Génie du christianisme/Partie 2/Livre 1/Chapitre II
Chapitre II - Vue générale des Poèmes où le merveilleux du Christianisme remplace la Mythologie. — L’Enfer du Dante. — La Jérusalem délivrée
Posons d’abord quelques principes.
Dans toute épopée les hommes et leurs passions sont faits pour occuper la première et la plus grande place.
Ainsi, tout poème où une religion est employée comme sujet et non comme accessoire, où le merveilleux est le fond et non l’accident du tableau, pèche essentiellement par la base.
Si Homère et Virgile avaient établi leurs scènes dans l’Olympe, il est douteux, malgré leur génie, qu’ils eussent pu soutenir jusqu’au bout l’intérêt dramatique. D’après cette remarque, il ne faut plus attribuer au christianisme la langueur qui règne dans le poème dont les principaux personnages sont des êtres surnaturels : cette langueur tient au vice même de la composition. Nous verrons, à l’appui de cette vérité, que plus le poète dans l’épopée garde un juste milieu entre les choses divines et les choses humaines, plus il devient divertissant, pour parler comme Despréaux. Divertir afin d’enseigner est la première qualité requise en poésie.
Sans rechercher quelques poèmes écrits dans un latin barbare, le premier ouvrage qui s’offre à nous est la Divina Commedia du Dante. Les beautés de cette production bizarre découlent presque entièrement du christianisme ; ses défauts tiennent au siècle et au mauvais goût de l’auteur. Dans le pathétique et dans le terrible, le Dante a peut-être égalé les plus grands poètes. Nous reviendrons sur les détails.
Il n’y a dans les temps modernes que deux beaux sujets de poème épique : les Croisades et la Découverte du Nouveau Monde. Malfilâtre se proposait de chanter la dernière ; les muses regrettent encore que ce jeune poète ait été surpris par la mort avant d’avoir exécuté son dessein. Toutefois ce sujet a pour un Français le défaut d’être étranger. Or, c’est un autre principe de toute vérité, qu’il faut travailler sur un fonds antique, ou, si l’on choisit une histoire moderne, qu’il faut chanter sa nation.
Les croisades rappellent La Jérusalem délivrée : ce poème est un modèle parfait de composition. C’est là qu’on peut apprendre à mêler les sujets sans les confondre : l’art avec lequel le Tasse vous transporte d’une bataille à une scène d’amour, d’une scène d’amour à un conseil, d’une procession à un palais magique, d’un palais magique à un camp, d’un assaut à la grotte d’un solitaire, du tumulte d’une cité assiégée à la cabane d’un pasteur, cet art, disons-nous, est admirable. Le dessin des caractères n’est pas moins savant : la férocité d’Argant est opposée à la générosité de Tancrède, la grandeur de Soliman à l’éclat de Renaud, la sagesse de Godefroi à la ruse d’Aladin ; il n’y a pas jusqu’à l’ermite Pierre, comme l’a remarqué Voltaire, qui ne fasse un beau contraste avec l’enchanteur Ismen. Quant aux femmes, la coquetterie est peinte dans Armide, la sensibilité dans Herminie, l’indifférence dans Clorinde. Le Tasse eût parcouru le cercle entier des caractères de femmes s’il eût représenté la mère. Il faut peut-être chercher la raison de cette omission dans la nature de son talent, qui avait plus d’enchantement que de vérité et plus d’éclat que de tendresse.
Homère semble avoir été particulièrement doué de génie, Virgile de sentiment, le Tasse d’imagination. On ne balancerait pas sur la place que le poète italien doit occuper s’il faisait quelquefois rêver sa muse, en imitant les soupirs du Cygne de Mantoue. Mais le Tasse est presque toujours faux quand il fait parler le cœur ; et comme les traits de l’âme sont les véritables beautés, il demeure nécessairement au-dessous de Virgile.
Au reste, si la Jérusalem a une fleur de poésie exquise, si l’on y respire l’âge tendre, l’amour et les plaisirs du grand homme infortuné qui composa ce chef-d’œuvre dans sa jeunesse, on y sent aussi les défauts d’un âge qui n’était pas assez mûr pour la haute entreprise d’une épopée. L’octave du Tasse n’est presque jamais pleine, et son vers, trop vite fait, ne peut être comparé au vers de Virgile, cent fois retrempé au feu des muses. Il faut encore remarquer que les idées du Tasse ne sont pas d’une aussi belle famille que celles du poète latin. Les ouvrages des anciens se font reconnaître nous dirions presque à leur sang. C’est moins chez eux, ainsi que parmi nous, quelques pensées éclatantes au milieu de beaucoup de choses communes, qu’une belle troupe de pensées qui se conviennent et qui ont toutes comme un air de parenté : c’est le groupe des enfants de Niobé, nus, simples, pudiques, rougissants, se tenant par la main avec un doux sourire, et portant, pour seul ornement, dans leurs cheveux une couronne de fleurs.
D’après la Jérusalem on sera du moins obligé de convenir qu’on peut faire quelque chose d’excellent sur un sujet chrétien. Et que serait-ce donc si le Tasse eût osé employer les grandes machines du christianisme ? Mais on voit qu’il a manqué de hardiesse. Cette timidité l’a forcé d’user des petits ressorts de la magie, tandis qu’il pouvait tirer un parti immense du tombeau de Jésus-Christ, qu’il nomme à peine, et d’une terre consacrée par tant de prodiges. La même timidité l’a fait échouer dans son Ciel. Son Enfer a plusieurs traits de mauvais goût. Ajoutons qu’il ne s’est pas assez servi du mahométisme, dont les rites sont d’autant plus curieux qu’ils sont peu connus. Enfin il aurait pu jeter un regard sur l’ancienne Asie, sur cette Égypte si fameuse, sur cette grande Babylone, sur cette superbe Tyr, sur les temps de Salomon et d’lsaïe. On s’étonne que sa muse ait oublié la harpe de David en parcourant Israël. N’entend-on plus sur le sommet du Liban la voix des prophètes ? Leurs ombres n’apparaissent-elles pas quelquefois sous les cèdres et parmi les pins ? Les anges ne chantent-ils plus sur Golgotha, et le torrent de Cédron a-t-il cessé de gémir ? On est fâché que le Tasse n’ait pas donné quelque souvenir aux patriarches : le berceau du monde dans un petit coin de la Jérusalem ferait un assez bel effet.