Génie du christianisme/Partie 1/Livre 4/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Logographie et faits historiques.



Après les objections chronologiques contre la Bible viennent celles qu’on prétend tirer des faits mêmes de l’histoire. On rapporte la tradition des prêtres de Thèbes qui donnoit dix-huit mille ans au royaume d’Égypte, et l’on cite la liste des dynasties de ces rois, qui existe encore.

Plutarque, qu’on ne soupçonnera pas de christianisme, se chargea d’une partie de la réponse. « Encore, dit-il en parlant des Égyptiens, que leur année ait été de quatre mois, selon quelques auteurs, elle n’étoit d’abord composée que d’un seul, et ne contenoit que le cours d’une seule lune. Et ainsi, faisant d’un seul mois une année, cela est cause que le temps qui s’est écoulé depuis leur origine paraît extrêmement long, et que, bien qu’ils habitent nouvellement leur pays, ils passent pour les plus anciens des peuples[1]. » Nous savons d’ailleurs, par Hérodote[2], Diodore de Sicile[3], Justin[4], Jablonsky[5], Strabon[6], que les Égyptiens mettent leur orgueil à égarer leur origine dans les temps, et, pour ainsi dire, à cacher leur berceau sous les siècles.

Le nombre de leurs règnes ne peut guère embarrasser. On sait que les dynasties égyptiennes sont composées de rois contemporains ; d’ailleurs, le même mot, dans les langues orientales, se lit de cinq à six manières différentes, et notre ignorance a souvent fait de la même personne cinq ou six personnages divers[7]. Et c’est aussi ce qui est arrivé par rapport aux traductions d’un seul nom. L’Athoth des Égyptiens est traduit, dans Érosthène, par Έρμογενὴς, ce qui signifie en grec le lettré, comme Athoth l’exprime en Égyptien : on n’a pas manqué de faire deux rois d’Athoth et d’Hermès ou Hermogène. Mais l’Athoth de Manethon se multiplie encore ; il devient Thoth dans Platon, et le texte de Sanchoniathon prouve en effet que c’est le nom primitif. La lettre A est une de ces lettres qu’on retranche et qu’on ajoute à volonté dans les langues orientales : ainsi l’historien Josèphe traduit par Apachnas le nom du même homme qu’Africanus appelle Pachnas. Voici donc Thoth, Athoth, Hermès, ou Hermogène, ou Mercure, cinq hommes fameux qui vont composer entre eux près de deux siècles ; et cependant ces cinq rois n’étoient qu’un seul Égyptien, qui n’a peut-être pas vécu soixante ans[8].

Après tout, qu’est-il besoin de s’appesantir sur des disputes logographiques, lorsqu’il suffit d’ouvrir l’histoire pour se convaincre de l’origine moderne des hommes ? On a beau former des complots avec des siècles inventés, dont le temps n’est point le père ; on a beau multiplier et supposer la mort pour en emprunter les ombres, tout cela n’empêche pas que le genre humain ne soit que d’hier. Les noms des inventeurs des arts nous sont aussi familiers que ceux d’un frère ou d’un aïeul. C’est Hypsuranius qui bâtit ces huttes de roseaux où logea la primitive innocence ; Usoüs couvrit sa nudité de peaux de bêtes, et affronta la mer sur un tronc d’arbre[9]. Tubalcaïn mit le fer dans la main des hommes[10] ; Noé ou Bacchus planta la vigne, Caïn ou Triptolème courba la charrue, Agrotès[11] ou Cérès recueillit la première moisson. L’histoire, la médecine, la géométrie, les beaux-arts, les lois, ne sont pas plus anciennement au monde, et nous les devons à Hérodote, Hippocrate, Thalès, Homère, Dédale, Minos. Quant à l’origine des rois et des villes, l’histoire nous en a été conservée par Moïse, Platon, Justin et quelques autres, et nous savons quand et pourquoi les diverses formes de gouvernement se sont établies chez les peuples[12].

Que si pourtant on est étonné de trouver tant de grandeur et de magnificence dans les premières cités de l’Asie, cette difficulté cède sans peine à une observation tirée du génie des Orientaux. Dans tous les âges, ces peuples ont bâti des villes immenses, sans qu’on en puisse rien conclure en faveur de leur civilisation, et conséquemment de leur antiquité. L’Arabe, échappé des sables brûlants où il s’estimoit heureux d’enfermer une ou deux toises d’ombre sous une tente de peaux de brebis, cet Arabe a élevé, presque sous nos yeux, des cités gigantesques, vastes métropoles où ce citoyen des déserts semble avoir voulu enclore la solitude. Les Chinois, si peu avancés dans les arts, ont aussi les plus grandes villes du globe, avec des jardins, des murailles, des palais, des lacs, des canaux artificiels, comme ceux de l’ancienne Babylone[13]. Nous-mêmes, enfin, ne sommes-nous pas un exemple frappant de la rapidité avec laquelle les peuples se civilisent ? Il n’y a guère plus de douze siècles que nos ancêtres étoient aussi barbares que les Hottentots, et nous surpassons aujourd’hui la Grèce dans les raffinements du goût, du luxe et des arts.

La logique générale des langues ne peut fournir aucune raison valide en faveur de l’ancienneté des hommes. Les idiomes du primitif Orient, loin d’annoncer des peuples vieillis en société, décèlent au contraire des hommes fort près de la nature. Le mécanisme en est d’une extrême simplicité : l’hyperbole, l’image, les figures poétiques, s’y reproduisent sans cesse, tandis qu’on y trouve à peine quelques mots pour la métaphysique des idées. Il seroit impossible d’énoncer clairement en hébreu la théologie des dogmes chrétiens[14]. Ce n’est que chez les Grecs et chez les Arabes modernes qu’on rencontre les termes composés propres au développement des abstractions de la pensée. Tout le monde sait qu’Aristote est le premier philosophe qui ait inventé des catégories, où les idées viennent se ranger de force, quelle que soit leur classe ou leur nature[15].

Enfin, l’on prétend qu’avant que les Egyptiens eussent bâti ces temples dont il nous reste de si belles ruines, les peuples pasteurs gardoient déjà leurs troupeaux sur d’autres ruines laissées par une nation inconnue : ce qui supposeroit une très-grande antiquité.

Pour décider cette question il faudroit savoir au juste qui étoient et d’où venoient les peuples pasteurs. M. Bruce, qui voyoit tout en Éthiopie, les fait sortir de ce pays. Et cependant les Éthiopiens, loin de pouvoir répandre au loin des colonies, étoient eux-mêmes à cette époque un peuple nouvellement établi. Æthiopes, dit Eusèbe, ab Indo flumine consurgentes, juxta Ægyptum consederunt. Manéthon, dans sa sixième dynastie, appelle les pasteurs Φοινίχδς ζένοι, Phéniciens étrangers. Eusèbe place leur arrivée en Égypte sous le règne d’Aménophis : d’où il faut tirer ces deux conséquences : 1° que l’Égypte n’étoit pas alors barbare, puisque Inachus, Égyptien, portoit vers ce temps-là les lumières dans la Grèce ; 2° que l’Égypte n’étoit pas couverte de ruines, puisque Thèbes étoit bâtie, puisque Aménophis était père de ce Sésostris qui éleva la gloire des Égyptiens à son comble. Au rapport de l’historien Josèphe, ce fut Thetmosis qui contraignit les pasteurs à abandonner entièrement les bords du Nil[16].

Mais quels nouveaux arguments n’auroit-on point formés contre l’Écriture si on avoit connu un autre prodige historique qui tient également à des ruines, hélas ! comme toute l’histoire des hommes ? On a découvert depuis quelques années, dans l’Amérique septentrionale, des monuments extraordinaires sur les bords du Muskingum, du Miani, du Wabache, de l’Ohio, et surtout du Scioto[17], où ils occupent un espace de plus de vingt lieues en longueur. Ce sont des murs en terre avec des fossés, des glacis, des lunes, demi-lunes, et de grands cônes qui servent de sépulcres. On a demandé, mais sans succès, quel peuple a laissé de pareilles traces ? L’homme est suspendu dans le présent, entre le passé et l’avenir, comme sur un rocher entre deux gouffres ; derrière lui, devant lui, tout est ténèbres ; à peine aperçoit-il quelques fantômes qui, remontant du fond des deux abîmes, surnagent un instant à leur surface, et s’y replongent.

Quelles que soient les conjectures sur ces ruines américaines, quand on y joindroit les visions d’un monde primitif et les chimères d’une Atlantide, la nation civilisée qui a peut-être promené la charrue dans la plaine où l’Iroquois poursuit aujourd’hui les ours n’a pas eu besoin, pour consommer ses destinées, d’un temps plus long que celui qui a dévoré les empires de Cyrus, d’Alexandre et de César. Heureux du moins ce peuple qui n’a point laissé de nom dans l’histoire et dont l’héritage n’a été recueilli que par les chevreuils des bois et les oiseaux du ciel ! Nul ne viendra renier le Créateur dans ces retraites sauvages, et, la balance à la main, peser la poudre des morts, pour prouver l’éternité de la race humaine.

Pour moi, amant solitaire de la nature et simple confesseur de la Divinité, je me suis assis sur ces ruines. Voyageur sans renom, j’ai causé avec ces débris comme moi-même ignorés. Les souvenirs confus des hommes et les vagues rêveries du désert se mêloient au fond de mon âme. La nuit étoit au milieu de sa course ; tout étoit muet, et la lune, et les bois, et les tombeaux. Seulement, à longs intervalles, on entendoit la chute de quelque arbre que la hache du temps abattoit dans la profondeur des forêts : ainsi tout tombe, tout s’anéantit.

Nous ne nous croyons pas obligé de parler sérieusement des quatre jogues, ou âges indiens, dont le premier a duré trois millions deux cent mille ans, le second un million d’années, le troisième seize cent mille ans, et le quatrième, ou l’âge actuel, qui durera quatre cent mille ans.

Si l’on joint à toutes ces difficultés de chronologie, de logographie et de faits, les erreurs qui naissent des passions de l’historien ou des hommes qui vivent dans ses fastes ; si on y ajoute les fautes de copistes, et mille accidents de temps et de lieux, il faudra, de nécessité, convenir que toutes les raisons en faveur de l’antiquité du globe par l’histoire sont aussi peu satisfaisantes qu’inutiles à rechercher. Et certes on ne peut nier que c’est assez mal établir la durée du monde que d’en prendre la base dans la vie humaine. Quoi ! c’est par la succession rapide d’ombres d’un moment que l’on prétend nous démontrer la permanence et la réalité des choses ! c’est par des décombres qu’on veut nous prouver une société sans commencement et sans fin ! Faut-il donc beaucoup de jours pour amasser beaucoup de ruines ? Que le monde seroit vieux si l’on comptoit ses années par ses débris !


  1. Plut., in Num., 30.
  2. Herod., lib. Il.
  3. Diod., lib. I.
  4. Just., lib. I.
  5. Jablonsk., Panth. Egypt., lib. II.
  6. Strab. lib. XVII.
  7. Pour citer un exemple entre mille, le monogramme de Fo-hi, divinité des Chinois, est exactement le même que celui de Menès, divinité de l’Égypte ; et il est assez prouvé d’ailleurs que les caractères orientaux ne sont que des signes généraux d’idées, que chacun traduit dans sa langue, comme le chiffre arabe parmi nous. Ainsi, par exemple l’Italien prononce duodecimo, le même nombre que l’Anglais exprime par le mot twelve, et que le Français rend par celui de douze.
  8. Des personnes, qui pouvoient d’ailleurs être fort instruites, ont accusé les Juifs d’avoir corrompu les noms historiques. Comment ne savent-elles pas que ce sont les Grecs, au contraire, qui ont défiguré tous les noms d’hommes et de lieux, et en particulier ceux d’Orient * ? Les Grecs, à cet égard comme à beaucoup d’autres, ressembloient fort aux François. Croit-on que si Livius revenoit au monde il se reconnût sous le nom de Tite Live ? Il y a plus : Tyr porte encore aujourd’hui parmi les Orientaux le nom d’Asur, de Sour ou de Sur. Les Athéniens eux-mêmes devoient prononcer Tur ou Tour, puisque cette lettre qu’il nous plaît d’appeler y grec et de faire siffler comme un i, n’est autre que l’upsilon ou l’u parvum des Grecs.

    Il n’est pas plus difficile de retrouver Darius dans Assuerus. L’A initial n’est d’abord, comme nous l’avons dit, qu’une de ces lettres mobiles, tantôt souscrites, tantôt supprimées. Reste donc Suerus. Or, le delta ou le D majuscule des Grecs se rapproche du sameck ou de l’S majuscule des Hébreux. Le premier est un triangle, et le second un parallélogramme obtusangle, souvent même un parallélogramme curviligne. Le delta dans les vieux manuscrits, sur les médailles et sur les monuments, n’est presque jamais fermé dans ses angles. L’S hébraïque s’est donc transformée en D chez les Grecs, changement de lettre si commun dans toute l’antiquité.

    Si vous joignez à ces erreurs de figures les erreurs de prononciation, vous aurez une grande probabilité de plus. Supposons qu’un François, entendant le mot through (à travers) dans la bouche d’un Anglois, voulût le prononcer et l’écrire sans connoître la puissance et la forme de th, il écriroit nécessairement ou zrou, ou dsrou, ou simplement trou. Il en est ainsi du sameck ou de l’S en hébreu. Le son de cette lettre, en suivant les points massorétiques, est mixte et participe fortement du D. Les Grecs, qui avoient le th comme les Anglois, mais non pas l’S comme les Israélites, ont dû prononcer et écrire Duerus au lieu de Suerus. De Duerus à Darius la conversion est facile ; car on sait que les voyelles sont à peu près nulles en étymologie, puisqu’il est vrai que chaque peuple en varie les sons à l’infini. Lorsqu’on veut être plaisant aux dépens de la religion, de la morale universelle, du repos des nations et du bonheur général des hommes, avant de se livrer à une gaieté si funeste il faudroit au moins être bien sûr de ne pas tomber soi-même dans de grandes ignorances.

  9. Sanch. ap. Eus., Præparat. Evang., lib. I, cap. X.
  10. Gen., cap IV, V. 22.
  11. Sanch., loc. cit.
  12. Vid. Moys., Pent. ; Plat., de Leg. et Tim. ; Just., lib. II ; Herod. ; Plut., in Thes., Num., Lycurg., Solon, etc., etc.
  13. Vid. le P. du Hald, Hist. de la Ch. ; Lettres édif. ; lord Mac., Amb. to Ch., etc.
  14. On s’en peut assurer en lisant les Pères qui ont écrit en syriaque, tels que saint Éphrem, diacre d’Édesse.
  15. Si les langues demandent tant de temps pour leur entière confection, pourquoi les sauvages du Canada ont-ils des dialectes si subtils et si compliqués ? Les verbes de la langue huronne ont toutes les inflexions des verbes grecs. Ils se distinguent, comme les derniers, par la caractéristique, l’augment, etc. ; ils ont trois modes, trois genres, trois nombres, et par-dessus tout cela un certain dérangement de lettres particulier aux verbes des langues orientales. Mais ce qu’ils ont de plus inconcevable, c’est un quatrième pronom personnel, qui se place entre la seconde et la troisième personne, au singulier et au pluriel. Nous ne connoissons rien de pareil dans les langues mortes ou vivantes dont nous pouvons avoir quelque teinture.
  16. Manet. ad Joseph. et Afric. ; Herod., lib. II, cap. C ; Diod., lib. I, ps. 48 ; Euseb., Chron., lib. I, p. 13.

    Au reste, l’invasion de ces peuples, rapportée par les auteurs profanes, nous explique ce qu’on lit dans la Genèse au sujet de Jacob et de ses fils : Ut habitare possitis in terra Gessen, quia detestantur Ægyptii omnes pastores ovium (Gen., cap. XLVI, v. 34).

    D’où l’on peut aussi deviner le nom grec du Pharaon sous lequel Israël entra en Égypte, et le nom du second Pharaon sous lequel il en sortit. L’Écriture, loin de contrarier les autres histoires, leur sert évidemment de preuve.

  17. Voyez la note VIII, à la fin du volume.
*. Vid. Boch., Groq., Sac., Cumb. ou Sanch. ; Saur., sur al Bible ; Danet. Bayle, etc., etc.