si nous osons le dire, nous avons cru reconnoître en lui cet esprit pernicieux et cette subtilité que lui attribue l’Écriture, Tout est mystérieux, caché, étonnant, dans cet incompréhensible reptile. Ses mouvements diffèrent de ceux de tous les autres animaux ; on ne sauroit dire où gît le principe de son déplacement, car il n’a ni nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre, il s’évanouit magiquement, il reparoît, et disparoît ensuite, semblable à une petite fumée d’azur et aux éclairs d’un glaive dans les ténèbres. Tantôt il se forme en cercle, et darde une langue de feu ; tantôt, debout sur l’extrémité de sa queue, il marche dans une attitude perpendiculaire, comme par enchantement. Il se jette en orbe, monte et s’abaisse en spirale, roule ses anneaux comme une onde, circule sur les branches des arbres, glisse sous l’herbe des prairies, ou sur la surface des eaux. Ses couleurs sont aussi peu déterminées que sa marche : elles changent aux divers aspects de la lumière, et, comme ses mouvements, elles ont le faux brillant et les variétés trompeuses de la séduction.

Plus étonnant encore dans le reste de ses mœurs, il sait, ainsi qu’un homme souillé de meurtre, jeter à l’écart sa robe tachée de sang, dans la crainte d’être reconnu. Par une étrange faculté, il peut faire rentrer dans son sein les petits monstres que l’amour en a fait sortir. Il sommeille des mois entiers, fréquente des tombeaux, habite des lieux inconnus, compose des poisons qui glacent, brûlent ou tachent le corps de sa victime des couleurs dont il est lui-même marqué. Là il lève deux têtes menaçantes, ici il fait entendre une sonnette ; il siffle comme un aigle de montagne ; il mugit comme un taureau. Il s’associe naturellement aux idées morales ou religieuses, comme par une suite de l’influence qu’il eut sur nos destinées : objet d’horreur ou d’admiration, les hommes ont pour lui une haine implacable, ou tombent devant son génie ; le mensonge l’appelle, la prudence le réclame, l’envie le porte dans son cœur, et l’éloquence à son caducée. Aux enfers, il arme les fouets des furies ; au ciel, l’éternité en fait son symbole. Il possède encore l’art de séduire l’innocence ; ses regards enchantent les oiseaux dans les airs ; et sous la fougère de la crèche, la brebis lui abandonne son lait. Mais il se laisse lui-même charmer par de doux sons, et pour le dompter le berger n’a besoin que de sa flûte.

Au mois de juillet 1791, nous voyagions dans le Haut-Canada, avec quelques familles sauvages de la nation des Onontagués. Un jour que nous étions arrêtés dans une grande plaine, au bord de la rivière Génésie, un serpent à sonnette entra dans notre camp. Il y avoit parmi nous un Canadien qui jouait de la flûte ; il voulut nous divertir, et s’avança contre le serpent avec son arme d’une nouvelle espèce. À l’approche de son ennemi, le reptile se forme en spirale, aplatit sa tête, enfle ses joues, contracte ses lèvres, découvre ses dents empoisonnées et sa gueule sanglante ; il brandit sa double langue comme deux flammes ; ses yeux sont deux charbons ardents ; son corps gonflé de rage s’abaisse et s’élève comme les soufflets d’une forge ; sa peau dilatée devient terne et écailleuse, et sa queue, dont il sort un bruit sinistre, oscille avec tant de rapidité, qu’elle ressemble à une légère vapeur.

Alors le Canadien commence à jouer sur sa flûte ; le serpent fait un mouvement de surprise, et retire la tête en arrière. À mesure qu’il est frappé de l’effet magique, ses yeux perdent leur âpreté, les vibrations de sa queue se ralentissent, et le bruit qu’elle fait entendre s’affoiblit et meurt peu à peu. Moins perpendiculaires sur leur ligne spirale, les orbes du serpent charmé s’élargissent, et viennent tour à tour se poser sur la terre, en cercles concentriques. Les nuances d’azur, de vert, de blanc et d’or, reprennent leur éclat sur sa peau frémissante, et, tournant légèrement la tête, il demeure immobile, dans l’attitude de l’attention et du plaisir.

Dans ce moment le Canadien marche quelques pas, en tirant de sa flûte des sons doux et monotones ; le reptile baisse son cou nuancé, entr’ouvre avec sa tête les herbes fines, et se met à ramper sur les traces du musicien qui l’entraîne, s’arrêtant lorsqu’il s’arrête, et recommençant à le suivre quand il commence à s’éloigner. Il fut ainsi conduit hors de notre camp, au milieu d’une foule de spectateurs, tant sauvages qu’européens, qui en croyaient à peine leurs yeux : à cette merveille de la mélodie, il n’y eut qu’une seule voix dans l’assemblée pour qu’on laissât le merveilleux serpent s’échapper.

À cette sorte d’éducation, tirée des mœurs du serpent, en faveur des vérités de l’Écriture, nous en ajouterions une autre, empruntée d’un mot hébreu. N’est-il pas fort extraordinaire, et en même temps bien philosophique, que le nom générique de l’homme, en hébreu, signifie la fièvre ou la douleur ? Enosh, homme, vient, par sa racine, du verbe anash, être dangereusement malade. Dieu n’avait point donné ce nom à notre premier père ; il l’appelait simplement Adam, terre rouge ou limon. Ce ne fut qu’après le péché que la postérité d’Adam prit ce nom d’enosh ou d’homme, qui convenoit si parfaitement à ses misères, et qui rappeloit d’une manière bien éloquente et la faute et le châtiment. Peut-être, dans un mouvement d’angoisse, Adam, témoin des labeurs de son épouse, et recevant dans ses bras Caïn, son premier-né, l’éleva vers le ciel, en s’écriant : Enosh ! ô douleur ! Triste exclamation, par laquelle on aura dans la suite désigné la race humaine.